(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)
Les Chambres furent convoquées en session extraordinaire pour le 19 juillet, à l'effet de discuter le nouveau projet de fortification d'Anvers, auquel le général Chazal, successeur du général Berten, venait de mettre la dernière main.
Faisons d'abord connaître les causes vraies de la retraite du général Berten, au sujet de laquelle il fut fait quelque bruit.
Le général avait joué un rôle très effacé depuis la constitution du cabinet. Bon soldat, excellent chef de corps, mais ministre médiocre, orateur plus médiocre encore, il avait dû appeler plusieurs fois ses collègues à son aide pour défendre son budget et force avait été de lui adjoindre un coadjuteur lors de la discussion du projet de fortification d'Anvers en 1858.
Le Roi qui ne cachait pas son vif désir de voir le portefeuille de la Guerre aux mains du général Chazal, dans lequel il avait une confiance illimitée, eut l'idée d'en faire son intermédiaire direct avec le cabinet, en attendant la retraite du général Berten.
Il chargea M. Van Praet d'exprimer ses vues à Rogier et à M. Berten.
Dans un entretien qui eut lieu au ministère de la Guerre, M. Van Praet suggéra aux deux ministres d'envoyer au (page 103) Roi cette note, dont les termes furent arrêtés de commun accord (note de bas de page : C'est M. Van Praet qui transcrivit lui-même le projet, au crayon, sur une feuille de papier portant l'estampille : « ministère de la Guerre. Cabinet ».) :
« 2 mars 1859.
« Le général Chazal se trouvant indiqué comme devant être, à un moment donné, le chef d'état-major du Roi, il convient que dès aujourd'hui, et sans recevoir une désignation publique et officielle, il puisse agir, sous les ordres de Sa Majesté, comme intermédiaire entre Sa Majesté et les ministres. Nous avons pensé qu'il suffirait pour cela qu'il fût désigné par le Roi comme chargé de transmettre ses instructions au ministre de la Guerre et de communiquer avec le gouvernement sur les questions militaires. Non seulement le général Chazal recevrait des ministres les renseignements dont ils disposent, mais il pourrait même être appelé à assister aux délibérations du Conseil, concernant les affaires militaires.
« En un mot, il remplirait, jusqu'à nouvel ordre, comme militaire, les fonctions que remplit le ministre de la maison du Roi pour les affaires civiles. Il suffit que le Roi nous exprime ses intentions à cet égard.
« En soumettant au Roi les observations qui précèdent, nous croyons être, de tout point, d'accord avec les intentions que Sa Majesté nous a fait exprimer.
« Le ministre de l'Intérieur,
« Ch. Rogier.
« Le ministre de la Guerre,
« Ed. Berten. »
Le ministre de la Guerre, qui se montrait de si bonne composition, ne pouvait pas s'attendre assurément à recevoir du Roi le lendemain le billet suivant :
« Laeken, 3 mars 1859.
« J'ai été étonné de la note que vous venez de m'envoyer et du mot « nous » que vous employez dans une affaire qui concerne l'armée que le Roi « commande » conformément à la Constitution. Je vous renvoie cette note comme parfaitement inconvenante.
« Le lieutenant-général Chazal remplira les fonctions de chef d'état-major général de l'armée, tout en conservant le commandement qu'il a actuellement. Il aura comme tel à traiter avec vous toutes les affaires militaires, dont personne dans le cabinet n'est responsable que vous.
« Léopold. »
(page 104) Aussitôt que Rogier eut pris connaissance de la lette du Roi, il écrivit à M. Van Praet :
« Mon cher Monsieur,
« A la suite de l'entretien que vous avez eu lundi soir avec le général Berten et avec moi, nous avons rédigé dans les termes convenus une note destinée au Roi.
« Cette note avait pour but de préciser et de régler la position du général Chazal dans ses rapports soit avec le ministre de la Guerre, soit avec chacun des ministres en particulier, et enfin avec le Conseil lui-même.
« Nous avions la pensée que cette note obtiendrait l'assentiment complet de Sa Majesté, d'autant plus que, rédigée sur les notes que vous aviez communiquées, elle allait même au delà de ce qui nous était demandé.
« Il en a été, à notre grande surprise, tout autrement.
« Le Roi, sans demander aucune explication sur cette note, vient de la renvoyer au général Berten comme parfaitement inconvenante. Vous trouverez ci-joint la lettre du Roi dont vous nous auriez sans doute épargné la pénible communication, si elle avait été envoyée par votre intermédiaire.
« Les intentions du ministre de la Guerre et les miennes étaient toutes loyales. Nous avions tout lieu de les croire entièrement conformes à celles de Sa Majesté. Ces intentions ont été complètement méconnues. Il nous est impossible de demeurer sous le coup d'une réponse aussi blessante qu'imméritée.
« Recevez, etc.
« Ch. Rogier. »
Quoique cette affaire eût été arrangée, comme on dit, à la satisfaction des deux parties, la situation n'en resta pas moins tellement tendue que quelques semaines plus tard, le général Berten, devenu sérieusement malade (?) se retira du cabinet. Après un court intérim de Rogier, le portefeuille de la Guerre fut confié au général Chazal. (Arrêté royal du 6 avril.)
L'imminence d'une guerre entre l'Autriche et la France - qui ne se localiserait probablement point en Italie - fait comprendre jusqu'à un certain point l'attitude du Roi Léopold envers le ministre démissionnaire, auquel il (page 105) reprochait, non sans raison peut-être, de manquer d'initiative et de ne pas savoir prendre les mesures nécessaires pour parer à toutes les éventualités.
Elle explique aussi des reproches, presque analogues, mais immérités, que dans une lettre au ministre des. affaires étrangères (à propos de la guerre franco-autrichienne), il avait dirigées contre le cabinet (mai 1859).
Nous ne possédons pas cette lettre du Roi, mais nous avons sous les yeux quelques pages du brouillon d'un projet de réponse, d'un exposé qui doit avoir été soumis préalablement par Rogier à ses collègues.
Le Roi « a demandé, en terme de reproche, ce que les membres du cabinet ont fait pour les besoins militaires du pays avant l'entrée de M. le général Chazal, laquelle aurait été retardée par les ministres. »
L'exposé débute par constater la surprise et l'impression pénible qu'ont éprouvées les ministres qui ont la conviction d'avoir compris et accompli tous leurs devoirs.
Aussitôt que les complications extérieures ont pris un caractère sérieux (c'est-à-dire après la réponse faite par l'Empereur Napoléon III à l'ambassadeur d'Autriche, lors de sa réception aux Tuileries, le 1er janvier 1859), le cabinet a donné son adhésion pleine et entière à tout ce que le ministre de la Guerre croirait devoir faire, afin de pourvoir aux besoins les plus urgents. Il l'a autorisé à anticiper sur tous les crédits de son budget pour toutes les dépenses relatives au matériel, approvisionnements, fourrages, armements, etc. ; à déplacer un certain nombre de dépôts, afin de les mettre plus en sûreté et de les rendre plus accessibles aux miliciens qui pourraient être rappelés sous les armes ; à faire commencer sur l'heure des travaux défensifs à Anvers sans plan, ni devis, ni crédits ; à nommer dans les quarante-huit heures une grande commission qui, présidée par le général Chazal, ferait un plan d'ensemble relatif à la défense d'Anvers. Il eût été impossible (page 106) d'imprimer à cette grave affaire des fortifications d'Anvers une plus grande activité. Toujours le général Berten fut pleinement secondé par ses collègues. Le plus parfait accord (il l'a déclaré en termes formels à sa sortie du ministère) n'a pas cessé de régner entre eux et lui.
D'ailleurs le cabinet de novembre 1857 ne faisait en cela que persévérer dans ses antécédents. N'étaient-ce pas MM. Rogier, Frère et Tesch qui, en 1848, avaient eu l'honneur de prendre avec le général Chazal une vigoureuse initiative en ce qui concernait les travaux défensifs d'Anvers ? Ils auraient été heureux de pouvoir couronner, en 1858, l'œuvre qui était demeurée incomplète et stationnaire pendant tout le temps qu'ils avaient passé hors du pouvoir. Ce n'était pas leur faute si « l'esprit de parti avait alors étouffé le patriotisme » chez leurs adversaires politiques.
Le Roi avait écrit au général Berten, le 3 mars, que nul autre membre du gouvernement que le ministre de la Guerre n'avait à intervenir dans les affaires qui concernent l'armée. Le cabinet, en s'en tenant strictement au rôle que lui assignait cette lettre, aurait pu se dispenser d'entrer dans les développements précédents, n'ayant pas à se justifier d'une prétendue inaction qui lui était imposée. Lui dénier d'une part sa compétence à se mêler des affaires militaires et lui reprocher d'autre part son abstention, était-ce bien juste ?... Etait-il juste aussi de reprocher aux anciens collègues de Chazal d'avoir retardé une nomination qu'ils avaient « désirée ou sollicitée » ? Etait-il juste enfin de leur reprocher leur inaction, alors que Rogier et son collègue des Finances avaient demandé au Parlement neuf millions pendant le court intérim auquel avait donné lieu la retraite de M. Berten et avaient déclaré qu'au besoin, ils n'hésiteraient pas à dépasser ce crédit ?
Rogier, à la fin de son exposé, revendique pour le cabinet le droit de se mêler de la question militaire. Il (page 107) montre comment il a compris son devoir envers le pays :
« ... Loin de se renfermer dans le rôle passif qui lui était en quelque sorte assigné, le cabinet s'est montré jaloux d'aller au devant de tous les besoins qu'il considérait ou qui lui étaient signalés comme réels et urgents. Il a agi sans précipitation, sans bruit, sans éclat, mais non sans efficacité. Les membres du cabinet se sont d'ailleurs scrupuleusement gardés d'empiéter sur les attributions de leur collègue de la Guerre dont ils se sont bornés à seconder l'action, en y engageant leur responsabilité sans réserve. Aussi ont-ils la conscience tranquille et ne craignent-ils pas d'avoir un jour à justifier leur conduite devant le pays.
« Ils acceptent avec respect les observations du Roi, quelles qu'elles soient. Mais ils repoussent, comme ils le doivent, les remontrances qui leur sont adressées par des agents subordonnés qui ignorent ce qui se passe dans le pays dont ils vivent depuis longtemps éloignés, circonstance qui peut expliquer leur ignorance, mais qui certes ne justifie pas leur ingérence dans des affaires qui ne leur sont pas déférées... »
Le général Chazal, tranchant dans le vif, avait parlé à ses collègues, dès le 22 avril, d'une dépense bien autrement considérable que celle de neuf millions :
« Il faudrait obtenir des Chambres, écrivait-il à Rogier, un crédit de cinquante à soixante millions pour être en mesure de faire face à toutes les éventualités. »
Il est à supposer qu'il aura dit au Roi les objections, les hésitations, les résistances qu'il rencontrait chez ses collègues. D'autre part certains de nos agents diplomatiques, M. Van de Weyer entre autres, adressaient au ministre des Affaires étrangères qui les communiquait au Roi, des rapports alarmistes inspirés par les gouvernements auprès desquels ils étaient accrédités. Ces rapports insistaient apparemment sur la nécessité de mettre sans retard notre armée sur pied de guerre. Le Roi, dans la lettre qui a motivé l'exposé de Rogier, se sera prévalu particulièrement des remontrances de son ambassadeur à Londres. (Note de bas de page : Le 10 mai, un ministre qui venait de lire une lettre écrite le 9 (n°232) par M. Van de Weyer à M. de Vrière, demandait à Rogier de convoquer le conseil pour la lui soumettre : « Je ne cache pas, disait-il, l'irritation qu'elle fait naître en moi. C'est trop de remontrances de cette espèce de la part de l'un de nos agents. Nous avons pris toutes les mesures que les circonstances commandaient ; nous savons ce que notre responsabilité exige. Je demande formellement que nous ne restions pas sous le coup de cette sorte de mise en demeure, par notre ministre à Londres, de faire notre devoir ». Le chef direct de M. Van de Weyer, à qui Rogier montre la lettre de leur collègue, écrit en marge : « Parfaitement de cet avis. De Vrière ».
