(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)
(page 159) Le débat politique que la reconnaissance du Roi d'Italie provoqua au Parlement eut un prologue qu'il importe de faire connaître : un dissentiment entre le Roi et Rogier sur les mesures à employer pour établir cette reconnaissance. La presse antiministérielle annonçait que le Ministre du Roi de Naples accrédité à Bruxelles, le commandeur Targioni s'était plaint vivement à Rogier de la conduite du gouvernement belge. Le Roi écrit à Rogier :
« Laeken, le 11 novembre 1861.
« Les journaux parlent d'une explication que vous auriez eue avec le ministre du roi de Naples.
« Je n'ai aucune connaissance de cette explication, et comme elle n'est pas sans importance et assez délicate, je dois faire observer qu'il n'appartient à aucun ministre de prendre des mesures de ce genre sans l'approbation préalable du Roi. »
Rogier répond :
« Sire,
« Léopold.
« En arrivant au département des affaires étrangères, mon premier soin a été d'écrire à Messieurs les membres du corps diplomatique pour leur faire part de mon entrée en fonctions et de mon désir d'entretenir avec eux de bonnes et amicales relations.
Comme la reconnaissance du roi d'Italie par l'envoi d'un nouveau (page 160) ministre Belge à Turin avait été consentie par Votre Majesté, je ne crus pas devoir donner au commandeur Targioni la même information qu'à ses collègues, ni lui parler de mon désir de continuer avec lui des relations officielles devenues impossibles.
« J'avais d'abord demandé à M. Van Praet de vouloir bien faire auprès de M. le commandeur une démarche officieuse pour lui expliquer mon silence. M. Van Praet a pensé que cette démarche serait faite plus convenablement par mon secrétaire général et en conséquence j'envoyai M. Lambermont auprès de M. Targioni afin de lui fournir des explications verbales que je m'offrais à venir lui donner en personne si elles pouvaient lui être agréables.
« M. Targioni ne parut pas accepter cette ouverture officieuse et il exprima formellement le désir de recevoir de la part du ministre des affaires étrangères une notification écrite.
« Je fis part de cet incident à M. Van Praet qui fut d'avis que je ne pouvais me dispenser de satisfaire au désir de M. Targioni. Telle était aussi l'opinion de M. de Seissal que M. Targioni avait entretenu, je pense, de cet objet. J'ai en conséquence adressé à M. Targioni la dépêche dent copie est ci-jointe.
« N'ayant qu'à de très rares intervalles l'occasion d'entretenir directement Votre Majesté des affaires publiques et mes communications avec la Couronne se faisant par l'intermédiaire de M. Van Praet, je dois présumer Sa Majesté se trouve informée par ce dernier des divers actes que je me propose et dont je ne manque jamais de l'entretenir chaque fois que je les crois de nature à intéresser Votre Majesté.
« Ce mode de correspondance entre la couronne et ses ministres donne sujet à des inconvénients de plus d'un genre, si l'on avait pour intermédiaire une personne moins apte, moins discrète et moins habile que M. Van Praet.
« En l'état actuel des choses, les entretiens et les correspondances qui ont lieu entre M. Van Praet et moi au sujet des affaires publiques ne peuvent avoir d'autre caractère que celui-ci : ils tiennent lieu et ils ont la valeur des entretiens et des correspondances qui s'échangeraient directement entre la couronne et son ministère, si tel était l'usage en Belgique comme en d'autres pays.
« La lettre écrite à M. Targioni a été communiquée à M. Van Praet comme l'a été celle écrite à M. de Montalto et à M. Carolus (ministre de Belgique à Rome). J'ai donc cru me trouver en règle vis-à-vis de Votre Majesté à qui je n'ai nul désir de soustraire une affaire quelconque qui, en dehors des points convenus, puisse engager sa politique à l'intérieur ou à l'étranger. »
La minute de cette lettre de Rogier ne porte point de date : elle est apparemment du 12.
Nouvelle lettre du Roi, qui estime que si les relations entre la couronne et le ministère ne sont pas ce qu'elles devraient être, la faute en est au ministère (le lecteur jugera) et qui n'a pas trouvé dans la dépêche envoyée par Rogier au ministre belge à Rome des réserves suffisamment nettes et claires :
« Laeken, le 14 novembre 1861.
« Mon cher Ministre,
« Ce que vous dites des relations entre le Roi et ses ministres est d'une grande vérité, et je ne demande pas mieux qu'à voir ces relations bonnes, mais alors les ministres doivent se placer vis-à-vis de lui d'une manière conforme au régime constitutionnel en général, et de la Constitution belge en particulier.
« La lettre à Carolus contient une phrase qui fait toute la difficulté. Vous dites : « Les puissances étrangères suivent... la possession, si le bien de leurs affaires l'exige Le roi de Piémont a pris le titre de roi d'Italie ; mais malgré les iniquités inouïes de son gouvernement, il n'a pourtant pas l'Italie. La reconnaissance du titre ne doit donc pas donner l'impression que par cela on reconnait au roi de Piemont des droits sur des territoires qu'il n'a pas, et qui appartiennent d'un côté au Saint-Siège et de l'autre à l'Autriche qui est une des garantes des cinq puissances sous la protection desquelles la Belgique se trouve placée. Les réserves doivent donc être très nettes et très claires. La Belgique maintient les relations diplomatiques qu'elle a toujours eues avec le roi Victor-Emmanuel, mais il ne lui appartient pas de s'arroger le droit comme Etat neutre d'attacher à sa reconnaissance du titre, aucune autre signification, ni de préjuger des droits d'autrui. La question sous ce point de vue est pour la position de la Belgique fort importante ; elle doit dès aujourd'hui se garder de voir les principes sardes appliqués à sa propre existence politique.
« Léopold. »
Ménager le roi de Piémont sans froisser l'ex-roi de (page 162) Naples ; entretenir des relations avec Victor-Emmanuel sans s'aliéner l'amitié de la cour de Rome ; ne pas se faire une mauvaise affaire avec la France et l'Angleterre qui tiennent à nous voir reconnaître le roi d'Italie, et conserver une attitude de neutralité absolue vis-à-vis de l'Autriche qui, elle aussi, a garanti notre indépendance en 1830 : voilà ce que désire le roi Léopold.
Mais les difficultés sont plus grandes qu'il ne le pense, étant données les nécessités de la politique intérieure qui s'imposent à Rogier, étant données surtout les dispositions. italianissimes du gouvernement anglais, notre meilleur ami, qui ne voit aucun inconvénient à ce que nous nous prononcions plus nettement et qui insinue presque que nous jouons sur les mots. Rogier qui désire un oui ou un non catégorique à cet égard, reçoit du palais, le surlendemain de la rentrée des Chambres, le billet suivant :
« Jeudi, 14 novembre 1861.
« Mon cher Monsieur,
« Je m'empresse de vous répondre qu'il est hors de doute que M. Solvyns sera accrédité près du roi d'Italie, et que c'est en qualité de ministre du roi d'Italie que le comte de Montalto sera désormais reçu à la cour de Bruxelles. Je m'étonne que le cabinet puisse conserver quelque incertitude à cet égard.
« Tout à vous,
« Jules Van Praet. »
L'opposition catholique connaissait le dissentiment dont nous venons de faire connaître les détails. Voilà, en tenant compte d'ailleurs de son antipathie bien compréhensible pour une révolution où devait disparaître inévitablement la puissance temporelle du Pape, la cause de l'âpreté de ses attaques contre le roi de Piémont qui avait pris la direction de cette révolution et contre le ministère libéral transformé en « complice de ce bandit couronné » (style de certaine presse cléricale). Des articles des journaux les mieux renseignés comme des discours des députés catholiques, i ressort pour nous la conviction que, dans le (page 163) camp antiministériel, on savait (comment ?) que le roi Léopold, dans sa correspondance avec Rogier, s'était montré très dur pour le roi de Piémont, pour les « iniquités inouïes de son gouvernement ».
MM. Nothomb, de Decker, Vilain XIIII, Kervyn accusèrent le cabinet d'approuver des usurpations odieuses, et de sanctionner des annexions qui portaient l'atteinte la plus grave à la liberté de la nation italienne. L'Italie que vous voulez reconnaître, disait l'un d'entre eux, n'est pas faite : elle est même en train de se défaire.
Nous ne pouvions pas, répondait Rogier, ne pas nommer un successeur à M. de Lannoy, notre ministre près du roi Victor-Emmanuel : c'eût été prendre une position d'hostilité vis-à-vis de ce souverain. On nous dit qu'il aurait fallu attendre... Si le royaume d'Italie s'est constitué, suivant la parole des adversaires du cabinet, à l'aide de violences et de spoliations, ce n'est pas le temps qui effacera ce péché originel. Nous avons suivi l'exemple que nous donnaient l'Angleterre et la France, les deux premières puissances qui ont reconnu la Belgique. Après tout, ce n'est qu'un état de fait, une possession que nous reconnaissons : nous ne jugeons, ni ne jugerons les actes passés ou les actes futurs. « Le droit des gens enseigne qu'en cas de changement d'Etat, lorsqu'un gouvernement règne de fait, qu'il se trouve obéi, alors même que des mécontents font résistance, les puissances étrangères doivent reconnaître cet Etat. » Si, disait de son côté M. Frère, si nos nationaux étaient molestés dans les territoires annexés, à qui eussions-nous pu nous adresser pour obtenir justice ?
Soixante-deux voix contre quarante-sept approuvèrent la conduite du gouvernement. (Note de bas de page : Quelques mois après (3 mai 1862) la droite du sénat provoqua un nouveau débat sur cette affaire. La question de cabinet fut posée. Vingt-huit voix (contre vingt et-une) donnèrent raison au ministère.
La presse catholique avait beaucoup compté sur cette affaire pour ébranler le ministère, qui sait ? pour le culbuter. On disait, en effet, que plusieurs libéraux, regrettant « la précipitation » que le cabinet avait mise à reconnaître le roi d'Italie, feraient cause commune avec l'opposition. La déception qu'éprouva le Journal de Bruxelles le surexcita au point d'outrager Rogier dans ses sentiments les plus intimes. Reprenant une stupide calomnie qui avait jadis (de 1838 à 1839) traîné dans d'obscures petites feuilles orangistes, il se permit d'affirmer que le chef du cabinet était le fils d'un ancien bourreau. Nous avons dit dans notre premier volume (page 20) que ce journal avait été condamné à dix mille francs de dommages-intérêts : «La presse me les a donnés, dit Rogier, je les rendrai à la presse. » Et les dix mille francs furent partagés entre des associations typographiques ou distribués à des veuves d'ouvriers.
Les deux premières années que Rogier passa aux Affaires étrangères peuvent être comptées parmi les plus laborieuses de sa carrière ministérielle. Elles furent consacrées à des négociations qui modifièrent notre législation internationale dans le sens de la liberté commerciale la plus large et qui devaient avoir pour couronnement le traité européen du 16 juillet 1863 consacrant la liberté de l'Escaut.
