(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)
(page 203) Qu'il y eût encore à Anvers un grand nombre d'électeurs tout prêts à voter pour Rogier le fait n'est pas douteux. Mais les hommes qui connaissaient le mieux le corps électoral de l'arrondissement n'osaient pas lui garantir une majorité, du moins au premier tour. C'est qu'aussi il n'était pas d'attaques, plus perfides les unes que les autres, qui ne fussent prodiguées au cabinet par les organes du Meeting.
Quoique Chazal vît dans ces attaques l'augure d'une « formidable réaction, » Rogier n'était pas assez certain de cette réaction pour affronter une lutte dont l'insuccès pouvait compromettre l'existence du ministère. Il préféra poser sa candidature dans l'arrondissement de Dinant, dont ses meilleurs amis lui vantaient le « libéralisme modéré et les sentiments patriotiques. » Dès le mois de février on lui avait écrit d'une des plus importantes localités de cet arrondissement, que « catholiques et libéraux y étaient unanimes à reconnaître son esprit de modération et les immenses services dont la patrie lui était redevable » et qu'un des deux noms qui sortiraient de l'urne serait incontestablement le sien.
Rogier fit ses adieux au corps électoral d'Anvers sous la forme d'une lettre adressée à un de ses amis politiques :
« Bruxelles, 26 mai 1863.
« Mon cher ami,
« Au moment où va prendre fin le mandat parlementaire que m'ont confié les électeurs de l'arrondissement d'Anvers, vous me demandez si mon intention est d'en solliciter le renouvellement, dans l'état actuel des esprits.
« Je vous réponds, sans hésiter : Non, telle n'est pas mon intention. Toutefois, si je ne sollicite pas un nouveau mandat des électeurs anversois, ce n'est pas, croyez-le bien, que je fléchisse devant des reproches qui, j'ose le dire, seraient immérités.
(page 205) « Je vais m'expliquer avec vous, comme je le ferais en assemblée publique.
« En 1859, le programme de l'élection a porté sur une seule question qui a absorbé en quelque sorte toutes les autres ; à savoir la suppression de la vieille enceinte, et son remplacement par une enceinte continue reportée à une grande distance de la ville. S'appuyant au midi sur la vieille citadelle, au nord sur la nouvelle citadelle, préposées l'une et l'autre à la défense de la ville du côté du fleuve, cette grande enceinte avait pour but de délivrer de toute servitude les propriétés et les terrains à proximité de la ville, dont l'étendue territoriale allait se trouver sextuplée.
« Sans ces deux points d'appui, la nouvelle enceinte était une œuvre inefficace, sinon nuisible, et ce fut dans ces conditions mêmes qu'elle fut acceptée comme un bienfait immense, dont on osait à peine espérer la réalisation. L'œuvre ainsi agrandie dans l'intérêt d'Anvers et sur ses vives instances, devait, en effet, entraîner pour le trésor public une dépense de quarante millions à voter par les Chambres.
« En restreignant l'enceinte, on pouvait restreindre les sacrifices, et la défense nationale n'en aurait pas souffert.
« Sollicité par mes collègues d'Anvers et particulièrement par le très honorable bourgmestre d'alors, je m'engageai, devant les électeurs, à poursuivre et à m'efforcer de faire prévaloir l'exécution de la grande enceinte. Le projet en fut présenté aux Chambres, discuté et voté sans qu'aucune des oppositions, d'un intérêt secondaire ou privé, qui ont éclaté depuis avec une si grande violence, soit venue se jeter au travers de la discussion et de l'adoption du projet de loi.
« A l'endroit de ces intérêts, permettez-moi de vous rappeler le langage que j'ai tenu, dans la réunion électorale du 10 juin 1859:
« Je ne suis pas venu au milieu de vous, pour mendier vos votes ; on n'obtiendra jamais de moi des déclarations auxquelles on pourrait attribuer un bas calcul d'égoïsme. Je représente l'arrondissement d'Anvers aussi bien et aussi utilement que je peux; mais, et je l'ai dit à d'autres époques, je suis avant tout le représentant de mon pays. Toujours j'ai été accepté par vous à cette condition.
« Je dois avant tout sauvegarder l'intérêt de la nation, l'intérêt du gouvernement, que je ne ferai jamais fléchir devant aucune considération particulière. »
« Tel est le langage que j'ai tenu en 1859 aux applaudissements de l'assemblée : « Si j'avais à m'expliquer aujourd'hui devant les électeurs, je n'en tiendrais pas un autre, et s'il ne recevait pas le même accueil. qu'à cette époque, ce n'est pas moi qui aurais changé.
« Mon programme électoral de 1859, je l'ai strictement exécuté, et je ne m'en repens pas ni ne m'en accuse. Je me trompe : je suis sorti des limites de ce programme.
(page 206) « J'avais promis aux Anversois mon concours énergique pour l'exécution d'une nouvelle enceinte, ouvrant à la ville d'Anvers le plus vaste et le plus libre horizon qu'elle ait jamais rêvé. Je n'aurais pas osé leur faire espérer alors l'affranchissement complet de leur beau fleuve. Je n'aurais pas voulu non plus leur garantir alors ni l'abolition du péage, ni l'abolition du tonnage, ni la réduction du pilotage, ni enfin la grande réforme commerciale qui doit exercer sur l'avenir d'Anvers une si salutaire influence. Aujourd'hui ces bienfaits sont acquis.
« Si j'ai consacré mes travaux et mes veilles et tout ce qui me reste d'ardeur à la poursuite de ce résultat ; si, en dépit des récriminations et des accusations outrageantes dont j'étais l'objet dans vos meetings et ailleurs, j'ai poursuivi avec persévérance l'œuvre entreprise, Dieu me garde de vouloir le moins du monde m'en prévaloir ici. J'ai agi en acquit de mon devoir, cela me suffit. Je rougirais d'abaisser le succès d'un grand intérêt public aux mesquines proportions d'un intérêt électoral.
« Avoir fermement concouru à délivrer notre métropole commerciale de sa vieille enceinte et à délivrer son fleuve et son commerce de leurs vieilles entraves, voilà, en deux mots, de quelle manière je crois avoir justifié la confiance que les Anversois ont placée en moi en 1859, comme ils l'avaient fait déjà en 1837, en 1841, en 1845, en 1848, en 1850, en 1857. Je passe sous silence 1854...
« En 1837, nommé simultanément à Anvers et à Turnhout, j'ai opté pour Anvers.
« En 1845, nommé simultanément à Anvers et à Bruxelles, c'est à Anvers que j'ai donné la préférence.
« En 1857, nommé de nouveau à Bruxelles et à Anvers, c'est encore cette dernière ville que j'ai préférée.
« En rappelant ces antécédents, je n'ai d'autre but que de prouver à mes détracteurs que je ne suis pas l'ennemi d'Anvers, et que si les circonstances m'éloignent aujourd'hui de cette patrie électorale d'adoption, de cette noble cité si tristement troublée et égarée, je puis du moins en sortir la tête haute et la conscience tranquille. Croyez bien, mon cher ami, à mon affectueux dévouement.
« Ch. Rogier. »
Rogier envoya ensuite aux gouverneurs une circulaire. -- véritable manifeste électoral où tous les actes du cabinet étaient expliqués et défendus.
Il y avait six ans que fonctionnait le régime politique, que le mouvement de 1857 avait fait triompher. A son avènement au pouvoir, le cabinet dont on méconnaissait (page 207) l'origine et les intentions, avait restitué aux faits leur vrai caractère et déterminé les principes qui inspireraient sa politique. C'était une politique d'ordre et de progrès, d'équité et de tolérance; une politique qui entendait maintenir avec fermeté l'indépendance du pouvoir civil et la plénitude de ses droits, mais qui respectait dans la religion l'une des manifestations les plus sacrées de la conscience et ne lui demandait que de respecter en retour la séparation de l'Eglise et de l'Etat, établie et sanctionnée par la Constitution. Ce programme, les élections de 1857 l'avaient solennellement ratifié ; le ministère était prêt à réitérer ses déclarations d'alors avec toute l'autorité que leur prêtaient les faits accomplis. C'étaient ces faits que la nation allait juger.
Le gouvernement avait le conviction que, pendant une administration de près de six ans, ses actes n'étaient pas restés en dessous de ses promesses ; il les rappelait sommairement à la mémoire du corps électoral.
En 1857, les esprits étaient surexcités, les intérêts alarmés ; le ministère s'était attaché à calmer les premiers, à rassurer les seconds. Sans tarir les sources de la charité publique, il avait voulu rendre impossible le retour d'anciens abus.
Sur le terrain de l'administration, proprement dite, des mesures importantes avaient été prises au point de vue des intérêts moraux comme des intérêts matériels.
Les études développées et fécondées à tous les degrés ; la dotation de l'enseignement primaire doublée dans l'espace de cinq années ; l'enseignement agricole organisé sur de larges bases et popularisé par des conférences ; l'instruction rendue plus accessible à tous grâce à une répartition plus équitable de son patrimoine ; les sciences et les arts libéralement encouragés ; le principe de la propriété artistique et littéraire consacré par de nombreuses conventions internationales ; le code pénal et la loi sur la contrainte par corps refondus dans un esprit plus (page 208) généreux ; un projet de réorganisation judiciaire déposé : voilà la part du progrès moral.
Les octrois abolis et, comme conséquence de cette mesure, les cotisations personnelles dans les campagnes supprimées ou diminuées ; la voirie vicinale augmentée de 2,313,000 mètres; les canaux et voies navigables améliorés ; les chemins de fer accrus de 1,650 kilomètres ; le prix des transports diminué ; 61 millions de crédits affectés à des travaux publics ; notre métropole commerciale agrandie et débarrassée d'anciennes servitudes; les quartiers insalubres assainis ; de nouvelles institutions de prévoyance organisées ; la loi sur la milice réformée dans l'intérêt des populations qui en supportent principalement les charges ; les traitements des fonctionnaires publics et des ministres du culte sensiblement élevés, et malgré toutes ces charges nouvelles, le trésor maintenu dans une situation prospère, sans l'établissement de nouveaux impôts, ni aggravation des anciens : voilà la part du progrès matériel.
La nationalité belge s'était consolidée ; la considération générale lui était acquise au dehors. Les travaux de la défense nationale témoignaient de son patriotisme, donnaient un appui efficace à sa neutralité, et prouvaient qu'elle entendait prendre au sérieux son rôle dans l'équilibre des puissances.
Ses relations avec ces puissances s'étaient resserrées ; des traités de commerce conçus dans un esprit libéral créaient désormais une solidarité étroite entre la Belgique et les principaux Etats. La suppression du péage de l'Escaut couronnait ces mesures ; l'affranchissement complet et définitif de notre grand fleuve donnait un nouvel essor à notre prospérité commerciale, réformait quelques-unes des stipulations les plus onéreuses des traités de 1839 et sanctionnerait une fois de plus notre indépendance.