Les succès remportés par les Français sur l'armée autrichienne à Montebello, à Palestro et à Magenta (20 mai - 4 juin) inquiétaient l'Allemagne. Les provinces rhénanes se sentaient menacées par l'ambition de Napoléon III. Le prince-régent de Prusse prenait des mesures qui révélaient les dispositions les plus belliqueuses : il mobilisait des corps d'armée, il convoquait la Landwehr. D'un autre côté on écrivait de la frontière française au général Chazal, qui en informait Rogier sans tarder :
« ... Chaque jour de nouveaux régiments reçoivent l'ordre de renforcer le camp établi à Saint-Omer : des régiments de la garde impériale, s'ils n'y sont déjà, doivent incessamment y arriver. On croit que l'effectif des troupes réunies sur ce point s'élèvera à plus de 50,000 hommes. Dans le cas d'une intervention de la Prusse dans la guerre actuelle, on dit à Lille et dans les environs que l'armée d'observation se rendrait promptement en Belgique, afin d'arriver en quelques heures à la frontière prussienne après s'être préalablement emparée du chemin de fer belge. Les esprits sont fort agités depuis hier, à cause des grandes mesures préventives prises par la Prusse... »
Le conseil des ministres se réunissait presque tous les jours, pour discuter les propositions que l'imminence des hostilités sur le Rhin et la nécessité de mettre nos frontières en meilleur état de défense suggéraient au ministre de la guerre.
Il semblait inévitable, comme Chazal l'écrivait à Rogier le 12 juin, que l'Allemagne adoptât « une politique décidément agressive contre la France », et dans ce cas (page 109) l’empereur Napoléon (tout le faisait prévoir) remettrait le commandement de l'armée d'Italie à l'un de ses maréchaux et viendrait se mettre à la tête de l'armée de l'Est dont l'organisation était toute prête et qui pouvait être concentrée en très peu de jours. Aussitôt qu'il aurait pris le commandement, son premier acte serait, on devait bien en être persuadé, de faire au cabinet belge une sommation, semblable à celle qu'avait faite M. Thiers en 1840 au nom d'un gouvernement que la Belgique était cependant en droit de considérer comme un ami dévoué. « Si vous n'êtes pas en état de faire respecter votre neutralité, avait écrit alors M. Thiers, si vous ne pouvez pas nous garantir la sécurité de notre frontière du Nord, nous serons obligés de faire occuper la Belgique par une armée française. » Il fallait s'attendre à voir l'Empereur tenir le même langage. D'après M. Chazal (lettre à Rogier du 12 juin) l'Empereur n'aurait eu qu'à détacher un seul corps de son armée de Nancy pour que la Belgique fût sous sa main, si elle restait dans l'état où elle était.
Le général Chazal n'exagérait-il pas la situation ? N'allait-il pas trop loin quand il affirmait que tout ce que le cabinet avait fait depuis le commencement de la guerre franco-autrichienne n'était que « des demi-mesures » qui, dans sa pensée, ne pouvaient aboutir à d'autres résultats qu'à dépenser en pure perte des sommes considérables ? Nous n'avons assurément aucune compétence pour dire qui avait raison, de lui ou de ses collègues qui semblent avoir, à certains jours, taxé son attitude de pessimisme.
Quoi qu'il en soit, à l'heure où les Français infligeaient aux Autrichiens un sanglant échec à Solferino, on discutait dans le cabinet belge ces propositions du général Chazal :
« 1° Augmenter les cadres de l'état-major général, ceux de l'infanterie et ceux de l'artillerie et les mettre au complet du pied de guerre ;
« 2° Continuer à acheter des chevaux jusqu'à concurrence du nombre nécessaire à l'armée en campagne ;
« 3° Augmenter les approvisionnements de toute nature ;
(page 110) « 4° Rappeler sous les armes un certain nombre de classes de milice en congé mais non licenciées ;
« 5° Rappeler momentanément la réserve pour l'organiser et en mettre les rouages en action ;
« 6° Réunir au camp, à tour de rôle, tous les corps de l'armée jusqu'à la fin de la bonne saison, pour les préparer à la mission qu'ils peuvent être appelés à remplir et former les officiers au service de campagne ;
« 7° Faire exécuter des travaux de fortification dans différentes places et mettre ces places en état complet de défense. »
Toutes ces mesures exigeaient des crédits extraordinaires d'une importance considérable. L'opportunité de quelques-unes était fort discutée.
On finit par convenir de s'en rapporter, à cet égard aux Chambres qui étaient convoquées pour le 5 juillet en session extraordinaire pour discuter la question d'Anvers à nouveau.
Mais la situation dans les derniers jours de juin commençait à se détendre. Il n'était plus question d'une guerre européenne.
Dès le lendemain de la bataille de Solferino, les journaux parlaient d'un accord probable entre Napoléon et l'empereur d'Autriche, parce que l'Angleterre et peut-être la Russie semblaient prêtes à enrayer, si c'était nécessaire, la marche victorieuse de la France.
Le roi Léopold, qui était alors à Londres, faisait informer Rogier des excellentes dispositions du gouvernement anglais pour la Belgique :
« Mardi, 28 juin.
« Mon cher Monsieur,
« Je suis passé chez vous hier et aujourd'hui pour vous dire que j'avais reçu une lettre du Roi et que Sa Majesté exprimait une vive satisfaction des sentiments qui règnent à notre égard en Angleterre chez les hommes politiques de toutes les nuances. Tout le monde s'accorde à dire que l'existence de la Belgique est nécessaire à l'Angleterre et que du reste les deux pays seront mis en cause en même temps s'ils doivent l'être. Lord J. Russell a ajouté : « Je pense que dans ce moment vous pouvez tranquillement vous occuper de vos constructions militaires, » ce qui signifie, dans l'opinion de Sa Majesté, que les (page 111) engagements de l'Angleterre, quelque formels et positifs qu'ils soient, supposent toujours de notre part une forte position défensive et y restent subordonnés.
« Je suis persuadé que vous recevrez ces renseignements avec plaisir.
« Mille compliments affectueux.
« Jules Van Praet. »
L'entrevue de Villafranca, où furent jetées les bases de la paix entre l'Autriche et la France, coïncida presque avec l'ouverture de la session extraordinaire de juillet-septembre, pendant laquelle nos Chambres purent examiner, dans une tranquillité d'esprit plus grande qu'on ne l'avait espéré, les nouveaux plans relatifs à Anvers (la grande enceinte).
Le projet de loi déposé le 20 juillet par le cabinet comportait quarante-cinq millions de dépenses. Vingt millions étaient affectés aux travaux d'agrandissement et à la continuation des travaux de défense de notre métropole commerciale. Vingt-cinq autres millions étaient demandés pour des canaux, des routes, des chemins de fer, pour la construction ou l'amélioration de bâtiments civils, etc.
Le gouvernement déclarait que la situation du trésor, éminemment favorable en ce moment, ne le plaçait pas dans l'obligation immédiate de recourir à l'emprunt de quarante-cinq millions qu'exigeraient tous ces travaux, et le laissait maître d'apprécier l'opportunité de le contracter.
L'intervention de la ville d'Anvers dans les travaux (page 112) d'agrandissement et de défense était de dix millions. En compensation le gouvernement lui cédait les terrains, les constructions et les fortifications de l'enceinte qui allait disparaître. La démolition de ces fortifications se ferait par la ville et à ses frais. La dépense en était évaluée à un million de francs, déduction faite de la valeur des matériaux. Des dix millions à payer par Anvers, cinq seraient versés le jour de la mise en possession des terrains, cinq trois ans après. Si la vente des terrains à réaliser venait à produire une somme supérieure à dix millions, le surplus du prix de vente appartiendrait, pour moitié, à l'Etat.
Dans l'exposé des motifs du projet de loi spécial à Anvers, le cabinet évaluait à quarante-huit millions neuf cent vingt-sept mille francs la totalité des dépenses qu'il faudrait faire « pour que les nouvelles fortifications de cette ville fussent à la hauteur des progrès que l'art de l'ingénieur et celui de l'artilleur avaient réalisés en Belgique et dans d'autres pays. » Vingt millions seraient prélevés sur l'emprunt futur et dix-huit millions neuf cent vingt-sept mille francs seraient couverts par les ressources ordinaires.
Sur cette question d'Anvers le cabinet rencontra des adversaires divers : certains députés libéraux qui trouvaient effrayant ce chiffre de près de cinquante millions qu'ils redoutaient de voir encore dépasser et qui auraient préféré voir fortifier Bruxelles ; la grande majorité des députés catholiques qui espéraient bien, à la faveur d'une scission dans le camp libéral, faire échec au cabinet ; les journaux ultra-napoléoniens, tels que le Pays, le Constitutionnel et la Patrie, qui nous déniaient brutalement le droit d'élever ces fortifications où ils voyaient une insulte pour la France, en même temps qu'une violation des traités !
Les journaux d'Angleterre et d'Allemagne relevèrent fortement les attaques de la presse française qui se (page 113) permettait d'insinuer aussi sottement que méchamment, à la grande joie de notre presse cléricale, que le ministère et la gauche étaient vendus à l'Angleterre !!! Rogier et ses collègues étaient en bonne compagnie d'ailleurs : on put lire, en ces temps-là, dans des organes de l'opinion catholique, que « le Roi sacrifiait le bonheur et l'honneur du pays aux convenances de l'Angleterre et aux intérêts de sa dynastie ! »
Parmi les députés libéraux qui eussent voulu fortifier Bruxelles, il en est un dont l'opinion était d'un grand poids : Paul Devaux. Tous les efforts faits par Rogier pour le rallier au projet du gouvernement furent inutiles. Il n'assista pas à la discussion très mouvementée qui s'engagea le 16 août sur la question de savoir si ce n'était pas plutôt Bruxelles qu'Anvers qu'il faudrait fortifier ; s'il était bien démontré que notre métropole commerciale fût la vraie base de la défense nationale ; s'il ne valait pas mieux établir un camp retranché à Namur. Il ne prit point part non plus, ni au vote du 19, qui écarta par cinquante-huit voix contre quarante-trois, une proposition d'ajournement des travaux d'Anvers à laquelle Rogier donna la signification d'un rejet déguisé -, ni au vote du 20 qui fit triompher le principe des travaux (article premier du projet) à la majorité de 157 voix contre 42. La résistance fut moins vive au sénat, qui adopta l'ensemble du projet par 34 voix contre 15 et 4 abstentions.
Déjà en 1858 l'abstention de Devaux sur le projet de la petite enceinte avait été fort commentée. Il n'admettait pas qu'Anvers dût constituer la base de notre système de défense. Mais, désirant rester en dehors du débat, il s'était abstenu de venir, même en section, examiner la question de la grande enceinte.
Au moment où allait commencer la discussion publique du nouveau projet, Rogier lui avait écrit, non pas pour lui demander de se convertir au système du ministre de la guerre et de faire son deuil des fortifications de Bruxelles, mais pour lui dire que son attitude était considérée comme un blâme indirect de la conduite du gouvernement, et pourrait compromettre le succès du projet.
La réponse de Devaux est assurément une des plus curieuses que contienne le dossier de cette affaire. Elle est trop longue pour que nous la reproduisions en son entier (elle prendrait cinq pages au moins) : nous nous contenterons d'en citer quelques passages.
« Bruges, 16 août 1859.
« Mon cher Rogier,
« Ta lettre, me dis-tu, n'a pas pour but de me convertir ; quoiqu'il soit un peu tard pour y songer, c'est là son tort ! Tu me fais la gracieuseté de me dire que ce qui est entré dans ma tête en sort difficilement. Qu'en sais-tu en cette circonstance, et quelle peine t'es-tu donnée pour t'en assurer ?... Quand on me démontre que j'ai tort, je ne fais pas plus de difficulté d'abandonner une idée, que je n'en fais de m'effacer derrière ceux qui veulent la défendre et de leur en laisser le mérite. C'est la conviction seule qui m'attache à une idée, c'est par la conviction aussi qu'il faut m'en détacher... On s'est contenté de dire d'abord que mon opinion ne soutient pas l'examen... Et puis mon opinion devient si influente que je ne puis plus dire pourquoi je m'abstiens, je ne puis plus me taire et m'abstenir, je ne puis plus m'absenter sans mettre par l'effet moral de mon absence et le projet, et le ministère, et la députation de la Belgique et l'honneur de la royauté en péril. Mais, grand Dieu ! si mon opinion avait la centième partie de cette importance, pourquoi ne s'en souvient-on que trois jours avant la discussion publique ? Pourquoi n'a-t-on rien fait pour l'amener (page 115) à soi par la conviction ?... Au lieu de chercher à me convaincre, on fait tous ses efforts pour supprimer toute discussion sur la question de Bruxelles... Le journal de l'armée qui défendait avec tant de talent et de conviction la concentration sur Bruxelles, ne dit plus un mot sur cette question depuis un an. Pourquoi se tait-il ?... Pourquoi cache-t-on ce qui s'est dit dans la Commission des XXVII en faveur de Bruxelles, à tel point que ni le chef du cabinet, ni son collègue Frère n'en savent rien ?... Brialmont, le grand soutien d'Anvers, dans son grand ouvrage couronné par l'Académie, se rallie aux fortifications de Bruxelles pourvu qu'on conserve quatre autres forteresses...