C'est un grand honneur pour le cabinet de 1857, et particulièrement pour Rogier et le département des Affaires étrangères, d'avoir en 1863 résolu le grave problème de la liberté de notre plus beau fleuve.
Pour mieux apprécier les difficultés qu'il s'agissait de (page 165) vaincre, il importe de faire l'historique de l'affaire. Déjà dans les deux volumes précédents (II, Ministère de 1832-1834 et Traité de 1839 ; III, chapitre premier, pp. 3-4), nous aurions pu nous en occuper ; mais nous avons préféré, pour examiner cette importante question dans son ensemble, attendre le moment où elle a reçu une solution définitive.
M. le baron Lambermont, qui occupait alors comme il occupe encore aujourd'hui - l'on sait avec quelle autorité - le poste de secrétaire-général du département, venait de faire un travail très complet où il exposait le « Passé diplomatique de l'Escaut » et traçait le « Plan des négociations » pouvant conduire à la suppression du péage.
Une circonstance heureuse nous a permis de jeter un coup d'œil sur ce travail qui n'a jamais été publié et qui ne fut connu à cette date que du Roi, du cabinet et de nos ministres à l'étranger. Nous lui empruntons une partie des documents qui vont nous servir pour étudier cette question.
Avant 1830, le gouvernement des Pays-Bas avait eu quelques velléités de recommencer à percevoir sur l'Escaut un péage. Invoquant d'anciens édits, il avait en février 1817 annoncé qu'il percevrait l'ancien Tol zélandais. La perception fut suspendue au bout de deux mois par une décision administrative. L'Escaut était libre quand éclata la Révolution de 1830.
De la fin de septembre à la fin de novembre - époque où la suspension d'armes proposée par les grandes puissances fut acceptée par les belligérants (voir notre second volume) - l'Escaut avait été bloqué de par l'état de guerre et abstraction faite de toute autre considération.
Le gouvernement provisoire, tout en donnant son assentiment à la suspension d'armes (21 novembre), l'avait subordonné à une réciprocité parfaite de la Hollande, tant par terre que par mer, y compris la levée du blocus des ports (page 166) et fleuves. Le Roi Guillaume leva le blocus d'Ostende et des côtes, mais il prétendit tenir l'Escaut fermé. La Belgique ayant réclamé, la Conférence de Londres décida (11 décembre) que la navigation de l'Escaut serait complètement libre sans autres droits de péage et de visite que ceux établis en 1814 avant la réunion de la Belgique à la Hollande.
Comme le gouvernement hollandais s'obstinait à ne pas ouvrir l'Escaut, la première chose que firent les commissaires belges envoyés à Londres fut de déclarer à la Conférence (4 janvier 1831) que la Belgique ne pourrait traiter aucun autre point avant que l'Escaut fût libre de fait.
Les plénipotentiaires des grandes puissances appuyèrent la demande de la Belgique : ils disaient que le rejet de cette demande serait envisagé par les puissances comme un acte d'hostilité envers elles-mêmes (9 janvier 1831). Le Roi Guillaume céda.
L'article 7 des Préliminaires de paix en 18 articles présentés par la Conférence aux deux parties le 26 juin 1831, portait :
« Il est entendu que les articles 108 jusqu'à 117 inclusivement de l'acte général du Congrès de Vienne, relatif à la libre navigation des fleuves et rivières navigables, seront appliqués aux fleuves et aux rivières qui traversent le territoire hollandais et le territoire belge. La mise à exécution de ces dispositions sera réglée dans le plus bref délai possible..... »
La Hollande n'accepta pas les 18 articles. La Belgique en les acceptant ne fit pas d'observation spéciale au sujet de l'article 7.
Au traité des 18 articles fut substitué, après la campagne de 1831, le traité des 24 articles que la Belgique accepta le 15 novembre. L'article 9, conçu à peu près dans le sens de l'article 7 du traité précédent, disait in fine :
« En attendant et jusqu'à ce que le règlement soit arrêté, (page 167) la navigation des fleuves et rivières navigables restera libre au commerce des deux pays qui adopteront provisoirement à cet égard les tarifs de la convention, signée le 31 mars, à Mayence, pour la libre navigation du Rhin... »
Les plénipotentiaires hollandais n'avaient pas accepté le traité des 24 articles : ils avaient même protesté formellement contre lui (14 décembre 1831). En ce qui concerne l'Escaut, ils disaient que « l'article 9 était en opposition avec les principes du droit des gens, sans exemple dans l'histoire, contraire aux droits de souveraineté de la Hollande. »
La Conférence répondait (4 janvier 1832) que ces reproches n'avaient rien de fondé :
« D'abord en ce qui concerne « les principes du droit des gens », le gouvernement néerlandais n'ignore pas que le droit des gens général est subordonné au droit des gens conventionnel, et que quand une matière est réglée par des conventions, c'est uniquement par les conventions qu'elle doit être jugée. Or, il se trouve que, depuis le rétablissement de la paix, la navigation des fleuves a fait l'objet de stipulations particulières entre les différents Etats : ainsi ce n'était point avec des principes abstraits, c'était avec les traités qui forment aujourd'hui le code politique de l'Europe que l'article en question devait être en rapport. Les traités ont considérablement altéré les privilèges que le droit des gens général attribuait aux gouvernements sur la navigation des fleuves et rivières..... »
Après avoir donné des preuves à l'appui de cette assertion, la Conférence établissait qu'il n'était pas exact de dire que ses stipulations fussent « sans exemple », puisque l'exemple était sous la main : le gouvernement néerlandais s'était engagé à prendre en considération certaines réserves lors des négociations qui règleraient la navigation de l'Escaut... La Conférence avait si peu entendu violer « les droits de souveraineté de la Hollande » qu'en arrêtant les dispositions transitoires du traité, elle avait soumis l'état des choses définitif, qui devait résulter de l'article 9, à des négociations ultérieures entre les deux parties.
La Conférence n'avait pas convaincu les plénipotentiaires (page 168) hollandais : ils revinrent à la charge dans un mémoire du 30 janvier 1832 auquel elle ne répondit plus.
Le traité des 24 articles fut successivement ratifié par les cinq puissances.
La Hollande persistait à ne pas y donner son adhésion. Elle demandait des changements (note verbale du 29 mai 1832).
Les puissances proposèrent une transaction au commencement de juin. Le cabinet de La Haye la repoussa en présentant un contre-projet de traité (note du 30 juin 1832) où il s'agissait moins de l'Escaut que de la question territoriale et de la dette.
La Conférence ne put admettre ce contre-projet (note du 10 juillet) et elle déclara que ses propositions de transaction du mois de juin étaient les dernières.
Maintien par la Hollande du contre-projet (note du 25 juillet) : nouveau refus de la Conférence.
Pendant ce temps les gouvernements hollandais et belge donnaient à leurs armements « un développement et une activité qui faisaient craindre une explosion prochaine ». (Mémorandum de la Conférence.)
Le général Goblet, en mission extraordinaire à Londres, disait à la Conférence le 9 août que, dans la polémique qui s'était engagée entre les journaux des deux pays, la presse hollandaise avait dévoilé de telles intentions par rapport à la navigation de l'Escaut, qu'on ne pouvait guère être surpris de voir s'élever en Belgique des réclamations contre l'exécution de pareilles intentions, et notamment contre l'application provisoire du tarif de Mayence à l'Escaut, quoique cette stipulation se trouvât consignée dans l'article 9 du traité accepté le 15 novembre par la Belgique. L'insistance que mettait le roi Guillaume à invoquer des modifications de ce traité et nommément de l'article 9, fournissait l'occasion au gouvernement belge d'invoquer à son tour le changement d'une stipulation de ce même article jugée contraire aux intérêts de la (page 169) Belgique. La presse belge réclamait « la libre navigation de l'Escaut sans être assujettie à des droits quelconques » : on entendait soutenir le contraire en Hollande. Quelles étaient les véritables intentions du gouvernement hollandais ?
Nous voici au « thème de lord Palmerston » dont nous avons eu déjà à nous occuper dans notre second volume.
Ce plénipotentiaire britannique, qui était placé naturellement comme intermédiaire entre les deux parties, avait surtout intérêt à connaître les intentions véritables du cabinet de La Haye, afin de pouvoir « combattre avec conviction les doutes ou les prétentions du cabinet de Bruxelles ». Après plusieurs conversations séparées, tantôt avec les plénipotentiaires de la Hollande et de la Belgique, tantôt avec les membres mêmes de la Conférence, « il tira de son propre fonds et présenta confidentiellement au plénipotentiaire hollandais, M. le baron van Zuylen, une rédaction nouvelle des points litigieux sur lesquels les deux parties paraissaient le plus éloignées de s'entendre ». (Mémoire du général Goblet.)
Nous avons dit (volume II, p. 211) que notre gouvernement qui avait quelque raison de croire que le cabinet hollandais n'accepterait par le thème de lord Palmerston, avait donné pleins pouvoirs à notre ministre, M. Van de Weyer, de négocier sur la base de ce thème. M. Goblet avait appris, en effet, que le roi Guillaume, sans entrer dans la discussion des rédactions confidentielles qui lui avaient été transmises de la part du plénipotentiaire britannique, avait adressé à la Conférence le 20 septembre 1832 une nouvelle note « plus acerbe qu'aucune des précédentes, plus éloignée qu'aucune du bon esprit de conciliation », et par laquelle il réclamait hautement, sans délai, la signature du contre-projet qu'il avait proposé par sa note du 30 juin, renouvelée par celle du 25 juillet.
Au cours de la discussion qui s'engagea sur cette note (page 170) où se trouvaient, quant à l'Escaut, « d'étranges aveux » dont la diplomatie belge devait tirer parti, il fut posé à M. le baron van Zuylen, entre autres questions, celle-ci :
« Dans le traité que le plénipotentiaire néerlandais serait prêt à signer avec la Belgique, (par une ruse de guerre que le général Goblet déjoua (volume II), le cabinet de La Haye avait feint de vouloir entamer des négociations directes avec la Belgique), admettrait-il en principe que la navigation de l'Escaut serait libre pour les navires de toutes les nations, et que ces navires ne seraient assujettis à aucune relâche, à aucune visite ni examen de cargaison, mais seulement sans distinction de pavillon, à un droit de tonnage modéré ? »
Par écrit le baron van Zuylen répondit :
«. .. Une mesure provisoire quant à la navigation de l'Escaut ayant été proposée par les puissances dans le 9° article des 24, le cabinet de La Haye y a acquiescé, et cette mesure provisoire n'ayant depuis lors fait l'objet d'aucune controverse officielle, le plénipotentiaire néerlandais ne se trouve autorisé qu'à reproduire la même stipulation... » Verbalement, il ajouta :
« Le plénipotentiaire néerlandais n'est pas autorisé à accéder à un arrangement définitif par rapport à la navigation de l'Escaut, ni même à admettre le principe d'un tel arrangement, et quant au provisoire, ses instructions ne lui permettent que d'adopter l'application du tarif de Mayence. »
Il n'était désormais plus possible à la Conférence de se refuser à ordonner l'exécution du traité du 15 novembre 1831 réclamée par la Belgique. Toutes les voies de conciliation étant épuisées, les mesures de coercition envers la Hollande furent votées embargo des navires hollandais et expédition d'Anvers (Volume II, pp. 212 et suivantes)
Après la prise de la citadelle d'Anvers, la France et l'Angleterre entrèrent en pourparlers avec le cabinet de La Haye pour arrêter une convention préliminaire qui établirait, en attendant la conclusion d'un traité définitif, (page 171) une situation provisoire entre la Hollande et la Belgique. Un projet soumis par elles le 30 décembre 1832 à la cour des Pays-Bas stipulait que « jusqu'à la conclusion d'un traité définitif entre la Hollande et la Belgique, la navigation de l'Escaut resterait libre et sans aucune entrave, comme elle l'avait été depuis le mois de janvier 1831, conformément à la déclaration faite à cette époque par la Hollande aux cinq puissances... » La Hollande répondit par ce contre-projet (5 janvier 1833) : « Jusqu'à la conclusion du traité définitif, le gouvernement néerlandais percevra sur l'Escaut un droit unique, sous le nom de droit de péage... Ce droit sera perçu à Flessingue... » Ni la France ni l'Angleterre n'acceptèrent ce contre-projet.
