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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Troisième partie (tome IV). Rogier du traité de paix de 1839 jusqu’à sa mort

Chapitre VII. Rogier, ministre des affaires étrangères (octobre 1861 - janvier 1868) (troisième partie)

11. Commencement de la session 1865-1866 : débat politique ) Mort de Léopold Ier

En l'absence de discours du trône, on pouvait croire qu'un débat politique n'occuperait pas la Chambre pendant le mois de novembre. Il ne paraissait pas que depuis la (page 247) clôture de la session précédente il se fût produit un événement assez important pour motiver une prise d'armes de l'opposition. On avait compté sans les excitations de la presse catholique, qui mettait ses députés en demeure pour ainsi dire de demander au cabinet pourquoi il avait « imposé au Roi l'humiliation de la nomination de M. Bara » (Journal de Bruxelles) ; pourquoi il faisait « siéger dans les conseils de Léopold Ier un Van Maanen II, un ministre qui ajoutait aux mauvaises qualités de Van Maanen Ier un fanatisme impie et une extravagance de solidaire » (Patrie de Bruges) ; « ce loup à la gueule pleine de sang qui haïssait l'Eglise catholique d'une haine qui confinait à la manie furieuse, et qui ferait le mal pour le mal » (Bien Public de Gand), etc.

Après que Rogier eut répondu qu'il n'y avait ni provocation, ni défi dans l'entrée au ministère d'un député qui partageait absolument toutes les opinions de ses nouveaux collègues, la discussion restée un instant sur le terrain personnel prit les proportions d'un grand débat politique. Mais, comme par un accord tacite, les deux partis mirent fin le 1er décembre à ce débat quand on apprit que la santé du Roi inspirait encore les plus vives alarmes.


Dès le commencement de la nouvelle crise, dont les médecins annoncèrent que l'issue serait fatale et rapide, la presse allemande manifesta des inquiétudes sur l'indépendance de la Belgique. Elle parlait ouvertement des visées ambitieuses de Napoléon III, des sympathies françaises d'une partie de notre population. Elle se demandait si l'Angleterre, notre protectrice naturelle, ne nous abandonnerait pas.

Quoique Rogier ne crût point aux velléités annexionnistes du gouvernement français dont son frère Firmin lui garantissait la parfaite rectitude d'allures, et quoi qu'il eût dans le loyalisme de tous les Belges une confiance que l'avenir a complètement justifiée, il n'en consulta pas moins, (page 248) dès le 6 décembre, notre ministre M. Van de Weyer, sur les dispositions du cabinet de Saint-James. Le 8, M. Van de Weyer lui répondit :

« ... Je partage entièrement votre confiance et je n'ai cessé de tenir ici le même langage. Je sais de la meilleure source que l'on n'a à Paris en très haut lieu aucune intention de troubler le monde, qu'on y est convaincu que les Belges ne veulent pas devenir Français, et que toutes les insinuations de Bismarck qui faisait assez bon marché de notre indépendance, ont été fort mal accueillies. Si la Belgique se levait en masse pour se réunir à la France et que la France en fît autant pour lui ouvrir les bras, on ne dit pas ! Mais ce sont là des rêves, des chimères dont se bercent des journalistes imberbes qui ne voient point que la guerre générale pourrait en sortir, si on s'y laissait entraîner. Tel est le langage qui a été tenu fort récemment. Tenez cela pour certain... » (Lettre particulière et personnelle.)


Le surlendemain, 10 décembre, s'achevait le règne paisible, glorieux et bienfaisant de Léopold Ier.

Dans une proclamation qu'avait rédigée Rogier, le cabinet annonça aux Belges la mort du Roi qui avait été associé à leurs destinées pendant trente-quatre ans avec un inaltérable dévouement.

Unissant Léopold Ier et Léopold II dans un même hommage de gratitude et de fidélité, les ministres affirmaient leur foi inébranlable dans le patriotisme des populations et dans l'avenir de la nationalité :

« Plein de vénération pour la mémoire du sage et loyal monarque dont il pleure la perte, le peuple belge, fidèle à lui-même, attendra avec confiance le jour prochain où les représentants de la nation recevront le serment de l'héritier du Trône.

« Pour garantir à la Belgique sa liberté, sa prospérité et son indépendance, Léopold II qui a déjà conquis le cœur des populations, suivra les grands exemples de son illustre père, et il trouvera toute la nation unie pour le soutenir énergiquement dans l'accomplissement de sa noble et patriotique mission. »

Aux termes de l'article 79 de la Constitution, les ministres réunis en conseil, et sous leur responsabilité, devaient exercer les pouvoirs constitutionnels du Roi jusqu'à (page 249) la prestation de serment de son successeur. Ils purent accomplir leur mission sans la moindre difficulté, pendant qu'à l'étranger on continuait à exprimer sur notre indépendance des doutes qui n'étaient assurément pas tous désintéressés.

Les gouvernements étrangers accueillirent par d'unanimes regrets la notification de la mort de Léopold Ier.

Lettre de M. le comte de Bismarck à S. E. M. de Balan, à Bruxelles :

« Berlin, le 14 décembre 1865.

« Monsieur le Ministre,

« La nouvelle de la mort de Sa Majesté le roi des Belges, quoique prévue d'après les derniers renseignements, a produit à Berlin, comme dans le reste de l'Europe, une douloureuse sensation. En attendant que Monseigneur le Prince Royal apporte à Bruxelles, avec l'expression de sa propre sympathie, celle des regrets de son Auguste Père et de la Famille Royale, Sa Majesté a désiré que vous fussiez instruit des sentiments que lui a inspirés, à Elle et à son gouvernement, le changement de règne qui vient de s'opérer en Belgique.

« Le roi Léopold Ier, sur le trône où la Providence l'avait fait asseoir, a su assurer à son pays une position respectée en Europe, modérer les aspirations des partis et provoquer le développement de la prospérité publique dont jouit la Belgique.

« Mais indépendamment des hautes qualités que le Roi, notre Auguste Maitre, s'est toujours plu à lui reconnaître, l'Auguste défunt a témoigné de tout temps au Roi une si sincère sympathie, et voué aux destinées de la Prusse un si bienveillant intérêt, que Sa Majesté n'a pu apprendre sans une profonde affliction la perte qu'Elle faisait par sa mort. C'est cependant pour le Roi un motif de consolation de savoir que l'Auguste Fils et successeur du roi Léopold a été élevé dans les mêmes sentiments, et en faisant des vœux sincères pour la prospérité du règne à venir, Sa Majesté est assurée que le nouveau Souverain marchera dans la voie tracée par Son Père et que les relations cordiales qui unissent les deux gouvernements et les deux peuples continueront à se resserrer de plus en plus.

« J'invite Votre Excellence à faire parvenir à la connaissance de Sa Majesté le roi Léopold II et de son gouvernement le contenu de cette dépêche.

« Recevez, etc.

« Bismarck »

(page 250) Lettre de lord Clarendon à M. Van de Weyer :

« Grosvenor Crescent, December 13th 1865.

« My dear Monsieur Van de Weyer,

« Many thanks for your letter. I will not intrude upon your time to morrow for you know better than I could tell you, how deep and how universal is our regret at the loss which Belgium and Europe have sustained, and how equally sincere and general is our wish that all happiness may attend your new king walking in the footsteps of his illustrious Father.

« I am to see the Prince of Wales for the purpose of requesting H. R. H. to express to the Duke de Brabant and his Ministers the heartfelt sympathy of Her Majesty 's Government, but I shall be extremely obliged to you, my dear Friend, if you will also be the interpreter of our feelings, as you can vouch for their sincerity.

« Believe me, Very truly yours.

« His Excellency the Belgian Minister.

« Clarendon. »

L'Empereur Napoléon III, de son côté, écrivait le 12 à notre nouveau Roi :

« Monsieur mon Frère,

« J'ai été pénétré de la plus profonde affliction à la nouvelle de la perte cruelle que Votre Majesté vient d'éprouver, avec toute la Belgique, dans la personne de Votre Auguste père, le roi Léopold.

« Les hautes qualités de raison politique qui faisaient de lui un prince si éclairé, et qui, durant de si longues années, ont assuré la tranquille prospérité de ses peuples, en donnant à la fois à l'Europe un gage de paix et de concorde pour toutes les nations, rendent son souvenir bien cher à tous ceux qui, comme moi, ont pu l'apprécier de près et goûter son amitié. Je cède au besoin de mon cœur en faisant parvenir à Votre Majesté l'expression de mes plus vifs regrets par mon Grand Chambellan, Grand officier de mon Ordre Impérial de la Légion d'honneur, Grand'Croix de l'Ordre royal de Léopold de Belgique et de l'Ordre Grand-Ducal de Zoehringhen de Bade, mon cousin le duc Napoléon de Bassano, que l'illustre Roi Léopold a honoré de sa bienveillance. Comme il jouit au plus haut degré de mon estime et de ma confiance et connait toute ma pensée, il ne pourra employer des expressions trop fortes pour vous convaincre de mes sentiments dans cette douloureuse circonstance. Je le charge particulièrement de me (page 251) représenter aux derniers honneurs qui seront rendus à la dépouille mortelle de mon bon frère le premier Roi des Belges.

Je lui recommande surtout aussi de faire tous ses efforts pour convaincre Votre Majesté de mon attachement le plus vrai et de mon désir sincère de consolider et d'accroître les relations amicales de bon voisinage si heureusement existantes entre nos couronnes et nos peuples. Je suis assuré qu'il remplira à l'entière satisfaction de Votre Majesté et à la mienne une mission qui m'intéresse si vivement. C'est dans cette persuasion que je la prie de l'accueillir avec bonté et de l'écouter favorablement, surtout lorsqu'il cherchera à vous donner les assurances de la haute estime et de l'inviolable amitié avec lesquelles je suis, etc.

« Compiègne, le 12 décembre 1865.

« Napoléon.

« (Contresigné) Drouyn de LhLhuys. »

Le ministre de Russie à Londres, M. de Brunnow, donnait des assurances de sympathie non moins cordiales à M. Van de Weyer :

« Le baron de Brunnow s'est empressé de me venir annoncer qu'il a déclaré que la Russie procéderait immédiatement à la reconnaissance du Roi Léopold II ; qu'elle prêterait tout son appui moral à la Belgique et qu'elle travaillerait de concert avec les autres puissances, et surtout avec l'Angleterre, au maintien de ce qu'elle avait établi en 1831. « Il ne faut pas, ajouta-t-il, qu'on soupçonne même la possibilité d'un désaccord sur ce point. Pour moi, je considère tout danger extérieur comme nul. (Lettre de Van de Weyer à Rogier du 11 décembre). »


En dépit de quelques provocations sourdes, de certaines insinuations perfidement formulées par des annexionnistes quand même d'outre-Quiévrain, la nation belge garda une attitude si calme et si ferme à la fois pendant la semaine qui s'écoula entre la mort de Léopold Ier et l'inauguration de son successeur ; elle montra tant de dignité dans son deuil (16 décembre) et d'enthousiasme pour Léopold II (17 décembre) ; elle applaudit si chaleureusement le superbe discours qui était comme le programme du nouveau règne, que les sympathies de l'Europe toute entière devinrent (page 252) plus affectueuses que jamais pour cette Belgique que l'on disait hostile à la Royauté et prête à s'entre-déchirer. Un écho de ce redoublement de sympathies se trouve dans une lettre écrite quinze jours après par notre Ministre à Londres :

« Londres, le 5 janvier 1866.

« Monsieur le Ministre,

« Depuis mon retour en Angleterre, je n'ai pu voir en personne que deux membres du cabinet, lord Russell et lord Clarendon. Je me suis fait un devoir de compléter les dépêches officielles qu'ils avaient reçues sur les patriotiques démonstrations des Belges pendant les journées du 16 et du 17 décembre, et je leur ai donné des détails et des appréciations qu'ils ont accueillis avec une vive satisfaction. « Tous les hommes politiques de quelque valeur en Angleterre, me dit lord Russell, se félicitent avec nous de l'admirable attitude du peuple Belge, et la modération des partis depuis l'avènement du roi Léopold II est une nouvelle preuve de patriotisme et de sagesse politique. »

Lord Clarendon, qui n'a jamais eu le moindre doute sur l'attachement des Belges à la dynastie et à leur indépendance nationale, m'a dit avec effusion : « Je considère l'admirable démonstration de ces deux grandes journées non seulement comme une nouvelle consécration de l'œuvre de 1830, mais comme la plus forte garantie du maintien de la paix générale. C'est sous ce rapport un événement européen. Agréez, etc.

« Sylvain Van de Weyer. »

12. La trêve des partis au début du règne de Léopold II - Ajournement de la réforme électorale

Léopold II pria Rogier et ses collègues de conserver les portefeuilles qu'ils avaient mis à sa disposition immédiatement après sa prestation de serment. (Rogier déclina de nouveau l'offre du grand cordon de l'ordre de Léopold, pour ne pas déranger le corps électoral de Tournai).