« Toutes les autorités stratégiques sont, prétend-on, contraires à Bruxelles. D'abord, qu'est-ce qu'une autorité stratégique ? En connaissez-vous beaucoup ?... Le général Jomini, voilà à peu près la seule autorité vivante et pour sur la plus élevée. Eh ! bien, le général Jomini est le partisan le plus décidé de Bruxelles...
« Si un jour le Roi des Belges réfugié derrière l'Escaut perd la Belgique pour ne pas avoir pu défendre sa capitale, comme François-Joseph, à Vérone, perd la Lombardie pour n'avoir pas pu défendre Milan, et succombe comme lui devant l'influence d'un fait accompli accepté par l'Europe entière, je ne veux pas avoir à me reprocher d'avoir fait réussir par mon vote une loi dont j'avais prévu et prédit que telles pouvaient être les conséquences... L'idée qu'une question de cette importance aura été mal résolue va être un des découragements et des chagrins les plus pesants de ma vieillesse... Ce serait déjà énorme pour moi de m'abstenir... ».
« Le sort de la Belgique, en cas de guerre européenne, ne dépendra pas des causes générales et des événements extérieurs... il est, en grande partie, entre ses propres mains. Alors même qu'elle devrait succomber dans la lutte, la question de savoir si elle revivrait un jour dépendrait de la manière dont elle se serait défendue...
« ... Sois bien persuadé qu'il m'est dur de ne pas pouvoir soutenir le (page 116) ministère sur cette question. En faveur de l'intérêt de la défense nationale, j'aurais bien volontiers bravé les impopularités de la question financière...
« ... Ah ! Dieu ! que je désire que le temps donne raison contre moi au gouvernement de mes amis !
« Je te serre la main avec quelque tristesse, mais affectueusement comme toujours.
« Paul Devaux. »
Si les fortifications d'Anvers inspiraient déjà en 1859 à Paul Devaux les appréhensions mélancoliques qu'il exprimait à la fin de sa lettre, quelle tristesse ne dût-il pas éprouver quand la question des servitudes militaires qui devait en sortir et que le parti catholique exploita avec une rare habileté, vint compromettre l'existence du cabinet libéral !
Quoi qu'il en soit, Rogier fut peiné du dissentiment qui avait éclaté entre Devaux et lui en ces circonstances. On s'en aperçoit en lisant la lettre qu'un ami commun, M. Materne, lui écrivait de la Suisse au lendemain du vote :
« ... Je conçois votre tristesse au point de vue philosophique et moral ; mais enfin un grand résultat est obtenu, un noble exemple est donné par une petite nation, un exemple de virilité et d'indépendance, sans crânerie et sans folle témérité, aux gouvernements et aux peuples de l'Europe : n'est-ce pas un spectacle fait pour élever les âmes dans un temps où le courage est si rare ?... »
Il est certain que le cabinet avait fait preuve de courage et de décision en maintenant ses projets de défense nationale, malgré les menaces de la presse officieuse française. Peu importaient les divergences que la valeur stratégique des plans du général Chazal avait provoquées, peu (page 117) importaient les critiques dont, malgré toute son habileté et son éloquence, il n'eut pas toujours raison ; le vote du Parlement belge avait une immense portée. Comme le disait M. Materne, nous étions désormais pour l'Europe tout autre chose que ce que nous avions été jusqu'alors. Dût la colère de la France s'en suivre, encore n'y avait-il rien à regretter. Fais ce que dois, advienne que pourra ! Cette colère se manifesterait-elle par quelque acte significatif ? Le droit était trop évidemment de notre côté pour que nous fussions seuls à le défendre. On nous bouderait, on nous chercherait noise à propos des journaux, mais on ne nous ferait pas la guerre. Si on nous gardait rancune, on nous susciterait peut-être encore une querelle, comme en 1852, le jour du renouvellement du traité de commerce. Mais le ministère avait dix-huit mois devant lui et après tout, la Belgique pouvait s'y prendre de façon à rendre ce renouvellement moins nécessaire.
Dans tous les cas il n'eût pas été possible de balancer. M. Materne éprouvait la joie la plus vive à la pensée que c'étaient deux de ses vieux amis, Rogier et Chazal qui, l'un comme chef de cabinet, l'autre comme ministre de la guerre, auraient devant l'Europe l'honneur d'avoir gagné cette grande bataille, difficile et décisive :
« ... Je suis heureux, véritablement heureux que mes amis aient attaché leurs noms à cette grande œuvre qui les honorera à jamais... »
S. A. R. le duc de Brabant (dont le lecteur se rappelle (page 118) sans doute la lettre du 21 avril 1858, (page 67) ne fut pas des derniers à féliciter Rogier d'avoir accompli cette grande tâche, tout en l'exhortant à en accomplir une autre, non moins digne de son patriotisme :
« ... Il me semble que si, après avoir pourvu, par la création du système d'Anvers, à la défense nationale, il était possible maintenant d'assurer par l'établissement de quelques comptoirs transatlantiques, la prospérité publique, on ferait une chose énorme.
« L'œuvre de 1830 ne doit rien avoir, mais absolument rien à envier à l'ancien régime. Je compte, pour mille raisons que vous m'aiderez à atteindre ce résultat...» (Bruxelles, 15 décembre 1859.)
Lorsque Rogier aura le portefeuille des affaires étrangères, il répondra à cette attente.
La session parlementaire de 1859-1860 s'ouvrit sans discours du trône. Les journaux libéraux avancés qui avaient déjà trouvé que le cabinet marquait le pas au point de vue des réformes espérées, escomptées même depuis 1857, lui reprochèrent de ne pas apporter dans sa « défense du pouvoir civil » la même activité que « sur le terrain militariste ». Les journaux cléricaux annoncèrent que le Roi refusait de suivre Rogier dans sa guerre au clérical. La vérité est que le cabinet comptait déposer des projets de l'ordre économique, et spécialement le projet d'abolition des octrois, qui étaient d'une importance assez grande pour occuper l'activité du Parlement pendant de longs mois.
Si la presse cléricale avait parlé de dissentiments entre (page 119) la couronne et le cabinet, c'est qu'apparemment il était venu jusqu'à elle un écho des plaintes formulées une fois de plus par Rogier au sujet de certains retards étranges où il était tenté de voir un manque de bon vouloir.
La lettre suivante adressée à Mr Van Praet en dit long sur ce sujet :
« 11 novembre 1859.
« Mon cher Monsieur,
« J'ai reçu l'arrêté relatif aux peintures murales de Gand ; il y a longtemps que je le croyais rentré : ce n'est qu'à mon retour que j'ai appris que cet arrêté avait subi le sort d'un assez grand nombre d'autres, qui attendent l'approbation de S. M., et que j'ai vainement réclamés à diverses reprises : il en est qui remontent à plus de six mois. Je citerai le projet de règlement relatif aux écoles normales adoptées.
Je ne veux pas insister sur la position extrêmement difficile, que l'inertie opposée aux propositions des ministres fait à ces derniers. Si l'on manque de confiance en eux, si l'on scrute avec une espèce de minutie défiante chacun de leurs actes administratifs, si, par suite de ce refus de concours administratif, ils sont chaque jour exposés à voir mettre en doute ou leur autorité, ou leur exactitude, ou leur zèle, il n'est pas possible que le découragement ne s'empare de leur esprit, et ce serait trop compter sur l'abnégation et le dévouement des ministres de croire qu'ils acceptent ce rôle, sans se plaindre et pour longtemps.
« Je vous ai développé longuement et par écrit et verbalement les raisons qui me faisaient désirer vivement que l'arrêté des décorations comprît le nom de M. Tielemans.
« Une affaire de la plus grande simplicité à son origine deviendra, je le crains, une grosse difficulté avant qu'il soit peu. Un assez grand nombre de décorés attendent, avec la plus vive impatience, que leurs noms soient publiés. Tôt ou tard ils connaitront les causes de l'ajournement qui les frappe forcément.
« Je suis peiné, plus que je ne puis dire, d'avoir à vous écrire aussi longuement sur ces misérables affaires qui ne méritent pas de fixer pendant cinq minutes l'attention du Roi. Sans aucun doute, je n'ai pas la prétention de ne jamais commettre d'erreur dans mes (page 120) propositions ; toutefois, je cherche en vain dans mes souvenirs une mesure quelconque, proposée par moi à S. M. et qui ait été pour Elle la source d'un embarras ou d'un déboire. D'un autre côté, je pense avoir été assez heureux pour en proposer un grand nombre dont il me serait permis de me prévaloir auprès de S. M. pour obtenir de sa part les marques d'une confiance et d'une bonne volonté moins restreintes.
« Quoi qu'il en soit, je vois approcher le moment où la situation fausse et insoutenable qui nous est faite, au point de vue administratif, devra prendre fin. Déjà vous connaissez les dispositions de celui de mes collègues (M. Tesch) qui a, pour le moment, le plus à souffrir de l'état de choses. Sa retraite serait le signal de la dislocation du cabinet.
« Si l'on pense qu'une crise ministérielle peut se produire sans inconvénient, c'est une autre affaire et il ne me reste plus rien à dire. Je me borne à demander que les obstacles dont se trouve entourée la marche du ministère cessent d'une manière ou d'une autre.
« Ce que je vous écris ici à la hâte, je vous l'ai dit et répété trop de fois, mon cher monsieur, pour que vous ayez besoin d'être éclairé personnellement à cet égard.
« C'est pourquoi, je vous prie de vouloir bien mettre le contenu de la présente sous les yeux de S. M.
« Recevez, etc.
« (Signé) Ch. Rogier.3
Lorsque M. Van Praet transmettait au Roi des lettres de ce genre, Rogier était appelé au palais et après de longs pourparlers, il finissait par obtenir « ses arrêtés » et ceux de ses collègues... Oh ! pas tous !... Le Roi était parfois très tenace : il ne modifiait pas vite ses appréciations.
Mais enfin, grâce aux explications du ministre complétant les rapports, la situation se détendait... pour se retendre encore au bout de peu de temps. Le lecteur va en juger :
Quatre mois après avoir écrit la lettre qu'on vient de lire, Rogier est obligé d'en écrire une autre, non moins curieuse, à Van Praet :
« Bruxelles, le 2 avril 1860.
« Mon cher Monsieur,
« Quand j'insiste auprès de Sa Majesté pour obtenir la sanction des propositions que j'ai l'honneur de Lui faire, ce n'est certes pas pour me (page 121) donner la puérile satisfaction de vaincre les résistances du Roi. Je m'efforce, autant que je le puis, et je l'ai toujours fait, de mettre les actes que je propose en harmonie avec ce que je crois être la pensée de la couronne. L'accueil que l'on fait à beaucoup de mes propositions me donne malheureusement à supposer que mes intentions ne sont pas appréciées, et il m'est bien pénible, après bientôt trente années d'épreuve, d'avoir à constater une sorte de défiance qui me blesse autant qu'elle me paralyse.
« Je cherche en vain dans ma conscience les faits et les circonstances qui aient pu rendre suspectes aux yeux du Roi les intentions de son ministre. La ligne de conduite que j'ai toujours suivie dans les quatre ministères que l'on m'a successivement confiés, a été droite et modérée et je n'ai pas à me reprocher d'avoir manqué de circonspection, ni de justice.
« Toutefois il ne m'arrive que trop souvent d'avoir à subir dans mes relations officielles avec Sa Majesté la position d'un suspect qui se défend ; et j'en suis venu à hésiter chaque fois qu'il me vient à la pensée de proposer à Sa Majesté des mesures qui s'écartent quelque peu de la routine administrative. Sous ce dernier rapport mème, je ne rencontre pas toujours les facilités désirables pour la marche régulière des affaires, et le Roi s'occupe de détails qui échappent à l'attention du ministre lui-même.
« Loin de moi la prétention ridicule d'exiger du Roi qu'Il signe aveuglement tout ce que j'ai l'honneur de lui proposer. Son contrôle est de droit et je n'en conteste nullement en principe la convenance et l'utilité. Mais en général les affaires ne sont soumises au Roi qu'après avoir fait l'objet d'un examen sérieux. Et si les ministres prenaient l'habitude de suspendre les propositions qui leur sont faites par les gouverneurs ; si ceux-ci à leur tour agissaient de la même manière vis-à-vis des commissaires d'arrondissement, l'administration qu'on accuse, et non sans raison, de marcher avec une extrême lenteur ne marcherait plus du tout.