Nouveau projet anglo-français, du 3 février 1833 :
« La navigation de l'Escaut restera libre, et jusqu'à la conclusion d'un arrangement définitif, elle sera maintenue telle qu'elle était le 1er novembre 1832... »
Nouveau contre-projet hollandais du 5 février 1833 :
« Jusqu'à la conclusion d'un traité définitif entre la Hollande et la Belgique, la navigation de l'Escaut sera libre, sauf paiement des droits de péage et de visite établis en 1814... »
Les plénipotentiaires de France et d'Angleterre n'adhèrent pas plus à cette combinaison qu'à la précédente (note du 14 février 1833 à laquelle le plénipotentiaire Hollandais répond par un mémoire du 26).
Le 23 mars la Hollande présente à la Conférence un projet de convention provisoire stipulant, quant à l'Escaut, que « la navigation de ce fleuve restera sur le même pied qu'avant le 1er novembre 1832. »
Après avoir, encore une fois, inutilement essayé d'amener le plénipotentiaire néerlandais à signer un traité définitif lequel, en ce qui regarde l'Escaut, aurait admis « un droit unique de tonnage, sans visite ni entrave pour la navigation, » le prince de Talleyrand et lord Palmerston signèrent avec M. Dedel (le nouveau plénipotentiaire hollandais) la (page 172) convention provisoire du 21 mai 1833, dont l'article 3 porte ce qui suit :
« Tant que les relations entre la Belgique et la Hollande ne seront pas réglées par un traité définitif, Sa Majesté Néerlandaise s'engage à ne point recommencer les hostilités avec la Belgique et à laisser la navigation de l'Escaut entièrement libre. »
Le roi de Hollande persistant toujours à ne pas accepter le traité des 24 articles, les négociations continuaient à la Conférence de Londres.
En juillet et août 1833 on y discuta deux projets confidentiels déposés par les plénipotentiaires hollandais. A un certain moment la Conférence eut l'espoir d'aboutir dans la question de l'Escaut en combinant les concessions réciproques des plénipotentiaires des deux pays. La Belgique se montrait conciliante en vue d'obtenir l'adhésion du roi Guillaume au traité de paix. Voici l'historique des négociations suivies pendant cette période :
Séance du 13 août. Les membres de la Conférence croyaient toucher au terme de leurs travaux, lorsqu'ils se virent tout à coup arrêtés par la découverte qu'ils avaient été induits en erreur à l'égard des concessions offertes par les plénipotentiaires hollandais (M. le baron Verstolk de Soelen et M. Salomon Dedel) sur le point le plus essentiel, savoir sur le montant du droit de navigation sur l'Escaut. Ils avaient compris que le gouvernement néerlandais ne demandait pas au delà de fl. 1.50 par tonneau, et ils avaient basé là-dessus toute la négociation avec les plénipotentiaires belges. Les plénipotentiaires néerlandais prononcèrent maintenant pour la première fois qu'ils ne pouvaient descendre au-dessous de fl. 1.75... Les concessions qu'on avait paru disposé à faire, dans ces suppositions aujourd'hui trouvées inexactes, furent nécessairement considérées comme non avenues... La conférence se vit arrêtée malgré elle dans la négociation...
Séance du 24 août. La Conférence revint à la charge. Elle demanda aux plénipotentiaires néerlandais s'ils consentiraient à fixer le droit de tonnage sur l'Escaut à fl. 1.50. Leur réponse fut négative. Ils réclamèrent un taux plus élevé, en déclarant avoir à cet égard les (page 173) mains liées. Cet aveu fit disparaître pour le moment tout espoir d'avancer dans la négociation.
La Conférence cessa ses travaux à cette date pour les reprendre cinq ans plus tard ; quand le roi Guillaume lui fit notifier (14 mars 1838) qu'il adhérait enfin au traité des 24 articles.
La Belgique se crut alors en droit (volume II, chapitre VIII) de ne plus accepter forcément et simplement un accord demeuré si longtemps sans exécution ; elle se flattait d'obtenir des modifications à ce traité du 15 novembre 1831 qu'elle avait signé avec tant de répugnance.
La plus grande partie de l'année 1838 se passa en pourparlers tantôt officieux, tantôt officiels. Négociations plus difficiles et plus compliquées que jamais, disions-nous (volume II, p. 432) ; on rentrait dans l'ère des protocoles de 1831-1832 et, avec elle, dans l'ère des intrigues et des roueries, des sacrifices pénibles et des cruelles déceptions. Le cabinet de Theux-Ernst poursuivait avant tout un double but : le rachat du territoire sacrifié en 1831 et l'abaissement de la dette. L'Escaut n'était qu'au second plan.
Toutefois, dans l'affaire de l'Escaut comme dans les deux autres, les circonstances n'étaient plus ce qu'elles avaient été en 1833. Nous pensions être fondés à demander autre chose que la rédaction proposée alors au sujet de la navigation du fleuve.
Dans le mémoire qu'il présenta à cet effet, au commencement de janvier 1839, M. Van de Weyer exposait à la Conférence que si, pendant les négociations de 1833, les plénipotentiaires belges avaient pu admettre quelques dispositions relatives à la question fluviale qui leur paraissaient cependant susceptibles d'équitables modifications, c'est qu'à cette époque ils voulaient donner un gage de paix à l'Europe le roi Guillaume n'avait pas encore (page 174) souscrit au traité des 24 articles et la Conférence craignait de poser de nouvelles conditions qui eussent pu retarder l'adhésion de ce souverain. On espérait d'ailleurs trouver dans la conclusion immédiate d'un traité et dans les avantages qui devaient en être la conséquence, une compensation à des conditions onéreuses... Il était incontestable que jamais, depuis l'annulation du désastreux traité de Munster, aucun droit, autre que celui du pilotage, n'avait été perçu sur l'Escaut. Conséquemment, en stricte équité, on ne pourrait, sans contrevenir aux actes du Congrès de Vienne (n°16, articles 2 et 4) établir d'autres péages que ceux qui étaient réellement dus pour la prestation d'un service rendu, tel que celui du pilotage...
« ... Que si la Hollande objectait qu'en 1813 on a remis en vigueur sur l'Escaut un ancien Tol seigneurial et domanial décrété en 1519, on répondrait que cela a été fait subrepticement et que ce Tol est tombé devant les réclamations unanimes de la Belgique, après deux mois d'existence seulement et, partant, bien avant l'acte du Congrès de Vienne. Le Prince Souverain lui-même ayant reconnu l'illégalité de ce Tol a fait rembourser tous les droits qui avaient été perçus... Les puissances médiatrices pouvaient-elles consentir, par l'établissement d'un péage, à imposer, au profit de la Hollande, à leur propre navigation sur l'Escaut une charge nouvelle et accablante ?... »
M. Van de Weyer savait que le projet d'une nouvelle rédaction de l'article 9 du traité du 15 novembre 1831 venait d'être envoyé confidentiellement à Londres. D'après ce projet il serait perçu par le gouvernement des Pays-Bas sur la navigation de l'Escaut et de son embouchure un droit unique de fl. 1.50 par tonneau. M. Van de Weyer se demandait pourquoi, en admettant qu'on acceptât le principe du péage et le droit de fl. 1.50, on ne répartirait pas ce droit non point comme dans le projet nouveau, mais d'après la proportion établie dans le thème Palmerston (60 cents à la remonte et 40 cents à la descente). Pourquoi, en ce qui concernait le canal de Terneuzen, songeait-on à dévier du principe en vertu duquel en 1832 il avait été décidé que la perception du péage ne se ferait que sur le (page 175) territoire belge ? Pouvait-on admettre, avec le rédacteur du projet, que des agents hollandais vinssent percevoir le péage à Anvers et Terneuzen ? D'ailleurs, d'après le thème Palmerston, la Belgique aurait été autorisée à se rédimer du péage moyennant une somme annuelle de 150,000 florins...
«...Les cinq hautes puissances reconnaîtront, il faut l'espérer, qu'elles garantiraient les intérêts de leur propre navigation en donnant cette permission à la Belgique. Elles ne perdront pas non plus de vue que le péage de fl. 1.50 n'a été consenti en 1833 que dans l'espoir d'arriver à un arrangement immédiat et aux économies qui en devaient résulter, que la condition sine qua non qui a été mise à ce consentement était l'obtention de l'indépendance absolue du balisage, pilotage et de la pêche, ainsi que la libre navigation des eaux intermédiaires qui lient l'Escaut au Rhin... »
La Conférence ne s'arrêta point à ces considérations. La Belgique n'obtint pas plus satisfaction sur la question de l'Escaut que sur la question territoriale. On se contenta d'amender le règlement de la dette.
Le projet que la Conférence présenta le 23 janvier 1839 à l'acceptation de la Hollande et de la Belgique autorisait la perception par les Pays-Bas sur la navigation de l'Escaut et de ses embouchures d'un droit unique de fl. 1.50 par tonneau, savoir : fl. 1.12 pour la remonte. et fl. 0.38 pour la descente ; les agents néerlandais feraient la perception à Anvers et à Terneuzen. (Note de bas de page : L'article 17 d'un traité du 5 novembre 1842 termine un long différend provoqué par l'interprétation de ces mots : « droit unique. » Il ne reconnaît, outre le droit de fl. 1.50, que les droits de pilotage et de feux, considérés comme le prix de prestation de service.) Il ne mentionnait pas (on a prétendu que c'était un oubli...) la faculté de racheter le péage.