Sous le titre : « Note après mûres réflexions le 17 décembre 1865 », Rogier avait écrit les lignes suivantes qui paraissent être comme un programme soumis par lui à ses collègues :

(page 253) « Un règne nouveau n'exige pas nécessairement une politique nouvelle ; mais sans rien abandonner des traditions dont le pays s'est montré satisfait dans ses manifestations légales, on doit rechercher des actes nouveaux qui marquent le commencement d'un règne nouveau.

« Il me semble qu'on ne peut rester renfermé dans le programme actuel qui est à peu près épuisé.

« Au point de vue politique, les questions telles qu'elles se présentent aujourd'hui se bornent à celles des conseils des fabriques et des cimetières.

« Sans les rayer du programme ni rien abandonner des principes, il semble qu'elles peuvent être ajournées et que ce n'est pas un bagage suffisant pour entreprendre la campagne des élections prochaines.

« Il y a quelque chose de plus dans l'ordre matériel.

« a) 1° Abolition de la peine de mort ; 2° abolition de la contrainte par corps ; 3° liberté de la parole dans la chaire comme ailleurs ; 4° abaissement du cens électoral avec la réserve lire et écrire.

« b) Suppression des barrières ; réforme postale ; réduction dans le budget de la guerre.

« Le programme qui précède mis en avant par un ministère quelconque serait inattaquable. Il aurait pour résultat, sinon pour but, l'apaisement de l'irritation des partis ou tout au moins une trêve (mais non une trêve stérile) qui semble indiquée par la situation et par les dispositions des esprits. »

On remarquera que Rogier est partisan de plusieurs réformes que la démocratie commençait à réclamer avec une âpreté malheureusement qui aliénait les sympathies. La violence des orateurs de l'Internationale (alors à ses débuts) ou les récriminations, souvent injustes, formulées dans le Manifeste des ouvriers écrit par des avocats à la plume acerbe n'étaient pas de nature à rallier à la cause de l'extension du suffrage les timorés, les indécis (page 254) et les flottants qui constituent la grande majorité de la nation.

Qu'il y ait eu un désir d'apaisement à cette époque chez les chefs de nos deux grands partis politiques, comme chez tous ceux qui étaient mêlés directement ou indirectement à nos affaires, la note du Président du cabinet en est un indice assuré. Nous pourrions donner beaucoup de preuves à l'appui de notre assertion. Contentons-nous d'une.

Le nonce du Pape, Monseigneur Ledochowski avait communiqué à Rogier le texte de l'allocution qu'il se proposait d'adresser au Roi à l'occasion de son avènement. Il s'y trouvait cette phrase : « le Saint Père aime à croire, Sire, que Votre Majesté mettra tous ses soins à défendre en Belgique les droits et la liberté de cette Eglise dont... ». Rogier ayant demandé que le mot « défendre » disparût de l'allocution, le nonce du Pape lui écrit :

« Bruxelles, le 8 janvier 1866.

« Mon cher Monsieur Rogier,

« Voilà le texte de la petite allocution que je me propose d'adresser au Roi dans l'audience que Sa Majesté daignera m'accorder.

« Je l'ai reproduit sans aucun changement du projet que j'ai eu l'honneur de lire ce matin à Votre Excellence, sauf la parole « défendre » que j'ai supprimée pour me conformer à votre désir.

« Veuillez agréer la nouvelle assurance de mes sentiments les plus distingués et de ma plus haute considération.

« Mr Comte Ledochowski. »

Un des motifs de la détente est la situation de l'Europe. La guerre des duchés n'avait été que le prélude d'événements bien plus graves au point de vue de la Belgique. Ne serait-ce point par crainte de paraître faire œuvre de division à l'heure où les démêlés de l'Autriche et de la Prusse pouvaient être fatals à notre indépendance ; ne serait-ce point pour respecter ce qu'on appelait alors la trêve patriotique des partis que le cabinet refusa de se (page 255) rallier à un projet de réforme électorale (le projet Guillery) dont la droite s'effrayait comme d'une mesure destinée, disaient-ils, à assurer à tout jamais la prédominance du libéralisme ?

Les jeunes libéraux de ce temps-là n'étaient pas éloignés d'accuser de faiblesse, voire de désertion, ces ministres pour qui l'abaissement uniforme à quinze francs du cens électoral pour la commune et la province avec la garantie du savoir lire et écrire était une réforme trop radicale.

Rogier avait déposé un autre projet à côté : l'âge du vote abaissé à 21 ans, le cens réduit de moitié pour ceux qui avaient fait trois années d'études moyennes.

La section centrale de la Chambre substituait un cours complet d'école primaire aux trois années d'instruction moyenne.

La discussion était à peine entamée qu'on la suspendit (5 mai 1866) avec l'assentiment du cabinet, sinon à son instigation, pour aborder l'examen des travaux de la Senne. Huit mois se passèrent avant qu'elle ne fût reprise.

C'est toujours une faute, dirons-nous avec M. Couvreur, que de ne pas donner une prompte solution à des questions de ce genre. Il est des difficultés qu'il ne faut pas laisser grandir sous peine d'être vaincu par elles. Dans ces circonstances, l'excuse, s'il y en a une, l'explication en tous cas, ne peut être que l'imminence de la guerre austro-prussienne.

On a dit aussi que le cabinet n'aimait pas à aborder le problème ardu de la réforme électorale au moment du renouvellement d'une partie du Parlement. S'il en est ainsi, il fut bien inspiré. La journée du 11 juin 1866 renforça sa majorité dans les deux Chambres. Il disposait désormais de 72 voix (contre 54) à la Chambre des représentants et de 33 (contre 25) au sénat. Rogier avait (page 256) été réélu sans lutte à Tournai. Les journaux catholiques reconnurent unanimement que la journée avait été désastreuse pour leur parti.

(Note de bas de page : A Bruxelles la lutte avait eu lieu exclusivement entre libéraux : les modérés l'avaient emporté par 4,000 voix contre 1,700. A Gand six libéraux, dont M. d'Elhoungne, passèrent au premier tour avec une centaine de voix de majorité sur 6,700 votants ; au ballottage, le septième candidat libéral, M. De Maere l'emporta sur M. Debaets. A Anvers la coalition clérico-meetinguiste battit les libéraux, mais ceux-ci avaient gagné 500 voix depuis la dernière élection.)

13. La guerre austro-prussienne (1866) - Dangers que court la Belgique

Le cabinet était à peine délivré de ses préoccupations électorales qu'il se trouva en présence de difficultés redoutables. Le gouvernement français était jaloux du succès inouï que la Prusse venait de remporter sur l'Autriche après une campagne de quelques jours. Napoléon III, qui voulait une compensation, la cherchait du côté de la Belgique : le chauvinisme français devait avoir sa part. Avec des articles belliqueux de la presse parisienne provoquant à la guerre contre la Prusse devenue « trop forte », coïncidaient des attaques injustes et des menaces peu déguisées à l'adresse de la Belgique « trop prussienne ».

Rogier recevait de Londres à ce sujet, le 2 juillet, des nouvelles inquiétantes : « Les ministres, écrivait M. Van de Weyer, sont fort alarmés de ce qui se passe sur le continent... Ce qui inquiète plus vivement encore les amis de la Belgique en Angleterre, c'est le ton des journaux français contre la presse belge et les attaques indirectes qu'ils se permettent contre la personne même du Roi. Il y a là un symptôme grave à leurs yeux. C'est comme si la France voulait, à la Bismarck, nous chercher une querelle d'Allemand. On ne doute plus ici de l'intelligence secrète (page 257) entre ce ministre et l'Empereur Napoléon... » Et M. Van de Weyer voyait dans tous ces signes précurseurs l'obligation de « prendre des précautions et de nous mettre petit à petit matériellement en mesure ». L'entente de Napoléon III et de M. de Bismarck était confirmée par les renseignements venus de Vienne.

On a prétendu dans ces derniers temps que Napoléon III et son ambassadeur M. le marquis de Benedetti avaient donné dans un piège le jour où fut écrit, à Berlin, sur papier de l'ambassade de France et de la main même de l'ambassadeur impérial, certain article 4 dont la révélation par le Times quatre ans plus tard fit tant de tapage. Quoi qu'il en ait été, que la Prusse fût disposée ou non à favoriser l'annexion de la Belgique à la France au début de la guerre avec l'Autriche, il n'en devait plus être de même quinze jours après. Napoléon acquit vite la conviction qu'il lui faudrait chercher la compensation de Sadowa ailleurs qu'en Belgique.

Les acteurs de la pièce qui se joua alors dans les coulisses diplomatiques n'étant pas tous morts, nous sommes tenu à une très grande réserve sur ce grave incident. Nous nous bornerons à établir que le cabinet sut garder une parfaite dignité vis-à-vis de ceux qui songèrent à trafiquer de la Belgique. Fallait-il on semble y avoir incliné en haut lieu se renfermer dans une abstention complète vis-à-vis du gouvernement prussien ? Fallait-il ne pas même avoir l'air de connaître les intentions malfaisantes de son premier ministre, ainsi que le trafic coupable dont nous avions été l'objet de la part d'une puissance garante des traités sur lesquels repose notre existence politique ? (Note de bas de page : Le Roi recommandait à Rogier « la plus extrême réserve, la plus (page 258) extrême prudence » dans ses relations avec la Prusse. Il voyait des inconvénients, des dangers même, à demander des explications à M. de Balan et à M. de Bismarck. Il lui semblait qu'une déclaration amicale de la part du premier ministre prussien en septembre ne valait pas que l'on courût la chance de constater officiellement de mauvais desseins.) Tel n'était pas l'avis du cabinet. Nous voyons Rogier demander, dès le premier jour, au ministre de Prusse à Bruxelles, M. de Balan, ce qu'il y avait de fondé dans les rumeurs relatives aux ouvertures faites par M. de Bismarck à M. Benedetti :

« Je fis part à M. de Balan de l'étrange information que je venais de recevoir sans lui en laisser soupçonner l'origine, en ajoutant que je considérais la chose comme tellement exorbitante que je me refusais à y croire, bien que l'information me vînt d'une source assez sérieuse pour m'avoir fortement et péniblement ému. M. de Balan contesta comme cela devait être l'exactitude de mon information et me dit qu'il en écrirait toutefois à Berlin, ce à quoi je donnai mon plein assentiment. » (Lettre au Roi du 24 septembre 1866).

Depuis lors, M. de Balan, soit qu'on ne lui eût pas répondu de Berlin, soit qu'on lui eût fait une réponse qu'il ne crut pas opportun de remettre à Rogier, s'était abstenu de l'entretenir de cet incident. Rogier venait de donner des instructions à notre ministre M. Nothomb, pour tâcher d'éclaircir la chose à Berlin même, lorsqu'une déclaration rassurante pour nous, faite au nom de Napoléon par M. Drouyn de Lhuys à lord Cowley, le fit renoncer à provoquer de M. de Bismarck des explications devenues inutiles en quelque sorte.

Vers le même temps un nouvel incident s'était produit. Le gouvernement prussien avait permis à son principal organe officiel de déclarer la guerre à la Belgique sous prétexte d'articles incisifs dirigés contre la Prusse par nos journaux.

Comme il était revenu à Rogier que M. de Balan s'était exprimé à ce sujet dans des termes assez amers vis-à-vis d'un de ses collègues, il était porté à croire que le ministre prussien viendrait peut-être faire entendre ses plaintes jusque dans son cabinet. Dans cette hypothèse il était bien (page 259) résolu, tout en condamnant les excès de la presse, à ne pas accepter avec humilité et componction les reproches qui viendraient à être adressés à la Belgique et à rappeler à M. de Balan de quel côté étaient les torts réels et les provocations. Il n'eût pas obéi en cela, comme il le disait au Roi, à un sentiment de mauvaise humeur vulgaire, mais à un sentiment de dignité gouvernementale et de devoir public. Il ne voulait pas qu'on pût lui reprocher un jour peut-être de ne pas avoir pris assez énergiquement à cœur la défense de nos droits et le soin de notre propre conservation.

M. de Balan s'étant gardé de faire entendre dans le cabinet de Rogier des reproches contre la presse belge, ce second incident en était resté là. Le 26 septembre le Roi écrivait d'Ostende à Rogier qu'il se faisait un plaisir de lui dire combien il était satisfait de l'heureuse terminaison de cette affaire.

14. M. Chazal démissionnaire est remplacé par le général Goethals - Ses lettres à Rogier sur l'état des esprits en France et sur le Mexique

Quoi qu'en aient dit les militaristes à outrance, la Belgique n'eût pas été prise au dépourvu si une guerre européenne avait suivi la guerre austro-prussienne.