« Quoi qu'il en soit, chaque fois que Sa Majesté désire des explications sur mes propositions, je m'empresse de les lui fournir aussi complètes que possible ; notre correspondance en fait foi. Mais par malheur, ces explications n'atteignent pas toujours leur but. Un simple entretien verbal éclaircirait souvent mieux une question que vingt pages d'écriture. Si le Roi retenait par devers lui les affaires sur lesquelles il ne se trouve pas suffisamment éclairé, et s'Il faisait appeler à certains jours ses ministres pour en conférer, on gagnerait beaucoup de temps, l'on éviterait des malentendus et des tiraillements fâcheux, et la marche générale des affaires y gagnerait sensiblement.
« Non seulement le Roi n'a qu'à de longs intervalles des entrevues avec chacun des ministres, mais Sa Majesté semble renoncer à les réunir en conseil. Cette sorte d'interdit se prolonge depuis sept mois entiers et l'opinion publique commence à se préoccuper d'un état de choses sans antécédents, je pense, dans notre gouvernement.
« Recevez, etc.
« Ch. Rogier. »
Sept mois !... En effet depuis le mois de septembre 1859, depuis que le ministère avait fait voter par le sénat les travaux d'Anvers, les membres du cabinet n'avaient plus été réunis en conseil sous la présidence du Roi. On devine le parti que la presse catholique tirait de cette situation qui était pour le moins anormale.
La discussion des budgets qui précéda le grand débat sur la suppression des octrois (voir plus loin) n'offrit pas un vif intérêt.
Quand on discuta son budget, Rogier déclara qu'il comptait demander le rétablissement de l'examen d'entrée à l'Université, supprimé inopinément en 1855 :
« Le conseil de perfectionnement de l'enseignement supérieur et le conseil de l'enseignement moyen ont été d'avis qu'il y avait lieu de rétablir le grade d'élève universitaire. J'ai été heureux de rencontrer dans les deux conseils cette adhésion unanime à une opinion que j'avais toujours défendue et que je me proposais de faire prévaloir dans la loi, quand je serais rentré au gouvernement. Mais nous proposons de rétablir le grade d'élève universitaire de manière à écarter les inconvénients qu'on a signalés ; nous le proposons avec un programme moins chargé que précédemment. (Séance du 7 février 1860.) »
Trois mois après (4 mai) Rogier soumit aux délibérations de la Chambre un projet de loi qui avait pour objet : 1° de proroger pour cinq sessions le mode de nomination des membres des jurys d'examen déterminé par l'article 24 de la loi du 1er mai 1857 et provisoirement établi pour une période de trois ans par l'article 60 de la même loi ; 2° de rétablir l'examen et le titre d'élève universitaire.
A côté du titre d'élève universitaire était maintenu le (page 123) certificat d'études d'humanités. Rogier, en déposant le projet (Documents parlementaires, 1859-1860, page 1374), fit savoir à la Chambre qu'il soumettrait à la section centrale la question de savoir s'il n'y avait pas lieu de substituer un autre titre à celui d'élève universitaire. La section centrale, d'accord avec lui, finit par adopter à l'unanimité le titre de gradué en lettres.
Le projet, sur lequel rapport était fait depuis une semaine, figurait à l'ordre du jour de la séance du 22 juin, ou immédiatement après le vote de la loi sur les octrois. M. Guillery, estimant que « la Chambre était fatiguée par une des plus graves et des plus solennelles discussions qui l'eussent occupée depuis 1830, et ne pouvait se livrer à l'examen d'un projet de loi d'une nature tout à fait différente », proposa d'ajourner la discussion à la session suivante et de proroger d'un an la loi de 1857.
Rogier combattit avec une certaine vivacité la proposition de M. Guillery. Cette vivacité s'accentua encore lorsqu'il la vit appuyée par la droite qui était hostile. au rétablissement de l'examen d'entrée à l'université. M. Dechamps parlant lui aussi de fatigue, Rogier le persiffla malicieusement :
« ... L'honorable M. Dechamps invoque l'extrême fatigue qu'il aurait éprouvée pendant la discussion qui vient de se terminer. Je n'ai pas remarqué que l'honorable M. Dechamps ait pris une part très active à cette discussion. Il est intervenu, il est vrai, pour prendre la défense du sucre de betterave. Ce projet de loi des octrois soulevait bien d'autres questions d'un intérêt plus général. Mais tout homme d'Etat distingué qu'il est, l'honorable M. Dechamps a cru devoir renfermer son éloquence dans cette limite quelque peu étroite. Franchement cela n'était pas très fatigant... »
Rogier donne à entendre que la droite, heureuse de l'argument invoqué par un membre de la gauche avancée, (page 124) votera l'ajournement pour reculer d'autant le vote d'un projet de loi qu'elle n'aime pas :
« ... Plusieurs des honorables amis de M. Dechamps très capables de prendre part à la discussion actuelle, ont aussi gardé un silence complet. Ils ne doivent donc pas être plus fatigués que lui. Je citerai l'honorable M. de Decker qui, j'en suis convaincu, aurait eu d'excellentes choses à nous dire, car il ne m'est pas démontré que ce projet de loi n'aille pas complètement à ses principes et à ses opinions intimes. L'honorable M. Dechamps ne veut pas qu'on rétablisse l'examen d'élève universitaire ; je ne le blâme pas de chercher à ajourner ce qui lui déplaît, mais je trouverais singulier que les honorables membres qui sont partisans du projet l'ajournassent. »
L'atmosphère de l'assemblée devait être assez échauffée, On s'était accusé réciproquement de mollesse, de lenteurs, de mauvais vouloir, de manque de franchise. Rogier, quoique fort désireux qu'on en finît, propose une transaction :
« ... Les esprits, je le reconnais, ne sont pas assez calmes en ce moment pour aborder la discussion. Et bien, remettons la chose à mardi (cinq jours après). Peut-être que d'ici à mardi, si on me donnait d'excellentes raisons, j'arriverais à transiger. Je ne le promets pas ; je dois avant tout remplir mon devoir. »
La proposition de renvoyer la discussion au mardi fut rejetée par 52 voix contre 46 (tous de la gauche). On remit l'affaire au lendemain. Rogier et Devaux insistèrent vainement pour que la question de l'examen d'entrée à l'université fût tranchée sans délai.
L'ajournement fut voté par 44 voix contre 42. Un seul des membres de la droite (M. Royer de Behr) figure parmi les quarante-deux.
Le caractère d'aigreur qu'avait pris le débat provoqué par cette demande d'ajournement s'explique par une recrudescence des querelles entre les libéraux bruxellois.
M. Verhaegen, qui était resté sous sa tente depuis les élections de 1859, venait de reparaître (10 mai 1860) dans la vie publique pour soutenir la candidature législative (page 125) de M. Pierre Van Humbeeck, à qui les scissionnaires vainqueurs au 13 juin songeaient à opposer un de leurs amis. Dans son discours de rentrée à l'Association libérale, l'ancien président de la Chambre s'était montré partisan d'une « politique nouvelle » et, en termes aussi piquants qu'inattendus, avait fait le procès aux députés élus par la Scission. Ceux-ci, tout en répondant à M. Verhaegen sur le même ton, n'avaient pas combattu le 17 mai M. Van Humbeeck. Mais ayant constitué une société : la Réunion libérale, ils luttèrent dix jours plus tard avec l'Association libérale sur le terrain des élections provinciales et ils essuyèrent un échec complet. La querelle s'était envenimée de plus en plus. M. Guillery, pendant la période électorale, avait eu des mots fort vifs pour le ministère ; M. Hymans n'avait pas ménagé de son côté l'Association. Le jour de la victoire, M. Verhaegen avait prononcé un mot qui eut un grand retentissement : « Pas de pitié pour les chefs !... »
La révision ou la suppression des octrois communaux était depuis bien des années à l'ordre du jour.
Une commission chargée par Rogier le 9 novembre 1847 d'examiner la question, avait été unanime à signaler les vices d'une institution qui affaiblissait l'unité nationale par l'antagonisme d'intérêts qu'elle créait fatalement entre les communes à octroi et les autres, et qui forçait quelques-unes de nos principales industries à se procurer péniblement au loin un agrandissement de débouchés que l'expansion naturelle de la consommation pourrait lui procurer chez nous. Elle s'était prononcée ouvertement pour la suppression (page 126) de ces taxes qui s'opposaient à l'achèvement de la révision de notre tarif des douanes et qui, tout en étant pour les campagnes une cause continuelle d'injustices et de vexations, menaçaient de compromettre notre situation. financière. Il faut en finir, avait-elle dit, avec cette institution. qui «<vicie notre organisation politique, financière et économique. »
Mais des divers moyens que la commission indiquait pour procurer aux communes les ressources équivalentes à l'octroi, aucun d'eux n'avait été accepté par Rogier.
Aucun d'eux, dit M. Frère dans l'exposé des motifs de son projet de 1860, fut reconnu réalisable. L'abandon aux communes du produit de la contribution personnelle et des patentes, que préconisait particulièrement M. Ch. de Brouckere, rapporteur de la commission, eût obligé l'Etat à créer de nouvelles taxes.
Deux députés, MM. Jacques et Coomans, usant de leur droit d'initiative, avait formulé un système qui ne rallia pas davantage les sympathies parlementaires. (Rapport de la section centrale du 22 janvier 1856).
Le cabinet de 1857 chercha la solution du problème dans une autre direction que la commission de 1847-1848 et que MM. Jacques et Coomans.
Dans sa conviction (exposé des motifs) la suppression des octrois n'est possible qu'en la subordonnant aux conditions suivantes :
1° D'après les articles 108 et 110 de la Constitution, 75 et 76, n°5, de la loi du 30 mars 1836, les communes ont le pouvoir de s'imposer comme elles l'entendent sauf l'avis de la députation du conseil provincial et l'approbation du (page 127) Roi. Ce pouvoir doit être respecté en tant que son exercice ne blesse point les intérêts généraux du pays. Mais l'existence des octrois blesse violemment ces intérêts, et comme l'article 110 de la Constitution permet à la législature d'apporter au droit qu'ont les communes de s'imposer elles-mêmes, les restrictions dont l'expérience a démontré la nécessité, la loi à intervenir doit abolir les taxes d'octroi, mais celles-là seulement.
2° En abolissant les octrois, on prive la plupart des villes de leur revenu le plus important, et comme il leur serait impossible d'improviser l'établissement d'autres impôts, et que d'ailleurs leurs dépenses croissent avec la population, il est indispensable, d'une part, de leur assurer un revenu au moins égal à celui qu'elles retirent maintenant des octrois, et, d'autre part, de les indemniser du surcroît de dépenses qui peut résulter pour elles, temporairement, des compensations éventuelles à allouer au personnel des taxes municipales, mis en non-activité.
3° L'abolition des octrois doit améliorer la situation du pays, en général, et ce but ne serait pas atteint si, pour réaliser cette grande mesure, on introduisait dans le système des impositions de l'Etat des changements radicaux, susceptibles de compromettre l'équilibre des finances par des expériences hasardeuses, ou de réagir sur les bases du système électoral. Pour éviter ce double écueil, il faut n'imposer à l'Etat qu'un sacrifice peu important, susceptible d'être compensé par les avantages indirects que la suppression des octrois doit lui garantir, et demander aux impôts de consommation le surplus de l'augmentation de revenu destinée aux communes.
M. Frère, en déposant le 10 mars 1860 le projet qui avait été l'objet de ses laborieuses études et dont les bases. avaient été discutées soigneusement en Conseil, disait à la Chambre :
« En vous demandant de l'aider à supprimer pour toujours nos (page 128) soixante-dix-huit lignes de douanes municipales, le gouvernement vous appelle à décréter une mesure aussi grande que salutaire pour la Belgique.
« Le projet de loi met fin aux luttes intestines que les tarifs d'octroi entretiennent fatalement de commune à commune ; il sauvegarde les intérêts financiers de toutes les localités et améliore la position du plus grand nombre d'entre elles ; il fait disparaitre le principal obstacle qui s'oppose à l'achèvement de la révision de notre tarif douanier ; il fait cesser un régime injuste qui rend fatalement les campagnes tributaires des villes ; il lève les entraves que les octrois apportent parfois au règlement de nos relations internationales ; il détruit un mal profond qui ronge notre système d'impositions. Et si, pour atteindre ces résultats, il augmente quelques droits d'accise, il assure, par contre, aux contribuables un dégrèvement de près de deux millions d'impôts. »
Le projet établissait qu'il faudrait attribuer aux 78 communes en cause quatorze millions afin, d'une part, de les indemniser de la perte de leur revenu qui avait été en 1858 de fr. 10,876,085, et d'autre part de leur restituer le montant de leur part dans l'accroissement du produit des impôts.