Ce fut sans doute sur la question territoriale que porta surtout la discussion dans le parlement, mais la question de l'Escaut ne fut pas négligée. Il suffit pour s'en convaincre de relire les discours de MM. Desmet, Dechamps, Decoen et Dumortier à la Chambre, de MM. Cassiers et Lefebvre-Meuret au sénat. Parmi les quarante-deux députés et les quatorze sénateurs qui se refusèrent à voter le traité de 1839, il en cst plus d'un dont l'opposition fut principalement motivée par les dispositions relatives à l'Escaut.
Quand il avait sollicité des Chambres l'approbation du traité, le gouvernement avait promis qu'il renouvellerait la proposition de racheter le péage par le paiement direct d'une rente à la Hollande. Il avait ajouté que « si cette tentative échouait encore, il rechercherait un autre moyen de parer au préjudice que le péage causerait à la navigation. » La tentative fut faite en effet. Pendant les mois de février, mars et avril les plénipotentiaires belges firent d'actives démarches, surtout auprès de lord Palmerston. Mais il était plus que douteux que la Belgique réussît à obtenir l'arrentement du péage, depuis que lord Palmerston avait dit à M. Van de Weyer le 2 mars : « Vous n'avez aucune chance d'obtenir de la Hollande qu'elle vous accorde cette faculté. La question du rachat est considérée comme abandonnée depuis qu'on a réglé le mode et le lieu de perception du droit de fl. 1.50. Je ne sais pas ce qui pourrait porter la Hollande sur ce point, à moins que la Belgique ne dépassât de beaucoup les calculs approximatifs faits sur l'extension dont la navigation de l'Escaut est susceptible. D'après les tableaux de l'année 1838, cette somme s'élèverait à 360,000 florins environ. Or, vous n'en offrez que 225,000... » Et en effet dans les pourparlers qui eurent lieu au milieu d'avril en vue d'arrêter certaines mesures complétives du traité, de convenir de l'interprétation de quelques points douteux et de faire subsidiairement certaines propositions dont l'adoption devait rassurer la Belgique sur les conséquences du traité, nos plénipotentiaires, tout en ayant eu gain de cause sur la plupart des points litigieux, se virent éconduits pour l'arrentement du péage. Lord Palmerston, dans les instructions qu'il (page 177) avait données au ministre britannique à La Haye pour engager le gouvernement hollandais à la conciliation, net parlait pas de l'arrentement, l'admission d'une pareille demande n'ayant toujours à son avis aucune chance de succès.
Le gouvernement belge avait donc désormais à aviser au « moyen de parer au préjudice que le péage causait à la navigation. »
Telle est la portée du projet de loi qu'il déposa le 2 mai 1839 :
L'article premier de ce projet stipulait : « Le péage à percevoir par le gouvernement des Pays-Bas sur la navigation de l'Escaut pour se rendre de la mer en Belgique ou de Belgique à la mer par l'Escaut ou le canal de Terneuzen sera remboursé par l'Etat aux navires de toutes les nations, les navires néerlandais exceptés. »
La section centrale de la Chambre des représentants partagea unanimement l'avis du gouvernement sur le principe de remboursement.
Rogier, rapporteur de la section qui se montra peut-être trop aimable pour l'acte de la Conférence du 23 janvier 1839 auquel les deux cinquièmes de la Chambre avaient fait une si vive opposition, disait :
« ... L'article 9, interprété sainement comme il l'a été par la Conférence (14-18 avril) et libéralement exécuté comme il faut qu'il le soit par nous et par la Hollande, ne ressuscite pas pour l'Escaut le traité de Munster. La liberté du fleuve avait été proclamée en principe par le traité de Vienne. L'acte du 23 janvier organise sur des bases définitives et pratiques cette liberté restée jusque-là à l'état de principe. Il consacre, pour la libre fréquentation du fleuve par le commerce de toutes les nations, des garanties précises et nouvelles dont aucune autre rivière peut être, placée dans les mêmes conditions (page 178) topographiques, ne jouit au même degré ; et loin qu'il reconnaisse la souveraineté exclusive de la Hollande sur l'Escaut, il appelle de la manière la plus explicite la Belgique au partage de cette souveraineté... »
Il prouvait ce partage par la faculté accordée à la Belgique d'établir ses pilotes en concurrence avec ceux de la Hollande à l'embouchure du fleuve, ce qui garantissait la sécurité de la navigation, la régularité et la rapidité du transport ; par la surveillance en commun du balisage et des passes de l'Escaut, qui remettait la police du fleuve et sa conservation aux mains de la Belgique ; par l'exercice du droit de pêche et du commerce de pêcherie dans toute l'étendue de l'Escaut attribué à la Belgique sur le pied d'une parfaite réciprocité et égalité avec la Hollande. La section centrale estimait que c'était « pour prix de ce partage, en compensation des avantages et des prérogatives dont la Hollande était dessaisie, que l'Escaut se trouverait grevé d'une redevance au profit de cette puissance ». Ainsi compris « et il ne pouvait l'être autrement,» disait le rapporteur, le péage était loin de ressembler à un tribut honteux. Mais il était exagéré et s'il avait dû peser sur la navigation, les garanties énumérées plus haut auraient été vaines en partie.
Se plaçant au point de vue de la nationalité, Rogier démontrait que faire supporter le péage à la navigation, ce serait établir entre l'ancien état de choses et l'état nouveau un fâcheux parallèle :
« ... L'Escaut belge doit être aussi accessible au commerce des nations que l'était l'Escaut des Pays-Bas, et si l'étranger doit s'apercevoir d'un changement de régime, ce ne devrait être qu'à la libéralité plus grande de nos institutions. Certes, en prenant tout entier à sa charge le droit nouveau imposé au commerce de tous les peuples, la Belgique agit avec libéralité. Mais l'Escaut, s'il est le fleuve le mieux situé, le plus commode et le plus facile peut-être, n'est cependant pas le seul par où le commerce étranger puisse établir des relations avec le continent européen. C'est dire assez que l'intérêt du pays s'accorde parfaitement ici avec une politique libérale... »
(page 179) D'accord avec le gouvernement sur le principe du remboursement du péage, la section centrale se sépara de lui sur l'exception proposée à l'égard des navires néerlandais. Voici le passage du rapport de Rogier qui a trait à cette exception :
« ... Au premier aspect, il faut le dire, l'exception dont il s'agit n'apparaît que comme équitable et naturelle. Si la Hollande, dit-on avec le projet ministériel, veut affranchir ses propres navires du péage qui lui est attribué sur l'Escaut, libre à elle de les en exempter. Ce n'est pas à la Belgique à dégrever la Hollande d'une charge créée à son profit. Mais il y a une différence entre le gouvernement et le commerce hollandais. Ce n'est pas au profit de ces derniers, mais bien du trésor public de la Hollande que se percevra le péage. Supposer que le trésor se privera du montant des droits dus par les navires hollandais naviguant sur l'Escaut, c'est admettre en quelque sorte que le gouvernement hollandais exciterait, par une prime indirecte, cette navigation à se diriger sur nos ports, même au préjudice des siens... Le maintien de l'exception offrirait encore cette anomalie que les navires hollandais seraient assujettis, en Belgique, à deux régimes différents, suivant le point de nos côtes où ils aborderaient. Traités sur le pied des navires de toutes les nations quand ils se présenteraient aux ports d'Ostende et de Nieuport, ils subiraient la charge exceptionnelle quand ils se dirigeraient sur Anvers, Gand, Bruxelles, Louvain, etc... »
Une dernière considération avait particulièrement déterminé la section centrale à proposer le retranchement de la disposition exceptionnelle du projet : c'était la nécessité d'aider efficacement à une réconciliation qui était dans le vœu de tout le monde :
« ... Au moment où la Belgique va établir ou régulariser avec la Hollande des relations d'industrie et de commerce également profitables aux deux pays, au moment où, après bientôt neuf années de séparation hostile, Belges et Hollandais vont substituer à des relations secrètes et de défiance des rapports ouverts et de bon voisinage, on a pensé que cette réconciliation des intérêts s'opérerait sans doute sous de meilleures auspices en effaçant de la loi une exception qui, toute naturelle qu'elle paraisse, placerait cependant le commerce hollandais hors du droit commun en Belgique... »
La Chambre vota la loi (sans l'exception) par (page 180) soixante et une voix contre quinze et deux abstentions ; le sénat par vingt-deux voix contre huit. (Note de bas de page : Sur la proposition de Lebeau (volume III, p. 4) on inscrivit dans la loi cette disposition : « S'il se présente pour l'un des pavillons étrangers, des motifs graves et spéciaux, le gouvernement est autorisé à suspendre provisoirement à son égard le remboursement du péage. »
L'article 2 de cette loi (du 5 juin 1839) stipulait que l'on devrait avant le 1er janvier 1843 examiner si le bénéfice du remboursement du péage serait maintenu en faveur des pays avec lesquels il ne serait pas intervenu d'arrangements commerciaux de douanes ou de navigation.
En désaccord avec la Chambre de commerce d'Anvers qui demandait que l'on donnât à la loi un caractère définitif, les Chambres de Bruges, de Bruxelles, de Gand, de Louvain et d'Ostende furent d'avis que le remboursement devait être refusé aux navires des nations qui ne traitaient pas les bâtiments belges comme les leurs propres. Les deux premières demandèrent expressément l'exclusion du pavillon néerlandais du bénéfice de la loi.
Le gouvernement, eu égard aux négociations entamées avec les nations étrangères, proposa à la législature de proroger jusqu'au 1er juin 1846 le terme inscrit dans la loi de 1839.
La section centrale réduisit de trois ans à un le délai réclamé par le gouvernement.
Le projet ne fut pas discuté dans la session de 1842-1843. Il resta à l'ordre du jour jusqu'en 1848, époque où la Chambre fut dissoute.
Il n'avait pas encore été représenté au moment où Rogier revint aux affaires en 1857.
L'année précédente, comme on discutait à Copenhague (page 181) dans une conférence internationale les conditions auxquelles les péages du Sund et des Belts pourraient être abolis, le gouvernement belge avait saisi cette occasion pour rappeler que ce n'était pas la Belgique qui devait le péage de l'Escaut. Il avait offert le remboursement du péage de l'Escaut aux navires danois aux lieu et place de sa quote-part dans les capitalisations des péages du Sund et des Belts. La convention qui avait donné satisfaction à cette juste prétention, nous était utile à un point de vue général. L'Europe, s'était habituée à penser que ce que nous donnions en fait, nous le devions en droit. « En interrompant cette sorte de prescription, on rappelait la diplomatie à la vraie signification du traité de 1839. » (Convention du 14 mars 1857).