Sans doute le cabinet n'avait pas accepté toutes les propositions du général Chazal qui demandait (lettre à Rogier du 8 mai) que l'on dépensât 25 millions pour organiser la défense des places et mettre l'armée en état d'entrer en campagne, et faisait envisager que, lorsque l'armée entière serait sous les armes, la dépense mensuelle serait de 6 à 7 millions.

(page 260) Il avait fait la part de l'exagération dans les doléances du général qui « effrayé de la responsabilité qui pesait sur lui en cas d'invasion de la France », revenait encore plus vivement à la charge cinq semaines après (lettre à Rogier du 20 juin), faisait même intervenir le Roi (lettre du Roi à Rogier du 27 juin, de Jules Devaux, secrétaire du Roi à Rogier du 1er juillet) et déclarait que la conservation de son portefeuille était subordonnée à l'acceptation intégrale de son programme (lettre à Rogier du 7 juillet).

Dans un rapport de Rogier au Roi (du 31 juillet) en réponse à une dépêche du 19 (note de bas de page : « Le Conseil, dit Rogier, comprend et partage les sentiments qui ont inspiré au Roi sa dépêche du 19. Le Roi de son côté ne peut douter du zèle patriotique et du dévouement absolu qu'Il rencontrera chez ses ministres quand il s'agira de veiller avec Lui et de pourvoir à la sûreté du pays et au maintien de son indépendance. »), nous voyons que : 1° cinq millions de francs au delà des crédits ouverts au budget avaient été, sous la responsabilité du cabinet, mis à la disposition du ministre de la guerre pour faire face aux besoins qu'il considérerait comme les plus urgents ; 2° que la transformation des fusils avait été décidée en principe, le ministère, avant d'admettre un modèle définitif, ayant pensé sagement qu'il était utile de faire procéder à un examen comparatif et sérieux des systèmes adoptés ou proposés depuis peu de temps ; 3° que si l'on avait unanimement reconnu que le moment n'était pas venu de mettre l'armée sur pied de guerre, on n'en avait pas moins rappelé les artilleurs alors en congé, dans des conditions plus fortes que pendant les années précédentes ; 4° que le camp aurait deux périodes en 1866, de manière que 24,000 hommes au lieu de 12,000 y pourraient être exercés.

Il avait été question de construire un nouveau fort sur l'Escaut inférieur. Le cabinet avait pensé qu'un ouvrage de cette importance, qui devait entraîner une dépense de 2,500,000 francs, ne pouvait être entrepris sans le concours des Chambres. La majorité du cabinet ne croyait pas (page 261) d'ailleurs que les événements accomplis depuis le 19 fussent de nature à commander d'autres mesures.


Soit que le général Chazal fût peu satisfait de ne pas voir ses collègues se rallier à toutes ses propositions, soit que l'état de sa santé lui rendît de plus en plus pénibles à son âge des fonctions extrêmement fatigantes, il fit savoir à Rogier (de Pau, où il prenait un nouveau congé), qu'il ne rentrerait plus au ministère. Mais il était toujours prêt à « reprendre le harnais » le jour où éclaterait la guerre entre la France jalouse et la Prusse plus orgueilleuse que jamais. Cette guerre, disait le général, était inévitable :

« ... Toutes les personnes que j'entends, quelle que soit la classe de la société à laquelle elles appartiennent, sont fort irritées et humiliées de l'agrandissement de la Prusse et du sans façon avec lequel elle a détrôné plusieurs souverains et traité la France. On espère que les Chambres vont faire sortir l'Empereur de sa torpeur. On dit qu'il ne demande pas mieux, mais qu'il veut se faire forcer la main. D'autres disent qu'il parlera lorsqu'il sera prêt. La limite du Rhin est toujours très populaire ici... » (9 octobre 1866).

En se séparant de ses collègues, Chazal exprimait la conviction qu'ils le remplaceraient avantageusement par un homme qui n'aurait pas accumulé comme lui, disait-il, « une foule de colères et de haines » en défendant des principes vrais, une cause juste et noble et en froissant quantité « d'intérêts individuels et d'ambitions sans fondement ». Il s'honorerait toujours d'ailleurs des choses qu'il avait faites avec des hommes qui lui avaient donné trop de preuves d'affection sincère, dévouée, courageuse pour qu'il les oubliât jamais.

« Le conseil des ministres, lui répond Rogier, a reçu avec des regrets faciles à comprendre l'information de votre résolution... Nous renonçons à réclamer de votre dévouement la continuation d'une charge que vous déclarez entièrement incompatible avec l'état de votre santé et dont l'accomplissement serait en ce moment au-dessus de vos forces physiques... Le choix de votre successeur (je ne dis pas votre remplaçant, car qui pourrait vous remplacer ?) présente de graves difficultés... »


(page 262) Les services de Chazal n'étaient pas perdus pour la Belgique. Lorsque notre armée aura à défendre les frontières en 1870, on le verra faire preuve d'une vigueur et d'une activité toutes nouvelles. En attendant et pendant que le lieutenant-général Goethals le remplace au ministère, il étudie en France la situation politique et militaire et communique ses observations à ses anciens collaborateurs par l'intermédiaire de son vieil ami.

L'intérêt tout particulier qu'offrent pour nous et pour l'histoire en général certaines des lettres qu'il écrivit à Rogier en 1866 et en 1867 nous engage à en donner quelques extraits.

Le général a profité de son passage à Biarritz (octobre 1866) pour solliciter une audience de l'Empereur et de l'Impératrice. Il a été reçu d'abord par l'Impératrice qui lui a beaucoup parlé des questions d'organisation militaire et d'armement qui sont à l'ordre du jour...

«...Elle en parle, ma foi, en femme beaucoup plus intelligente et versée dans ces matières que bien des militaires et que la plupart des hommes d'Etat. On voit qu'elle s'ingère dans les affaires comme si elle devait les diriger un jour et qu'elle étudie sérieusement les questions... »

L'Empereur, qui souffrait beaucoup à cette époque de douleurs rhumatismales, l'a reçu dans sa chambre :

«... Il a mis la conversation sur les questions générales d'organisation, d'armements, de manœuvres et de tactique, puis sur la guerre entre la Prusse et l'Autriche. Cette discussion semblait l'intéresser et le préoccuper... Nous avons parlé d'Anvers, de sa force, de son rôle. Je lui ai dit qu'Anvers était la réalisation des idées de son oncle, que s'il avait quatre ou cinq places comme Anvers, au lieu de deux cents bicoques indéfendables et qui exigent un matériel immense et des garnisons nombreuses, pour couvrir les frontières de son empire, il serait dix fois plus fort. Il m'a dit que j'avais raison, mais qu'on ne réalisait pas facilement tout ce qui était bon et vrai. J'ai montré (Anvers place défensive formidable et remplaçant tout un système de forteresses agressives contre la France et construites par ses adversaires. Je lui ai démontré que seuls, nous pouvions nous y défendre sans le concours de personne... Sur sa demande, je lui ai dit que notre organisation nous permettait de mettre presque instantanément cent mille hommes parfaitement organisés, équipés et instruits sous les armes, mais que, dans un moment de crise et avec de faibles efforts, nous pourrions augmenter considérablement cette force... »

Huit jours après Chazal revient sur cette conversation. Il a la conviction que l'Empereur a été pris au dépourvu par les événements d'Allemagne :

« ... Il ne s'attendait pas aux succès rapides et foudroyants de la Prusse. Il ne soupçonnait pas sa supériorité militaire. Les officiers fort légers qu'il avait envoyés plusieurs fois en Prusse n'avaient rien vu, rien étudié sérieusement, ou s'étaient laissé mettre le doigt dans l'œil. On riait du canon prussien et du fusil à aiguille : aujourd'hui on est un peu abasourdi. L'ignorance de la plupart des officiers sur ces questions est incroyable. L'Empereur en convient et s'en affecte... »

D'après le général, la Belgique aurait peu d'efforts à faire pour conquérir la bienveillance du gouvernement impérial ; l'Empereur serait très sensible aux bons procédés, mais n'oubliant pas les mauvais :

«...Si notre presse avait du bon sens et de la sagesse, comme il serait facile de nous entendre à notre grand avantage !... »

L'Empereur ne lui paraît pas avoir de parti pris : il ne prendra sans doute conseil que des événements, mais ce qui est certain, c'est que les choses ne resteront pas où elles en sont. Il ne peut plus donc être question de réduction de l'armée et des dépenses militaires.

Ces renseignements sur l'état des esprits en France et les dispositions de Napoléon III furent complétés par le général Chazal en novembre et en décembre, lors du séjour qu'il fit à Paris en revenant à Bruxelles pour son déménagement.

Cette fois il entre dans des détails un peu spéciaux, mais dont Rogier et son collègue de la guerre tireront profit, sur l'organisation de l'armée française dont le (page 264) maréchal Randon lui a donné les moyens d'étudier les rouages.

Il parle également - notre ministère avait besoin de ces renseignements - de la triste situation de l'Empire Mexicain qui s'acheminait à sa ruine. Depuis quelque temps il savait, à n'en pas douter, que Napoléon ne voulait plus soutenir cet Etat. Les officiers français revenus du Mexique reprochaient à Maximilien, en désaccord absolu avec le maréchal Bazaine, d'écouter trop les conseils de son secrétaire M. Eloin, qui avait eu, au dire du maréchal Randon, la maladresse d'exaspérer contre lui tout le monde. Chazal croyait d'ailleurs qu'on exagérait les torts de M. Eloin et il trouvait que le rôle de Bazaine avait « quelque chose d'équivoque qui ne s'expliquait pas clairement ». Il n'était pas éloigné de lui attribuer « les visées de Prim » (17 décembre).

Dans une lettre ultérieure il dit qu'il résulte pour lui de renseignements confidentiels qui lui sont parvenus par un officier de la légion belge, que le maréchal Bazaine a toujours contrecarré Maximilien ; que celui-ci est d'ailleurs d'un caractère indécis, qu'il n'a qu'une énergie passive et des boutades de vigueur qui se traduisent en enfantillages et en niches qu'il joue à Bazaine.

« ... Les ordres de rapatriement de l'armée française sont formels. Celui d'embarquer les Belges avec les Français est également formel. Mais je crains que les Belges mal conseillés ne se séparent des Français et ne fassent la généreuse folie de suivre l'empereur Maximilien dans l'aventure qu'on l'engage à tenter. Je crois que le gouvernement ferait bien de prévenir immédiatement, par son ministre à Mexico, nos officiers, que ceux qui ne reviendront pas avec les Français seront considérés comme démissionnaires. On devrait également faire demander à Maximilien de permettre aux officiers et soldats qui voudraient revenir en Belgique de profiter de cette occasion qui ne se représentera plus. Si l'Empereur s'obstine à rester au Mexique après le départ des Français, il est probable qu'il finira d'une manière tragique ou misérable... » (Lettre à Rogier du 23 décembre 1866.)

Revenant sur les conséquences de Sadowa, le général constatait dans ses dernières lettres que l'opinion publique (page 265) poussait de plus en plus le gouvernement impérial à la guerre contre les Prussiens, et que quelques chauvins. parlaient même d'une invasion en Belgique. Toutefois, on aurait facilement raison des excitations de ces chauvins si, d'une part, la Belgique ne sortait pas d'une stricte neutralité et ne blessait pas la susceptibilité française, et si, d'autre part, elle se montrait prête à mettre en ligne, en cas d'invasion, une armée solide. Chazal estimait encore une fois que certains journaux fort antinapoléoniens auraient bien fait de mettre une sourdine à leurs attaques :

« Rien ne serait plus facile que de nous faire aimer et soutenir des Français. Il ne faudrait que leur témoigner de la confiance, du bon vouloir et nous mêler moins de leurs affaires. Si notre presse pouvait être plus prudente, plus modérée, nous serions certains de rester tranquilles quoi qu'il arrive. Il ne faudrait que prouver que nous avons cent mille hommes bien organisés, appuyés sur Anvers, à mettre en ligne pour défendre le territoire. »

(Note de bas de page : Les journaux allemands reprochaient à notre presse vers le même temps de dénigrer l'armée prussienne et de ne pas montrer suffisamment d'enthousiasme pour ses hauts faits. Rogier, dans un post-scriptum de son rapport du 24 septembre (voir plus haut), écrivait : « Vous aurez remarqué peut-être dans un des derniers numéros de L'Echo du Parlement un prime article où il est rendu compte de la fête triomphale qui vient d'avoir lieu à Berlin. Si le gouvernement prussien n'est pas content cette fois de la presse belge, il sera bien dégoûté. » Le ministre des affaires étrangères confesse d'ailleurs en conscience qu'il n'est ni l'auteur, ni l'inspirateur de cette élucubration apologétique.)