Ces quatorze millions, le gouvernement proposait de les faire fournir 1° par des revenus que l'Etat pouvait leur abandonner (fr. 3,500,000) ; 2° par la transformation des droits d'accise sur cinq articles (fr. 4,600,000) ; 3° par le remaniement de quelques impôts directs (fr. 5,900,000).
Comme les charges qui avaient pesé sur les contribuables en 1858 du chef de l'octroi et des frais de perception (environ 1,500,000) représentaient fr. 12,376,085 et qu'ils n'auraient à payer, par suite de la transformation des octrois et du remaniement de quelques droits d'accise, (page 129) que fr. 10,500,000, ils seraient dégrevés de fr. 1,876,085 près de deux millions.
L'examen du projet dans les sections commença le 18 avril et dura deux semaines. La section centrale, composée de MM. Orts (président), Alph. Vanden Peereboom, Muller, H. de Brouckère, Sabatier, Lange et Ernest Van den Peereboom (rapporteur), lui consacra dix longues séances. Les communes intéressées et les industries qu'atteignait l'augmentation de certains droits d'accise. eurent tout le temps de faire valoir leurs réclamations. Commencée à la Chambre le 29 mai, la discussion s'y prolongea, vive et animée, jusqu'au 22 juin.
A de très rares exceptions près, les catholiques combattirent la loi qui, prétendaient-ils, sacrifiait les campagnes aux villes dans la répartition du fonds communal et amènerait immanquablement « la ruine de l'industrie et du commerce des sucres en Belgique ». (Note de bas de page : La presse catholique, dans les petites localités surtout, fut extrêmement violente. Le D......... lançait l'insulte au Roi : « L'unique raison de la présentation du projet de loi, disait-il, est de dispenser le Roi des 6,000 francs qu'il doit donner tous les ans à l'octroi de Bruxelles. » !)
Ces deux reproches avaient une apparence de vérité, le premier du moins. L'avenir devait faire justice de l'un et de l'autre. Si les débats prirent parfois un caractère passionné, la faute en fut à des fabricants de sucre indigène, dont une pétition, fort peu patriotique, provoqua des orages. Les plaintes et les menaces de ces industriels qui ne parlaient de rien moins que d'une sécession (plus tard ils assurèrent qu'on ne les avait pas bien compris) provoquèrent cette sortie de Rogier :
« Si le gouvernement qui n'a pas la prétention d'apporter un système complètement à l'abri des reproches, ne s'oppose pas à certaines modifications qu'il peut accepter utilement, honorablement, il en est d'autres qu'il doit repousser résolument. Il en est surtout qu'il ne (page 130) pourrait accepter à aucun prix, si l'on pouvait les considérer comme introduites dans cette enceinte sous l'impression de certaines pétitions qui font monter le rouge au front de tous les Belges. Supposez que le pays accepte de sang-froid de pareilles imputations, de pareilles menaces, ce serait lui faire une injure profonde. Ce n'est pas le gouvernement qui jamais encouragera de pareilles défaillances. »
Rogier ne prit la parole dans la discussion que cette fois là. (Séance du 2 juin). A la fin de la session, répondant à M. Dechamps qui semblait vouloir lui faire un grief de sa réserve, il disait : « Le projet de loi avait l'avantage de posséder dans M. le ministre des Finances un défenseur tellement complet, que je me serais fait scrupule de joindre ma faible voix à la sienne ».
Le projet, défendu en effet avec autant d'habileté que d'éloquence par son auteur auquel la section centrale, peut-être aussi par délicatesse, laissa presque tout le fardeau de la discussion, fut adopté par 66 voix contre 41. MM. Van Renynghe et de Terbecq furent les seuls membres de la droite qui émirent un vote approbatif ; deux autres, MM. Van Overloop et de Decker, s'abstinrent.
Les motifs d'abstention donnés par M. de Decker sont à retenir :
« A mon grand regret, je n'ai pu voter pour le projet de loi. J'aurais désiré qu'on y introduisît certaines modifications relatives à la constitution du fonds communal ainsi qu'au mode de répartition du même fonds. Je serais heureux que des améliorations pussent être apportées au projet, de manière à assurer au vote définitif de la loi une de ces majorités imposantes et transactionnelles comme nous avons eu le bonheur d'en rencontrer pour la plupart de nos lois organiques.
« Je n'ai pas voté contre, parce que je n'ai pu me résoudre à m'opposer à une réforme qui est grande et dont j'apprécie les immenses bienfaits, une réforme dont le gouvernement et le législateur seront d'ailleurs toujours libres de corriger les vices que l'expérience viendrait à révéler. »
La loi revint devant la Chambre le 18 juillet. Le cabinet se rallia aux amendements du sénat qui, tout en approuvant le projet par 37 voix contre 15, avait tenu compte des (page 131) scrupules exprimés par M. de Decker. Celui-ci vota alors avec la gauche ; M. Julliot fit de même. M. de Haerne s'abstint. M. Pirmez, le seul membre de la gauche qui le 22 juin se fût abstenu pour des raisons assez semblables à celles de M. de Decker, n'assistait pas à la séance du 18 juillet.
Avant de se séparer, le Parlement, qui s'était senti trop fatigué pour aborder la question du rétablissement de l'examen universitaire, voulut bien consentir à examiner le projet d'organisation de l'enseignement agricole, qui est unes des plus fécondes créations de Rogier.
En 1846 et en 1847, sous les ministères de Theux et Piercot, il avait été fait deux essais infructueux. Rogier, reprenant l'étude du problème, eut le mérite de le faire aboutir. Une école de médecine vétérinaire à Bruxelles, un institut agricole à Gembloux, deux écoles d'horticulture à Gand et à Vilvorde, des conférences agricoles dans tout le royaume : telle est l'économie du projet qui, après une discussion de trois jours (26, 27, 28 juin) fut adopté par 56 voix contre 8 et 3 abstentions. L'institut de Gembloux motiva l'opposition de quelques membres : « Comme moyen d'éducation agricole, disait M. de Naeyer, je le considère. comme mauvais et nuisible, et comme moyen d'instruction agricole, il donnera lieu à des dépenses exagérées eu égard aux services qu'on peut en attendre. » M. Magherman ajoutait : « Je n'ai aucune confiance dans le succès de l'Institut agricole de Gembloux. »
L'avenir s'est chargé, là encore, de justifier Rogier.
(page 132) Etait-ce l'effet des plaintes peu patriotiques que nous avons signalées pendant la discussion de la loi sur les octrois ? Etait-ce une simple coïncidence ? On vit paraître, dans des journaux à la solde du gouvernement français, des articles exploitant les mécontentements que provoquaient sur quelques points de notre frontière du Hainaut les dispositions de la loi relatives à l'industrie sucrière.
L'émotion pénible causée par ces articles devint de la colère quand on apprit que certain journal international, qui se publiait à Genève avec le concours financier du cousin de Napoléon III, l'Espérance, osait dénier aux autorités belges le droit de parler de la nationalité belge, la Belgique « manquant de tout ce qui constitue une nation,» et n'étant « pas autre chose qu'une contrefaçon de nation. »
On lisait dans ce journal qui mentait impudemment à l'histoire, et calomniait notre caractère et notre patriotisme, en même temps qu'il insultait notre Roi :
« En 1831, les Belges ont voulu se donner à nous. En 1848, il s'en fallut de peu. La Belgique incline à la France. Avec un peu plus de confiance d'un côté et d'audace de l'autre, l'union désirée serait vite accomplie. Les Flamands, dit-on, le désirent surtout, parce qu'ils souffrent quelquefois des fonctionnaires wallons qu'on leur envoie : ils trouvent que les autorités wallonnes font la part trop belle aux employés wallons. Unis à la France, ils se disent qu'ils trouveraient plus d'équité, et que la grande patrie leur ferait aussi une part.
« On loue beaucoup l'habileté du Roi Léopold, mais c'est une habileté toute humaine et sans vue du lendemain. Il a un point d'appui a Londres par sa parenté avec la reine d'Angleterre. Il en a cherché un à Vienne par le mariage de son fils ainé avec une archiduchesse d'Autriche. Il voudrait bien, par le second, en trouver un à Pétersbourg. Il convoite même, dit-on, un petit trône pour lui à Bucharest ; mais toutes ces habiletés humaines tourneront à sa confusion. Il croit défendre ainsi les racines de sa dynastie, il ne fait que la déraciner, car (page 133) de plus en plus il apparaît ce qu'il est, c'est-à-dire une sentinelle de la Sainte Alliance contre la France.
« Et la France ne se sentira relevée de Waterloo que quand Waterloo sera redevenu français et qu'au lieu du lion de la défaite, l'aigle vainqueur planera sur le Mont Saint-Jean.
Provocations et insultes allaient être relevées. Sur l'initiative prise par le conseil provincial d'Anvers, il s'organisa une manifestation patriotique et monarchique. Tous les conseillers provinciaux de Belgique décidèrent d'aller le 21 juillet, le jour anniversaire de l'inauguration de notre premier Roi, lui dire : La Belgique veut rester indépendante ; elle tient à ses institutions et à ses libertés ; elle proteste contre tout changement de dynastie ; elle proteste contre toute idée d'annexion. (Note de bas de page : Conseil provincial d'Anvers (séance du 3 juillet 1860 : Proposition de MM. Haghe et consorts). Voir dans les journaux du temps les adresses des divers conseils provinciaux. Voir le compte-rendu du banquet offert au Roi par les cinq cent trente-sept conseillers provinciaux du Royaume, et des fêtes organisées également à Bruxelles pour la suppression de l'octroi.
Le Parlement s'était associé à cette manifestation par anticipation. Dans l'adresse au Roi votée par la Chambre le 18 juillet, Paul Devaux, l'éloquent rapporteur de la commission, faisait parler à la patrie un langage vraiment digne d'elle :
« ... Si un jour, Sire, tout ce qui existe de droits et de devoirs entre les gouvernements comme entre les peuples pouvait être méconnu, si votre couronne, nos libertés, la sainte indépendance de la patrie devait être menacée, la Belgique, à l'appel de son Roi, saurait défendre ces trésors nationaux comme un peuple libre et vertueux défend ce qu'il a de plus sacré.
« Elle a fait de la domination étrangère une expérience assez longue. Assez longtemps ses droits, sa dignité, ses richesses, són sang ont été sacrifiés à d'autres intérêts que les siens. Sa tête ne se courbera plus sous le joug qu'elle déteste et qu'elle a brisé à jamais à l'heure du péril. Son ouvrage ne demeurerait plus isolé. La foi des traités, l'intérêt et l'indépendance de l'Europe ne sont pas de vains mots. Une cause à laquelle, dans aucun pays, les âmes honnêtes ne sauraient rester indifférentes, ne risquerait ni de périr ni de manquer de défenseurs.
(page 134) A la prose de son compagnon de 1830, Rogier va joindre sa poésie :
« Le Chant National (Air de la Brabançonne) »
« I
« Après des siècles d'esclavage,
« Le Belge sortant du tombeau,
« A reconquis par son courage,
« Son nom, ses droits et son drapeau.
« Et ta main souveraine et fière,
« Désormais peuple indompté,
« Grava sur ta vieille bannière :
« Le Roi, la Loi, la Liberté !
« II
« Marche de ton pas énergique,
« Marche de progrès en progrès ;
« Dieu qui protège la Belgique,
« Sourit à tes mâles succès.
« Travaillons, notre labeur donne
« À nos champs la fécondité !
« Et la splendeur des arts couronne
« Le Roi, la Loi, la Liberté !
« III
« Ouvrons nos rangs à d'anciens frères,
« De nous trop longtemps désunis ;
« Belges, Bataves, plus de guerres.
« Les peuples libres sont amis.
« A jamais resserrons ensemble
« Les liens de fraternité
« Et qu'un même cri nous rassemble :
« Le Roi, la Loi, la Liberté !
« IV
« Ô Belgique, ô mère chérie,
« A toi nos cœurs, à toi nos bras !
« À toi notre sang, ô Patrie !
« Nous le jurons tous tu vivras !