La conduite de notre département des affaires étrangères était fort habile. Quand les péages du nord de l'Europe seraient tombés, il deviendrait plus facile d'attaquer le péage de l'Escaut. Il fallait faire servir l'abolition de ceux-là à l'abolition de celui-ci. C'étaient des précédents, des jalons, un avertissement. (Note de bas de page : Le gouvernement fit un second pas dans cette voie en 1857 (traité de navigation avec les Deux-Siciles). Pour tenir compte du remboursement du péage de l'Escaut, Sa Majesté Sicilienne accorda au pavillon belge, dans ses Etats, une remise de 10 p. c. sur les droits d'entrée et de sortie... De plus la faculté était réservée à la Belgique de rapporter la loi du 5 juin 1839 sans que, dans cette éventualité, l'autre partie pût dénoncer l'arrangement.) On lira avec intérêt sur l'abolition des péages du Sund et des Belts l'exposé des motifs du traité général et de la convention particulière qui furent soumis à notre Parlement le 18 mars 1857. La Belgique, disait le vicomte Vilain XIIII, devrait être « la dernière à trouver mauvais que l'Europe rachetât de ses deniers un péage de cette nature ». Il appréciait dans ces termes le traité général et la convention particulière :
« Le traité général, c'est, à certains égards, une application nouvelle des règles déjà proclamées en 1815 au Congrès de Vienne, parfois oubliées depuis, mais récemment remises en pratique dans la Plata et sur le Danube.
(page 182) La convention particulière, c'est la sanction de ce principe que le remboursement du péage de l'Escaut par la Belgique n'est pour personne un droit acquis, sauf, bien entendu, les stipulations de nos traités de commerce et jusqu'à leur échéance.3
Et la section centrale de la Chambre, abondant dans le sens du gouvernement, disait par l'organe de son rapporteur, M. Van Iseghem :
« Nous avions intérêt à faire reconnaître par l'Europe que le rachat du péage sur l'Escaut ne devait pas se faire par la Belgique seule, mais par toutes les puissances, suivant l'importance de leur propre navigation. »
Lorsque le ministre des affaires étrangères adressa le 20 août 1858 aux ministres de Belgique à Londres, à Paris, à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, à Washington, à La Haye, à Turin, le travail de M. Lambermont sur la question de l'Escaut, c'était, dit-il, à titre seulement de « document à consulter » et pour qu'ils fussent mis « au courant des précédents ». Dans la lettre d'envoi il insistait sur l'utilité de « rappeler à quelques-uns et d'apprendre à beaucoup » que la Belgique n'était pas tenue, de par les traités de 1839, à acquitter le péage de l'Escaut aux lieu et place des nations étrangères. Près de vingt ans s'étaient passés depuis que la Belgique avait pris la résolution de rembourser cette taxe aux navires étrangers. Il s'agissait alors d'empêcher le mouvement commercial de s'arrêter ou de se détourner, et on évaluait à 500,000 francs la charge que s'imposait le trésor belge. Mais la navigation dans l'Escaut « approchait, en 1858, d'un million de tonneaux », et la rente servie par la Belgique « était montée à près de 1,600,000 francs ». La situation avait changé... Toutefois, en pareille matière, il n'était point aisé de revenir sur ses pas.
Que la Conférence de Londres n'eût pas toujours eu de 1831 à 1833 la même manière de voir quant au péage, deux faits n'en restaient pas moins acquis ; elle avait voulu (page 183) en 1839 l'établissement de ce péage et la Belgique l'avait accepté.
Il ne servait de rien de récriminer, et il n'y avait plus à revenir là-dessus sous peine de provoquer des difficultés commerciales et politiques indiquées fort judicieusement dans le « Plan » de M. Lambermont qui servait de conclusion à l'exposé de la question. Nous devions respecter le traité de paix avec la Hollande qui était, au point de vue extérieur, la base de notre existence comme nation, car non seulement il reconnaissait notre indépendance et notre neutralité, mais il les garantissait. M. Lambermont ajoutait que nous avions déjà assez vécu pour avoir eu l'occasion d'apprécier combien nous valait dans les grandes. crises européennes, la position simple et solide qu'il nous créait.
D'autre part il faisait remarquer que ce n'était qu'avec une circonspection infinie que l'on pourrait employer l'aide des tiers pour obtenir la capitalisation : les tiers, c'est-à-dire ceux qui n'avaient pas signé le traité de 1839, seraient en droit de refuser le péage. Quant aux puissances signataires du traité, elles n'étaient pas obligées de se prêter à la capitalisation. La Hollande ne serait pas obligée non plus d'accepter la capitalisation, si on la lui offrait. Bref, on ne parviendrait pas à la capitalisation en se plaçant sur le terrain du droit positif.
Que faire ?
Tout en continuant, dans la question de la suppression du péage hanovrien de Stade ou de Brunshausen, la campagne qui avait été si bien menée précédemment (Cf. documents parlementaires n°71 et 102. Chambre des représentants ; séances du 20 février et du 16 mars 1861 : « Ce que nous avons fait avec le Danemark, dit M. de Vrière, dans son exposé des motifs de la convention conclue entre le Hanovre et la Belgique au sujet du péage de Stade le 13 février 1861, nous le faisons avec le Hanovre. »), (page 184) il fallait travailler à amener une situation telle que la Hollande eût intérêt à accepter, et les puissances intérêt à offrir la capitalisation.
La première partie de la tâche n'était pas la plus épineuse. Les considérations invoquées à cet égard dans le Plan des négociations pouvaient faciliter le travail de ceux qui auraient à traiter avec la Cour de La Haye. La vraie difficulté serait de décider les Etats étrangers à payer leur quote-part avec nous, la plupart de nos traités contenant une clause par laquelle nous nous obligions à rembourser le péage à leurs navires.
Pour éliminer cette difficulté, il était nécessaire de dénoncer tous les traités en vigueur, ce qui mettrait en question et peut-être en péril l'ensemble de notre mouvement commercial.
Il fallait en outre arriver à remplacer les anciens traités par de nouveaux arrangements préparant les voies à la capitalisation.
Les deux tâches ne pouvaient s'entamer d'emblée ni être menées de front.
D'une part, en effet, les traités existants, de durée différente, ne devaient venir que successivement à échéance. De l'autre, il était à prévoir que si le rachat de l'Escaut était dès l'abord posé comme le but des nouveaux traités, les puissances intéressées ne se départiraient point de la garantie qui les protégeait contre les sacrifices financiers qu'il s'agissait de leur demander.
L'entreprise, pour être menée à bien, exigeait donc un certain nombre d'années et elle supposait une série de négociations à poursuivre avec les Etats maritimes des deux mondes jusqu'à ce que la Belgique ayant repris sa liberté d'action quant au remboursement du péage et les puissances intéressées étant toutes individuellement liées avec elle quant au rachat, la réunion d'une conférence n'aurait plus d'autre objet que de consacrer l'accord général.
(page 185) MM. Van de Weyer et Banning (Histoire des relations extérieures de la Belgique depuis 1830 ; deuxième partie de la Patria belgica) revendiquent avec raison pour la Belgique l'honneur d'avoir fait les premiers pas dans la voie de la liberté commerciale où, à partir du traité anglo-français du 23 janvier 1860, tous les Etats européens sont successivement entrés. Les réformes qui furent introduites dans notre législation douanière dès 1849 pendant le premier ministère Rogier-Frère tendaient manifestement à ce but. La suppression des droits différentiels accomplie en 1858 fournit des bases plus larges à nos négociateurs que guidèrent désormais deux principes essentiels : l'assimilation complète du pavillon et le traitement de la nation la plus favorisée tant pour l'entrée que pour la sortie des marchandises. « Le gouvernement allait, dit M. Banning, saisir les Chambres en 1860 d'un projet général conçu dans le sens du libre échange, quand intervint le traité de commerce entre la France et l'Angleterre. Cet incident modifia sur-le-champ les vues du cabinet ; au lieu d'opérer la réforme économique par mesure législative, il résolut de la faire par la voie diplomatique, plus avantageuse au pays, puisqu'elle devait lui procurer des compensations immédiates. »
Dans l'ordre chronologique viennent les traités avec la France (1er mai 1861), l'Angleterre (28 juillet 1862), la Suisse (11 décembre 1862), l'Espagne (25 février 1863), le Zollverein (28 mars 1863), l'Italie (9 avril 1863), les Pays-Bas (12 mai 1863), les Etats-Unis (20 mai 1863). Le couronnement de ce grand travail de transformation devait être l'affranchissement de l'Escaut par un traité européen. Indépendamment des clauses relatives au commerce et à la navigation, tous les traités particuliers que nous venons de citer contenaient une disposition qui précisément rendait à la Belgique la liberté d'action qu'elle cherchait à reprendre dès le début de ces longues et difficiles négociations.
(page 186) Le traité avec la France venait d'être signé quand Rogier prit en octobre 1861 la succession de M. de Vrière.
Les négociations avec la Suisse, l'Espagne, etc. marchèrent parallèlement comme on le voit par les dates des traités conclus ultérieurement. Mais c'est du côté surtout de l'Angleterre et de la Hollande que portent les efforts personnels de Rogier, à en juger par sa correspondance de 1861 et 1862 avec nos ministres à Londres et à La Haye.
A peine installé à l'hôtel des affaires étrangères, il écrit à M. Van de Weyer. Il le félicite d'abord de la « part importante » que, dans les négociations entamées pour le traité avec l'Angleterre, il a assignée au rachat du péage de l'Escaut,« cette erreur du traité de 1831 qui ne sera pas un des plus beaux fleurons de la couronne diplomatique de lord Palmeston ». Il exprime l'espoir que, grâce à l'habileté de son ancien collègue du gouvernement provisoire, l'Angleterre se prêtera à réparer l'erreur ; qu'elle aura à cœur de « faire disparaître cette tache diplomatique de ses archives et du droit public moderne ». Il eût été d'autant plus fâcheux pour elle de s'y refuser que les autres puissances se montraient toutes disposées à un arrangement, et que son intérêt non moins que son honneur lui conseillait de « se mettre à la tête plutôt qu'à la queue de cette réforme commerciale... ». Voici la fin toute entière de cette lettre, la première écrite par le ministre des affaires étrangères à son ancien collègue de 1830 devenu son subordonné :
« ... En prenant sa part professionnelle dans la capitalisation du péage, l'Angleterre se verrait en même temps affranchie des droits de tonnage, du pilotage et de port qu'elle paye à la Belgique. Or, l'accumulation de ces droits est considérable, et ils sont destinés à s'accroître d'année en année à mesure que s'accroissent ses relations commerciales avec le port d'Anvers. Il est évident que l'Angleterre (page 187) fait un excellent marché, si en payant 7 à 8 millions par exemple pour sa part dans le remboursement du péage, elle a à payer en moins à la Belgique des droits de tonnage, pilotage et port qui égalent à peu près aujourd'hui, et qui dépasseront bientôt et toujours progressivement les intérêts de la somme que lui coûterait le rachat. Cela est facile à démontrer par des chiffres et il ne faut pas être très habile calculateur pour comprendre le bénéfice que l'Angleterre trouverait en fin de compte à cette spéculation.
« L'Angleterre n'a pas au surplus habitué le monde à des procédés étroits et sordides. Elle tient et doit tenir à garder la première place dans l'émancipation commerciale qu'elle a eu l'honneur de proclamer et de pratiquer.