15. Session législative de 1866-1867 - La réforme électorale

Le discours du trône du 13 novembre insistait tout d'abord sur la nécessité de garder strictement cette neutralité dont des journalistes français, dans un intérêt (page 266) facile à comprendre, auraient voulu nous voir nous départir :

« Au milieu des graves événements qui ont troublé une partie de l'Europe, la Belgique est demeurée calme, confiante et pénétrée des droits et des devoirs d'une neutralité qu'elle maintiendra dans l'avenir comme dans le passé, sincère, loyale et forte. »

Il rappelait la fraternisation au Tir national de nos gardes civiques, des riflemen et des membres d'autres milices étrangères, fraternisation qui ne pouvait que resserrer et fortifier, pour le plus grand bien de notre nationalité, les relations d'amitié et d'estime réciproques.

Le discours rappelait aussi que la Chambre avait encore à son ordre du jour des projets de loi politiques (fabriques d'église, réforme électorale et cimetières) et annonçait le dépôt d'autres projets qui ne pouvaient être mal accueillis par aucun esprit impartial et ami du progrès : révision de la loi de 1858 sur les expropriations, suppression de la contrainte par corps, amélioration de la loi sur la détention préventive et les extraditions, abolition de l'article 1781 du code civil, révision du code pénal militaire, liberté de l'industrie des matières d'or et d'argent, péréquation cadastrale ayant pour objet une plus juste répartition de l'impôt foncier.

Les organes du libéralisme avancé - on avait fini par appeler ainsi le jeune libéralisme - notèrent avec plaisir dans ce discours la place qu'y occupait l'idée sociale. A trois reprises, en effet, le gouvernement insistait sur la nécessité d'améliorer la situation de la classe ouvrière. Après avoir exprimé les sentiments de douleur qu'avaient causés les ravages de l'épidémie cholérique, il disait :

« Ces désastres, ne l'oublions pas, ont particulièrement affecté nos classes ouvrières. C'est notre devoir à tous de continuer à nous occuper de tout ce qui peut favoriser l'amélioration matérielle et morale de nos populations laborieuses. »

Il annonçait l'intention de faire de nouveaux sacrifices pour l'assainissement des quartiers insalubres et pour le (page 267) développement de l'instruction primaire. La nation toute entière, disait L'Indépendance du 13, lui en saura gré.

L'adresse en réponse au discours du trône fut votée sans discussion.

On aborda ensuite l'examen des réformes sociales : telles que l'abolition de la peine de mort que la Chambre maintint par 55 voix contre 43 (dont Rogier, MM. Frère et Bara) et l'abrogation de l'article 1781 du code civil qui, supprimé à la Chambre par 67 voix contre 30, fut maintenu par le sénat, malgré l'appui énergique que Rogier donna à M. Bara, le promoteur de cette réforme vraiment démocratique.

La question politique ne fut qu'effleurée lorsque l'on décida qu'une commission parlementaire et militaire aurait à examiner si l'organisation et l'armement de l'armée répondaient aux nécessités de la situation.

Comme le dit M. Banning (Patria Belgica, II), la question militaire avait pris des proportions plus vastes depuis la guerre austro-prussienne qui fut pour la plupart des Etats comme une révélation. Elle avait fait naître des idées nouvelles tant en matière d'organisation qu'en matière d'armement. Le Roi, qui avait insisté plusieurs fois auprès du cabinet sur l'urgence de la création de la commission dont nous venons de parler, fut très heureux de le voir partager toutes ses idées sur ce point. Après la séance de la Chambre où Rogier fit connaître les intentions du gouvernement, le Roi lui écrivit pour le remercier et remercier par son organe le cabinet : « Cette difficile question de la guerre, disait-il, n'a donné lieu entre nous depuis un mois. qu'à un échange de bons procédés ; mes efforts tendront à ce qu'il en soit ainsi à chaque occasion. C'est le meilleur et le plus utile moyen d'affermir les bonnes et affectueuses. relations qui nous unissent. »

Plusieurs députés soulevèrent alors, mais sans y insister, (page 268) la question du service personnel et du remplacement tant agitée depuis 1866.

Les débats de la Chambre furent plus passionnés quand M. Bara proposa de fixer l'âge de la retraite pour les magistrats inamovibles. Vainement il établissait que, sous le dernier ministère de M. de Theux, un projet semblable avait été élaboré par M. Malou, alors chef de division à la Justice ; vainement il démontrait qu'il importait dans l'administration de la justice, non moins que dans les autres services publics, de « ne pas laisser des fonctionnaires se perpétuer sur leurs sièges, malgré l'âge ou les infirmités qui les empêchaient de vaquer convenablement à leur mission » ; vainement les esprits les plus modérés, tels que M. Pirmez, appuyaient le projet en faisant remarquer que si les Constituants avaient conféré le privilège de l'inamovibilité à la magistrature assise, c'était uniquement pour garantir son indépendance vis-à-vis des autres pouvoirs. La droite s'entêta dans son opposition à la loi au point que M. Goblet était fondé à insinuer, que si des ministres catholiques avaient eu à pourvoir aux sièges laissés vacants par la retraite de leurs titulaires, elle eût agi tout autrement.


Une autre question, d'ordre politique, allait remuer davantage encore le Parlement et le pays : nous voulons parler de la réforme électorale qui, ajournée à la fin de la session de 1866, fut remise en discussion en mars 1867. On entendit préconiser pour la première fois (bien timidement, il est vrai) le suffrage universel.

Rogier n'intervint pas dans la discussion.

Estimait-il qu'il suffirait de M. Frère pour établir que le tempérament du pays légal ne comportait pas de plus grandes concessions que celles du projet gouvernemental ;(page 269) pour montrer le danger qu'il y aurait à « constituer en arbitres du pays les manouvriers et les valets de ferme » ?

Etait-il d'avis, comme son collègue, que la corruption. (qui, d'après les théoriciens du suffrage universel, devait devenir impossible), s'exercerait, au contraire, plus puissamment que jamais avec « quelques tonneaux de bière ou de genièvre » ?

N'y avait-il pas plutôt dissentiment entre ses collègues et lui sur la question électorale ? (Rappelons-nous le passage de sa lettre à Léopold Ier, relatif aux propositions de la jeune gauche repoussées trop rigoureusement d'après lui.) Le fils de l'ancien soldat de la Révolution française, l'homme d'Etat dont les sentiments démocratiques se sont affirmés plus d'une fois de la façon la plus nette, et qui déclarait à la fin de sa vie qu'il n'eût pas reculé devant le suffrage universel « avec l'instruction obligatoire », Rogier n'aurait-il pas désiré que la majorité libérale de 1867 se montrât plus large et augmentât plus généreusement le nombre des électeurs ? Ne partageait-il pas l'avis de M. Van Humbeeck qui s'abstint de voter le projet du gouvernement, parce qu'il n'avait pas pour conséquence d'initier à la vie publique l'élite des classes ouvrières ? 64 voix contre 45 estimèrent, que pour toute réforme électorale, il suffisait de combiner pour les élections communales et provinciales le cens avec la capacité attestée par trois années d'études moyennes. (Note de bas de page : Ce n'est que trois ans après que le sénat vota la loi (mars 1870). Elle n'a d'ailleurs jamais été appliquée, le ministère catholique de 1870-1878 ayant fait voter par sa majorité en 1871 une loi qui, sans tenir compte de la capacité, réduisait le cens à 10 francs pour la commune et à 20 francs pour la province).

Nous avons demandé à un ami de Rogier l'explication de ce silence sur lequel rien dans ses dossiers de 1867 ne nous donnait les éclaircissements désirés. Il nous a été répondu que Rogier était alors exclusivement préoccupé de deux questions, fort compliquées d'ailleurs et grosses (page 270) de dangers : les barrages de l'Escaut et la cession du grand-duché de Luxembourg.

Examinons d'un peu près l'une et l'autre questions : ce sont les dernières que Rogier ait traitées avant de sortir des affaires.

16. La question des barrages de l’Escaut

Dès 1846 un différend s'était élevé entre la Belgique et la Hollande au sujet de l'Escaut Oriental ou canal de Berg-op-Zoom commençant en face de Bath, et du Sloe (autre canal commençant près de Flessingue).

Des termes d'une concession accordée au commencement de cette année par le gouvernement néerlandais, il résultait : 1° que l'on allait barrer le Sloe qui offre dans la rade de Rammekens un abri aux navires contrariés par le mauvais temps à l'entrée ou à la sortie de l'Escaut ; 2° qu'un chemin de fer aurait traversé sur un viaduc, avec un double système de ponts, l'Escaut Oriental qui sert surtout à la navigation entre Anvers, les Pays-Bas et le Rhin.

En 1849 retrait, faute de capitaux, de la concession de 1846 et octroi d'une autre concession spéculation en terrains qui ne touchait pas au Sloe, mais permettait le barrage de l'Escaut Oriental à la condition de construire, avant de commencer cet ouvrage, un canal à travers l'ile de Sud-Beveland.

Naturellement, des réclamations fort vives se produisirent en Belgique, spécialement à Anvers, contre ces concessions. Notre gouvernement échangea avec le gouvernement des Pays-Bas des notes nombreuses que l'on trouvera dans les documents parlementaires de 1866-1867.

La concession de 1849 avorta comme celle de 1846 à la suite du vote par les Chambres néerlandaises d'un projet de chemin de fer à travers la Zélande. Certains tracés furent faits en 1862, qui menaçaient nos intérêts non moins (page 271) que les projets précédents. D'autres tracés de 1863 n'amélioraient pas la situation.

Rogier, aussitôt qu'il eut pris le portefeuille des affaires étrangères, chargea le ministre belge à La Haye, de renouveler tout d'abord « les protestations que ses prédécesseurs avaient faites contre toute modification qui serait de nature à altérer l'état matériel des choses existantes. consacré par les traités de 1839 et de 1842 et placé sous leur garde et garantie. » M. le baron du Jardin avait reçu mandat de faire valoir « les droits et les intérêts que nous avions dans tout ce qui touchait au maintien du régime de l'Escaut, aussi bien que dans tout ce qui se rattachait à la libre et facile navigation des eaux intermédiaires qui conduisent de ce fleuve au Rhin. » Il devait insister sur ce point qu'en ce qui concernait particulièrement le Sloe, toute déviation de la marche de ses eaux compromettrait l'existence de la rade de Rammekens (août 1864).

Le ministre des affaires étrangères des Pays-Bas mit quatre mois à répondre aux observations de la Belgique. Dans une dépêche du 3 décembre il contesta, comme on l'avait d'ailleurs déjà fait à La Haye, que l'Escaut oriental et le Sloe dussent être rangés dans la catégorie des voies maritimes visées dans les traités de 1839 et 1842. Il contesta également que les intérêts belges pussent être lésés par le barrage projeté de l'Escaut oriental et donna l'assurance que l'existence de la rade de Rammekens ne serait nullement compromise par les travaux à exécuter éventuellement dans le Sloe.

Le gouvernement belge ne s'était pas borné à réclamer à La Haye. Il avait fait étudier par ses ingénieurs quelle serait l'influence de la fermeture de l'Escaut oriental sur le régime de l'Escaut occidental, la branche principale du fleuve.

En ce qui concernait le Sloe, la commission avait été (page 272) unanime à déclarer qu'un barrage ne pourrait exercer aucune influence nuisible sur le régime général de l'Escaut maritime, mais qu'il aurait pour effet certain l'oblitération de la rade de Rammekens. Elle avait été également unanime à reconnaître qu'un pont ne présenterait aucun inconvénient, pourvu qu'il fût construit de manière à ne pas faire obstacle au mouvement des eaux.

En ce qui concernait l'Escaut oriental, la commission s'était partagée. La moitié de ses membres estimait que le barrage contribuerait à l'envasement de l'Escaut occidental ; l'autre moitié était d'un avis contraire.

Rogier créa une commission nouvelle « qui aurait à rechercher les effets probables du barrage de l'Escaut oriental et du Sloe sous le double rapport de la navigabilité de l'Escaut occidental et des communications de la Belgique avec la Hollande et le Rhin. » Le 4 avril 1865, cette commission faisait savoir au ministre que, à l'unanimité, elle estimait qu'il y avait lieu de « s'opposer énergiquement non seulement à la fermeture de l'Escaut oriental et du Sloe, mais même à toutes espèces de rétrécissement du lit et à tous autres travaux pouvant porter obstacle à la marche de la marée ou occasionner une résistance à son libre développement ».

Communication des conclusions de la commission fut faite par les ordres de Rogier au gouvernement néerlandais. Celui-ci, qui ne se tenait pas pour battu, transmit à son tour, un an après, au gouvernement belge un rapport de l'ingénieur en chef du Waterstaat et du chef du bureau hydrographique, qui aboutissait à des conclusions tout à fait contraires à celles de la commission belge (16 avril 1866).

Rogier eût mieux fait, à notre avis, de s'en tenir au côté juridique de la question. Au point de vue technique il semblait difficile que l'on pût finir par s'entendre. Toutefois puisqu'on s'était engagé sur ce terrain, il fallait aller jusqu'au bout.