« Tu vivras toujours grande et belle
« Et ton invincible unité
« Aura pour devise immortelle :
« Le Roi, la Loi, la Liberté ! »
Après trente années, il importait, disait alors M. Hymans, que d'anciennes inimitiés qui n'avaient plus de raison d'être, vinssent à cesser entièrement entre le peuple belge et le peuple hollandais. Frères pendant des siècles jusqu'à la domination espagnole, séparés en 1830 par une révolution, ils n'en avaient pas moins les affinités les plus intimes par leurs libertés politiques et la communauté de leurs intérêts nationaux. C'est ce que le gouvernement et les Chambres avaient compris en supprimant récemment l'ancienne formule du serment des conseillers provinciaux. Telle était la pensée qui avait inspiré Rogier. Toute l'idée du poème était exprimée dans ce vers :
Les peuples libres sont amis.
Amis, tous ceux qui comme les Hollandais et les Belges, entendaient rester libres ; amis, tous ceux qui comprenaient que l'union est indispensable entre les petites nations que menace l'ambition des conquérants.
Rogier avait touché juste quand il chantait la réconciliation des anciens frères. A peine son chant national eût-il été imprimé, qu'il reçut de La Haye cette poésie : (Ce texte n’est pas repris dans la présente version numérisée.)
Ce ne fut pas le seul témoignage de sympathie qui lui vint de la Hollande à cette occasion. Lorsque, six semaines plus tard, se tint à Bréda le septième Congrès de langue et de littérature néerlandaises, l'un des écrivains les plus distingués du temps, M. den Beer Portugael donna lecture d'un poème « Flandres et Flamands » où, après avoir énuméré ce qui avait déjà été fait en Belgique « pour la langue flamande et pour les gloires du passé », il disait :
« ... Mon cœur s'est réjoui, en dépit de certaines rancunes, quand j'ai vu que bientôt vous alliez ériger des statues à Egmont et à Horn. Je (page 136) rends hommage à l'homme d'Etat qui a déjà réalisé ce dessein dans sa pensée, et je pose la couronne civique sur le front de Rogier (et tout autant pour sa nouvelle Brabançonne, exclusivement inspirée par le désir de la réconciliation avec la Hollande). C'est aussi sous son administration que l'on a placé Artevelde, le héros gantois, sur son piédestal et qu'on va honorer aussi par une statue le souvenir de Van Maarlandt, le fondateur de la langue... »
Rogier a été tant méconnu par certains Flamands, qu'il n'est que juste de reproduire ce que pensaient de lui et de sa bienveillance pour la cause flamande des hommes dont les sentiments assurément ne sont pas suspects. Qu'on lise encore la pièce suivante (traduite aussi exactement que possible) :
« Bois-le-Duc, 24 septembre 1860.
« Excellence,
« Nous avons l'honneur, au nom du septième Congrès de langue et de littérature néerlandaises, de témoigner à Votre Excellence notre respectueuse gratitude pour ce qu'il a plu en général à Votre Excellence de faire dans l'intérêt de ce Congrès et, en particulier, pour les dons importants en livres qui ont été offerts au Congrès de la part de Votre Excellence.
« Bien que, depuis longtemps déjà, nous reconnaissions, nous, Néerlandais, dans le ministre Rogier, le champion de tout ce qui est noble et bon, le protecteur des arts et des sciences, nous attachons le plus haut prix à cette nouvelle marque de la bienveillance de Votre Excellence pour la littérature néerlandaise, d'autant plus que nous pensons y voir aussi l'appréciation de nos efforts pour que les Congrès littéraires néerlandais soient des monuments durables du progrès et de la prospérité des sciences philologique et littéraire en Néerlande. Nous prendrons la liberté d'offrir sous peu à Votre Excellence un exemplaire des travaux dudit Congrès, et Votre Excellence y acquerra la conviction que non seulement les journées des 11, 12 et 13 septembre courant n'ont pas été stériles pour notre langue et notre littérature, mais qu'elles ont surtout eu leur importance en ce que, dans notre appréciation, elles auront contribué à un haut degré, à resserrer les liens d'amitié entre les Belges et les Bataves.
« Dans les sentiments sincères de respect et de haute considération, nous avons l'honneur d'être de Votre Excellence les très obéissants serviteurs.
« Le secrétaire : Dr M. J Gedefroi.
« Le président : M. Verhegen. »
Dans toutes les villes de province qui organisèrent des fêtes commémoratives du trentenaire de l'indépendance, le Roi recueillit des témoignages précieux de la sympathie des populations et de leur dévouement aux institutions nationales. Les diverses classes de la société : bourgeois, nobles et ouvriers, commerçants et industriels, travailleurs du Hainaut et du pays de Liége, population manufacturière des grandes villes de la Flandre, population agricoles, la Belgique entière exprima les sentiments les plus patriotiques.
L'enthousiasme de la jeunesse, spécialement des étudiants des universités de Gand et de Liége, se manifesta aussi généreusement que bruyamment. (Voir les fêtes et les discours du temps.) A l'ouverture de la session de 1860-1861, Léopold Ier comptait dire au pays combien il avait été touché de tant de preuves d'attachement et de fidélité.
Empêché par une malencontreuse indisposition d'ouvrir la session, il tint à en exprimer tous ses regrets à Rogier dans la lettre suivante, qui fut lue au début de la séance du 12 novembre :
« Laeken, le 12 novembre 1860.
« Mon cher Ministre,
« J'ai espéré jusqu'au dernier moment qu'un rhume assez violent céderait à des soins, et me permettrait d'ouvrir les Chambres comme cela avait été mon intention, mais ma toux est restée si opiniâtre qu'il m'eût été très difficile de lire mon discours.
« J'ai éprouvé les regrets les plus vifs de ce contretemps, car après les démonstrations si unanimes, si affectueuses, si patriotiques, dont le vingt-huitième anniversaire de mon règne a été l'occasion dans la capitale comme dans les provinces, il m'eût été particulièrement agréable, en demandant à (page 138) la législature son concours bienveillant pour mon gouvernement, de témoigner une fois de plus aux représentants du pays, combien j'ai été touché des preuves d'attachement et de fidélité de toutes les populations. Recevez l'assurance de mes sentiments bien affectueux.
« (Signé) Léopold. »
Sous l'impression encore toute fraîche des sentiments d'union et de concorde qui avaient inspiré ces manifestations patriotiques, sous le coup également des événements qui se passaient dans la péninsule italique et d'où pouvaient sortir de graves complications européennes, le cabinet montre dès le début de la session des dispositions fort pacifiques.
Rogier annonce le 27 novembre que, conformément à une promesse antérieure, il a préparé un projet de loi relatif à la répression des fraudes électorales. Seulement ce projet doit provoquer « un débat politique très irritant » dont il ne compte pas prendre l'initiative. Si la section. centrale qui est favorable au vote par ordre alphabétique veut proposer la mise à l'ordre du jour de cette proposition, qu'elle le fasse ! Quant au ministère, il a des préoccupations politiques extérieures qui, pour le moment, lui font « un devoir de s'abstenir de toute lutte trop vive dans la Chambre ». Tant que l'agitation qui règne en Europe ne sera pas apaisée, il importe que l'on ne se querelle pas trop au Parlement belge. Rogier déclare d'ailleurs qu'il applaudit à l'installation et à la consolidation de l'indépendance italienne.
Le lendemain, M. Dumortier protestant contre le rôle joué par le Piémont, Rogier réitéra ses déclarations de sympathie et d'amitié pour les nations qui parvenaient à ressaisir leur indépendance et qui savaient établir leur nationalité sur des bases libérales...
« ... Tous ceux qui en Belgique veulent sauvegarder le gouvernement parlementaire, doivent faire des vœux pour voir des gouvernements semblables s'étendre de plus en plus en Europe. Plus (page 139) l'Europe sera librement représentée, plus les institutions libérales se répandront et se consolideront en Europe, plus le régime libéral de la Belgique aura des garanties... »
Cette question des affaires d'Italie, traitée incidemment et sans grand développement en 1860, devait être examinée avec beaucoup plus de soin dans la session suivante.
Une partie de la droite, tenant compte apparemment à Rogier de son désir de paix, vota son budget - son dernier budget de l'Intérieur. (Décembre 1860.)
Mais ce jour-là n'eut pas de lendemain. Lorsque, dans le mois de janvier suivant, le projet rétablissant l'examen d'entrée à l'université fut représenté par Rogier, la droite lui fit l'accueil carrément hostile qu'il avait prévu lors de l'ajournement du mois de juillet.
Tels députés cléricaux, par exemple M. Dechamps, estimaient que l'institution du grade d'élève universitaire contrariait la liberté des études en imposant à tous un programme uniforme ; que le gouvernement tendait à un système de centralisation et d'oppression intellectuelle ; que nulle part le contrôle officiel par les jurys n'était aussi puissant qu'en Belgique ; que notre pays serait bientôt celui de l'Europe où la liberté vraie, celles des doctrines, des méthodes et des études, aurait été le plus totalement supprimée. (Séances des 18 et 19 janvier 1861.)
Tel autre, M. de Theux, niait la décadence des études que le gouvernement invoquait en faveur du rétablissement de l'examen pour lui il suffirait de veiller à ce que l'on ne commençât point les études trop jeune et qu'on ne les finît pas trop tôt. (17 janvier.)
Un troisième (M. Tack) demandait, au lieu de cet examen nouveau, la simplification du programme des études supérieures : c'est à cela que devaient se borner les innovations.
(page 140) Rogier (séance du 19 janvier) releva d'abord avec force les reproches de centralisation excessive et d'oppression intellectuelle que M. Dechamps articulait contre le gouvernement :
« L'honorable député de Charleroi vient de nous faire du rôle du gouvernement et de la situation de l'enseignement un tableau que je puis m'empêcher de qualifier de purement imaginaire, de purement romanesque. A l'entendre, le gouvernement contrôle tout, enchaîne tout et finit par étouffer toute espèce d'élan, tout progrès de l'intelligence dans notre pays. Il n'y a plus de liberté d'enseignement en Belgique : il n'y a plus qu'une centralisation épouvantable.
Le gouvernement porte à son budget des sommes folles pour l'enseignement des millions. Eh ! c'est là, Messieurs, un signe distinctif du gouvernement belge ; c'est là un des caractères de la nationalité belge ; ce sont ces grands sacrifices que la nation s'impose pour répandre dans toutes les classes l'instruction, l'amélioration des intelligences et des âmes. Plus la Belgique fera de dépenses dans ce noble but, plus je crois qu'elle grandira aux yeux de l'Europe comme elle s'élèvera à ses propres yeux.
« Mais à côté de cette intervention de l'Etat, est-ce que la liberté d'instruction n'est pas entière ? Est-ce que l'action de l'administration se fait sentir en aucune façon sur les établissements libres ? Est-ce que les établissements libres ne sont pas plus nombreux, plus peuplés que les établissements officiels ? Où, à quelle heure, dans quel lieu l'honorable membre a-t-il aperçu la main de l'Etat dans l'enseignement libre ?... »
Il prouvait ensuite que, à toutes les époques, tous les partis avaient reconnu l'utilité de placer entre l'enseignement moyen et l'université un examen préparatoire. C'était de tradition. Avant 1830, aux termes d'un arrêté de 1816, les élèves n'entraient pas à l'université sans avoir subi un examen préalable. La Commission nommée en 1831 par le ministre de l'Intérieur avait proposé un examen intermédiaire entre l'athénée et l'Université. En 1838, un projet de loi consacrait cet examen intermédiaire. En 1849 l'institution était tellement dans les esprits qu'elle avait été adoptée par les Chambres presque sans discussion...
« ... Il y a eu, il est vrai, une interruption. En 1855, la Chambre, prise à l'improviste, a supprimé cette institution en quelque sorte sans (page 141) discussion. La droite d'alors eut la bonne fortune qu'un des membres importants de la gauche ouvrit la porte à cette réforme, et la droite s'y précipita en foule, croyant sans doute jouer un mauvais tour au gouvernement.
« M. Coomans. - On ne joue pas ici de mauvais tours.
« M. Rogier. - L'honorable M. Coomans est moins que tout autre capable de jouer un mauvais tour à ses adversaires.
« M. Coomans. - J'ai voté très sérieusement avec l'honorable M. Verhaegen et je n'ai nullement songé à jouer un mauvais tour à qui que ce fut.
« M. Rogier. - Eh bien ! l'honorable M. Coomans et des honorables amis jouèrent très consciencieusement un mauvais tour à l'enseignement en supprimant le grade d'élève universitaire... Un an ou deux après cette suppression, tout le monde en reconnut les mauvaises conséquences.