Telle était l'œuvre que le cabinet soumettait au jugement du corps électoral. Tout ce qu'il lui demandait, c'était de (page 209) l'impartialité. On avait reproché au cabinet d'avoir absorbé l'initiative privée au profit de l'Etat, d'avoir violé des droits acquis, porté atteinte à des prérogatives sacrées, persécuté les croyances religieuses. Il protestait contre ces imputations injurieuses ; il repoussait avec énergie des allégations que ses actes démentaient. Du reste, ces reproches n'étaient pas nouveaux. Le pays les connaissait depuis longtemps ; ils ne l'avaient pas arrêté en 1857 ; ils ne l'arrêteraient pas davantage en 1863.
En terminant, Rogier disait, que si sa conduite était ratifiée par le corps électoral, le cabinet reprendrait avec dévouement sa tâche :
« Il ne se laissera pas détourner de sa voie par de vaines clameurs et poursuivra son but dans l'intérêt de ceux-là même qui dénaturent sa pensée. Sa politique sera toujours progressive, mais conciliante ; il gouvernera, comme il l'a fait jusqu'ici, par la légalité et la tolérance ; il ne méconnaîtra aucun des principes politiques, moraux, religieux sur lesquels reposent l'ordre social et la civilisation modernes, mais s'efforcera de les développer tous en harmonie et chacun dans sa sphère ; il appliquera ses efforts à guider un peuple libre dans les voies du progrès calme et continu, à accroître sa prospérité, à raffermis ses institutions, à consolider son indépendance. »
Le cabinet était loin d'être rassuré sur les résultats de l'élection.
Il était hors de doute que la coalition clérico-meetinguiste triompherait à Anvers : donc déplacement de dix voix à la Chambre. On avait des craintes très vives pour Bruges où les catholiques, aidés par un groupe remuant de libéraux flamingants hostiles à M. Devaux et aux deux autres (page 210) députés, se disaient sûrs d'une victoire tout au moins partielle. A Bruxelles les libéraux étaient menacés également d'un échec s'ils ne se mettaient pas d'accord. Si, de ce dernier côté, le danger fut écarté peu de jours avant l'élection par une réconciliation qui ne devait pas durer, il n'en persistait pas moins en province et particulièrement à Gand où les partis se serraient toujours de très près, à Bastogne et même à Dinant, malgré les prévisions fort optimistes des parrains de la candidature de Rogier.
Qu'à la perte des cinq voix libérales anversoises se joignît celle de trois autres voix et la majorité ministérielle disparaissait à la Chambre.
Que l'arrondissement de Gand revînt aux catholiques et c'en était fait aussi de la majorité ministérielle au sénat.
Numériquement la journée du 9 juin ne fut pas aussi désastreuse pour le cabinet que l'avaient espéré ses adversaires.
Si son chef ne put conquérir un mandat parlementaire à Dinant, s'il perdit, outre les cinq voix d'Anvers, la voix de Paul Devaux à Bruges et la voix de M. d'Hoffschmidt à Bastogne - ce qui réduisait sa majorité à la Chambre, à six voix - il eut une compensation au sénat, où la majorité libérale se renforça de quatre voix.
Mais moralement le ministère se sentait assez atteint pour que, pendant plus d'une semaine, il ait hésité à conserver le pouvoir. La preuve de son hésitation se trouve dans cette note que le directeur du service diplomatique envoyait à Rogier neuf jours après l'élection :
« 17 juin 1863.
« Je me permets de faire une nouvelle tentative auprès de M. le ministre au sujet de la circulaire Elections.
« Mes agents doivent se dire que le cabinet délibère encore sur la résolution qu'il va prendre et je crois qu'ils se trouvent dans un embarras très réel lorsqu'on les interroge.
(page 211) « D'un autre côté, les retards leur donnent sans doute lieu de penser que l'effet moral a été immense, car sinon ils ne pourraient s'expliquer une délibération de neuf jours.
« Je ne crois pas que le cabinet ait intérêt à semblable chose.
« A. De Brouckere.
« N. B. A chaque élection générale, on écrit aux agents diplomatiques. »
Il est bien certain que la défection de la métropole commerciale et l'échec du chef du cabinet ainsi que de deux ministres d'Etat, Devaux et d'Hoffschmidt, fermes soutiens du ministère, étaient matière à réflexion. Mais Anvers ne paraissait point à jamais perdu pour le libéralisme ; on donnait comme la cause de l'échec de Devaux une série de manœuvres corruptrices qui viciaient l'élection de Bruges ; une revanche était offerte à Rogier dans l'arrondissement de Tournai, où un député, M. Dupret, gravement malade, allait prendre sa retraite.
(Note de bas de page : Aussitôt qu'il eut appris le résultat de l'élection de Dinant, M. Alphonse de Rasse, sénateur et bourgmestre de Tournai, mit son influence au service de Rogier en ces termes :
(« Tournai, 9 juin 1863 7 heures du soir.
(« Monsieur le Ministre,
(« La majorité de l'arrondissement de Dinant ne s'est pas montrée à la hauteur de la position que les circonstances lui commandaient de prendre, et de la bonne fortune qui lui était offerte, J'en serais contrarié, si je ne voyais dans ce qui vient de se passer, une occasion précieuse pour notre arrondissement de pouvoir revendiquer un jour un honneur que Dinant n'a pas su apprécier. Je serais heureux, Monsieur le Ministre, si pour rentrer au Parlement où votre place ne peut rester vacante, vous donniez la préférence au collège électoral de Tournai. Je n'ai pas besoin de vous dire que nul ne sera plus désireux que moi de procurer à mon arrondissement le bonheur d'être représenté par un homme dont la Belgique peut être fière, et a qui, depuis 1830, et bien longtemps avant d'être connu de lui, j'ai toujours porté la plus profonde estime et la plus vive admiration pour un patriotisme qui ne s'est jamais démenti. Veuillez recevoir, Monsieur le Ministre, l'assurance de mon entier dévouement.
(« Alphonse de Rasse. »)
Aucun autre ministère libéral d'ailleurs n'était possible. Le cabinet ne pouvait quitter son poste sans manquer à ses devoirs vis-à-vis de son parti et sans compromettre les intérêts du pays à l'heure où les événements de Pologne prenaient une tournure menaçante pour la tranquillité générale de l'Europe. Rogier et ses collègues se décidèrent à conserver le pouvoir tout au moins jusqu'à la réouverture des travaux parlementaires. « Rien ne presse (écrivait Firmin Rogier le 10 juin) : le cabinet peut se donner le temps (page 212) de réfléchir. Il a plusieurs mois devant lui à tout prendre ; il peut prolonger sa décision en octobre ou novembre ».
La lettre de Firmin Rogier, qui contient ce conseil, exprime en des termes émouvants les sentiments de tristesse et d'indignation que lui avait fait éprouver l'échec de son frère et de Paul Devaux réunis dans une même infortune :
« Paris, 10 juin 1863.
« Mon cher ami,
« Les destins sont contents... Je ne te dis pas de quels sentiments je suis agité depuis que ta dépêche télégraphique annonçant la défaite de Dinant m'est arrivée : il était près de six heures, et ce retard me semblait avec raison de fâcheux augure. Cependant comment s'imaginer que cet obscur avocat du nom de T... l'emporterait sur celui qui, depuis 33 ans, a rendu à son pays les plus éminents services et qui les avait si heureusement couronnés par la plus glorieuse campagne diplomatique, qui a rendu la liberté à l'Escaut. Il me semblait aussi que ton apparition à Dinant et ton allocution émouvante devaient assurer ton élection. Il n'en est rien pourtant et Dieu sait quelles indignes manœuvres ont été mises en jeu pour la faire échouer. Nous les connaîtrons plus tard et ceux qui les ont ourdies n'échapperont pas à l'indignation des honnêtes gens. Je n'ai pas besoin de te dire de rester ferme et stoïque au milieu de ce naufrage ; je connais trop bien l'énergie de ton caractère et la mâle vigueur de ton âme. Ce n'est pas cet échec temporaire et qui ne peut tarder à être réparé d'une manière éclatante, qui peut les abattre. Je crois que je suis beaucoup plus attristé et indigné que toi.
« Cet excellent d'Hoffschmidt et notre vieux vétéran Devaux ont donc succombé aussi. Ah ! messieurs les Brugeois, que vous êtes d'intelligents patriotes ! Comment ! vous aviez pour représentant une des gloires du Parlement, un homme qui dans tous les pays du monde tiendrait sa place parmi les orateurs les plus éminents et vous vous avisez de lui donner pour successeur, qui ? comment le nommez-vous ? - S... Ah ! et qu'a-t-il fait ? Quels services vous a-t-il rendus ? Par quel côté était-il recommandable ? - Mais il va à la messe et c'est le protégé de Monseigneur. C'est répondre à tout et il faut se soumettre devant de tels titres.
« A l'heure où je t'écris, mon cher ami, 4 heures, je ne connais pas encore le résultat des élections de Bruxelles et de beaucoup d'autres (page 213) localités. Les lettres et dépêches télégraphiques me font défaut. J'espère bien toutefois qu'il n'y aura pas d'échec à Bruxelles, Je ne puis donc calculer d'une manière certaine à quelle faible majorité le parti libéral se trouvera réduit dans la Chambre. Seulement, je vois que dans le sénat, il a fait de précieuses conquêtes. Chose bizarre que le jeu des élections et que de calculs il met en déroute...
« F. Rogier. »
Après le frère, l'ami :
« Huy, 10 juin 1863.
« Mon cher Rogier,
« Je viens de demander à Devaux s'il ne croit pas que la Belgique est frappée d'aliénation mentale. Comment expliquer autrement l'élimination de cet homme, notre Royer-Collard, qui, depuis l'établissement de notre monarchie, n'a jamais voulu être ministre et n'a pu, de ce chef, exciter ni l'envie ni la haine chez les aspirants malheureux ? Comment expliquer, en outre, l'élimination du ministre qui vient d'accomplir l'acte le plus important du règne dans l'ordre des intérêts matériels, après avoir eu l'insigne honneur, le premier, sur le continent, de doter la Belgique du premier de nos railways ? d'avoir ainsi, par cette féconde initiative, couvert le pays de voies ferrées et devancé à cet égard toutes les puissances, l'Angleterre seule exceptée ! Comment est-ce dans une contrée qu'il a contribué à enrichir par les encouragements de tout genre prodigués à notre agriculture, qu'il a rencontré l'ingratitude la plus révoltante, dans une contrée tout agricole ?