« Je n'ai pas besoin de vous dire, mon cher et ancien collègue, toute l'importance que nous attachons à cette partie du traité. La question de l'Escaut bien résolue nous aiderait à faire passer le traité tout entier, et l'honneur serait grand pour le représentant de la Belgique qui aurait fait disparaître du droit public européen ces vestiges du moyen âge qui le déshonorent. Ce qui a été fait pour le Sund, pour l'Elbe, pour le Danube doit être appliqué à l'Escaut sous peine d'inconséquence flagrante.
« Permettez-moi ces quelques lignes écrites à la hâte et qui ne sont pas à la hauteur de la question dont vous avez la solution à poursuivre. Vous y mettrez, j'en suis certain, toute votre persévérance et toute votre habileté, et vous parviendrez à gagner une cause qui ne demande qu'un bon avocat pour être gagnée.
« Recevez l'assurance de mes anciens sentiments affectueux et dévoués.
« Ch. Rogier. »
M. Van de Weyer « heureux d'entrer en relations plus directes et plus intimes avec un ancien du Provisoire », promet à Rogier de « remuer ciel et terre pour que notre beau fleuve soit enfin libre ». Il ne dissimule pas qu'il aura à « combattre beaucoup de préventions d'un côté, beaucoup d'ignorances, candidement avouées, de l'autre ». (Lettre du 29 octobre 1861.) D'un entretien avec Lord Russel et M. Milner-Gibson, il avait rapporté l'impression que l'opposition venait plutôt du Foreign Office que du Board of Trade (lettre du 15 novembre). Sur le conseil de Rogier, il vit lord Palmerston, rappela à son souvenir ses premières campagnes en faveur de la Belgique, et l'engagea (page 188) à compléter en 1861 son œuvre de 1831 (lettre du 16 novembre).
Les préventions dont M. Van de Weyer parlait le 29 octobre étaient si enracinées que Rogier demanda au Roi d'user de son influence personnelle à Londres pour les dissiper. Un billet de M. Van Praet à Rogier (du 6 décembre) porte : «Le Roi me dit qu'il vient d'écrire très fortement à Lord Russell sur la question de l'Escaut. »
Lorsque les difficultés tendaient à s'apaiser du côté de l'Angleterre, il en surgit d'autres du côté de la Hollande, où certaines indiscrétions commises par la presse (lettre du ministre belge Baron du Jardin à Rogier) compromettaient le succès des négociations. La Belgique avait fait proposer au cabinet hollandais comme bases du rachat du péage la moyenne de dix ans (de 1851 à 1860) et le denier vingt. Elle n'était pas décidée à de plus lourds sacrifices : c'étaient les seules conditions au moyen desquelles elle avait l'espoir de faire accepter la capitalisation par les autres Etats. Le gouvernement hollandais, d'abord assez disposé à traiter sur ces bases, changea d'attitude en présence des attaques de la presse qui le trouvait trop accommodant, et comme dans cette affaire le cabinet de Saint-James réglait en quelque sorte sa conduite sur celle du cabinet de La Haye, les retards de la négociation spéciale pour le rachat du péage entraînèrent des retards dans la conclusion du traité de commerce.
L'opinion publique en Angleterre aurait peut-être pu faire aboutir les deux négociations plus rapidement. Un moment on s'était bercé à Bruxelles de cet espoir, légitime après tout. Le commerce et les armateurs anglais, ainsi que certaines industries en Angleterre, étaient, après la Hollande et la Belgique, les plus directement intéressés au prompt règlement de la capitalisation du péage ; ils (page 189) étaient également fort intéressés à la conclusion du nouveau traité de commerce qui aurait pour résultat d'augmenter leurs affaires avec notre pays. En faisant, écrivait de Hambourg notre ministre M. Bosch-Spencer, agir leur influence sur leurs amis du Parlement et sur ceux de la presse, ils obligeraient promptement le gouvernement britannique à accepter nos propositions concernant la capitalisation, afin que le gouvernement du Roi pût consentir en même temps à la signature du traité. Nous ne savons pas si appel a été fait à l'influence, fictive ou réelle, des commerçants et armateurs en question, ou s'il ne leur a pas plu d'user de cette influence, ou enfin si elle a été impuissante : toujours est-il que, au milieu de complications de toute espèce provoquées par de graves divergences d'intérêts, Rogier reconnut au commencement de 1862 la nécessité de séparer la négociation du traité de commerce de la négociation de la capitalisation. A chaque jour suffit sa peine : on ferait le traité de commerce en 1862 et on essaierait d'obtenir la liberté de l'Escaut en 1863.
Encore fallut-il que Rogier allât à Londres pendant deux ou trois semaines pour trancher les dernières difficultés qui empêchaient la conclusion du traité de commerce. Des lettres fort intéressantes que M. Lambermont lui envoya (page 190) à cette époque concernant d'autres questions délicates, prouvent que le poste des affaires étrangères était loin d'être une sinécure pour Rogier.
Rogier déposa au Parlement le 25 juillet le projet de traité de commerce avec l'Angleterre. Les Chambres le votèrent au mois d'août. Mais ce ne fut pas sans une violente opposition des protectionnistes qui n'avaient pas précisément lieu d'en être enthousiastes comme on le voit par ce passage d'une lettre écrite cinq mois après (15 décembre) par Rogier à Van de Weyer au sujet de certaines concessions obtenues de l'Angleterre :
« ... Grâce à ces concessions, il nous a été donné d'étouffer dans leur germe des mécontentements qui n'attendaient qu'un échec de notre part pour se produire et créer peut-être au sein de la seconde ville du royaume une situation semblable à celle dont Anvers nous donne en ce moment le triste spectacle, avec cette différence en faveur de Gand que ces griefs avaient au moins une apparence de fondement... »
Le triste spectacle auquel faisait allusion Rogier durait depuis plusieurs mois. La population anversoise qui avait accueilli avec des transports de joie la solution donnée en 1859 à la question des fortifications, était extrêmement mécontente des décisions prises par le gouvernement quant aux servitudes commandées par la citadelle du Nord. Elle n'admettait pas que le rayon de ces servitudes s'étendît jusqu'à ses nombreux établissements maritimes et elle protestait contre l'intention manifestée par le ministère de ne donner aucune indemnité aux propriétaires lésés de ce chef. (Cf. GOBLET : Cinquante ans de liberté, p. 102.)
Dans un premier meeting organisé par la Commission des Servitudes militaires au mois de février 1862 il avait été prononcé des discours violents contre le cabinet, (page 191) spécialement contre le ministre de la Guerre. Un mois plus tard. (10 mars) les cris de : « A bas Chazal ! A bas le ministère ! » avaient éclaté plus bruyants encore. Sur la question des servitudes s'était greffé un incident particulier, celui du lieutenant-colonel Hayez, auquel le département de la Guerre, conformément à des précédents administratifs que l'on ne pouvait pas d'ailleurs nier, avait appliqué une mesure dont la cour de cassation proclama l'illégalité (25 mars) et dont les Anversois se firent une arme nouvelle contre le gouvernement.
Irrités de l'attitude de la Chambre qui, par 65 voix contre 27 (9 avril 1862) s'était montrée défavorable à leurs réclamations, les chefs du mouvement antimilitariste, alliés au parti catholique qui ne pouvait négliger l'occasion de faire échec au cabinet, donnèrent à l'agitation des proportions de plus en plus inquiétantes. Dans un des meetings on proposa de « déposer Rogier » traître à Anvers, et « d'attacher Chazal à la gueule de ses canons » ; un orateur (?) « s'étonne qu'on n'ait pas tordu le cou à Frère » (22 avril).
Le Roi, fort souffrant depuis quelques mois, venait de subir l'opération de la pierre. (Note de bas de page : Une affection pulmonaire, que les médecins réussirent à enrayer au bout de six jours, reparut plus grave vers le milieu de juin pour ne disparaître définitivement qu'au commencement de septembre. Toutefois la santé du Roi paraît être restée précaire jusqu'à sa mort survenue trois ans après.) Son état de santé inspirait de telles inquiétudes que le cabinet avait télégraphié au Duc de Brabant, alors dans le Midi, de revenir en toute hâte et c'était ce moment que les agitateurs anversois choisissaient pour frapper plus fort que jamais sur « un gouvernement complice de la Royauté ! »
Un parlementaire à l'esprit très modéré assurément, M. Eudore Pirmez disait à cette époque :
« ... S'il est une ville qui n'a pas le droit de se plaindre du système de défense nationale qui a été adopté, c'est la ville d'Anvers. Toutes nos forces militaires sont destinées à protéger Anvers avant tout et à (page 192) livrer pour cette ville les plus suprêmes combats ; on serait tenté de croire que l'armée n'existe que pour sauver Anvers, et c'est Anvers qui se plaint !... On paraît toujours oublier que cette ville ne vient pas d'être convertie en place de guerre, qu'elle s'est agrandie dans des conditions que nous n'avons fait que développer... »
Telle était la note des discours de Rogier et du général Chazal chaque fois que la question d'Anvers revenait devant le Parlement. Rien n'y faisait. Des pétitions de plus en plus agressives, et dont quelques-unes ne tendaient à rien moins qu'à remettre tout en question, étaient signées à tour de bras par les antimilitaristes, par les amis de la commission des servitudes militaires... et par les catholiques meetinguistes.
Le ton de ces pétitions seul suffisait à indisposer le Parlement. C'est ce qui nous paraît du moins avoir motivé le rejet de la proposition d'une enquête déposée, à la demande d'un certain nombre de pétitionnaires, par les collègues anversois de Rogier. Cinquante-quatre députés refusèrent cette enquête ; vingt (dont huit libéraux) la votèrent ; six s'abstinrent.
Les têtes s'échauffant toujours, les meneurs engagèrent le corps électoral Anversois à s'abstenir d'aller dans ses comices pour pourvoir au remplacement d'un sénateur démissionnaire ! M. V., élu par quarante suffrages, n'accepta pas le mandat. Il se présenta alors vingt-cinq électeurs !
Ce qui contribuait à exacerber les esprits, ce n'étaient pas seulement les brochures et les affiches, les articles de journaux et les pamphlets : c'était aussi la parole âpre et mordante des orateurs du Meeting, dont le Roi disait (lettre à Rogier du 10 septembre 1862) :
« Que les Anversois se laissent mener par des gens comme ce R. qui se prononce hautement contre l'existence politique du pays, c'est un peu trop fort. Je crois qu'il ne faut pourtant pas tolérer des attaques qui ont pour objet la destruction politique du pays... »
(page 193) Pesant sur les corps constitués dont ils provoquaient des manifestations tapageuses à l'envi, les agitateurs imposèrent en quelque sorte au conseil communal une démarche auprès du Roi, pour forcer la main au Parlement comme au Cabinet.