(page 273° Pour concilier tous les intérêts, Rogier proposa au gouvernement néerlandais la nomination d'une commission mixte de deux ingénieurs belges et de deux ingénieurs néerlandais qui délibéreraient en commun et auxquels on adjoindrait de commun accord deux ingénieurs étrangers (3 juin).

Après de nouvelles difficultés provoquées par la Hollande, mais dont la bonne volonté du cabinet de Bruxelles finit par triompher, le cabinet de La Haye accepta la proposition et la commission mixte se réunit le 26 août pour la première fois. Notons qu'à cette date, les travaux de barrage étaient déjà adjugés depuis plus de trois semaines et que l'adjudication fut approuvée dans les premiers jours de septembre par le gouvernement néerlandais qui préjugeait ainsi le résultat de l'enquête ouverte par la commission.

Quant au point essentiel d'ailleurs (l'effet que produirait le barrage sur le régime de l'Escaut occidental en aval de Bath), l'enquête mixte aboutit au même résultat que les enquêtes isolées : elle constata une divergence persistante d'opinions entre les ingénieurs des deux pays. Mais en attendant l'on travaillait sans relâche en Hollande. A la fin de 1866 la fermeture de l'Escaut oriental était commencée et le canal de Sud-Beveland livré à la navigation.


Reconnaissant l'impossibilité de s'entendre directement avec la Hollande, Rogier demande au gouvernement anglais d'intervenir. Celui-ci répond qu'il lui paraît plus pratique de soumettre le différend à des ingénieurs compétents et impartiaux (9 novembre). Rogier accepte. Ces ingénieurs, écrit-il à lord Cowley (12 novembre), seront désignés par des gouvernements-tiers ; je vais m'adresser dans ce but à la France et à la Prusse, et leurs ingénieurs (page 274) s'adjoindront aux ingénieurs anglais que vous désignerez : nous paierons les frais de l'enquête.

Le gouvernement des Pays-Bas ne veut pas entendre parler de cette enquête. Ses agents à Londres, à Paris et à Berlin reçoivent l'ordre de protester contre toute ingérence de la part des trois grandes puissances (novembre-décembre). Rogier déclare que si ces protestations sont accueillies, le gouvernement belge saisira directement de la question les puissances garantes des traités. Les cabinets français, anglais et prussien ayant fini par donner raison au cabinet belge, désignent des ingénieurs (décembre 1866-février 1867).

Le gouvernement néerlandais, tout en disant qu'il ne s'opposerait pas aux opérations matérielles des ingénieurs, n'entendait d'abord leur donner « ni son assentiment, ni son concours » (28 décembre) ; mais, devant les observations des gouvernements étrangers, il s'était engagé à « leur donner toutes les facilités dont ils pourraient avoir besoin » (3 février 1867).

Beaucoup de brochures et d'articles commerciaux, scientifiques, politiques furent échangés alors entre Belges et Hollandais ; nous ne noterons que les articles de la presse d'Amsterdam, d'Anvers et de Bruxelles et les publications de M. l'ingénieur Wellens, du futur ministre des finances Jacobs et du professeur d'Utrecht, Vreede. La querelle s'envenima dans les premiers mois de 1867. A la suite de propos singulièrement discourtois que l'on s'était permis en Hollande, même dans les sphères (page 275) ministérielle et parlementaire, sur le compte du gouvernement belge et particulièrement du révolutionnaire Rogier, de l'ancien membre du gouvernement provisoire de 1830, les têtes s'échauffèrent en Belgique. On vit des journaux, d'allures fort pacifiques ordinairement, pousser à une rupture avec la Hollande.


Pendant que les ingénieurs-experts désignés par la France, l'Angleterre et la Prusse se livraient à des études dont Rogier se réservait d'ailleurs de faire examiner les conclusions et vérifier les calculs par ses propres ingénieurs avant d'aller plus loin, surgit la question du Luxembourg qui fit passer pour quelques mois à l'arrière-plan celle des barrages de l'Escaut. Lorsque Rogier quitta le ministère, cet interminable différend n'avait pas encore pris fin. Mais, lorsqu'il donna avant son départ les explications sollicitées par l'opinion publique, Rogier eut la satisfaction de voir sa conduite approuvée par l'unanimité du Parlement.

17. La question du grand-duché de Luxembourg : projet de cession à la Belgique (1867)

Dans leur Histoire des relations extérieures de la Belgique depuis 1830 (Patria Belgica, II, 461) MM. Van de Weyer et Banning ont montré que le gouvernement français n'était pas sincère lorsque, devant l'opposition qu'avait provoquée le bruit d'une revendication de la frontière de 1814, il faisait démentir solennellement au Moniteur toute prétention sur les anciennes forteresses de Philippeville et de (page 275) Marienbourg. Napoléon III n'était pas plus sincère lorsqu'il donnait au cabinet belge l'assurance que la Belgique n'était pas visée dans certaine circulaire de M. de Lavalette (17 septembre) qui, reconnaissant les faits accomplis en Allemagne, formulait en même temps la théorie de la suppression des petits Etats au profit des grandes agglomérations.

L'Empereur étudiait de grands projets d'armement en vue d'une guerre avec la Prusse dont nous aurions certainement fait les frais. Le général Chazal, profitant des loisirs que lui avait donnés sa sortie du ministère pour continuer à étudier la situation des esprits en France après la campagne du Mexique et les travaux de la réorganisation militaire entrepris par les ordres de Napoléon, entretint Rogier à plusieurs reprises des dispositions belliqueuses de nos voisins. Il lui parlait du mécontentement des populations que l'Empereur chercherait à calmer en poursuivant une politique de compensations, la « politique des unifications » dont s'inquiétait à bon droit notre gouvernement.

« ... Il est évident que lorsqu'on voit l'état des esprits en France, on doit s'attendre à une explosion quelconque... L'opinion publique devient, me semble-t-il, plus belliqueuse de jour en jour. Les nombreux étrangers qui sont ici et qui y arrivent chaque jour le constatent comme moi. On semble persuadé qu'après l'exposition, il y aura une politique plus accentuée. Je considère la situation de la France comme fort grave. Je n'ai jamais vu les esprits plus montés. Je ne sais pas ce qui arriverait si l'Empereur venait à manquer. Je ne sais pas s'il pourra maintenir la paix. La déconfiture du Mexique excite une véritable exaspération. Ceux qui ont perdu leurs enfants, ceux qui en ont eu de mutilés, ceux qui ont mis leur argent dans les emprunts, ceux enfin qui avaient fondé des établissements dans ce pays, sont dans un état de colère facile à comprendre. Ajoutez-y la mauvaise humeur de ceux qui reviennent et vous aurez une idée de ce que l'on entend. L'Empereur devra faire quelque chose de grand pour ramener l'opinion à lui. Elle lui échappe en province. Je suis presque effrayé de ce que je vois. Les autorités elles-mêmes n'osent pas défendre le gouvernement et font souvent chorus avec les mécontents. Le relâchement est général... » (13 février 1867).

(page 277) Napoléon III songeait en effet à un agrandissement qui lui fît pardonner par la France Sadowa et le Mexique. Une entente avec la Prusse ne lui aurait pas déplu dans ce but. Le général Chazal qui était allé également à Berlin en mission militaire... et politique, écrivait à Rogier qu'il se passait quelque chose de grave entre la chancellerie prussienne et l'ambassadeur français. A quelles conditions pourrait-on satisfaire les désirs de Napoléon tout en tenant compte des nouveaux appétits de la Prusse ?...

« ... L'ambition de la Prusse est si grande que, pour la satisfaire, il faudrait sacrifier de nouvelles nationalités. Pour réussir on serait disposé à s'entendre avec la France. La Hollande à la Prusse, la Belgique et le Luxembourg à la France, tel serait le prix de l'alliance. Le ministre d'une grande puissance est persuadé que la négociation se poursuit. » (2 avril 1867).


Si l'on ne s'entendit pas à Berlin, apparemment parce que les compensations demandées par le gouvernement français étaient trop considérables, Napoléon III espéra être plus heureux en négociant avec le roi de Hollande la cession du grand-duché de Luxembourg.

Aussitôt que la Prusse eut connaissance de cette négociation particulière, elle manifesta la plus vive opposition à toute cession, quelle qu'elle fût : elle était décidée à en faire un cas de guerre. Comme, après tout, elle n'avait pas un grand intérêt stratégique à conserver le droit de tenir garnison dans la capitale du grand-duché, elle se disait toute disposée à renoncer à ce droit, si la France désavouait ses projets d'annexion. Le désaveu ayant été obtenu (parce que la France n'était pas prête à la guerre), les Prussiens quittèrent Luxembourg. Le traité de Londres (page 278) (du 11 mai) stipula le démantèlement de cette ville, ainsi que l'autonomie et la neutralité du grand-duché.


Au cours des négociations qui eurent lieu à ce sujet entre les Puissances, M. de Beust, premier ministre en Autriche, qui cherchait sans doute à être agréable à la France comme à la Belgique, suggéra l'idée de donner le grand-duché à la Belgique qui, de son côté, aurait cédé à la France les huit cantons du Hainaut et de la province de Namur que celle-ci possédait à la chute de l'Empire.

Notre gouvernement ne pouvait, on le conçoit bien, se prêter au système de M. de Beust. Rogier envoya même à tous nos agents diplomatiques des instructions qui avaient pour but de bien établir que le cabinet de Bruxelles était absolument étranger à la combinaison du chancelier autrichien (12 avril 1867). On avait dit à La Haye que c'était à notre demande que M. de Beust avait lancé sa proposition : il nous importait de démentir ce bruit.

Comme M. de Beust affirmait que son projet était « le seul moyen de préserver la paix à laquelle la Belgique était formellement intéressée », il lui fut répondu (correspondance de Rogier avec M. de Jonghe, notre ministre à Vienne) que la Belgique ferait son possible pour maintenir cette paix, mais « qu'elle n'entendait sacrifier aucune partie du royaume, qu'elle ne cherchait pas à acquérir de nouveaux territoires qui ne pourraient être pour elle que la source de difficultés et de dangers probables pour l'avenir ». Les télégrammes envoyés le 17 avril aux légations belges de Londres, de Saint-Pétersbourg et de Vienne sont formels à cet égard : toute cession de territoire belge, dit Rogier, est impossible.

Les dispositions du gouvernement anglais nous sont (page 279) connues par une lettre de M. Van de Weyer à Rogier (du même jour 17 avril). Notre ministre y racontait une longue conversation qu'il avait eue avec le chef du Foreign Office.

Il avait donné l'assurance à lord Stanley que la Belgique ne contracterait aucune alliance exclusive et demeurerait neutre ; qu'elle n'exprimerait ni plainte, ni vœu, ni insinuation pour recouvrer le Luxembourg, quoi qu'elle eût déploré amèrement sa perte en 1839. Le ministre anglais avait approuvé cette attitude « qui ne permettrait pas au gouvernement français de rendre la Belgique responsable d'un échec prévu. » Lord Stanley pensait que M. de Bismarck n'était pas disposé à évacuer Luxembourg, mais qu'en revanche « il sacrifierait aisément la Belgique à l'unité allemande » : par ce motif, il nous conseillait d'armer, mais secrètement.

M. Van de Weyer avait décliné la proposition de M. de Beust,« parce qu'elle était contraire à la Constitution belge et cachait un piège ». Il comptait bien d'ailleurs que lord Stanley déclarerait catégoriquement que l'Angleterre défendrait l'indépendance et l'intégrité de la Belgique.

Mais, avait dit lord Stanley, la Belgique n'accepterait-elle pas le grand-duché sans offrir de compensation territoriale ? La Belgique, répondit M. Van de Weyer, n'ayant rien demandé, n'a rien à offrir. Elle attend, sans assumer de responsabilité quelconque ; mais l'Angleterre est intéressée à ne point laisser pratiquer de brèche à la frontière belge garantie par les cinq Puissances.

Nous voyons du reste dans cette lettre que M. Van de Weyer croyait à une entente entre la Prusse et la France pour s'arranger à nos dépens : c'est l'entente que le général Chazal signalait à Rogier le 2 avril.

Lord Stanley déféra au désir exprimé par M. Van de Weyer au nom du gouvernement belge. Le 18 avril il fit savoir à lord Howard, le ministre d'Angleterre à Bruxelles, (page 280) que si la Belgique croyait devoir repousser la proposition autrichienne et refuser toute rétrocession, l'Angleterre soutiendrait au besoin son droit d'en agir ainsi.

Sur ces entrefaites, l'empereur Napoléon fit savoir au cabinet belge par M. Beyens, notre ministre à Paris, (Firmin Rogier avait pris sa retraite en 1866) qu'il ne voulait rien de la Belgique et qu'il n'entendait pas préjuger la destinée du Luxembourg ; qu'il s'en tenait à la renonciation réciproque de la France et de la Prusse. (Dépêche du 20 avril).