« Tout cela, joint à la persévérante attitude hostile d'Anvers, me ferait presque croire à une influence exotique, habilement exercée. Fasse le ciel que je me trompe sur cette appréciation ! Plaise à Dieu que ce ne soit qu'une de ces maladies mentales et contagieuses qui s'emparent parfois d'une nation comme d'un individu !
« Je suis heureux de trouver ici tout le monde de mon avis, tout le monde à l'unisson de ma tristesse et de ma colère, en présence de ce qui se passe dans notre pays.
« J. Lebeau. »
De l'élection de Dinant nous ne voulons dire qu'une chose, c'est que deux amis de Rogier, qui avaient des propriétés dans cet arrondissement, prirent pour de l'argent comptant toutes les promesses des électeurs, et induisirent ainsi Rogier en erreur. Ils prévoyaient une bonne majorité.
(page 214) Le nombre de voix en dessous des prévisions fut de près de cent sur treize cents votants.
Les candidats catholiques MM. Thibaut et De Liedekerke obtinrent respectivement 758 et 749 voix contre 592 données à Rogier et 508 à M. Lauvaux (autre candidat libéral).
Trois mois après le corps électoral de Tournai rendit à Rogier le mandat parlementaire qu'il avait perdu.
Malgré les avances de M. le bourgmestre et sénateur de Rasse (lettre du 9 juin), malgré les assurances que lui donnait (lettre du 14 juin) l'ancien représentant M. Broquet-Goblet du retrait de diverses candidatures, mises en avant dès qu'on avait appris au mois de mai la gravité du mal qui devait emporter bientôt M. Dupret, Rogier ne paraît pas pendant deux mois faire grand état de ces avances, ni de ces assurances. Il se défiait sans doute des dispositions d'électeurs avec lesquels il ne s'était jamais trouvé en rapport. Quelques-uns des chefs du libéralisme bruxellois lui conseillèrent d'attendre une élection dans la capitale où il était mieux connu assurément qu'à Tournai ou à Dinant.
Le 12 août, M. Bara lui fait savoir que M. Dupret est décidé à donner sa démission immédiatement s'il peut espérer que le ministre, dont l'échec lui a été fort sensible, consentira à briguer sa succession :
« Je n'ai point mission, Monsieur le ministre, de vous offrir une (page 215) candidature ; l'Association libérale seule a le droit de diriger les élections. Mais qu'il me soit permis, d'accord avec de nombreux amis du libéralisme énergique de mon arrondissement, de vous assurer de notre concours, dans l'hypothèse certaine sans doute, que vous voudrez être notre candidat et que l'Association libérale sera heureuse de porter votre nom... Votre candidature sera accueillie par notre parti avec l'unanimité dont elle est digne. Les hommes sincèrement dévoués au parti libéral seront fiers de vous rendre le mandat que vous avez perdu et de relever un homme politique qui a rendu de signalés services au pays et au libéralisme. »
Cette lettre ne devait pas avoir triomphé complètement des hésitations de Rogier, si nous en jugeons par ce passage d'une autre lettre que l'un de ses collègues, M. Frère, lui écrivait quatre ou cinq jours après :
« Je suis fort étonné de vous voir hésiter à accepter la candidature à Tournai, ou tout au moins témoigner le désir de ne pas vous prononcer immédiatement. Il me paraît impossible, au contraire, de traîner en longueur.
« La défiance que vous inspire le résultat de Dinant n'est pas un motif de ne point prendre un parti. La situation sous ce rapport sera la même dans un mois ou deux. Il y a de très fortes raisons, à mon avis, d'agir maintenant. Plus on s'éloigne du jour où a été prononcé l'ostracisme dinantais, moins l'impression de ce vote est vive dans le pays. En laissant oublier l'affaire de l'Escaut, on se prive des bénéfices que l'on peut en tirer chez des populations intelligentes... Bara, qui vient de m'écrire, me dit : « J'ai tout lieu de croire que le libéralisme sera uni et fort pour la campagne électorale que nous allons entreprendre. » Votre candidature est favorablement accueillie. Si vous voulez ajourner une décision, vous jetterez de la glace sur la tête des plus fervents et le zèle pourrait bien faire défaut un peu plus tard... Personnellement vous avez plus gagné que perdu en ne triomphant pas. On trouve de toutes parts si excessif que vous ne soyez plus de la Chambre, que l'on ne perd aucune occasion de signaler l'injustice dont vous êtes victime... »
Rogier ne se décida à accepter la candidature (les délégués de l'Association libérale de l'arrondissement de Tournai vinrent la lui offrir à Bruxelles le 21) qu'après avoir pris connaissance des articles parus dans les divers journaux libéraux de l'arrondissement et spécialement de ceux-ci qu'il avait tout particulièrement soulignés :
(page 216) « La candidature de M. le ministre des affaires étrangères nous sourit à plus d'un titre ; elle nous fournira l'occasion d'une magnifique revanche du léger échec éprouvé dans la Flandre et à Anvers ; elle nous permettra, en outre, de témoigner toutes nos sympathies à un homme dont nous pouvons ne pas approuver tous les actes d'une longue carrière, mais à qui personne ne contestera son patriotisme, sa fidélité au libéralisme, et par dessus tout son exemplaire probité politique. Relever un pareil homme, c'est pour notre arrondissement un devoir et sera un honneur pour le libéralisme tournaisien. » (La Vérité, organe des libéraux de la nuance de M. Bara.)
« L'Association libérale se réunira sous peu, mais déjà les vœux de l'opinion publique se sont manifestés de telle manière que le choix qu'elle aura à faire ne paraît pas douteux. Le nom de M. Charles Rogier, ministre des affaires étrangères, est dans toutes les bouches. Libéraux des cantons, libéraux de la ville, tous s'entendent pour acclamer sa candidature. L'arrondissement de Tournai considère comme un honneur de rouvrir les portes du Parlement à un fondateur de notre nationalité, à un vétéran du libéralisme, à un homme dont le nom est le synonyme du désintéressement et de probité. Si le parti libéral, comme cela est certain, s'arrête à la candidature de l'honorable M. Rogier, on peut assurer dès maintenant qu'il aura à enregistrer dans ses annales un nouveau et complet succès. » (L'Economie, organe des libéraux de la nuance de M. le bourgmestre de Rasse.)
Les catholiques eussent été généreux en ne s'opposant pas à la rentrée au Parlement du vétéran de 1830, au ministre de 1848, de celui qui venait d'attacher son nom au traité de l'affranchissement de l'Escaut. Mais la perspective du renversement du cabinet, conséquence inévitable d'un nouvel échec de Rogier, fit oublier les souvenirs de la Révolution même à ceux d'entre eux qui parlaient le plus de patriotisme, de générosité et de reconnaissance. Et la lutte fut décidée.
On opposa à Rogier un concurrent vraiment dangereux, le frère de M. Barthélémy Dumortier, qui, comme échevin et conseiller provincial et grâce à de nombreuses relations d'affaires, exerçait dans la ville de Tournai une (page 217) une influence personnelle dont l'appui chaleureux du clergé doublait encore la force.
La campagne menée contre Rogier fut des plus chaudes, Ce « rebut d'un grand nombre de districts électoraux » (spécimen des pamphlets électoraux qui firent rage) n'avait « aucune valeur réelle » ; son talent était « surfait » et « il ne pouvait rendre aucun service à l'arrondissement de Tournai » (sic). N'était-il pas d'ailleurs le chef de ce cabinet exécré qui ruinait le pays, qui opprimait la religion, etc., etc. ? L'élection prit l'importance d'un événement politique. Le sort du cabinet et du libéralisme semblait se décider à Tournai. Les attaques les plus brutales ne furent pas épargnées à Rogier.
Résultat un triomphe pour lui !
Plus des neuf dixièmes des électeurs inscrits prirent part à l'élection (3,038 sur 3,285). Rogier obtint 1,759 voix et son concurrent 1,270.
Du même coup les libéraux tournaisiens vengeaient l'honneur d'un illustre citoyen, lui rendaient sa place au Parlement, et répondaient aux provocations du Congrès catholique de Malines où venaient de retentir de véritables cris de guerre contre le libéralisme. L'ancien directeur de L'Indépendance, M. Perrot, avait raison d'écrire à (page 218) Rogier le soir de l'élection, qu'il aurait fallu remonter bien loin en arrière pour trouver une plus éclatante affirmation de la prépondérance de l'opinion libérale. Le ministère était, somme toute, sorti affaibli, ébranlé des élections de juin, et fortement menacé de ne plus mener qu'une existence douteuse. Le scrutin de Tournai lui rendait la puissance et l'éclat. Lebeau, doublement heureux du résultat, et comme ami et comme homme politique, exprime une opinion semblable :
« Huy, 5 heures du soir.
« Le télégraphe nous annonce, à l'instant, mon cher Rogier, votre élection à une magnifique majorité. C'est une éclatante protestation contre l'ignoble, l'exécrable, la stupide... (je n'en finirai pas) ingratitude de vos anciens électeurs anversois.
« Le caractère de ce succès est d'autant plus honorable que vous luttiez contre l'esprit de clocher, si vivace encore dans notre pays, et contre un homme capable et honorable, paraît-il, que du reste notre presse a eu l'adresse et le bon goût de ne pas abaisser.
« Je vous avoue que je suis mille fois heureux que vous aviez échoué à Dinant, où votre élection n'aurait guère eu qu'une valeur légale, tandis que votre victoire dans un grand district, dans une de nos grandes villes, vous fait une situation parlementaire superbe, qui vous met à l'abri des mauvaises plaisanteries, des grossiers lazzis que vous aurait valus votre élection par les Copères de Dinant, si honorables que soient d'ailleurs mes anciens administrés.
« L'effet moral et considérable de cette élection va vous ramener comme toujours les douteux, les boudeurs de l'extrême gauche et tous les caractères dont la profession de foi est : malheur aux vaincus.
« J'aurais plaisir à me laisser aller encore sur ce succès, mais je ne veux pas moi, oisif, prendre quelque chose du temps que réclament vos affaires et vos réponses aux nombreux amis qui vont venir vous féliciter. Vous êtes bien vengé de vos méchants adversaires. Je le répète Dinant, c'était une affaire comme une autre, vulgaire, sans éclat. A Tournai, je le répète aussi, c'est une glorieuse protestation qui vous venge noblement de vos grossiers advers »aires et qui vous fait une position superbe au sein de la Chambre.
Je n'en finirais pas, mais vous avez moins de loisir que moi, et je fais un effort pour m'arrêter ici.
« J. Lebeau. »
Dans ses remerciements aux électeurs tournaisiens, Rogier fit de son succès un succès pour le libéralisme tout (page 219) entier, pour le libéralisme sage et modéré contre lequel ne pourraient jamais prévaloir les idées rétrogrades du Congrès de Malines :
« Que mon premier mot soit un mot de remerciement à ce brave et intelligent corps électoral qui a si bien servi en ce jour la cause nationale. C'est une belle victoire, Messieurs, que vous venez de remporter, la victoire du sage libéralisme, du progrès sur des idées dont le triomphe est impossible de nos jours. Au nom du pays qui avait les yeux sur vous, je vous en remercie.