« M. Coomans. - Non.
« M. Rogier. - Je prie l'honorable M. Coomans de ne pas m'interrompre et de demander à son voisin l'honorable M. de Decker ce qu'il en pensait.
« M. Coomans. - M. de Decker n'est pas tout le monde.
« M. Rogier. - L'honorable M. De Decker, sous ce rapport, a ure autorité qui le place beaucoup au-dessus de l'honorable Coomans, quel que soit d'ailleurs son esprit plein de saillies. »
M. de Decker, frappé des inconvénients de la suppression, avait proposé de rétablir l'équivalent du grade d'élève universitaire. S'il n'avait pas proposé le rétablissement du nom, c'est ce que ce nom avait provoqué une certaine opposition. Rogier ne venait pas proposer autre chose au Parlement.
Mais, disait-on, ce n'est pas seulement la partie de la loi (page 142) de 1849 relative au grade d'élève universitaire qu'il faudrait réviser : c'est la loi toute entière, Rogier demandait que l'expérience fût prolongée encore pendant deux ans en ce qui concernait le système complet de l'enseignement supérieur et des jurys.
Il se produisit quelques divergences, plutôt de détail, entre le ministère et ses amis. (Voir le discours de M. Van Humbeeck). Mais on peut dire que sur le fait du projet la gauche était à peu près unanime à voter le rétablissement de l'examen et la droite à peu près unanime à en maintenir la suppression. L'ajournement de la loi fut de nouveau proposé cette fois il fut repoussé par 60 voix contre 37, toute la droite (sauf M. de Decker) votant pour. Cinquante-six voix contre trente-sept adoptèrent le principe du projet.
La question flamande surgit incidemment au cours de la discussion des articles. M. Coomans demandait que dans certaines épreuves écrites de l'examen qui devaient faire constater la connaissance de la langue française, il fût loisible aux récipiendaires de faire usage de la langue flamande. Sa proposition fut rejetée par 57 voix (dont neuf de catholiques) contre 23 (dont trois de libéraux).
Le débat long et confus auquel donna lieu l'examen des articles du programme de l'examen qu'on rétablissait, l'étrangeté de certaines théories et l'incohérence de certains amendements qui y virent le jour donnèrent au public une piètre idée de la compétence de la Chambre en matière d'enseignement. Pour un Paul Devaux, pour un de Boe (jeune député d'Anvers qui avait fait une étude approfondie de la question et dont le talent rivalisa avec celui de l'éminent député de Bruges spécialiste en la matière), pour un de Haerne à qui l'expérience de l'enseignement inspira des réflexions souvent topiques, que de (page 143) députés qui auraient mérité qu'on leur appliquât le mot fameux : « ne sutor ultra crepidam ! »
La session ne s'acheva pas aussi tranquillement qu'elle avait commencé. Des dissentiments éclatèrent entre le ministère et sa majorité. Un certain nombre de libéraux se séparèrent de lui lors du vote de la loi relative au cours légal de la monnaie d'or que le Parlement, sur la proposition de M. Dumortier, adopta par 64 voix contre 42 (à la Chambre) et par 33 contre 17 (au sénat).
Il s'était élevé d'autre part, des orages assez vifs dans les Chambres à propos d'abord d'un incident personnel entre l'un des ministres et un membre important de la jeune gauche (mars 1861), et ensuite d'une supercherie littéraire imaginée par un magistrat journaliste.
Nous ne voulons nous occuper ici que de la supercherie à laquelle l'esprit de parti a donné une importance qu'elle ne comportait assurément pas.
En 1859 avait paru dans un journal libéral de Gand un soi-disant mandement de Monseigneur l'archevêque de Malines qui débutait ainsi :
« A nos très chers frères et coopérateurs...
« A diverses reprises nous avons, mes très chers frères, déploré ensemble tout ce qui a été entrepris, dans ce pays, par les ennemis de l'Eglise contre les droits qui appartiennent aux ministres de Notre-Seigneur Jésus-Christ, quant aux soins de l'instruction et de l'éducation de l'enfance et de la jeunesse. Nous vous avons exprimé combien notre cœur était profondément attristé, de voir que dans cette Belgique, dont l'antique attachement au Saint-Siège et à la fois catholique nous avait donné les meilleures espérances, tant de chrétiens devenaient sourds à la voix de leurs pasteurs, et se corrompaient lentement par le venin de l'erreur, au point qu'ils osaient préférer des établissements d'instruction où l'enseignement de la religion est ou bien exclu ou bien diversement neutralisé, à ceux que l'Eglise dirige et approuve, au risque d'exposer le sort d'âmes dont ils répondront (page 144) devant Dieu. Et nous vous sollicitons, vous qui partagez nos peines, de déployer votre vigilance pour éclairer ceux qui étaient sur la voie de leur perte, et pour réchauffer le zèle des fidèles attiédis. »
Impossible de se méprendre, à notre avis, sur la provenance et la portée du document. L'ironie était transparente. Le pastiche était si réussi qu'il nous étonnerait fort que Monseigneur Sterckx, qui était homme d'esprit, n'eût pas été tout le premier à en sourire.
Que le procédé de polémique ne fût point d'un bon goût absolu, nous le concédons, mais il était un peu, suivant le mot de M. Hymans, de monnaie courante dans nos provinces. L'histoire littéraire et politique est pleine de faits pareils pour le surplus : (page 145) rappelons-nous Marnix, Pascal, Paul-Louis Courrier. Personne n'avait en 1859 songé à crier au sacrilège. ou à demander qu'on déférât aux tribunaux le spirituel et incisif journaliste qui imitait si bien le style pastoral.
Deux ans après, au cours d'une bataille électorale, l'auteur se dévoila parce qu'il ne voulait pas qu'on imputât à un autre que lui la responsabilité de cet article qui était exploité pour les besoins de la polémique. C'était M. Dubois, substitut du procureur du Roi, membre du conseil communal de Gand, sa ville natale.
Une bordée d'outrages accueillit son aveu dans le camp clérical. Le ministre de la Justice ayant blâmé sa conduite, il quitta la magistrature où il était appelé à occuper les plus hautes fonctions. Ses collègues du conseil communal, que les violentes attaques dirigées contre lui dans la Chambre et au sénat avaient profondément froissés, et qui ne se croyaient pas déshonorés par le contact du « faussaire » et du « calomniateur » (c'est ainsi que quelque représentant fougueux l'avait qualifié), tinrent à lui donner en plein hôtel de ville un témoignage de leur sympathie et de leur estime.
Grande indignation alors - vraie ou feinte- de deux sénateurs qui demandèrent que le gouvernement annulât la délibération du conseil communal. Rogier, interpellé au sénat le 2 mai 1861, déclara qu'il n'en ferait rien :
« Je déclare sans hésitation que le ministère n'annulera pas cette délibération... Un membre de la Chambre a qualifié à plusieurs reprises, de calomniateur d'homme immoral, de faussaire un magistrat, membre d'un conseil communal. Les collègues, les amis de ce conseiller ont pris fait et cause pour lui, et sont venus lui dire en public : « Non, vous n'êtes pas un faussaire, nous ne vous considérons pas comme tel, nous restons les collègues et les amis de celui qui a été attaqué si violemment.
« Voilà, messieurs, comment les choses se sont passées ; il n'y a pas eu de blâme adressé aux membres de la Chambre des représentants, ni au gouvernement ; du moins le gouvernement ne se tient point pour blâmé, et je n'admets pas que l'honorable baron d'Anethan doive être, sous ce rapport, plus susceptible que le gouvernement.
(page 146) « Croire qu'un conseiller communal d'une grande ville, qu'un homme comme M. Dubois, outrageusement traité de faussaire au sein du parlement, ne trouvera pas des amis prêts à le défendre, c'est se faire illusion. Chaque fois qu'en de telles circonstances, on commettra, au sein des Chambres, de pareils oublis de toutes les convenances, il faut s'attendre à ce qu'il y ait réaction au sein d'autres corps électifs. Voilà ce que nous devons éviter.
« On dit qu'en décidant l'insertion au procès-verbal des paroles de sympathie et d'estime qui ont été adressées à M. Dubois, on a posé un acte contraire à la loi en ce qu'il ne rentrait pas dans l'intérêt communal, qu'il n'y touchait pas. Je dis au contraire que cet acte y touchait de très près. Voici en quoi :
« Il n'est pas indifférent, pour l'autorité morale d'un conseil communal, de posséder dans son sein un honnête homme ou un faussaire ; il n'est pas indifférent de se trouver assis dans le même conseil à côté d'un honnête homme ou d'un faussaire, quand on veut conserver son autorité morale vis-à-vis des administrés. Or, la personne dont il s'agit et dont on a pris la défense au sein du conseil communal, a cessé d'être magistrat, mais a conservé le mandat de conseiller communal ; elle a encore son influence dans la commune ; elle prend part chaque jour aux délibérations du conseil communal et si l'on admettait, sans les relever, les qualifications dont ce conseiller a été l'objet, il faut bien le dire, les délibérations de la commune pourraient cesser d'avoir l'autorité dont elles ont besoin aux yeux des populations. »
Il y avait dans le Hainaut et dans la Flandre orientale certains mécontentements occasionnés par les résistances du gouvernement dans la question du cours légal de l'or et en même temps par certaines stipulations antiprotectionnistes d'un traité de commerce conclu avec la France le 1er mai. Escomptant ces mécontentements, le parti catholique se flattait presque de voir s'effondrer aux élections législatives la majorité libérale. Il fit brèche dans la députation gantoise qui se trouva composée après le 12 juin de quatre catholiques et de trois libéraux. Soixante-sept libéraux, quarante-neuf catholiques : telle était dès lors la situation de la Chambre.
Certains germes de désagrégation libérale se (page 147) manifestaient en outre dans les arrondissements de Bruxelles et d'Anvers. Dans le premier, après une vaine tentative de réconciliation, les ministériels et les antiministériels en venaient de nouveau à se dire des gros mots (voir l'Echo du Parlement de juillet et une lettre de M. Verhaegen). A Anvers, il s'élevait au sujet de l'exécution des travaux militaires, des critiques et des récriminations, préliminaires d'une opposition formidable dont les catholiques allaient tirer un parti précieux contre le ministère.
Un désaccord des plus sérieux éclata dans le même temps entre Rogier et la ville de Bruxelles sur une question de finances. A tort ou à raison le ministre refusa d'approuver un projet d'emprunt contracté avec la maison Rothschild. La démission offerte par le collège échevinal n'ayant pas été acceptée, les conseillers communaux démissionnèrent à leur tour et se représentèrent devant le corps électoral qui renouvela leur mandat (1,687 votants sur 6,821 inscrits).
L'agitation, plus bruyante que grave, née de ce conflit, commençait à s'apaiser quand il fallut, à la veille de la rentrée des Chambres, reconstituer le ministère d'où M. Frère était sorti plutôt que de contresigner la loi sur le cours légal de la monnaie d'or, et d'où M. de Vrière voulait sortir à son tour pour ne pas reconnaître Victor-Emmanuel comme roi d'Italie.
Nous ne sommes pas bien sûr que Rogier lui aussi, n'ait pas songé alors à la retraite : l'ancien locataire du n°12 de la rue Galilée a dû être tenté de profiter de l'occasion pour y rentrer en propriétaire.
Ses amis d'Anvers avaient eu l'heureuse pensée de faire offrir au créateur des chemins de fer belges par l'industrie, l'agriculture et le commerce reconnaissants cette maison qui lui rappelait de si doux souvenirs de famille et où il disait bien souvent qu'il voudrait mourir. Toutes les (page 148) parties du pays avaient pris part à une souscription aux frais de laquelle fut achetée, restaurée et meublée cette maison :
C'était le 1er mai 1861 que lui en avaient été remis les titres de propriété par les délégués des divers comités de la souscription. M. Loos, parlant au nom des souscripteurs, rappela d'abord la vie du grand patriote ; il montra que depuis plus de trente ans son nom s'était trouvé attaché à tous les actes importants qui figuraient dans l'histoire du pays, à toutes les grandes mesures qui avaient eu pour effet de relever le courage et de retremper l'énergie de la nation. Si dans les gouvernements absolus, c'était au Souverain seul à récompenser les hommes qui, au mépris de leur propre bien être, se consacraient exclusivement aux intérêts du pays ; dans les gouvernements constitutionnels, les peuples se montreraient ingrats s'ils ne s'associaient pas à ces témoignages de reconnaissance...