Le Roi reçut le conseil communal d'Anvers le 6 novembre 1862. Il lui fit la réponse suivante qui avait été délibérée en conseil des ministres :
« Pour se rendre un compte exact des agitations qu'on a cherché à produire à Anvers, il faut se reporter à une époque voisine des événements qui ont amené l'indépendance politique du pays.
« J'ai trouvé à Anvers une place forte de premier rang, mais resserrée dans une enceinte devenue trop étroite pour le développement de la ville, et n'ayant que peu d'ouvrages extérieurs susceptibles de la protéger, en portant la défense plus au loin. Cet état de choses était d'un péril extrême pour la ville, qui se trouvait ainsi en cas de siège exposée à une destruction presque certaine.
« On m'a exprimé de bonne heure et bien souvent ensuite le désir de voir l'enceinte élargie et j'ai moi-même, depuis bien des années, émis l'opinion que l'enceinte avait besoin d'être agrandie et qu'il était désirable d'éloigner le danger de la ville en mettant la principale défense dans les forts détachés.
« L'état de profonde paix dans lequel se trouvait l'Europe, l'impossibilité de consacrer plus tôt en partie des ressources du pays à cette grande œuvre ont été cause qu'on a remis ces travaux, sans cependant perdre de vue les vœux si souvent renouvelés de la ville d'Anvers.
« Dès 1848, on a pu sérieusement s'occuper des mesures à prendre, et dès 1854 de nombreux plans ont vu le jour, dont plusieurs et les plus vastes étaient dus à l'initiative d'Anvers. Ce sont ceux-là qui ont été définitivement adoptés nonobstant les sacrifices considérables qui devaient en résulter pour le pays.
« La surface de la ville d'Anvers avant l'agrandissement était, non compris les fortifications, de 182 hectares. Depuis l'agrandissement, l'intérieur de la place se trouve être de 1,023 hectares, non compris (page 194) les fortifications, c'est-à-dire d'une étendue de près de six fois plus grande. La distance moyenne des nouveaux forts au clocher d'Anvers est de 7,500 mètres. Les anciennes servitudes pour les vieilles fortifications ont presque en totalité disparu et le gouvernement s'appliquera à rendre les nouvelles aussi peu gênantes que possible.
« Quant au nouveau fort du Nord, il devait avoir, du côté de la ville, la même zone de servitudes qu'avait l'ancien fort du Nord. Cependant, par esprit de conciliation, mon gouvernement a réduit de plus de moitié cette zone qui ne s'étendra plus que jusqu'au Vorscheschyn. Ce nouveau fort est donc bien loin d'avoir en rien aggravé la situation de la ville. On a fait des efforts pour jeter l'inquiétude dans les esprits relativement à ce nouveau fort. L'ancien était loin de protéger la ville du côté de la rivière; il était donc indispensable de le remplacer par le nouveau qui peut offrir de ce côté une défense efficace.
« Les dangers auxquels la ville était anciennement exposée du côté de la rivière ont été démontrés en 1830 par l'arrivée des bâtiments de guerre devant les quais mêmes de la ville qui, si cette force navale avait été plus considérable, se trouvait ainsi exposée à être détruite en grande partie. Le nouveau fort du Nord complète un système de défense qui n'a rien d'exclusif et dont la destination est de protéger la ville contre tous dangers, de quelque côté qu'ils puissent venir.
« Le grand objet de la politique nationale doit être de maintenir la neutralité du pays, mais cette politique n'obtiendra la confiance de tous nos voisins, que lorsqu'elle leur donnera la conviction que le pays est réellement fort et en mesure de remplir les obligations qui lui sont imposées par son existence politique. Vous connaissez l'affectueux dévouement que j'ai toujours porté à la ville d'Anvers. J'ai toujours cherché à éloigner de vous tout danger et, quand cela a été impossible, je l'ai partagé avec vous.
L'insuccès de la démarche des administrateurs anversois fit perdre toute mesure à ceux des orateurs et des journaux meetinguistes qui avaient gardé quelque retenue jusque-là vis-à-vis du Roi et du Cabinet (voir la polémique de novembre 1862).
On exigea la démission du conseil communal. Vingt et un conseillers obéirent à l'injonction populaire : trois résistèrent.
Ensuite on signifia aux conseillers provinciaux qu'ils (page 195) eussent à abandonner sans retard les mandats dont les catholiques allaient faire leur profit. Parmi ceux qui ne démissionnèrent pas figurait M. Jean Van der Linden, neveu d'un vieil ami de Rogier:
« ...Vous avez pour votre part, lui écrivit Rogier, résisté à l'entraînement irréfléchi auquel obéissent depuis trop longtemps bon nombre d'Anversois trompés par de faux prédicateurs ou aveuglés par des terreurs vaines. Vous n'avez pas permis qu'on disposât sans vous consulter de votre nom et de votre siège provincial dans une démonstration qui n'est pas plus d'intérêt provincial que d'intérêt national ; je doute même qu'elle se concilie avec l'intérêt municipal bien entendu et regrette profondément pour les Anversois la voie sans issue dans laquelle ils se sont engagés.
« Je me suis abstenu de vous écrire toutefois dans la crainte que vous ne pussiez me supposer la pensée d'exercer sur vous une pression quelconque. Maintenant que je vois par les journaux que le rôle de mouton ne vous convient pas, je ne puis me défendre du désir de vous féliciter... »
Ils étaient rares en ce moment à Anvers, les hommes politiques, les administrateurs qui ne se laissaient pas entraîner à des mesures irréfléchies comme celles que le Meeting conseillait, et qui refusaient de s'associer à des actes dont le caractère presque révolutionnaire ne pouvait que réjouir les ennemis de notre prospérité. Raison de plus pour que nous fassions état de l'opinion qu'exprimait le correspondant de Rogier quant à la solution de la question anversoise:
« ... Sans avoir un seul instant, disait M. Vander Linden, la prétention de croire que mon opinion puisse avoir le moindre poids, qu'il me soit permis de vous dire combien il serait désirable de voir le gouvernement entrer enfin dans la voie des concessions. Il en est certes, me paraît-il, qu'il pourrait faire sans porter la moindre atteinte à sa dignité, sans rencontrer l'opposition des Chambres et sans nuire au système de fortifications qui s'élèvent autour d'Anvers. Notre honorable bourgmestre, je crois, a souvent entretenu les divers membres du Cabinet, de certaines concessions qui donneraient satisfaction à la masse de la population, seraient accueillies avec faveur par tous les hommes d'ordre et feraient renaître bientôt le calme dans notre cité.
« Les brouillons et quelques tribuns exaltés ne seront pas contents, je le sais, mais il y a et il y aura toujours des gens qui par calcul (page 196) chercheront à entretenir l'agitation. Mais, isolés, et n'ayant plus aucun appui, leur voix ne sera plus entendue et ils prêcheront bientôt dans le désert.
« Je suis persuadé que ce résultat eût déjà été produit, si le conseil communal eût rapporté de l'audience royale quelques consolantes paroles et quelques satisfactions. Je regrette que le gouvernement n'ait pas cru, en cette circonstance, devoir consulter notre honorable bourgmestre qui, depuis une longue série d'années, a donné tant de preuves d'absolu dévouement non seulement à la ville d'Anvers, mais encore au gouvernement... »
« J. Vander Linden. »
Les concessions ne paraissant pas possibles devant les menaces et les violences du Meeting ou de ses amis, Rogier qui a déjà dans sa pensée sacrifié le mandat qu'il tient de la ville d'Anvers, semble avoir la coquetterie de se séparer d'elle en lui faisant un royal cadeau: l'affranchissement de l'Escaut. (Note de bas de page : A propos des violences du Meeting, le général Chazal, dans une lettre où il parle avec indignation des « atroces impostures d'Anvers », disait à Rogier : « Il me serait très dur d'avoir à traiter quoi que ce soit avec ces gens-là et je pense qu'il n'y a rien à faire avec eux. Si je devais ôter une brique ou une brouette de terre de la citadelle du Nord que je considère comme indispensable, je quitterais le ministère ». C'est vers ce même temps que M. Tesch, très mécontent des longs retards que le Roi apportait à la signature de diverses nominations et d'un projet de réorganisation du personnel du Ministère de la Justice, manifestait son intention de se retirer. (Lettre à Rogier du 16 août 1862)).
Le gouvernement anglais étant, avons-nous dit, moins bien disposé depuis quelques mois, Rogier pressa M. Van de Weyer de redoubler ses instances auprès de M. Gladstone et de lord Russell. Il lui écrivait le 3 décembre 1862 à l'heure précisément où une coalition clérico-meetinguiste livrait l'hôtel-de-ville à ses adversaires :
« ... Les propositions que vous êtes chargé de faire au gouvernement anglais reposent sur des bases équitables. Elles n'entraînent pas, pour le trésor britannique, des sacrifices au-dessus de ses forces. La charge (page 197) ne commence pour lui qu'à partir de 1864, tandis que nous consentons à nous priver, dès le jour de l'arrangement, des ressources que nous tirons des droits de tonnage et de pilotage. De plus, si la somme à payer par l'Angleterre lui semble trop lourde à verser, en une fois, nous acceptons le payement successif en autant d'annuités qu'il lui plaira de fixer. Enfin, nous prenons à notre charge le quart de la somme à offrir à la Hollande et nous dégrevons d'autant la somme à payer par l'Angleterre. Voilà pour le côté métallique de la question ; et, celui-ci, vous ne trouverez pas d'inconvénient, je pense, à le faire sonner aux oreilles de M. Gladstone, qui vous écoutera, je l'espère, s'il n'est pas sourd de parti-pris.
« J'attends avec une impatience que vous comprendrez, les conclusions de votre prochaine conférence avec lord Russel... »
Rogier mettait et faisait mettre tout en œuvre pour triompher des obstacles qui entravaient dans un pays ou dans l'autre la solution de la question qui lui tenait tant à cœur. Ainsi nous le voyons profiter d'un séjour que le duc de Brabant devait faire à Florence en revenant de l'Egypte, pour le prier, par l'intermédiaire de M. Van Praet (1er avril 1863), de hâter la décision du gouvernement de Victor-Emmanuel :
« Florence, le 11 avril 1863.
« Mon cher Monsieur Rogier,
« Monsieur Van Praet m'a communiqué votre désir de me voir appuyer vos négociations relatives à l'Escaut et au traité de commerce.
« Je me serais fait un plaisir et un devoir, dans les limites de ce que je croyais possible, de chercher à me rendre utile. J'ai appris depuis que M. Solvyns avait parfaitement réussi tout seul et je félicite votre département de ce nouveau succès.
« Votre très affectionné,
« Léopold D. de B. »
A la fin de janvier 1863, Rogier avait eu la satisfaction d'annoncer au Roi que toutes les adhésions au principe du rachat étaient enfin acquises, que l'Angleterre acquiesçait aux désirs du gouvernement belge et qu'il était tombé d'accord avec le Cabinet de Saint-James pour le règlement des dernières difficultés.
(page 198) « Sire
« Je ne veux pas tarder à faire connaître à Votre Majesté l'heureuse issue de nos négociations à Londres sur la très difficile question du péage de l'Escaut.