Rogier imagine alors de modifier la combinaison de M. de Beust. Si la Belgique pouvait acquérir le Luxembourg au prix d'une seule indemnité pécuniaire au Roi Grand-Duc, quelle joie pour tous ceux qui avaient voté le traité de 1839 la douleur dans l'âme !

La rentrée de nos anciens frères dans la grande famille belge qui les pleurait toujours, quel couronnement pour la carrière de Rogier !

Certes, l'affaire n'irait pas sans difficultés. La Hollande avec laquelle la question des barrages de l'Escaut nous avait mis en froid, ne verrait assurément pas de bon œil son souverain se prêter à la combinaison nouvelle. Ce souverain lui-même d'ailleurs consentirait-il à négocier ? N'importe il fallait essayer.

Notre ministre à Vienne reçut ordre de faire savoir à M. de Beust que, tout en rendant hommage à ses « intentions amicales », le gouvernement belge ne pouvait que repousser sa proposition, « attendu qu'au point de vue belge comme au point de vue international, elle paraissait impliquer de nouveaux germes de conflit ». Mais la Belgique serait charmée de reprendre le Luxembourg, pourvu que l'on n'y mît pas d'autres conditions qu'un sacrifice pécuniaire et que toutes les Puissances se prêtassent à cette solution.

(page 283) Restait à voir si M. de Beust se rallierait à ce système et quel accueil la Conférence de Londres y ferait.

Les instructions données le 5 mai à M. Van de Weyer qui devait représenter la Belgique à la Conférence, se résumaient dans les trois points suivants :

« 1° Le plénipotentiaire belge tiendra une attitude passive ; il assistera aux débats en simple auditeur et s'abstiendra de toute ouverture qui pourrait contrarier la politique de l'une ou l'autre Puissance ;

« 2° Si le projet de M. de Beust était repris, le représentant de la Belgique déclinera toute proposition qui entraînerait une rétrocession du territoire belge ;

« 3° Si les Puissances voulaient neutraliser le Luxembourg sans assumer une nouvelle garantie, si elles désiraient prévenir les agitations intérieures qui naîtront dans le grand-duché de son isolement, et à cette double fin s'entendaient pour restituer le Luxembourg à la Belgique, dans ce cas le gouvernement se prêterait aisément à une telle solution au nom des liens historiques et nationaux des Luxembourgeois avec les Belges et consentirait au besoin à un sacrifice pécuniaire, la maison de Nassau ayant obtenu le duché à titre onéreux. Cependant il faudrait que la proposition réunit l'assentiment unanime des Puissances et du Grand-Duc et qu'elle vînt d'eux. Le représentant de la Belgique s'interdira toute initiative et ne prendra la proposition qu'ad referendum. »

A ses instructions officielles Rogier avait joint une lettre particulière où il remerciait son ancien compagnon de 1830 des efforts qu'il faisait pour amener le succès de sa combinaison. (Note de bas de page : Van de Weyer lui avait écrit le 2 mai que s'il n'avait rien demandé ni sollicité comme ministre de Belgique, il n'en avait pas moins déclaré à lord Stanley et aux autres diplomates que la réunion du Luxembourg à la Belgique serait la meilleure solution.) J'espère, disait-il, que tout en conservant la circonspection et la réserve voulues, il nous sera permis d'atteindre le but désiré. L'Angleterre n'hésiterait pas, (page 284) d'après lui, à étendre au Luxembourg rendu à la Belgique et ne faisant qu'un avec elle, la garantie dont elle couvrait notre pays depuis 1830.

Pendant ces pourparlers préliminaires de la Conférence, nos anciens frères envoyaient des pétitions demandant leur réunion à la Belgique, mais au vif déplaisir du gouvernement grand-ducal s'il faut en juger par la précipitation avec laquelle il faisait saisir celle qui avait été adressée à lord Stanley par les habitants de la ville de Luxembourg. Aussi, bien que M. Van Damme, gouverneur du Luxembourg belge, qui avait transmis à Bruxelles le 6 mai le texte de cette pétition, fût d'avis qu'elle exprimait le vœu réel de la population, Rogier l'invita (dépêche du 7 mai à se « renfermer comme il l'avait fait jusque-là, dans le simple rôle d'observateur ». L'attitude du ministère du Grand-Duc ne présageait évidemment rien de bon.

Rogier n'en persistait pas moins cependant dans sa combinaison ; mais deux de ses collègues et ce n'étaient pas les moins importants pensaient, comme le Roi, que mieux valait ne plus penser à la réunion.

Et pourtant plus d'un homme d'Etat étranger donnait raison à Rogier. M. de Brunnow disait que « la solution belge » était la meilleure. Le ministre des Affaires étrangères de l'Empire français, M. de Moustier, dans une lettre au prince de la Tour d'Auvergne (dépêche de M. Van de Weyer à Rogier du 9 mai), faisait une allusion dans ce sens. Le « Vice-Empereur » M. Rouher avait eu le 7 mai avec un ami de Rogier - Michel Chevalier ? l'entretien que voici :

« - Etes-vous contraires au retour du Luxembourg à la Belgique ?

« - Nullement, nous sommes disposés à l'appuyer. Mais ce n'est pas à nous à prendre l'initiative : c'est à la Belgique. Pourquoi la Belgique tarde-t-elle à le faire ?

(page 283) « - En cas de transfert à la Belgique, la France demanderait-elle des dédommagements ?

« - Non, non, aucun, aucun. » (La note relative à cet entretien est de la main de Rogier, signée de ses initiales et intitulée : « 7 mai. Dialogue avec Rouher ».)

On comprend mieux après cela la tristesse de la lettre particulière que Rogier écrivait le 9 mai à Van de Weyer qui venait de lui faire savoir que, selon toutes les probabilités, la « solution belge » ne serait que « vaguement agitée » ; qu'elle avait d'ailleurs d'autant moins de chances d'être adoptée par la Conférence que tout le monde à Bruxelles n'en voulait pas. On allait donc avoir un petit Luxembourg neutralisé, « châtré de sa garnison », isolé, sans débouché pour ses produits matériels et pour ses hommes...

«... On n'aura fait, si je ne me trompe, qu'une œuvre peu solide et peu durable. Ce sera un foyer d'intrigues et d'agitations continuelles, et nous serons les premiers à nous ressentir de ce voisinage fâcheux. Si le Luxembourg reste dans le Zollverein, autant dire qu'il devient prussien, et alors la France se demandera quel profit elle aura retiré de l'abandon de la forteresse par une garnison qui sera remplacée par toute une population prussienne groupée autour d'un point stratégique qui sera toujours important même après le démantèlement des fortifications. La France non satisfaite, c'est une menace de guerre toujours pendante... »

Rogier établissait que, sous ce rapport seul, il eût été à désirer que la France pût obtenir le complément de l'œuvre inachevée de 1839 en retenant le Luxembourg dans le cercle franco-belge. C'était pour elle un accroissement de force morale et de sécurité matérielle. C'était de plus un succès dont l'Empereur pourrait se prévaloir vis-à-vis des Français et des Belges, en proclamant la supériorité de sa diplomatie sur celle du gouvernement précédent qui avait baissé pavillon en 1839 devant la Confédération germanique, sacrifié deux cent mille Belges et laissé une partie de sa frontière découverte. Il était tout naturel que M. Rouher eût tenu le langage que nous avons rapporté plus haut...

(page 284) « ... Du moment d'ailleurs que les cinq Puissances ne croient pas devoir conseiller « la solution belge », il n'y a plus rien à espérer. De Belgique à Hollande une négociation pour un tel article semble impossible. Ce qu'on pourrait à la rigueur accorder aux conseils des Puissances, au maintien de la paix européenne, etc., etc., on se refusera de le faire pour agrandir un pays rebelle et glorifier son Roi, à moins que « l'auri sacra fames » ne l'emporte sur les rancunes encore vivaces, dit-on... »

Rogier voyait bien que si la reprise de l'affaire ne devait se tenter que par la Belgique, mieux valait y renoncer de suite que d'aller au devant d'un échec certain. C'est plus que de la tristesse, c'est de la douleur que l'on sent dans la dernière pensée que donne à son rêve fini l'homme de 1830 et de 1839 :

« Ce sera, je l'avoue, un mécompte pénible pour moi comme pour tous les hommes, je le suppose, de notre Révolution d'avoir vu, irrévocablement peut-être, s'échapper une occasion de reconquérir des concitoyens que nous avons été forcés d'abandonner en 1839. Je n'aurai pas du moins à me faire le reproche de ne pas l'avoir fortement désiré. On aura beau m'objecter les inconvénients ou même, va-t-on jusqu'à dire, les dangers que pourrait faire naitre cette rentrée du Luxembourg dans la famille belge, l'objection disparaît à mes yeux devant la grandeur du but à atteindre. »

Que Rogier ait été ou non dans le vrai, qu'il soit ou non regrettable que son projet n'ait pas eu le succès qu'il en attendait, nous n'oserions pas affirmer que ce « mécompte » ne fut point pour quelque chose dans la résolution qu'il prit peu de mois après de quitter le pouvoir.

(page 285) Peut-être aussi était-il préoccupé de ce que lui écrivait vers ce temps-là M. Van de Weyer, qui sollicitait sa mise à la retraite en invoquant « ses soixante-cinq ans et ses quarante ans de services » pour obtenir :

Du repos, du loisir, de l'ombre et du silence.

Son compagnon et collègue de 1830 » lui disait que plus il vieillissait, plus il étudiait la fin que font d'ordinaire les hommes politiques, et plus il était convaincu « qu'on doit savoir se retirer à temps ». Rogier, lui, approche de la septantaine ; depuis plus de quarante ans il est sur la brèche, et il a fait plus qu'il ne faut pour laisser dans l'histoire un nom glorieux. Aussi dès que l'occasion lui sera donnée de quitter le pouvoir sans que son départ puisse être considéré comme une désertion devant le danger, ou soit de nature à affaiblir son parti, il prendra également du repos et du loisir.


En attendant cette occasion, il étudiait, avec son précieux collaborateur, M. Lambermont, les moyens de résoudre les difficultés toujours renaissantes des barrages de l'Escaut, en même temps qu'il examinait la possibilité de l'union douanière avec le Luxembourg. La France qui n'admettait pas que le Luxembourg, politiquement émancipé, pût rester dans le système des douanes et accises de la Prusse, penchait pour une union douanière entre lui et nous. Des complications graves pouvaient encore sortir de là. M. Lambermont écrivait de Paris à Rogier le 9 juin :

« On dit nettement que la Prusse doit enrayer, enrayer sur toute la ligne. La ligne, c'est le Schleswig, c'est le Luxembourg douanier, c'est la reconstitution du Zollverein comprenant le midi de l'Allemagne (page 286) dès aujourd'hui dans la Fédération du Nord, ce sont les questions militaires, forteresses et conventions, c'est enfin tout ce qui dépassera la lettre stricte du traité de Prague. »

Cinq jours après il insistait sur cette nécessité pour la Prusse d'« enrayer ». C'était la pensée qui dominait dans les régions officielles. L'opinion était et restait à la guerre. On ne savait quelle en serait l'occasion ou la date ; on la regardait comme devant venir en quelque sorte naturellement.

18. La question militaire - La question des écoles d’adultes : Rogier quitte le ministère (janvier 1868)

On ne prévoyait pas que la Prusse « enraierait ». Les meilleurs esprits s'attendaient à la guerre pour le printemps de 1868. Parmi eux notre Roi qui, à peine la question du Luxembourg vidée, demandait que, sans retard, on réorganisât l'armée sur les bases arrêtées par la grande commission. Le 18 mai, des Tuileries où, soit dit en passant, « on était admirable » pour lui et pour notre Reine, il exprime à Rogier le vif désir de voir le Parlement discuter le projet de cette commission dans une session extraordinaire, et voter « les crédits nécessaires pour compléter nos approvisionnements militaires et fortifier le bas Escaut ». Le 20 juin, il propose la date du 15 juillet pour l'ouverture de cette session, et comme la majorité du cabinet, qui ne partage pas ses inquiétudes, paraît peu disposée à convoquer les Chambres dans un délai si rapproché, le Roi revient à la charge dans une lettre à Rogier, qui porte la date du 28 juin.