« Et qu'il me soit permis aussi de remercier nos adversaires. Par leurs injures, par leurs attaques insensées, ils ont contribué au succès de la journée. Ils ont distillé tant de venin, qu'ils en ont été eux-mêmes empoisonnés... et ils en sont morts ! Paix et repos aux vaincus ! Oui, Messieurs, merci. Le vieux combattant de 1830 avait été couché par terre et vous l'avez relevé, vous lui avez donné une nouvelle vie pour servir vos intérêts et ceux du pays. Et il entreprendra courageusement une nouvelle carrière, soutenu par vos sympathies dont il a le droit de se montrer fier. »
On remarquera que Rogier se contente de faire allusion à des attaques injurieuses et insensées. Nous ne les citerons pas plus qu'il ne les a citées. Les rédacteurs du B..., du C..., de la P... (quelques-uns vivent encore) seraient probablement plus qu'étonnés si on leur mettait sous les yeux les articles à insinuations perfides qu'ils se sont permises à l'adresse d'un homme dont l'intégrité absolue et la (page 220) parfaite honnêteté sont pour eux aujourd'hui, comme elles l'étaient alors sans doute, hors de toute contestation. Ils vous diront que la polémique électorale a ses entraînements...
Le discours du Trône du 10 novembre 1863 était assez terne. Il promettait une session d'affaires.
La Chambre était réunie à peine depuis dix jours, qu'elle dut s'ajourner à cause du débat provoqué par les élections de Bruges dont l'annulation était réclamée par des électeurs.
Il avait été procédé, du mois de juillet au mois d'octobre, à une enquête judiciaire qui démontrait à l'évidence l'existence du fait de corruption pratiquée sur une échelle très étendue, mais qui aboutissait à faire reconnaître aussi que l'article 113 du code pénal n'atteignait qu'une catégorie fort restreinte de ces faits de corruption. Ce qui prouvait la nécessité d'une législation nouvelle en matière de corruption électorale.
La commission de la Chambre chargée de la vérification des pouvoirs des députés élus à Bruges (deux libéraux MM. De Ridder, De Vrière et un catholique M. Soenens) concluait à leur validation. La Chambre décida le 12 novembre, par 57 voix contre 49, que la Chambre ajournerait son vote sur les conclusions de la commission, jusqu'à la production et l'examen de l'enquête judiciaire. Le 19 elle n'avait à son ordre du jour que la discussion de ces conclusions quand le rapporteur de la commission, M. Nothomb ayant déclaré qu'il n'avait pas eu le temps d'examiner toutes les pièces du dossier de (page 221) l'enquête, l'assemblée s'ajourna jusqu'au surlendemain du jour où il aurait terminé son travail. Ce n'est que trois semaines plus tard qu'elle reprit ses séances : mauvais début de session !
Après un débat des plus vifs auquel Rogier ne prit aucune part - il eût mieux fait, à notre avis, de déconseiller à ses amis de l'engager - l'élection de Bruges fut annulée à la majorité d'une voix.
Un nouveau scrutin amena l'élection des trois catholiques. Le ministère, ne disposant plus que d'une majorité insignifiante, donna sa démission immédiatement :
« Sire,
« La majorité qui soutient le cabinet dans la Chambre des représentants se trouve aujourd'hui réduite à deux ou trois voix. En présence d'une opposition formée d'éléments divers, mais systématiquement et passionnément unis pour le combattre en toute question, soit politique, soit administrative, le cabinet constate que la force nécessaire lui manque pour continuer de gérer efficacement et dignement les affaires du pays.
« Il vient en conséquence respectueusement remettre sa démission entre les mains de Votre Majesté.
« A la vérité, tandis que la majorité libérale, par suite de circonstances locales parfaitement connues de Votre Majesté, s'est notablement affaiblie à la Chambre des représentants, elle s'est accrue au sénat dans une égale proportion et à aucune autre époque cette opinion n'y a réuni un aussi grand nombre d'adhérents. Si ce fait ne suffit pas pour vaincre des obstacles qu'oppose à notre marche la coalition formée dans l'autre chambre, nous sommes néanmoins en droit d'en conclure que la politique que nous représentons ne se trouve pas en désaccord avec le sentiment du pays ; et nous aurions pleine confiance dans son jugement, si, par suite des difficultés que la composition actuelle de la Chambre présentera pour la création et la consolidation d'un nouveau ministère, Votre Majesté faisant usage de sa prérogative constitutionnelle jugeait à propos de faire un appel au patriotisme du corps électoral.
« Nous avons l'honneur, etc.
« (Signé) Rogier, Frère-Orban, Tesch, Van den Peereboom, Van der Stichelen, Goethals.
« Bruxelles, le 14 janvier 1864. »
(page 222) MM. Henri de Brouckère et Eudore Pirmez refusèrent successivement la mission de constituer un nouveau cabinet libéral. Le premier ne s'était jamais, depuis sept ans, séparé du cabinet démissionnaire. Le second, qui avait voté la validation des élections de Bruges, répondit au Roi qu'on aurait vu dans son entrée au pouvoir « le résultat d'un calcul qui affaiblirait sa position morale » ; il eût en effet, comme il le déclara quelques mois après à la Chambre, paru récolter les fruits d'une prudence trop prévoyante ; il eût amoindri sa considération personnelle de tout ce qu'il aurait pu gagner en réputation d'habileté.
MM. de Theux et Dechamps ne montrèrent pas plus d'empressement que MM. Pirmez et de Brouckere à recueillir la succession ministérielle : c'est qu'ils auraient dû prendre vis-à-vis des meetinguistes d'Anvers, leurs alliés, des engagements qu'ils savaient bien ne pouvoir tenir. Il ne leur plaisait guère de courir, dans ces conditions, les chances d'une dissolution.
Après s'être vainement adressé au prince de Ligne, à l'ancien ministre de la justice M. Faider, au gouverneur du Brabant M. Dubois-Thorn ; après avoir même demandé, sans plus de succès, à M. Jean-Baptiste Nothomb de rentrer dans la vie militante, le Roi fit de nouvelles instances auprès de MM. Dechamps et de Theux.
Il leur représenta apparemment qu'il n'était pas permis à l'opposition de décliner la responsabilité de la situation qu'elle avait créée et que cette attitude était inconciliable avec les principes du gouvernement parlementaire. Quoi qu'il leur eût « conféré d'une manière générale et sans condition le pouvoir de constituer un ministère », ils s'obstinèrent dans leur refus.
Rogier est appelé au Palais le 31 janvier. Trois jours après il reçoit de M. Van Praet la lettre suivante :
« Monsieur le Ministre,
« En réponse à la lettre que vous avez adressée au Roi en date du 14 janvier et par laquelle vous déposez entre les mains de Sa Majesté votre démission et celles de messieurs vos collègues, le Roi m'a chargé de vous faire savoir, vous confirmant ce qu'Il vous a dit dans l'entretien que vous avez eu avec Sa Majesté dimanche, que Sa Majesté, après les tentatives les plus sérieuses faites pour constituer un autre cabinet, avait été amenée à reconnaître l'impossibilité absolue de parvenir à ce résultat, par suite du refus formel des différentes personnes appelées auprès d'Elle. Ainsi que vous l'a dit Sa Majesté, Elle a fait successivement appeler MM. de Brouckere et Pirmez, Dechamps et de Theux de la Chambre des représentants ; puis, d'après les suggestions de ces deux derniers, des ouvertures ont été faites au prince de Ligne, président du sénat, à MM. Faider, Dubois-Thorn, et Nothomb, ministre à Berlin. Ensuite des réponses déclinatoires de ces différents personnages, des rapports nouveaux se sont établis avec les Représentants de la droite susnommés qui ont déclaré définitivement qu'ils remettaient entre les mains de Sa Majesté les pouvoirs qu'ils avaient reçus et qui leur avaient été conférés d'une manière générale et sans conditions.
« En présence de ces circonstances, le Roi me charge de vous confirmer qu'Il ne croit pas pouvoir donner suite à la demande de démission que vous avez adressée à Sa Majesté au nom du cabinet, et de vous engager, conformément aux paroles échangées entre Sa Majesté et vous, à continuer dans les conditions existantes, la gestion des affaires. Le Roi compte que vous Lui donnerez ici une preuve du dévouement que vous Lui avez si souvent témoigné, et de son côté, Sa Majesté m'autorise à vous dire qu'Elle vous accordera son concours le plus sincère pour vous aider à remplir votre mission.
« Veuillez, etc.
« Bruxelles, le 3 février 1864.
« Jules Van Praet. »
Les ministres se réunissent le 5 février ; ils décident de maintenir leurs démissions.
(page 224) « 6 février.
« Sire,
« J'ai fait part à mes collègues de l'entretien que j'ai eu l'honneur d'avoir avec Votre Majesté dimanche dernier, ainsi que de la lettre écrite en son nom par M. Van Praet, en confirmation de cet entretien.
« Les ministres apprécient les difficultés qui résultent pour la couronne des refus successifs des divers personnages auxquels Votre Majesté s'est adressé. Toutefois ils supplient Votre Majesté de considérer de son côté les graves embarras qui entravent actuellement leur marche et les met dans la nécessité de maintenir leurs démissions. Ils viennent en conséquence demander avec instance à Votre Majesté de vouloir bien renouveler ses efforts pour arriver à la composition d'une administration nouvelle.
« J'ai l'honneur d'être, Sire, etc.
« Charles Rogier.3
Silence du Palais. La crise continue.
Au commencement de mars quelques explications sans grande importance furent échangées à la Chambre entre ceux auxquels le Roi avait fait appel. Il semble en résulter qu'on s'observait et qu'on attendait le retour du Roi parti pour l'Angleterre. M. Dechamps manifestait toujours une grande répugnance pour le pouvoir.
Des questions de ménage ou des crédits provisoires occupèrent l'activité du Parlement.
Vifs dissentiments dans la droite. Le plus important de ses journaux ayant dit que le pouvoir avait été refusé par ceux qui représentaient légitimement l'opinion conservatrice, provoqua d'énergiques protestations de la part des jeunes catholiques. On désignait par ce nom ceux qui s'inspiraient des doctrines catholico-démocratiques dont le Congrès de Malines venait de voir l'éclosion : ils avaient un programme plus accentué que les chefs « légitimes » du parti et ne voulaient pas, disaient-ils, être « traités en bâtards ».