« L'Angleterre prend à sa charge une somme de près de neuf millions de francs, la part de la Belgique étant fixée à douze.
« Il a fallu de grands efforts pour vaincre la résistance opiniâtre du chancelier de l'Echiquier. Votre Majesté s'applaudira sans doute de son intervention auprès du comte Russell, lorsqu'Elle saura que ce dernier s'est montré animé d'un esprit de conciliation qui a fini par l'emporter. Le conseil des ministres doit se réunir aujourd'hui même à Londres et M. Van de Weyer ne doute pas que sa résolution officielle ne soit conforme aux arrangements qui ont été convenus entre Gladstone et lui Je dois signaler à cette occasion la grande activité et l'intelligence qu'a déployées dans ces circonstances notre ministre à Londres.
« Maintenant que nous nous appuyons sur une base solide et sûre, nous serons forts pour diriger vers une prompte et bonne solution nos négociations avec la Hollande. Je considère comme certain le concours de presque tous les autres Etats qui auront à payer leur part dans le remboursement.
« Je me propose d'adresser à Votre Majesté un rapport officiel sur ce que nous avons fait et sur ce qui nous reste à faire, suivant moi, pour mener à bien cette longue et laborieuse négociation et je serai heureux, Sire, de rencontrer pour la conduite de cette affaire d'une si haute importance l'assentiment de Votre Majesté.
« Le ministre des affaires étrangères, Ch. Rogier.
« 26 janvier 1863 »
Dans les trois mois qui suivirent, pendant que la Chambre des représentants discutait le projet de loi sur les bourses d'études, qui fournit à M. Bara (député depuis septembre 1861) l'occasion de montrer une science de juriste, une verve oratoire et une habileté de tactique dont le cabinet de 1857 allait bientôt s'enrichir, Rogier menait de front les dernières négociations avec la Hollande sur le chiffre de la capitalisation et avec les autres nations maritimes quant (page 199) au quantum et à la règlementation de l'intervention de chacune d'elles. Il apportait dans ce travail un entrain qui émerveillait son digne collaborateur, M. Lambermont. A la distance où nous sommes aujourd'hui de ces événements, nous ne nous faisons peut-être pas une idée bien exacte des complications qu'entraînait la conclusion de cette convention internationale et qui auraient lassé et peut-être découragé des hommes d'Etat moins résolus, moins travailleurs. Firmin Rogier annonçant à son frère qu'il venait d'obtenir de la France plus qu'il ne l'espérait (le gouvernement impérial consentant à payer sa quote-part en cinq annuités au lieu de vingt), écrivait: « Et nunc gaudeamus ! En vérité, je dois te le dire à cette heure où tout va finir, mais je doutais fort que tu pusses sortir triomphant de l'entreprise hérissée de difficultés où tu t'engageais. »
C'est le 22 mai que notre Parlement donna son approbation unanime au traité spécial conclu avec la Hollande pour la capitalisation du péage sur la base d'une somme de 36,278,566 francs.
Le traité international fut signé à Bruxelles le 16 juillet.
Il était inévitable que les adversaires politiques de Rogier chercheraient à diminuer l'importance du grand acte qu'il venait de signer. Mais le temps devait avoir raison de ce dénigrement de commande. Cet acte n'avait pas seulement pour effet le rachat, à des conditions favorables pour le Trésor, d'une dette dont le chiffre grossissait chaque année : il allait encore assurer la prospérité de notre principal port commercial en faisant disparaître à tout jamais un impôt qui, par sa nature et son origine, (page 200) froissait le sentiment national et rappelait des souvenirs douloureux. Comme le disait une des Chambres de commerce qui adressèrent des félicitations chaleureuses à Rogier à l'occasion de ce traité dont un monument consacre aujourd'hui le souvenir au bord de l'Escaut, « parmi les nombreux services qu'il avait rendus au pays, celui-ci n'était ni le moins important, ni le moins glorieux. Après avoir aidé à fonder la nationalité et à consolider la liberté à l'intérieur, il était beau de travailler à son développement international et à l'abaissement de toutes les barrières qui s'opposaient au libre essor de notre nationalité sociale au delà des frontières... » « Je ne puis, écrit à Rogier son ancien collègue Rolin, m'empêcher de vous féliciter du fond du cœur du succès qui vient de couronner vos difficiles négociations et qui ajoute une magnifique page à votre vie déjà si pleine. Vous pouvez maintenant attendre en toute tranquillité le résultat de la lutte électorale à Anvers. Si les Anversois vous élisent, vous aurez glorieusement reconquis leurs suffrages. S'ils vous repoussent, leur ingratitude ne fera que vous grandir aux yeux du pays... » (Lettre écrite de Wondelghem le 14 mai 1863).
Rogier demanda au Roi le titre de baron pour M. Lambermont dont il avait pu apprécier tout particulièrement en ces circonstances le mérite et le dévouement exceptionnels : le Roi l'accorda avec le plus vif empressement. M. Van de Weyer fut élevé, sur la proposition du conseil des ministres, à la dignité de ministre d'Etat. Quant à Rogier, il déclina toute récompense :
« 18 mai 1863.
« Mon cher Ministre,
« J’aiimerais beaucoup vous voir accepter le Grand Cordon que vous avez bien mérité. L'arrêté pourrait être contresigné par Chazal.
(page 201) « Je vous aurais écrit plus tôt un petit mot, mais je suis toujours très souffrant et on a beau faire, cela démoralise pourtant à la fin. Toujours avec des sentiments bien sincèrement affectueux.
« Léopold. »
« Sire,
« Votre Majesté a eu la bonté de me faire part de ses intentions bienveillantes à l'égard de son ministre des affaires étrangères à l'occasion de l'heureuse issue de nos négociations laborieuses pour le rachat du péage de l'Escaut.
« Pénétré de reconnaissance pour Sa Majesté, je lui demande de ne pas faire fléchir pour moi la règle que les ministres se sont imposée de s'abstenir de toute participation à des actes de faveur qui concernent personnellement l'un d'entre eux.
« La haute approbation que veut bien m'accorder Votre Majesté en cette circonstance me donne une satisfaction complète : je ne désire rien de plus. Et mes vœux seraient comblés si les douleurs que supporte Votre Majesté avec une si admirable constance d'âme pouvaient disparaîitre entièrement ou tout au moins devenir moins vives et moins persistantes.
« Je prie Votre Majesté d'agréer la nouvelle expression des sentiments de respectueux attachement que ne cesse de lui porter depuis trente-deux ans son vieux et toujours fidèle et dévoué serviteur.
« Ch. Rogier. »
Les colères soulevées par l'attitude du cabinet dans la question des fortifications étaient trop vives à Anvers pour que l'on pût s'y résoudre à reconnaître publiquement que Rogier s'était créé de nouveaux titres à la reconnaissance du commerce et de l'industrie en général, et de notre métropole commerciale en particulier. L'initiative que prit la chambre de commerce pour l'organisation d'une fête ne trouva pas grâce devant les exaltés du Meeting et les (page 202) meneurs catholiques qui ne voulurent y voir qu'un acte de flagornerie. « Il est vraiment triste et pénible, écrit M. Vander Linden à Rogier, de constater que dans la ville qui est appelée tout particulièrement et presque exclusivement à recueillir les énormes avantages qui résultent des traités intervenus, on n'ait pas apprécié ou on feigne de ne pas apprécier à leur juste valeur et l'acte lui-même et les efforts laborieux, énergiques et persistants qu'il a fallu faire pour l'obtenir. Mais que voulez-vous ? Anvers est malade ; la maladie doit suivre son cours. Espérons que la convalescence apparaîtra bientôt... »
Tous les grands négociants d'Anvers, se plaçant en dehors des considérations personnelles et politiques qui obscurcissaient le jugement des détracteurs de Rogier, appréciaient la situation comme M. Van der Linden. Voici une lettre de l'un d'entre eux qui en dit assez long sur ce sujet :
« Anvers, le 11 mai 1863.
« Mon cher Rogier,
« Je viens d'apprendre que le traité avec la Hollande pour le rachat du péage de l'Escaut a été définitivement conclu et signé hier dimanche.
« Cet acte est de la plus haute importance pour l'avenir du port d'Anvers. Je suis heureux de reconnaître que tout le mérite en revient à votre initiative, à votre persévérance et à la bonne direction que vous avez su imprimer à cette longue et difficile négociation. Recevez en, mon ami, mes bien sincères félicitations ; la grande réduction dans nos frais de port qui résultera de cette grande mesure contribuera puissamment à relever notre marine marchande de la décadence où elle était tombée, à favoriser notre commerce maritime dans toutes ses branches, à créer pour Anvers une nouvelle ère de prospérité dont elle vous sera redevable. Je n'ose pas vous dire que sous l'empire des circonstances actuelles elle saura apprécier ce bienfait à toute sa valeur et vous donner tous les témoignages de reconnaissance qui vous sont dus, mais soyez bien convaincu que la partie saine de la population ne vous sera point ingrate et que le complet affranchissement de l'Escaut vous sera compté comme le plus signalé des services qu'il vous a été donné de rendre à la ville d'Anvers.
(page 203) Le traité que vous venez de conclure si heureusement n'est point seulement un acte avantageux pour le commerce maritime de la Belgique ; il est en même temps la réparation d'une erreur de la Conférence de Londres qui a fait peser sur l'Escaut un péage qui, en conformité des principes de l'acte général du Congrès de Vienne, n'aurait jamais dû être décrété. Les péages admis sur certaines voies navigables, en opposition avec la liberté des fleuves proclamée par le Congrès de Vienne comme étant le droit public maritime de toutes les nations, l'ont été, non en vertu du droit de souveraineté, mais uniquement pour indemniser l'Etat sur le territoire duquel ces voies navigables étaient situées, des frais que leur bon entretien et celui des chemins de halage pouvaient leur occasionner. Or, l'Escaut n'a point de chemins de halage et ne nécessite d'autres frais que ceux, relativement insignifiants, de balisage. Un péage sur ce fleuve n'avait donc aucune raison d'être. Il ne pouvait, à mon avis, être établi en vertu du principe proclamé à Vienne en 1815, ni par assimilation aux péages du Sund et de l'Elbe, ces péages résultant de droits et privilèges auxquels l'acte du Congrès de Vienne n'avait point touché. C'était donc une injustice commise envers la Belgique que d'imposer la navigation au profit de la Hollande sur un fleuve qui nous était commun avec elle.
« Aujourd'hui cette injustice est réparée, à prix d'argent, il est vrai, mais la prospérité qui devra en résulter pour l'ensemble de nos relations maritimes sera, pour notre pays, une compensation qui, il faut l'espérer, lui fera promptement oublier les lourds sacrifices qu'il a eu à supporter jusqu'à ce jour. Encore une fois je vous félicite, mon cher Rogier, du bon résultat obtenu.
« Votre bien dévoué,
« Cateaux. »