Il ne lui semble pas qu'il soit possible de retarder des (page 287) déterminations dont le salut du pays peut dépendre. La France et la Prusse, en face d'une conflagration imminente, ont reconnu que la neutralité de la Belgique était d'accord avec leurs convenances, et qu'en cas de conflit ce que l'une et l'autre auraient de mieux à faire, ce serait de laisser la Belgique en dehors du débat. Le gouvernement anglais a été amené de son côté à déclarer de nouveau, et d'une manière formelle et au sein du Parlement, que l'indépendance de la Belgique ne pourrait subir aucune atteinte sans qu'il se crût obligé d'intervenir. Mais, à Berlin comme à Paris, on a accompagné d'une réserve les déclarations sympathiques à la Belgique : « Votre neutralité nous convient, a-t-on dit, à condition que la Belgique soit en état de la défendre et de faire respecter son territoire au midi (langage de Berlin), à l'est (langage de Paris). Pouvez-vous répondre que vous remplirez cette condition ? Si vous le pouvez, aucun des belligérants n'ajouterait, de gaieté de cœur, cent mille hommes aux forces de ses adversaires ». Le Roi a donné des deux côtés l'assurance la plus formelle que la Belgique était inébranlablement résolue à défendre sa neutralité et à organiser des moyens de défense, au niveau de ses devoirs.

Il s'agit maintenant de justifier par des actes la confiance qui a accueilli les paroles du Roi et de faire ce qui est reconnu indispensable, ce qui lui a été demandé dans l'intérêt de la Belgique et dans un intérêt international par les hommes qui dirigent les affaires en France et en Prusse. Il conviendrait de mettre l'armée et l'ensemble du système défensif en harmonie avec les conclusions de la grande commission mixte créée en 1866. D'après cette commission, il y aurait nécessité de porter le budget de la guerre à trois ou quatre millions au delà du chiffre actuel. Le Roi estime qu'une augmentation de 1,800,000 francs à deux millions, si elle ne permet pas de réaliser toutes les améliorations, mettra cependant le gouvernement à même de faire passer l'armée beaucoup plus vite du pied de paix (page 288) au pied de guerre, ce qui serait un avantage inappréciable. Il est impossible de demander moins, sous peine de ne rien faire de sérieux et il est urgent de demander cette augmentation au Parlement, si l'on ne veut pas être devancé par les événements. Le Roi désirait laisser entre les mains des ministres l'expression fidèle de sa pensée dans une circonstance qu'il regardait comme solennelle. (Note de bas de page : A la fin d'avril, de la Prusse comme de la France, on avait conseillé à la Belgique de procéder immédiatement à l'organisation définitive de ses moyens de défense. M. Van Praet transmettait le 26 à Rogier ce télégramme chiffré (du Roi) : « On parle d'une Conférence à Londres : peu de chance d'aboutir. Bismarck annonce qu'il commence à armer ; demande si nous sommes en état de défendre notre nationalité. Nécessaire de pousser nos armements avec une immense vigueur, de fermer Borgerhout, de rappeler les miliciens. Prévenez le Conseil et obtenez mesures immédiates. »)

Deux réunions furent consacrées par les ministres à l'examen de la question.

Le 2 juillet Rogier répondit en leur nom à la lettre que le Roi lui avait écrite le 28 juin.

Le cabinet ne pouvait qu'adhérer complètement aux considérations dans lesquelles Sa Majesté était entrée et aux sentiments qu'Elle avait exprimés. Il comprenait comme Elle les nécessités de la défense nationale et les devoirs qu'imposaient à la Belgique sa position d'Etat neutre et le soin de sa conservation. Les sacrifices qu'il n'avait pas craint de demander au pays pour atteindre ce but, témoignaient hautement de sa sollicitude pour les grands intérêts que le Roi lui recommandait avec une instance si patriotique. Quelque considérable que fut déjà le budget de la guerre, si les modifications à introduire dans l'organisation de l'armée devaient entraîner pour le pays de nouvelles charges, il n'hésiterait pas à les proposer. En l'état des choses et en l'absence d'un projet nettement formulé, il lui était impossible de se prononcer (page 289) en parfaite connaissance de cause, mais aussitôt qu'il serait mis en possession des documents qui lui manquaient, il s'empresserait d'en faire l'objet de ses délibérations.

Il ne croyait toutefois pouvoir pas admettre la date proposée par le Roi pour l'ouverture d'une session extraordinaire. En mesurant le temps qu'il faudrait aux ministres pour étudier et arrêter définitivement le plan à proposer au Parlement, puis celui qu'il faudrait aux deux Chambres pour l'examen en sections ou en commissions, les rapports et les débats publics, le cabinet était arrivé à conclure que la session extraordinaire pourrait « se prolonger au grand déplaisir de beaucoup de membres, jusqu'à l'époque fixée pour la prochaine session ordinaire, en absorbant les deux mois généralement consacrés aux vacances ». Cependant, pour répondre à la pensée du Roi et atteindre plus facilement le but commun, il était d'avis de devancer d'un mois l'époque fixée par la Constitution pour l'ouverture de la session ordinaire. Il restait bien entendu que « si quelque événement imprévu et peu probable » rendait nécessaire une convocation à une époque plus rapprochée, le cabinet serait prêt à faire tout ce que les circonstances exigeraient.

Le cabinet, comme on le voit, estimait que pour le moment l'orage était passé. La majorité du moins de ses membres n'admettait guère la probabilité d'une prochaine question du Luxembourg.

Ceux des ministres- il y en avait deux : Rogier et le général Goethals - qui partageaient plutôt sur ce point l'opinion pessimiste du Roi, étaient en désaccord également avec leurs collègues sur certains détails du projet de la grande commission mixte. En juillet déjà la presse le faisait pressentir (L'Etoile Belge du 24 juillet annonce la démission probable du ministre de la Guerre. Le lendemain elle se dit à même d'affirmer qu'il n'en est pas question pour le moment.)

(page 290) Il nous paraît bien que c'est là qu'il faut chercher la cause principale de la dislocation qui allait se faire dans le cabinet. Sans doute il se produisit vers ce temps-là deux autres causes de dissentiment entre ses membres l'application de la loi de 1842 aux écoles d'adultes (nous y reviendrons) et la participation de la Belgique à la Conférence internationale proposée par la France pour le règlement de la question romaine. Mais après avoir lu attentivement la correspondance échangée entre le Roi, Rogier, le général Goethals et M. Frère, nous estimons que si l'accord n'était pas difficile à rétablir sur la question des adultes et sur la Conférence, le projet de réorganisation militaire devait finir par amener entre M. Frère et le ministre de la Guerre un conflit qui ne se terminerait que par la retraite de l'un ou de l'autre. Il faut ajouter que le ministre de l'Intérieur M. Van den Peereboom manifestait comme Rogier, depuis la fin de la session, des velléités de démission (voir les explications sur la crise ministérielle données à la Chambre le 16 janvier 1868).

Le ministre de la Guerre entendait maintenir, dans son principe et dans son ensemble, le projet sorti des délibérations de la grande commission mixte et présenté au Parlement au mois d'octobre. La section centrale de la Chambre des représentants ayant pris des résolutions qui lui faisaient prévoir une transformation complète du projet, il avait fait connaître au Roi que son intention inébranlable était de ne point se rallier à ces modifications. (Note de bas de page : L'achèvement des fortifications d'Anvers fit naître surtout des difficultés. Nous ne voulons citer qu'une phrase de la lettre que le Roi écrivait à Rogier le 9 novembre : « Si le cabinet voulait faire vers moi la moitié des pas que je fais vers lui, toutes les difficultés seraient résolues ». Nous répétons que deux des membres du cabinet étaient favorables aux concessions demandées par le Roi.) Il croyait ne devoir pas soumettre au Conseil des ministres celles des demandes de la section centrale qui portaient sur les (page 291) détails techniques, mais seulement celles qui avaient un caractère politique (lettre du 2 janvier 1868). Or, M. Frère était d'avis qu'il importait surtout dans la matière spéciale qui occupait les ministres, d'examiner ce que proposait la section centrale, afin de savoir jusqu'à quel point il était nécessaire ou utile de repousser ou d'admettre les changements qu'elle voulait introduire dans le projet de loi (lettre du 4 janvier).


Un journal ami du cabinet, L'Etoile Belge, disait avec raison le 16 septembre, que lorsqu'on discuterait le budget de l'intérieur, on pourrait constater des divergences dans la majorité et même dans le ministère sur la question de l'enseignement. Quelles étaient ces divergences ? Sous la signature de M. Van den Peereboom venait d'être publié un arrêté organique des écoles d'adultes qui soumettait ces écoles au régime de la loi de 1842 sur les écoles primaires. Le ministre n'avait fait en somme que suivre les traditions de son département : il pouvait invoquer à cet égard une lettre de Rogier du 22 avril 1848 à l'inspecteur provincial de l'enseignement primaire à Bruxelles et des circulaires aux gouverneurs du 18 janvier 1851, des 21 mai et 31 juillet 1852. Mais la majorité du cabinet ne crut pas devoir approuver l'arrêté organique en son entier. On demanda à M. Van den Peereboom de modifier son règlement quant à l'intervention du clergé dans ces écoles d'adultes. Il n'y voulut pas consentir et préféra se retirer.

Sa retraite fournissait à Rogier l'occasion de se retirer, qu'il cherchait depuis l'affaire du Luxembourg (voir page 285). Il était naturel d'ailleurs qu'il partageât le sort d'un collègue qui n'avait fait que s'inspirer de ses actes et dont il approuvait en tous cas la manière de voir.

(page 292) La crise ministérielle, imminente depuis le dépôt du rapport de la section centrale sur la réorganisation militaire, éclata donc à propos du règlement des écoles d'adultes.

L'affaire de la Conférence pour la question romaine la précipita. Rogier était d'avis que la Belgique y fût représentée ; peut-être s'était-il déjà engagé sur ce point vis-à-vis des gouvernements étrangers plus que ne l'eussent désiré ses collègues, et notamment M. Frère. Celui-ci, le 28 novembre, priait le Roi d'agréer sa démission. C'est ce que nous apprend cette lettre de Rogier :

« 28 novembre 1867.

« Sire,

« Mon collègue des Finances vient de me faire connaitre par une lettre dont il a envoyé, me dit-il, une copie à Votre Majesté, qu'il a remis sa démission au Roi.

« Je me réserve de répondre à cette lettre et de la rectifier.

« En attendant, je considère comme un devoir de ne pas tarder à remettre de mon côté ma démission entre les mains de Votre Majesté en la priant respectueusement de vouloir bien aviser.

« Veuillez, Sire, etc.

« Ch. Rogier. »

Le Roi appela successivement Rogier et M. Frère dans les premiers jours de décembre. Il constata que l'accord entre eux était impossible.

Dans un dernier entretien avec Rogier (17 décembre), il lui proposa de reconstituer le cabinet : Rogier déclina la mission.

Invité à réfléchir et à ne point prendre une résolution immédiate, Rogier, par déférence pour le Roi, consentit à ajourner sa réponse.

(page 293) Le surlendemain il écrivit :

« 19 décembre 1867.

« Sire,

« A la suite de dissentiments survenus dans le sein du cabinet, plusieurs des ministres de Votre Majesté Lui ayant remis leur démission, Votre Majesté a bien voulu me faire la proposition de me charger de la reconstitution d'un ministère.

« J’ai cru devoir décliner instantanément cette mission, en en faisant connaitre les motifs.

« Le Roi m'ayant fait observer avec bienveillance que Sa proposition Lui semblait mériter un plus mûr examen, et m'ayant prié d'y réfléchir, je me rendis au désir de Votre Majesté tout en Lui laissant entrevoir que le résultat de mes réflexions ne modifierait probablement pas les dispositions que je venais de Lui manifester.

« Je crois devoir confirmer aujourd'hui ma réponse négative.

« Mes Collègues en sont informés.

« Je dois ajouter que je n'ai fait aucune démarche auprès de qui que ce soit pour arriver à l'accomplissement de la tâche dont Votre Majesté m'avait fait l'honneur de me charger.

« Je suis, etc.

« (Signé) Ch. Rogier. »

La mission de reconstituer le cabinet fut donnée alors à M. Frère.

M. Van der Stichelen ayant accepté la succession de Rogier qui fut nommé ministre d'Etat, le portefeuille des Travaux publics fut confié à M. Jamar, député de Bruxelles. Au général Goethals succéda le général Renard.

Le portefeuille de l'intérieur passa à M. Eudore Pirmez (arrêtés du 2 janvier 1868).

En résumé, les convenances de Rogier et de MM. Goethals et Van den Peereboom étaient pour beaucoup dans leur retraite et après tout, si le personnel du cabinet de 1857 et de 1864 se modifiait, sa politique n'allait pas changer.


(page 294) Le 16 janvier 1868, lors des explications données sur la crise ministérielle, Rogier disait :

« ... L'interprétation donnée par l'honorable M. Van den Peereboom à la loi de 1842 en ce qui concerne les écoles d'adultes et l'application qu'il voulait en faire, a créé au sein de l'ancien conseil une divergence de vues que l'on n'est point parvenu à concilier.

« Comme ministre de l'intérieur, j'avais, de 1847 à 1852 et de 1857 à 1861, donné à la loi la même interprétation que l'honorable M. Van den Peereboom ; je n'avais donc pas à me séparer de lui. J'y étais d'autant moins disposé qu'à plusieurs reprises je l'avais prévenu, lui et nos collègues, que du jour où il croirait devoir quitter le ministère, ma retraite suivrait immédiatement la sienne.