Des journaux catholiques échangèrent des propos assez discourtois. Ils s'accusaient réciproquement de ne pas (page 224) défendre avec assez d'habileté les intérêts de la cause religieuse et politique qui leur était confiée. Nous y trouvons un écho des nombreux conciliabules que tenaient les chefs et les bâtards. Chez ceux-ci on raillait fort les « perruques » qui s'obstinaient à « jouer le vieux jeu. » Les chefs, et parmi eux tout particulièrement M. Malou, faisaient des gorges chaudes des « rêveries économiques, financières et sociales » de cette jeune école qui ne parlait de rien moins que de réduire de douze millions le budget de la guerre et d'aller jusqu'au suffrage universel.
On arriva au milieu d'avril sans savoir si la droite s'était mise enfin d'accord sur l'acceptation du pouvoir, sur la composition du cabinet et sur un programme.
- Oui ! affirmait Le Bien Public. - On y arrive ! hasardait le Journal de Bruxelles. Pas encore ! ricanait le Journal de Liège, que les embarras des adversaires du cabinet mettaient en belle humeur.
La composition du personnel ministériel était la véritable cause de ces embarras. MM. Dechamps, Nothomb, d'Anethan, Mercier, de Liedekerke et de Decker, dont le concours actif était indispensable à un cabinet catholique, avaient alors bien autre chose à faire que d'endosser ou de reprendre le harnais ministériel. L'administration du Crédit foncier et industriel, créé récemment par M. Langrand-Dumonceau au capital de 200 millions, réclamait tout leur temps. D'autre part M. de Theux, vieilli et fatigué, ne voulait plus entendre parler de portefeuille et M. Malou ne plaisait pas aux jeunes dont il tournait les utopies en ridicule.
Sur ces entrefaites le Roi était revenu (20 avril) de l'Angleterre où s'étaient débattues sans doute les graves questions que soulevait l'avènement à l'Empire du Mexique de son beau-fils, l'archiduc Maximilien.
(page 226) M. Dechamps est appelé au Palais. La seconde période de cette interminable crise ministérielle commence.
Voici le programme que M. Dechamps soumit au Roi :
« 1° Nomination du bourgmestre par le Roi parmi les membres du collège échevinal ; nomination de ce collège échevinal par le conseil communal. Faculté laissée au Roi de nommer le bourgmestre en dehors du collège échevinal et dans le conseil : 1° en cas de refus du membre nommé, 2° après avoir pris l'avis motivé de la députation du conseil provincial. Faculté de le nommer en dehors du conseil communal, de l'avis conforme de la députation provinciale ;
« 2° Abaissement modéré du cens pour les élections communales et provinciales.
« Réduction de 1/2 dans le cens électoral communal :
« 10 francs pour les communes en dessous de 5,000 âmes
« 15 francs pour les communes de 5,000 à 10,000 âmes
« 20 francs pour les communes de 10,000 à 25,000 âmes
« 25 francs pour les communes au-dessus.
« Pour la province : 25 francs.
« 3° Extension de la compétence et des attributions des conseils provinciaux et communaux dans un but de décentralisation administrative et d'expédition plus prompte des affaires ;
« 4° Modification de la loi sur la milice, ayant pour base un système d'exonération destiné à restreindre les effets du tirage au sort, à alléger les charges militaires pour les familles et le pays, et en même temps à améliorer les éléments constitutifs de l'armée, en y fortifiant la discipline et l'esprit militaire ;
« 5° Adoption du système suivi avec tant de succès par un grand pays voisin, d'affecter, en majeure partie, les excédents des recettes à l'amélioration de notre système financier et au dégrèvement des impôts qui pèsent le plus sur les classes ouvrières, à l'aide de mesures efficaces aussi promptes que le permettent les engagements qui grèvent l'avenir. Arrêter la progression des dépenses publiques, en simplifiant les rouages administratifs et en restreignant l'intervention de l'Etat dans le domaine de l'activité privée ;
« 6° Extension des réformes douanières dans le but de faciliter les échanges et application de ce principe au bon marché des transports à l'intérieur, notamment en modifiant les tarifs des chemins de fer et le système des péages des voies navigables ;
« 7° Examen sérieux et bienveillant des difficultés que l'exécution des travaux des fortifications d'Anvers a soulevées, dans le but de trouver une solution qui, sans changer le système de défense adopté et sans diminuer la force de la place d'Anvers permettrait a) de ne (page 227) pas dépasser, pour les travaux entrepris, les limites des dépenses prévues et annoncées, et b) de faire cesser les inquiétudes qui se sont manifestées dans la population anversoise ;
« 8° Faculté laissée au cabinet de déplacer des fonctionnaires dans l'intérêt de la marche régulière de l'administration, et de révoquer ceux qui se montreraient ouvertement hostiles. Le cabinet n'userait de cette faculté qu'avec toute la réserve commandée par la politique de modération qu'il chercherait à faire prévaloir ;
« 9° Dissolution des Chambres. »
Ce programme, dont les points principaux étaient d'ailleurs en contradiction formelle - Le Bien Public du 12 mai l'a reconnu - avec le passé et les principes de la droite, aurait eu pour effet de restreindre les pouvoirs du Roi qui ne s'était jamais fait faute de dire que la Constitution de 1831 ne donnait pas une part suffisante à la Royauté (voir vol. III : formation du cabinet du 12 août 1847).
Il est permis de croire qu'il avait été rédigé à dessein par M. Dechamps et ses amis qui comptaient bien échapper ainsi à l'obligation de prendre le pouvoir.
Lorsque, pendant les débats sur la crise ministérielle, Rogier eut à l'apprécier, il y trouva facilement matière à raillerie :
« La tactique des catholiques est tellement grossière qu'il faudrait fermer les yeux à la lumière pour ne pas en voir la trame enfantine. On s'est dit : les libéraux sont endormis, ils sont malades, ils sont au bain. Si nous nous emparions de leurs habits en leur absence ! Si nous essayions aussi de faire du libéralisme et si, avec ce drapeau libéral d'emprunt et ce costume de contrebande, nous nous mettions à faire une élection en appelant à nous les libéraux avancés, en faisant avec eux une coalition contre ces infâmes doctrinaires qui oppriment notre pays, qui persécutent notre sainte religion ; si, accoutrés et accouplés de la sorte, nous tentions une dissolution, il est probable que nous parviendrions à jeter le désarroi dans le camp libéral et à nous constituer une majorité quelconque... Je signale ce petit stratagème à tous nos amis politiques, quelle que soit leur nuance. Une fois nos adversaires maîtres de la situation, leur programme si modéré, plus modéré encore qu'il n'est libéral, nous verrions quelles transformations il ne tarderait pas à subir... »
(page 228) Le Roi n'agréa point le programme de M. Dechamps. Il ne pouvait admettre, disait-il, qu'une réforme électorale dont il n'avait pas même été fait mention en 1848 fût commandée soit par les besoins du pays, soit par les exigences de l'opinion publique.
Le 2 mai, M. Van Praet écrivit à Rogier :
« Les négociations entamées par le Roi avec les représentants de la droite n'ayant pas abouti, Sa Majesté m'a chargé de vous demander si vous pensiez pouvoir utilement entreprendre de pourvoir à la situation, et en cas d'affirmation, de vous proposer d'en prendre la tâche. »
Rogier, qui avait tout d'abord pris connaissance du programme de M. Dechamps, demanda à M. Van Praet « s'il était entendu que la faculté de faire appel au corps électoral (réclamée par les catholiques) lui serait réservée pour le cas où cette mesure serait jugée opportune et nécessaire à la bonne direction des affaires... La dissolution ne s'appliquerait qu'à la Chambre des représentants, une majorité suffisante et certaine paraissant acquise à l'opinion libérale au sein du sénat ». Il faisait observer à M. Van Praet que la discussion des détails du programme catholique sur lequel le Roi se prononçait in globo semblait désirée par M. Dechamps et qu'il croyait, quant à lui, qu'il vaudrait mieux qu'il en fût ainsi. Il désirait savoir d'ailleurs si le Roi n'avait pas l'intention de former un cabinet d'affaires comme l'annonçaient les journaux amis de M. Dechamps. Dans ce cas, ses collègues et lui ne demanderaient pas mieux que de décliner encore la mission que (page 229) le Roi leur avait déjà offerte le 3 février. (Lettres de Rogier à Van Praet du 4, du 7 et du 9 mai).
Voilà qui prouve bien que le cabinet libéral ne désirait pas « se maintenir coûte que coûte aux affaires ». La position était tellement peu enviable en ce moment qu'on se demande comment des journaux et des publicistes sérieux ont pu prêter à Rogier et à ses collègues un semblable désir.
Leurs meilleurs amis les encourageaient d'ailleurs à rester imperturbablement démissionnaires. Parmi eux Paul Devaux qui, aussitôt qu'il eut appris le rejet du programme de M. Dechamps et la probabilité du maintien forcé du cabinet libéral, écrivit à Rogier (5 mai) :
« Il ne sera pas dit que ton vieux ami, quand il te voit au bord de ce qu'il croit une faute déplorable, s'en tiendra à un seul entretien et ne tentera pas un effort de plus pour te retenir... » Et dans de longues pages il lui dépeignait la situation sous des couleurs extrêmement noires. Devaux n'attendait rien de bon de la dissolution. Qui donc en effet pouvait croire que le corps électoral de Bruges, se déjugeant trois fois en quatorze mois, renforcerait de six voix la majorité libérale au mois d'août ?
Il était tout naturel que Rogier insistât pour que le Roi fit une nouvelle démarche auprès de la droite et discutât en détail le programme de M. Dechamps.
A sa demande, le Roi fit venir M. Malou et le chargea de voir ses amis. Le résultat de la mission de M. Malou est consigné dans cette lettre de M. Van Praet à Rogier :
« Bruxelles le 19 mai 1864.
« Monsieur le Ministre,
« Vous m'avez témoigné le désir de connaître le résultat de la mission dont M. Malou a bien voulu se charger de la part du Roi auprès de ses amis de la droite.
« Voici en peu de mots ce qui s'est passé à ce propos. Le 10 de ce mois j'ai été chargé de dire à M. Malou que Sa Majesté agréait le (page 230) personnel proposé par M. Dechamps comme devant constituer le nouveau cabinet. Je priai en même temps au nom du Roi M. Malou de faire auprès de ses amis une démarche pour obtenir au programme proposé certaines modifications que Sa Majesté jugeait nécessaires. Ces modifications étaient les suivantes :
« 1° Suppression des n°1 et 2 du programme ;
« 2° Rédiger le n°5 d'une manière plus nette ;
« 3° Annoncer dans le n°7 l'intention d'instituer une commission spéciale, mais sans énoncer encore les points principaux du problème à résoudre ;
« 4° Quant au n°8, Sa Majesté estimait qu'il était préférable de laisser cet article en dehors du programme, et d'y renoncer, mais Elle ne faisait pas cependant de cette suppression une condition de son assentiment. »
M. Malou, après avoir vu ses amis, me transmit de leur part pour le Roi une contre-proposition dont voici la substance :
« 1° La nomination du bourgmestre par le Roi dans le sein du Conseil, la députation permanente entendue ;
« Nomination des échevins par le conseil communal ;
« Maintien de la législation en vigueur quant à la nomination du bourgmestre en dehors du Conseil ;
« 2° Le cens électoral pour les provinces ne serait pas réduit au-dessous de 30 francs ou même, si tel était le vœu du Roi, au-dessous de 35 francs ;
« Pour les communes, on consulterait les députations permanentes sur la quotité de la réduction ;
« 5°. Le changement du paragraphe financier proposé par le Roi était admis.
« 7° En maintenant la rédaction proposée, on ajoutait ces mots : Au besoin nomination à ses frais d'une commission spéciale.
« Le 12 au matin, j'eus l'honneur d'informer M. Malou, de la part de Sa Majesté, qu'Elle ne croyait pas pouvoir admettre l'abaissement du cens provincial ou communal. M. Malou à son tour en informa ses amis qui ne crurent pas possible d'admettre la suppression du n°2 et il fut constaté entre lui et moi que tel était le point sur lequel s'était élevé le dissentiment.
« Veuillez agréer, monsieur le Ministre, les assurances de ma haute considération.
« Jules Van Praet. »
Plus de doute les catholiques ne voulaient pas du pouvoir.
Le Roi appela Rogier le 15 et le pria instamment de rester aux affaires sans rien changer à sa politique.
(page 231) M. Van Praet, dans une lettre du 17 où il confirmait l'offre du 15, fit, à la demande sans doute de Rogier qui comptait s'en servir au Parlement, un exposé officiel de cette seconde période de la crise ministérielle :
« Monsieur le Ministre,
« Par une lettre du 3 février, je vous ai fait connaître que le Roi, n'ayant pas réussi dans les diverses combinaisons qu'Il avait tentées pour arriver à la composition d'un nouveau cabinet, Sa Majesté ne croyait pas pouvoir donner suite à la demande de démission que vous lui aviez adressée sous la date du 14 janvier. En conséquence, Sa Majesté vous engageait à continuer, dans les conditions existantes, la gestion des affaires.
« Dans votre lettre du 7 février, vous avez insisté auprès de Sa Majesté, après avoir pris l'avis de vos collègues, pour qu'Elle voulût bien renouveler ses efforts afin d'arriver à la composition d'une administration nouvelle.
« Depuis le retour du Roi de son voyage en Angleterre, Sa Majesté s'est mise en rapport avec les membres de la droite qui avaient été consultés dans la première période et qui avaient décliné la mission.
« C'est alors que les représentants de la droite ont présenté au Roi un programme auquel Sa Majesté a fait des objections générales sans le discuter en détail. Sur votre observation que la discussion des détails semblait désirée par les auteurs du programme, le Roi est entré en pourparlers avec eux, et le dissentiment s'est prononcé sur certains articles du programme qui avaient été modifiés à titre définitif, mais d'une manière qui a paru insuffisante au Roi. Cela étant et après avoir examiné attentivement et de nouveau, sans être arrivé à un résultat, les possibilités de former un cabinet en dehors des Chambres, le Roi vous a fait appeler près de Lui et vous a prié de nouveau de vous charger de la mission qui vous avait été confiée.
« Afin que vous puissiez remplir plus facilement et plus promptement cette mission, le Roi me charge de vous assurer de son concours sincère et bienveillant, de vous dire que Sa Majesté comprend qu'avec une majorité très faible, la faculté de dissoudre puisse vous être nécessaire pour assurer la marche des affaires et qu'Elle ne vous la refusera pas, qu'Elle comprend également la nécessité où vous êtes de maintenir le programme que vous avez annoncé. Agréez, etc.
« Van Praet. »
M. Van Praet parlait d'une façon générale du « maintien (page 232) du programme annoncé » par le cabinet. A une demande de Rogier qui désirait quelque chose de plus explicite, il répondit le 19 :
« Le passage de ma lettre du 18 mai relatif au maintien du programme implique, dans la pensée de Sa Majesté et d'après les conversations que vous et moi avons eues avec Elle sur ce sujet, que le projet de loi sur le temporel du culte sera déposé dès la session de 1864 à 1865. »
Malgré cette assurance d'une entente complète avec le Roi sur l'entièreté de son programme, le cabinet ne mit pas à retirer sa démission l'empressement auquel voudraient nous faire croire les journaux catholiques du temps. Ce n'est que le 23, à la suite de deux réunions successives et après de vives hésitations, que Rogier écrivit à M. Van Praet :
« J'ai rendu compte à mes collègues de l'entretien que j'ai eu l'honneur d'avoir avec le Roi le 15 de ce mois. Je leur ai également donné communication de la dépêche que vous m'avez adressée le 17 de la part de Sa Majesté, ainsi que des quelques explications que nous avons échangées à la suite.
« Mes collègues et moi nous avons reconnu que, sous peine de prolonger indéfiniment la crise déjà longue que nous traversons, et en présence des nécessités de la situation, il ne nous était pas permis de persister davantage dans le maintien de nos démissions. »
Il fallait du dévouement assurément pour rester aux affaires avec une majorité très précaire et en présence d'une minorité de plus en plus agressive. Le ministère se trouverait apparemment bientôt dans cette situation « de ne pas savoir vivre sans dissolution et de ne pas pouvoir survivre à une dissolution ». Telle était l'opinion de M. Tesch qui, tout en reconnaissant que la reculade de la droite obligeait le cabinet libéral à conserver le pouvoir, écrivait à Rogier le 11 juin : « Il ne reste plus qu'à vivre au jour le jour et à attendre de l'imprévu une solution que la sagesse humaine ne donnera probablement pas. »
A la reprise des travaux parlementaires, « les (page 233) explications que le pays attendait » furent données par Rogier en toute sincérité. Pour s'en convaincre, que l'on mette en regard des Annales parlementaires les documents que nous venons de reproduire intégralement ou de résumer. Le ministre terminait ainsi son discours :
« Si le pouvoir dont nous avons avec persistance fait l'abandon pendant plus de quatre mois est resté entre nos mains, le cabinet peut se rendre le témoignage qu'il n'a rien fait, absolument rien pour amener ce résultat.
« Dès le début de la crise, l'opposition a eu la pleine liberté de prendre le pouvoir sans réserves ni conditions. La prérogative royale a pu de son côté s'exercer dans toute sa liberté et plénitude.
« Après plus de quatre mois de provisoire et d'essais infructueux, les opinions les plus divergentes sur d'autres points se sont du moins trouvées d'accord en ceci, qu'il était urgent et nécessaire de mettre fin à un état de choses qui, en se prolongeant, compromettrait la force morale de nos institutions et pourrait porter atteinte à l'honneur même du gouvernement représentatif.
« En acceptant de nouveau la lourde charge du pouvoir, nous n'avons fait que céder au sentiment d'un devoir à remplir vis-à-vis du Roi et du pays. Si nous l'avons acceptée sans l'avoir désirée, ce n'est pas à dire que nous voulions la porter avec hésitation ou faiblesse, ni permettre qu'on l'abaisse ou la stérilise en nos mains. La Chambre n'attend pas, je le présume, de nouvelles professions de foi du cabinet ; fermes et modérés dans notre politique, aimant tous les progrès sages et vrais, adversaires des prétentions surannées aussi bien que des innovations irréfléchies sous quelque bannière qu'elles s'abritent, nous sommes en droit d'espérer qu'aucun obstacle imprévu ne viendra entraver notre marche, et en tous cas nous en appellerions avec confiance au jugement du pays. »
Le débat politique très long (il dura du 31 mai au 18 juin) qui porta sur les causes de la crise, sur le programme du ministère clérical avorté, sur le passé du libéralisme et sur son avenir, aboutit au rejet d'un vote de non confiance déposé par M. Nothomb (57 voix contre 56).
Vint alors une proposition de M. Orts (1er juillet), qui augmentait de six le nombre des membres de la Chambre.
Le chiffre de la représentation nationale n'était plus en harmonie avec l'accroissement du nombre des habitants. Comme on se trouvait à la veille d'une dissolution, M. Orts estimait l'occasion favorable pour procéder à une « répartition des législateurs plus conforme à la réalité des chiffres de la population. »
On a reproché au gouvernement de s'être rallié à cette proposition.
Nous pourrions dire avec M. Pirmez, dont les cléricaux se sont toujours plu à reconnaître l'honnêteté et la dignité de caractère : « Le parti libéral, s'il n'était plus guère majorité, n'était pas encore minorité. Il est permis aux partis de n'abandonner les portefeuilles ministériels que lorsqu'ils y sont contraints. Il vaut mieux demeurer dans la forteresse du pouvoir en s'y tenant sur la défensive, que d'en sortir pour essayer d'y rentrer bientôt par un glorieux assaut ».
Nous admettons toutefois que le caractère d'expédient politique que présentait la proposition (le libéralisme pouvait espérer quatre des six sièges nouveaux) ait provoqué des critiques ; mieux eût valu, tout bien considéré, que Rogier ne s'y ralliât pas.
Mais ce que nous ne pouvons admettre, c'est que la droite ait refusé même de la discuter ; c'est qu'elle ait recouru, pour l'écarter, à une grève dont le corps électoral anversois lui avait donné hélas ! l'exemple quelque temps auparavant. Profitant de l'absence forcée de deux (page ) ou trois députés libéraux (l'un d'eux, M. Cumont (d'Alost), mourut le 10 juillet. Dès lors il n'y avait plus que 58 députés libéraux contre 57 catholiques), elle paralysa le fonctionnement des institutions constitutionnelles en s'abstenant en masse de venir aux séances.
Le gouvernement devenait impossible dans ces conditions. Le 16 juillet le Roi signa l'arrêté de dissolution de la Chambre.
Le cabinet crut devoir exposer au corps électoral convoqué pour le 11 août les raisons qui l'avaient obligé à prendre cette résolution extrême. Il voulut se défendre contre les attaques de tout genre dont sa politique était l'objet. Le 4 août le Moniteur publia cette défense sous la signature de M. Van den Peereboom, ministre de l'intérieur, et dans la forme d'une circulaire aux gouverneurs de provinces. Rogier en était l'auteur : nous avons vu la minute de la pièce qui avait été révisée en conseil des ministres. (Voir le Moniteur.)
Le ministère sortit raffermi de l'élection du 11 août. Douze voix de majorité lui étaient acquises à la Chambre. Son chef, attaqué à outrance à Tournai, distança ses adversaires de plus de 800 voix sur 3,002 votants. Le principal auteur de la crise ministérielle enfin dénouée, M. Dechamps, échoua à Charleroi, où il n'obtint que 1,591 voix sur 3,536.