« Les raisons de convenances personnelles qui, en dehors même de la question en litige, déterminaient la résolution de mon honorable collègue, justifiaient, je puis le dire, à plus forte raison la mienne.

« A l'avènement de S. M. Léopold II, j'avais, ainsi que mes collègues, remis ma démission au Roi qui m'avait gracieusement prié de ne pas lui retirer le concours que, pendant un grand nombre d'années, j'avais prêté au gouvernement de son Auguste Père.

« J'avais depuis personnellement renouvelé auprès du Roi la demande d'être déchargé de mes fonctions ministérielles, et ce n'est que sur les vives instances de Sa Majesté que j'ai consenti à les conserver...

« Des orateurs de l'opposition ne peuvent admettre que le dissentiment relatif aux écoles d'adultes ait été la seule cause déterminante de la dissolution du cabinet. Cependant nous n'avons pas à en invoquer d'autres... »

Rogier ne contestait pas cependant qu'il y eût des divergences de vues et d'appréciations, des dissentiments plus ou moins marqués - sur la question de l'organisation militaire - ; mais comme ces désaccords n'avaient pas revêtu de caractère officiel et ne s'étaient pas produits devant le Parlement, il n'avait pas à en rendre compte.

Le chef de la droite, M. de Theux, l'avait interrogé sur la participation de la Belgique à la Conférence chargée de régler la question romaine. Rogier reconnut que son avis n'était pas à cet égard partagé par tous ses amis.

(page 295) Un autre membre de la droite (dans un but facile à deviner) l'avait opposé à M. Frère. Il prétendait que les principes et la conduite de l'ancien membre du gouvernement provisoire, dont il aimait à faire l'éloge après l'avoir tant attaqué jadis, contrastaient singulièrement avec les opinions et les visées de celui qui prenait désormais la direction du cabinet libéral.

Rogier répondit avec autant de finesse que de tact aux louanges quelque peu suspectes de M. Dumortier :

« ... J'ai la satisfaction d'entendre des éloges qui, j'aime à le croire, sont des plus sincères. Il n'est pas sans douceur d'assister vivant et bien portant à sa propre oraison funèbre. Je jouis en ce moment de ce premier agrément. Il n'est pas non plus sans douceur de changer le rôle d'acteur en celui de spectateur et de jouir de tous les privilèges accordés à ce dernier.

« Mais pour n'être plus ministre, je n'entends pas abdiquer mon rôle politique. Pour rendre des services il n'est pas nécessaire d'être ministre. On peut en rendre beaucoup dans le gouvernement ; mais on peut aussi être utile en dehors du gouvernement et j'ai la prétention de croire que, sous ce rapport, je puis encore avoir quelque chose à faire.

« Remplir mes devoirs de loyal représentant et de bon citoyen, soutenir avec énergie le gouvernement dans ses efforts pour le bien, l'avertir avec bienveillance, lui résister avec modération s'il venait à s'écarter de la voie qu'il annonce l'intention de suivre, voilà l'usage que je compte faire de mon indépendance ; voilà, si l'on veut, mon programme et j'espère que ni la Chambre, ni le cabinet ne le trouveront ni trop gênant, ni trop présomptueux... »


La carrière ministérielle de Rogier, qui avait duré vingt-deux ans, était définitivement close. C'était pour y mourir qu'il « retournait à la maison » de la rue Galilée.

Parmi les nombreuses lettres de regrets qui lui furent envoyées à l'occasion de sa sortie des affaires, nous en avons distingué deux : l'une d'un Belge, Jean-Baptiste Nothomb, l'autre d'un Français, Michel Chevalier.

Voici ce qu'écrivait notre ministre à Berlin à celui dont il avait été successivement le collègue et l'ami, l'adversaire politique et le collaborateur :

« Mon cher Collègue,

« Il me semble qu'en prenant congé de vous, je me sépare de tout un monde, désormais sur l'arrière-plan ; me voilà donc aux affaires le dernier représentant des hommes de 1830, le survivant d'un autre âge. Il m'a été donné de me retrouver en rapport direct avec vous pendant cette dernière partie de votre longue carrière où le portefeuille des affaires étrangères vous était confié ; c'est un souvenir commun que je me plais à rattacher à une époque déjà éloignée où nous sommes entrés ensemble dans la vie politique. J'ai besoin de croire que j'ai reconquis et que je conserve une place dans votre affection.

« Votre dévoué, ancien ami.

« Berlin, le 7 janvier 1868.

« Nothomb.3

Au dos de cette lettre, Rogier avait écrit la copie de sa réponse :

« Mon cher et ancien Collègue,

« Pardonnez-moi le retard que j'ai mis à répondre à votre lettre si amicale dont j'ai été bien touché. De la génération de 1830 qui, soit dit en passant, en valait bien une autre, vous êtes aujourd'hui, comme vous en faites la remarque, le seul acteur survivant. Il y a trente-sept ans presque que nous sommes entrés ensemble dans la carrière politique officielle. Vous êtes plus jeune que moi, il est juste que ma retraite précède la vôtre, et vous n'avez pas le droit de vous reposer encore, votre vie publique ayant été depuis vingt-deux ans moins agitée que la mienne. Des hommes de votre valeur, mon cher et ancien collègue, ne se remplacent pas facilement, et à mon avis la question extérieure est aujourd'hui et restera demain prédominante sur toutes les autres pour notre Belgique. Je ne vous parlerai pas de la grande satisfaction intime que je ressens de ma délivrance : je craindrais de vous tenter. Après cela je ne dis pas avec le rat retiré dans son fromage : les choses d'ici-bas ne me regardent plus. Je ne renonce pas à être utile autant que possible dans ma liberté et mon indépendance.

« En dépit des accidents et des divergences de la vie politique, j'ai toujours conservé pour les hommes de 1830 des sympathies qui ne s'éteindront pas. Vous n'avez pas oublié que nos relations amicales datent d'avant cette époque mémorable et la place que vous conservez dans mon affection vous est d'autant mieux assurée, que le cercle (page 297) de nos amis d'alors va chaque jour se rétrécissant. Après d'Hoogvorst, après Lebeau et Sauvage, voilà que nous venons de perdre le pauvre et bon Lignac.

« Croyez moi votre dévoué et ancien ami.

« (Signé) CH. ROGIER.

« P. S. Tout mon temps a été consacré aux soins de mon déménagement et emménagement. Je suis maintenant bien convenablement et agréablement installé en ma maison rue Galilée, où j'espère avoir un jour le plaisir de vous recevoir. »

L'illustre économiste français, Michel Chevalier, était uni à Rogier par les liens d'une vive sympathie qui datait d'avant la Révolution de 1830. Il est heureux d'apprendre que Rogier a consenti à prendre un repos dont il a besoin, mais il espère bien que sa retraite n'est pas définitive :

« Champ-de-Mars, Pavillon du Commissariat général de l'Exposition.

« Paris, le 8 janvier 1868.

« Mon cher ami,

« Voilà plus d'un tiers de siècle que vous étiez à la tête de votre pays, dirigeant les affaires publiques, presque sans interruption. Vous allez prendre un peu de repos qui vous remettra de tant de fatigue. Mais vos amis et vos admirateurs ne voient là qu'un intermède ou un entr'acte. La nation belge, qui vous doit tant, ne peut envisager les choses autrement.

« Dans un Etat c'est une ressource précieuse que d'avoir des premiers ministres de rechange. En France c'est parce qu'il n'y en avait pas, ou que les rois croyaient n'en pas avoir, qu'a eu lieu la révolution de 1848 et même celle de 1830.

« Les périodes de la méditation et de l'action doivent se mêler, pour le bien de la patrie, dans la vie des hommes d'Etat.

« Me permettrez-vous de vous soumettre une idée ? L'histoire de la Belgique depuis l'origine du Royaume belge serait dans une certaine mesure l'histoire de l'Europe même. Personne aussi bien que vous ne la possède et n'en a les secrets. Ce serait une bonne fortune pour la postérité que vous profitassiez de ce répit pour composer vos mémoires.

« Tout à vous,

« Michel Chevalier. »

Rogier avait également gardé une copie de sa réponse à (page 298) Michel Chevalier. On y trouvera des réflexions piquantes sur le Saint-Simonisme et sur les réformes sociales qui plaisaient à son esprit et à son cœur.

« 22 janvier 1868.

« Mon cher et très ancien ami,

« Pardonnez-moi de ne pas avoir répondu plus tôt à votre lettre si cordiale et si bienveillante. J'ai été condamné au travail forcé de colliger, élaguer, classer les mille choses sans nom, difficiles nugae, qui s'accumulent pendant dix ans dans le cabinet et l'hôtel d'un ministre, et ce n'a pas été peu de chose que de transvaser dans ma petite maison le minimum de ce qu'il m'a fallu conserver. Maintenant l'ordre est rétabli, nunc animus redit, et je craindrais de vous rendre jaloux si je vous décrivais la satisfaction sans pareille que je ressens de ma délivrance. J'y aspirais depuis assez longtemps. Mais il ne suffit pas de faire une belle entrée dans un ministère, il faut prendre garde à ne pas manquer sa sortie, et je pense que la mienne s'est faite dans des conditions convenables. Les courtes explications que j'ai données à la Chambre ont été bien accueillies sur tous les bancs et je serais presque alarmé des hommages que me rendent mes adversaires, si je ne sentais en moi-même que rien n'est changé et que rien ne changera dans mes convictions, dans mes allures et mes aspirations.

« Maintenant je vais me recueillir comme ils disent en diplomatie ; me retremper dans des études sérieuses et dans des travaux de mon choix. J'aurai grand plaisir aussi à revoir, un peu, mon long passé, et j'ai la fatuité de penser que cet examen de conscience ne me laissera pas trop de remords, ni même de regrets. Sans me faire illusion sur ma valeur personnelle, j'avoue avoir amassé un capital politique assez considérable. La droiture et le bon sens ont été le secret principal de mon succès, et par dessus tout j'ai eu de la chance. Il avait bien raison le monarque, qui à un brave et habile général demandait s'il était heureux. Combien de rares et éminentes qualités ne sont-elles pas demeurées stériles, je ne dirai pas faute d'occasion de se produire, mais faute de chance ?

« Vous me conseillez, mon cher ami, d'écrire l'histoire de la Belgique. Je suis bien vieux pour entreprendre une pareille œuvre, et je compte encore autour de moi trop de contemporains ou de fils de contemporains pour être entièrement libre et impartial dans mes appréciations. A plus forte raison devrais-je m'abstenir, si c'est de mes mémoires seulement que vous entendez parler, outre que je suis de l'avis de Montaigne qui trouvait le « je » haïssable. Si je continue comme j'ai commencé, vous allez mettre en doute ma sincérité. Je m'aperçois, en effet, que je n'ai fait jusqu'ici que de vous parler de moi.

(page 299) « Il est temps de vous parler de vous. Je vous vois toujours très ardent au travail, et je me demande comment, après avoir semé tant d'idées dans le monde, votre provision n'est pas encore épuisée ni votre main lassée. Je me rappelle souvent le temps ou je vous lisais dans le Globe. Les aperçus neufs et ingénieux, les hautes et généreuses pensées que vous y prodiguiez ont exercé sur la direction de mon esprit, je crois vous l'avoir déjà dit, une influence qui s'est fait sentir dans la direction que j'ai eu à imprimer aux affaires. Il parait qu'il est devenu de bon ton de se moquer du Saint-Simonisme. Je voudrais bien savoir où les réformateurs d'aujourd'hui ont été chercher leurs idées et ce qu'ils ont inventé depuis. Pour moi, j'en veux à la Révolution de 1830 tout autant qu'à celle de 1848 d'avoir arrêté dans leur développement pacifique et retardé pour longtemps peut-être dans leur application ces principes révélés à et par Saint-Simon et Fourier, et que des extravagants et des drôles ont si tristement gâtés et compromis.

« Avant 1830 on marchait d'un pas sage et comme mesuré vers la transformation pacifique de ce qu'on appelle l'ordre social. Nous voici pour longtemps peut-être replongés dans l'époque critique. Quelle confusion, quelle obscurité, quelle impuissance ! Où est le Messie ? quand viendra-t-il ? qui fera sortir la lumière de cette nuit, l'ordre du chaos ? Les puissants de la terre se sont réunis à Paris à l'occasion de ce grand et magnifique spectacle de l'exposition universelle : ils se sont vautrés corps et âme dans les bastringues. Mais je blasphème et je..... (deux mots illisibles) ; mon cher ami, vous allez me croire de mauvaise humeur, lorsque, au contraire,

« D'un plaisir pur et doux mon âme est possédée. »

« Ch. Rogier. »