M. Goblet (Cinquante ans de liberté) constate que les vainqueurs ne s'empressèrent guère de recueillir les fruits de leur victoire électorale. C'est qu'ils rencontraient chez le Roi, pour l'exécution du programme qu'il avait cependant accepté, des difficultés auxquelles la correspondance de M. Van Praet et surtout le résultat de la journée du 11 ne devaient pas les préparer.
Il était tout naturel qu'à la rentrée du Parlement le cabinet prouvât, sinon par un discours du Trône, du moins par une déclaration spéciale, qu'il n'entendait pas modifier une ligne de conduite et un programme ratifié d'ailleurs par la couronne. La presse annonçait qu'il en serait ainsi.
Le Roi était alors à l'étranger. Après une visite à Napoléon III avec lequel il devait régler certaines difficultés relatives à l'établissement du nouvel Empire Mexicain, il avait voulu, dans l'intérêt de sa santé de nouveau fort affaiblie, passer quelque temps à Nice.
Ayant lu dans les journaux belges que le ministère (page 237) comptait faire une communication politique dans le sens indiqué plus haut, il écrivit à Rogier cette lettre :
« Nice, le 4 novembre 1864.
« Mon cher Ministre,
« J'entends parler d'une espèce de programme que le cabinet aurait l'intention de communiquer aux Chambres. Cela étant, je dois appeler votre attention sur ce qui s'est passé durant la crise ministérielle.
« Vous voudrez bien vous souvenir que vous aviez reçu la mission de former un ministère. Quand cette tâche s'est trouvée trop difficile on est revenu à l'idée de reprendre le ministère démissionnaire ; la conviction qui a dominé dans tous ces pourparlers a été la nécessité de faire de grands efforts pour modifier l'état passionné des partis et de revenir à ces sentiments de modération qui encore en 1856 faisaient tant d'honneur au pays. Le cabinet, quand il a été reconstitué, n'avait d'autre majorité que le vote de ce pauvre Cumont, mort depuis. Mettre entre ses mains la dissolution avec tous les avantages qu'un gouvernement retire nécessairement de l'influence qu'il a sur toutes les administrations presque toutes nommées par lui, était lui donner une grande preuve de bienveillance. Mais cela était toujours en vue d'une marche plus modérée du gouvernement.
« Le cabinet ne peut donc pas adopter une autre ligne de conduite qui s'éloignerait des idées qui ont présidé à sa formation. Il ne peut aussi pas faire de déclarations comme gouvernement qui n'auraient pas l'approbation du chef de l'Etat. Veuillez exprimer à vos collègues et leur faire comprendre tout ce qu'il y a de dangereux dans un programme, qui vous lierait sans lier personne hors du cabinet et qui resterait probablement un obstacle constant dans votre marche politique.
« Agréez, mon cher ministre, etc.
« (Signé) Léopold. »
Rogier répond le 7 que le programme du ministère reste ce qu'il était à l'époque où, à la demande du Roi, il a consenti à reprendre la gestion des affaires. Les lois qui doivent être produites à la Chambre (temporel des cultes (page 238) et répression des fraudes électorales) ont été annoncées par le Roi lui-même depuis longtemps et elles peuvent d'autant moins être repoussées que le parti libéral a puisé de nouvelles forces dans les dernières élections. Le cabinet regarde comme indispensable de donner à la majorité parlementaire ce qui lui a été promis. Sa politique d'ailleurs, celle qu'il ne cesse de suivre depuis sept ans, est modérée et conservatrice.
« Si cette politique s'est trouvée accidentellement contrariée et compromise, le Roi connaît parfaitement la cause de cet affaiblissement passager. Les travaux d'Anvers nous ont enlevé l'appui que nous trouvions autrefois dans cette ville importante. Cette difficulté, nous ne l’avons pas créée : mais nous avons eu l'énergie ou, si l'on veut, la bonne fortune de la résoudre. Personnellement le ministre des affaires étrangères y a perdu son mandat législatif : il ne s'en plaint pas... » Il y a une autre difficulté, c'est le budget de la guerre « qu'on aurait dû renfermer dans des bornes plus modérées. Cette difficulté non plus, le cabinet ne l'a pas créée, mais il est prêt à l'aborder avec le désir de la résoudre si c'est possible, comme celle d'Anvers. La majorité parlementaire approuvera sur ce point le ministère, si elle reçoit d'autre part les satisfactions politiques, comme le dépôt de la loi sur le temporel des cultes qui, après tout, n'est une loi politique que parce qu'il a plu à l'opposition de lui attribuer ce caractère. Puisque le Roi ne semble pas d'avis d'autoriser le dépôt de ce projet, il ne reste au cabinet qu'à se retirer. Rogier termine ainsi :
« En remettant à Votre Majesté la démission de mes collègues et la mienne, je ne fais que céder aux nécessités impérieuses de notre position vis-à-vis de la Chambre. Je fais des vœux pour que Votre Majesté, dans le désir d'échapper à quelques ennuis de détails, n'aille pas à la rencontre de difficultés graves et ne prépare pas au pays et à Elle même un état de choses bien autrement compliqué que le précédent. »
Le Roi était, croyons-nous, péniblement impressionné (page 239) par les violentes attaques que la presse catholique dirigeait contre le cabinet à l'occasion du projet de loi sur les bourses, dont le sénat allait s'occuper : il eût voulu apparemment voir disparaître cette cause d'irritation. Les préoccupations que lui causait sa santé toujours chancelante et qui sait ? le pressentiment de sa fin prochaine lui faisaient désirer vivement l'aplanissement des difficultés politiques. Il aspirait au calme, à la tranquillité. Mais était-il possible que le cabinet, après la journée du 11 août, laissât dans les cartons du sénat le projet de loi sur les bourses et renonçât à déposer le projet sur le temporel des cultes réclamé par tous les libéraux ? A de certains moments Rogier dut se demander si le succès des libéraux à l'élection d'août n'avait pas vivement contrarié Léopold. Cette impression résulte pour nous de la lecture de quelques lettres à M. Van Praet, où nous trouvons des phrases comme celle-ci :
« ... Je n'aperçois pas dans la situation actuelle des choses et des partis à la Chambre d'autres difficultés sérieuses que celles qui résulteraient d'un refus de concours de la part de Sa Majesté, alors que le cabinet était en droit de compter sur ce concours après que, sur sa demande, il avait consenti à retirer sa démission et à reprendre le pouvoir livré sans condition à ses adversaires politiques qui l'ont décliné... Si l'opinion libérale, alors qu'elle a conquis une majorité incontestable au sénat et à la Chambre se voit exclue du pouvoir par le fait du Roi, il est impossible qu'elle lui en sache gré. Si le Roi, après avoir fait des tentatives pour nous remplacer, se voyait forcé de revenir à nous comme dans la dernière crise, il aurait devant eux et devant le pays une position des plus fâcheuse. J'ajoute que dans cette hypothèse il ne trouverait pas même des ministres disposés à jouer une seconde fois le rôle de pis aller..... »
On était arrivé à la veille du jour (14 novembre) où le sénat devait aborder la loi sur les bourses et le Roi, pour toute réponse au cabinet, avait chargé M. Van Praet d'écrire à Rogier qu'il rentrerait à Bruxelles le 14 et qu'il valait mieux laisser les choses comme elles étaient jusqu'à son retour.
(page 240) Rogier écrit à M. Van Praet :
« 13 novembre 1864.
« Monsieur le Ministre,
« Par votre lettre de ce jour, vous m'informez que vous n'avez pas reçu de réponse directe à la communication que je vous ai faite jeudi dernier pour Sa Majesté.
« Le Roi seulement vous a fait savoir qu'il serait rentré à Bruxelles demain lundi et qu'il vaut mieux laisser les choses comme elles sont jusqu'à son retour.
« J'avais fait connaître dans ma lettre de jeudi que le sénat devant se réunir demain lundi pour discuter la loi des bourses, M. le ministre de la justice ne pourrait pas commencer cette discussion si aucune solution n'intervenait de la part de Sa Majesté, et que le cabinet serait amené dès lors à faire connaître au sénat le motif qui l'empêchait d'intervenir dans le débat.
« Ayant à cœur de ne faire cette déclaration, que lorsqu'il s'en verrait absolument contraint et forcé, le cabinet a décidé qu'il chercherait à échapper demain à la nécessité de faire la déclaration dont il s'agit.
« Mais, ce qu'il pourra peut-être éviter de faire demain, il lui sera impossible de s'en abstenir les jours suivants ; et je vous prie de vouloir bien en informer Sa Majesté.
« Cet atermoiement est en lui-même une grande difficulté pour le cabinet, mais il a le désir de reculer autant que possible les conséquences graves d'une déclaration qui créera pour tout le monde, je n'ai pas besoin de le dire, des embarras sérieux et évidents.
« Si le cabinet, par impossible, ne s'expliquait point mardi devant le sénat, il serait forcé de le faire mercredi devant la Chambre des représentants.
« Je viens en conséquence, Monsieur le Ministre, vous prier de vouloir bien me faire connaître les intentions de Sa Majesté.
« Si Sa Majesté accepte la démission de ses ministres et avise aux moyens de les remplacer, la situation est très simplifiée, et nous ne demandons rien au delà.
« Si Sa Majesté ne donne pas suite aux démissions, nous demandons à être mis en mesure de nous dispenser d'annoncer qu'elles ont été données.
« Si le Roi avait encore quelques explications à demander quant à la loi sur le temporel des cultes, il semble que le meilleur moyen serait d'appeler auprès de Lui le chef du département de la justice mardi avant la séance du sénat,
« Si enfin la présente communication éprouve le sort des précédentes et ne reçoit pas de réponse de la part de Sa Majesté, nous nous croirons (page 241) autorisés à interpréter ce silence comme un acquiescement à nos démissions, et dès lors nous n'hésiterons plus à les notifier, comme c'est notre devoir, à l'une et l'autre chambre.
« Recevez, Monsieur le Ministre, l'assurance de mes sentiments de haute considération.
« Ch. Rogier. »
Le Roi finit par refuser les démissions des ministres et par leur promettre la continuation de son concours. Mais les tiraillements des deux dernières semaines étaient connus de la droite du sénat. C'est ce qui explique l'acharnement avec lequel ses chefs combattirent la loi sur les bourses. pendant huit jours. L'article 49 qui consacrait la rétroactivité fut rejeté au premier vote par parité de voix (28 contre 28 et une abstention libérale). Pour éviter un conflit avec la Chambre des représentants, deux des opposants (qui avaient été jadis élus par les libéraux anversois) transformèrent dans le second scrutin, le 24 novembre, leur vote négatif en abstention.
La sanction royale se faisant attendre plus que de coutume, nouvel échange de lettres entre Rogier et le Ministre du Roi :
« 4 décembre 1864.
« Monsieur le Ministre,
« J'ai eu l'honneur de vous écrire relativement à la loi des bourses, et de vous signaler les inconvénients qui pourraient résulter d'un ajournement de la sanction royale.
« Des projets de loi qui n'ont aucun caractère politique attendent également la signature de Sa Majesté.
« Enfin des projets d'arrêté également soumis à Sa Majesté depuis un temps plus ou moins long par M. le ministre de l'Intérieur ne lui sont pas revenus du Palais, et je ne dois pas vous cacher que M. le ministre de l'Intérieur paraît profondément découragé.
« Il serait extrêmement regrettable, au moment où la marche des affaires semble reprendre un cours régulier et tranquille, de la voir de nouveau entravée par des incidents qui remettraient tout en question. Le Roi est parfaitement en droit d'exercer sa prérogative comme il l'entend. S'Il pense que la politique actuelle et les hommes qui la dirigent peuvent être utilement changés, ce n'est pas le cabinet qui (page 242) fera obstacle aux déterminations de Sa Majesté. Mais l'équité non moins que l'intérêt de la chose publique exigent que sa marche ne se trouve pas empêchée et énervée par des obstacles sans cesse renaissants, attestant un manque de confiance en lui, qui lui sont imputés, et dont il doit accepter la responsabilité alors qu'il n'en est pas l'auteur. Les ajournements et les tiraillements que j'ai le grand regret de constater de nouveau, ne profitent à personne, et ils menacent de compromettre de nouveau une situation qui commençait à se rasseoir, pour nous jeter dans une nouvelle crise dont l'issue, en tant que favorable, échappe à ma pénétration.
« Je crois être d'autant plus autorisé à tenir ce langage que j'aurai fait tous mes efforts pour la conjurer, étant uniquement guidé par ce que je considère comme l'intérêt de la couronne et du pays.
« Recevez, Monsieur le Ministre, l'assurance de ma haute considération.
« Ch. Rogier. »
Le Roi, au lieu de mander Rogier auprès de lui ou de lui écrire personnellement, exprimait à M. Van Praet le mécontentement que lui causaient les réclamations du cabinet. M. Van Praet, suivant son désir, allait en causer avec Rogier. Il paraît que le Roi avait dit « que le ministère n'était que l'organe d'un parti et ne proposait que des mesures destinées à fortifier ce parti ». Très sensible à ce reproche, Rogier écrit au Roi :
« ... Cette appréciation de Sa Majesté se concilie difficilement avec la réalité des faits. Depuis sept ans passés le ministère n'a demandé au Roi le remplacement d'aucun fonctionnaire politique, bien qu'il soit de notoriété que plus d'un se range du côté de l'opposition, et alors que la faculté de destituer a été accordée à M. Dechamps. Dans un grand nombre de lois, il n'y en a que deux ou trois politiques, et encore n'ont-elles ce caractère que parce qu'il a plu à l'opposition de le leur donner. Les fortifications d'Anvers, l'abolition des octrois, le rachat de l'Escaut par le concours financier des autres Etats, la réforme du Code pénal et du Code de commerce, l'amélioration fructueuse de tous les services n'ont aucun caractère politique. Ces lois et ces mesures ont contribué à fortifier et à populariser le gouvernement : ce ne peut être un grief aux yeux du chef de l'Etat... »
Dans cette espèce de justification, il y a un paragraphe piquant c'est celui qui est relatif à l'opposition que les ministres, à la demande du Roi, firent à certaines mesures (page 243) qui leur auraient valu les sympathies de la jeune gauche :
«... D'un autre côté, il serait difficile de citer une question soulevée par l'opinion libérale avancée que le cabinet n'ait invariablement combattue, quelquefois avec trop de raideur selon moi... »
Enfin le Roi se décida à signer la loi le 25 décembre. Il serait difficile d'imaginer jusqu'où allèrent dans leurs outrages certains journaux catholiques. Léopold Ier s'était fait le complice des coupeurs de bourses : dès lors « il n'avait plus droit au respect de ses sujets... » Passons sur ces tristes souvenirs.
Les deux autres projets de loi sur le temporel des cultes. et sur les fraudes électorales avaient bien été déposés en novembre 1864 ; mais le ministère ne fit guère d'efforts pour amener la discussion du premier pendant la session de 1864-1865 et quant au second, sur lequel M. Crombez déposa le 15 juin un rapport très complet et qui contenait plusieurs idées pratiques comme le couloir, le vote par ordre alphabétique et l'interdiction des dîners électoraux il sortit fort amoindri de la discussion sans que le gouvernement en parût bien mécontent.
Au moment où la Chambre allait aborder la question de la réforme électorale à propos d'un projet dû à l'initiative de M. Guillery (voir plus loin), une aggravation survenue dans l'indisposition chronique dont souffrait le Roi, fit écarter toute discussion politique (Les inquiétudes provoquées par cette aggravation étaient si vives que l'héritier de la couronne qui, après avoir visité l'Inde, se préparait à aller en Chine, revint précipitamment en Europe).
L'opposition n'en souleva pas moins de nombreuses difficultés dans l'application de la loi sur les bourses d'études. En même temps l'enrôlement d'un millier de nos soldats pour le Mexique valut à Rogier et au général Chazal les reproches des plus vifs de la part de deux (page 244) députés de la droite qui prétendirent que le cabinet belge. avait méconnu ouvertement les devoirs de la neutralité. Il y avait certainement eu chez les organisateurs de la légion belgo-mexicaine un excès de zèle et plus d'une imprudence. Mais rien ne justifie l'âpreté de certaines attaques qui amenèrent un duel entre le général Chazal et le député anversois M. Delaet.
La session 1865-1866 faillit s'ouvrir par une dislocation complète du cabinet.
Depuis 1863, M. Tesch, pour des raisons personnelles, témoignait le désir d'être relevé de ses fonctions. En septembre 1865 il déclarait (lettre reçue par Rogier le 22), qu'il partirait incessamment et passerait l'hiver dans le Midi. Ses collègues lui objectaient qu'en se retirant au moment où le clergé résistait à des mesures sanctionnées par le Roi pour le temporel des cultes et pour les bourses d'études, il paraîtrait déserter le combat. Rien n'y faisait sa résolution était irrévocable (lettre reçue par Rogier le 30 octobre).
Le général Chazal, depuis qu'il avait été condamné par la cour de cassation pour s'être battu en duel (à la demande du sénat, le Roi le gracia), se considérait comme impossible à la tête de l'armée. Le 13 juillet il avait écrit à Rogier :
« Je ne pourrai échapper à la récidive parce que tout est remis en question dans l'armée, parce que je vais avoir à livrer les mêmes luttes que j'ai soutenues depuis six ans, parce que je vais me trouver en présence des mêmes adversaires, renforcés des orateurs des meetings d'Anvers, de Bruxelles, et exposé à leur langage insultant, parce que enfin je ne me sens plus le courage de montrer la même abnégation et de supporter les avanies dont j'ai été abreuvé. »
(page 245) Il ajoutait que d'ailleurs il se sentait à bout de forces, que les efforts qu'il avait faits pour soutenir le fardeau des occupations ministérielles l'avaient épuisé...
« Tant qu'il s'est agi d'organiser notre système de défense, de faire Anvers et notre artillerie, j'ai tout bravé, souffrances, fatigues, déboires, attaques, injures et calomnies. J'avais un grand devoir à remplir envers le Roi et envers le pays : cette pensée m'a fait tout supporter. Aujourd'hui que ce devoir est rempli, je sens que j'y ai usé mes forces et que je suis impuissant à soutenir ces mêmes luttes. Je ne me sens plus apte qu'à la vie active de mon métier militaire, si par quelques mois de repos je parviens à raffermir ma santé. »
M. Frère était malade à Creuznach. Le 22 septembre, apprenant les intentions de ses collègues Tesch et Chazal, il écrivait à Rogier que, quoiqu'il eût d'excellentes raisons de santé, lui aussi, pour se retirer des affaires, il resterait cependant sans se faire prier, car c'était un devoir dans les circonstances où l'on se trouvait. Dans une autre lettre il disait : « Je ne comprends pas que, en présence de la révolte du clergé contre des mesures que nous avons fait sanctionner et d'autres que nous avons soumises aux Chambres, il soit possible de quitter l'excellent et inexpugnable terrain où nous nous trouvons, en paraissant fuir le combat. ». Mais cinq semaines plus tard (le 30 octobre) quelqu'un de son entourage intime annonçait au chef du cabinet que « le malade, considérant son état comme aggravé, était tombé dans un profond désespoir, qu'il parlait d'envoyer sa démission, ne croyant plus pouvoir s'occuper des affaires publiques. »
La situation du cabinet, très tendue comme on le voit, finit par s'améliorer. M. Frère allait bientôt rentrer à Bruxelles plus énergique que jamais. Un séjour de plusieurs semaines à Pau permit au général Chazal de reprendre, du moins pour quelque temps, le fardeau des affaires. Quant à M. Tesch, le Roi agréa pour son remplaçant un jeune député de Tournai, M. Bara, qui en deux ans s'était créé une situation brillante par la part qu'il avait (page 246) prise au grand débat politique de mai-juin 1864, à la discussion du budget de la justice et de l'affaire du Mexique, et surtout comme rapporteur de la loi sur les bourses d'études.
Les journaux catholiques de l'époque ont dit que Rogier avait arraché la nomination de M. Bara à « la faiblesse du Roi moribond. » Pour faire justice de cette méchanceté aussi odieuse que ridicule, nous allons reproduire quelques lignes de la lettre où Rogier propose au Roi de donner M. Bara pour successeur à M. Tesch :
« ... Comme il a paru inutile de renouveler auprès de M. Tesch des instances qui lui ont été faites à plusieurs reprises, nous avons dû rechercher quel serait le membre des Chambres qui se trouverait dans les meilleures conditions pour le remplacer.
Notre attention s'est d'abord portée sur M. Pirmez ; mais ce dernier n'a pas cru devoir accueillir les ouvertures qui lui étaient faites, et il a eu l'occasion d'exposer à Votre Majesté les motifs de son abstention. Un autre membre de la Chambre, recommandable par son talent oratoire autant que par ses capacités juridiques et par son esprit politique, se trouvait indiqué pour le département de la justice. Votre Majesté, dans un entretien que j'ai eu l'honneur d'avoir avec Elle, a reconnu l'aptitude de M. Bara. M. Van Praet a bien voulu me faire connaitre que Votre Majesté lui avait confirmé cette manière de voir... Je suis porté à croire que M. Bara, quelles que soient ses convenances personnelles, ne ferait pas de résistance absolue si l'on faisait appel à son dévouement... (Lettre du 7 novembre). »
L'entrée de M. Bara au ministère coïncida avec l'ouverture de la session (14 novembre).