« ... Nous ne sommes pas en Angleterre où les souscriptions nationales permettent de doter d'une manière somptueuse les hommes que la nation honore de ses sympathies.
« Vos goûts modestes, Monsieur le Ministre, ont au surplus facilité notre tâche et nous ont permis de réaliser d'une manière qui, nous osons l'espérer, recevra votre approbation, le vœu de nos commettants.
« Durant un grand nombre d'années, vous avez habité cette modeste demeure et, quoique vous ayez passé la plus grande partie de votre existence dans les fonctions les plus élevées, votre peu de fortune et, pourquoi ne pas le dire, votre glorieuse pauvreté ne vous ont jamais permis d'en devenir le propriétaire.
« Nous avons pensé que cette maison à laquelle doivent se rattacher pour vous des souvenirs bien chers, vous seriez heureux de l'habiter encore et de pouvoir y finir vos jours.
« Puissiez-vous y goûter tout le bonheur dont vous êtes digne, et soyez assuré que l'estime, l'affection et la reconnaissance de ceux qui vous l'ont destinée, vous y accompagneront toujours... »
Aux membres du Comité parmi lesquels figuraient MM. Alphonse Van den Peereboom, de Sélys-Longchamps, Bischoffsheim, Laoureux, Prévinaire, Sacqueleu, Abel Warocqué, Ch. Marcellis, Ch. Sainctelette, G. Pastor, Ch. Pecher, H. de Behr, etc. Rogier répondit :
(page 149) « Je me sens incapable de vous exprimer, messieurs, la profonde reconnaissance dont je suis pénétré en recevant ce gage de votre estime et de votre affection.
« J'occuperai donc désormais comme propriétaire cette maison que j'ai habitée pendant trente ans comme locataire.
« Dans mes rêves d'ambition, je me disais qu'il me serait doux de terminer ma vie dans cette maison où j'ai commencé ma carrière politique. Des motifs impérieux ne m'avaient pas permis de réaliser ce rêve. Aujourd'hui, grâce à vous, messieurs, grâce à votre affection, je puis avoir la joie de dire : « Je suis chez moi, j'ai mon foyer. » Mais je dirai à tous ceux qui ont concouru à cet acte : « Cette maison, je ne la considère pas entièrement comme mienne : elle est vôtre, elle est nôtre ; chacun de vous y aura sa place, comme il l'a déjà dans mon cœur affectueux et reconnaissant. »
Au-dessus de la porte d'entrée de la maison devenue historique, sont gravés ces mots :
« MAISON OFFERTE A M. CHARLES ROGIER
« MINISTRE DE L'INTERIEUR
« PROMOTEUR DU CHEMIN DE FER
« Témoignage de la reconnaissance nationale 1861 »
Si Rogier eut des velléités de quitter les affaires pour jouir de son home, elles ne l'ont pas longtemps hanté : Rogier était de ceux que les difficultés stimulent au lieu de les décourager. Or, la reconstitution du cabinet entraînait plus d'une difficulté : nous le voyons dans une Note sur la crise d'octobre 1861.
Rogier avait eu, dès le commencement d'octobre, une conférence avec M. Frère qu'il désirait vivement voir rentrer dans le cabinet. Ils étaient tombés d'accord sur la nécessité de donner une prompte satisfaction à l'opinion libérale par la reconnaissance du royaume d'Italie.
(page 150) Un projet de loi sur les bourses d'études et un autre sur l'administration du matériel du culte proposés par M. Frère avaient été acceptés par tout le cabinet. Mais l'accord avait cessé entre M. Frère et ses anciens collègues quand il s'était agi de l'enseignement supérieur. La Note de Rogier dit à cet égard :
« Frère a demandé que le cabinet s'engageât dans et pour le système indiqué par lui en 1857 (jury professionnel).
Tesch a refusé de prendre aucun engagement. Rogier a fait la mème déclaration, quant à lui, s'il restait au ministère de l'intérieur ; mais il a ajouté que si Frère ou un autre ministre digne de confiance entrait à l'intérieur, il s'en réfèrerait sans difficultés au système qui serait proposé par son successeur, se trouvant complètement libre pour la solution de cette question ardue et controversée... » (6 octobre.) (Note de bas de page : Aussitôt que M. de Vrière avait annoncé sa retraite, les collègues de Rogier avaient exprimé le désir de lui voir prendre le portefeuille des affaires étrangères.)
- Il paraît que M. Tesch songeait à donner sa démission, à cause de la situation délicate où il se trouvait parfois placé en sa qualité de directeur-administrateur de la Société du Chemin de fer du Luxembourg. -
« ... Frère, interrogé s'il accepterait de rentrer dans le cabinet pour le cas où Tesch persisterait dans sa résolution de retraite, Frère me déclara que si Tesch se retirait, lui Frère n'entrerait pas ; que Tesch était nécessaire à l'élaboration et au succès du nouveau programme. Tesch de son côté s'était montré très peu disposé à rester au ministère, si Frère n'y rentrait pas. J'ai fait remarquer à l'un et à l'autre la singularité de leur position respective et vis-à-vis de leurs collègues restant au ministère : n'étant pas d'accord sur le programme et déclarant en même temps qu'ils ne voulaient pas marcher l'un sans l'autre. » (9 octobre.)
La Note nous apprend également que Dolez et Devaux ont été consultés par Rogier. Dolez refusait catégoriquement d'entrer n'importe où et considérait la combinaison Rogier-Frère comme indispensable. Inutile de dire que Devaux refusait également.
(page 151) Devaux avait beaucoup insisté « au nom des devoirs d'un ministère libéral vis-à-vis de son opinion, pour que l'on s'entendit et que l'on se maintînt ».
Il n'en faut pas davantage pour que Rogier renonce à toute idée de départ. Il ira à la bataille :
« J'ai répondu que j'étais décidé à défendre la position jusqu'à la dernière extrémité ; que le cri de sauve qui peut ne m'entraînerait pas et que s'il fallait se rendre et périr, j'aimais mieux affronter cette chance sur le champ de bataille parlementaire que de finir misérablement par un suicide. » ( 10 octobre.)
Dans un nouvel entretien avec M. Tesch (11 octobre), celui-ci annonce qu'il se déterminera peut-être à rester, si M. Frère transige sur sa proposition de jury professionnel.
En même temps Rogier a pressenti les intentions de M. Alphonse Van den Peerebom, auquel on avait déjà songé pour le portefeuille des travaux publics deux ans auparavant.
« 12 octobre. Voici le résultat de mes trois entretiens avec Van den Peereboom.
« Il entrerait, en faisant violence à ses goûts et habitudes, mais il ne pouvait pas prendre d'engagement positif quant au système du jury universitaire. Il n'a d'opinion ni pour ni contre le système. Il demande à rester libre dans ses appréciations. Il n'entrerait pas dans une combinaison où ne seraient ni Tesch, ni Frère. »
Il eût été fâcheux que les chefs du parti libéral abandonnassent le pouvoir pour une simple question controversée. Avec un peu de bonne volonté réciproque, comme disait Devaux, on devait arriver à un accommodement.
On y arriva. Des arrêtés du 24 octobre 1861 acceptèrent la démission de M. de Vrière, confièrent les affaires étrangères à Rogier, l'intérieur à M. Van den Peereboom et rappelèrent aux finances M. Frère.
La grosse question de la reconnaissance du Roi d'Italie préoccupait le Roi Léopold et son gouvernement depuis plusieurs mois.
(page 152) Le ministre plénipotentiaire de Victor-Emmanuel, M. le comte de Montalto avait, dès la fin de juillet, reçu ordre de Ricasoli, chef du cabinet italien, d'exprimer au cabinet belge l'espoir qu'il ne tarderait pas plus longtemps à reconnaître le Roi d'Italie. (Lettre de M. de Vrière à Rogier, en date du 1er août.)
M. de Vrière paraît avoir d'abord voulu gagner du temps. Mais comme M. de Montalto insistait, il en avait référé à Léopold Ier au nom du cabinet.
La lettre suivante du secrétaire du Roi à Rogier présente à cet égard un vif intérêt.
« 3 août 1861.
« Mon cher Monsieur Rogier,
« Un échange d'idées a eu lieu entre le Roi et M. de Vrière à propos de la reconnaissance. Sa Majesté s'est trouvée parfaitement d'accord avec M. le Ministre des affaires étrangères : il a été provisoirement admis que rien ne presse.
« On ne saurait contester entre la situation de la Belgique qui a conquis et heureusement organisé son indépendance et l'Italie qui cherche à la conquérir une analogie apparente susceptible de faire naître des sympathies chez nous.
« Il est vrai aussi que si nous nous trouvions en relations décidément mauvaises avec le cabinet de Turin, des intérêts commerciaux assez sérieux pourraient en souffrir.
« Mais il y a d'autre part des considérations et des intérêts politiques qui nous commandent d'agir avec beaucoup de circonspection.
« Le rôle des neutres dans les questions de politique générale d'une nature aussi délicate que celle qui se présente, est de suivre et non de précéder. Ils n'ont pas d'initiative à prendre ; or, des cinq grandes puissances à la sanction desquelles nous devons notre existence, deux seulement ont reconnu et encore l'une d'elles ne l'a-t-elle fait qu'avec des réserves qui atténuent beaucoup la portée de l'acte.
« Le Portugal, la Turquie, le Bey de Tunis ont reconnu. Mais en reconnaissant ils n'ont fait qu'obéir à des influences étrangères à la volonté d'un ou de plusieurs tuteurs. D'ailleurs pour la Belgique la conduite de ces puissances n'est pas une autorité. Ce qui doit compter à nos yeux, ce sont les Etats qui nous ont garantis. Si la majorité des grandes puissances avait reconnu, notre situation serait différente de ce qu'elle est en ce moment.
(page 153) « Une autre face de la question consiste à savoir jusqu'à quel point nous avons intérêt à nous hâter de sanctionner par notre reconnaissance les procédés qui ont servi à constituer l'Italie.
« L'existence de la Belgique repose sur un traité européen. En se constituant elle n'a pas cessé un instant de rendre hommage aux grands principes du droit international de l'Europe. Elle est un Etat diplomatique.
« L'Italie pour se constituer viole un traité européen (Zurich.) Elle consacre le principe des annexions, celui de l'intervention étrangère et des compensations. Elle est un Etat de force brutale.
« La Belgique a tout intérêt à maintenir l'autorité des traités. L'Italie a tout intérêt à l'affaiblir.
« Sont-ce les liens de la reconnaissance qui doivent nous engager à reconnaître sans retard la nouvelle couronne de Victor-Emmanuel II ? Son ancêtre Victor-Emmanuel Ier (si je ne me trompe) lors de la naissance de la Belgique a mis un an et demi à reconnaître le Roi Léopold, et n'avons-nous pas vu depuis le grand Ministre du Roi actuel saisir avec un empressement difficile à expliquer, toutes les occasions d'être désagréable à la Belgique. Nous nous rappelons la conduite du comte de Cavour au Congrès de Paris, nous nous rappelons plusieurs de ses discours au parlement de Turin, discours dans l'un desquels M. Firmin Rogier fut traduit à la barre.
« Enfin ne savons-nous pas que dans toutes ses conversations officieuses et officielles, M. de Cavour a toujours fait bon marché de l'indépendance de la Belgique.
« Toutes ces considérations ne tendent pas à démontrer qu'il ne faudra pas reconnaître, mais elles établissent qu'il n'y a pas péril en la demeure.
« M. de Montalto se plaint de n'avoir pas été reçu par le Roi : d'autres diplomates se trouvent dans le même cas et attendent patiemment. Il ne peut ignorer que depuis bien des jours le Roi n'a pas eu un jour à lui. Sa Majesté le recevra avant son départ, probablement lundi.
« J'ai appris que M. de Montalto avait dit à M. Lambermont qu'il se disposait à quitter la Belgique. Il serait intéressant de savoir si on a fait la même menace à Berlin et à Pétersbourg, et pourquoi on attend depuis six semaines avec patience que le gouvernement des Pays-Bas réponde à la notification faite par le marquis de Tagliacarne.
« Je venais d'écrire ceci pour essayer de résumer les idées du Roi. Je reçois à l'instant une note de Sa Majesté sur le même sujet ; je vous la transmets, mon cher monsieur, en vous priant d'avoir l'extrême bonté de me la rendre.
« Votre tout dévoué,
« Jules Devaux. »
(page 154) A la suite de cette communication, des pourparlers assez longs s'étaient engagés entre la couronne et le cabinet. Sauf M. de Vrière, tous les ministres étaient d'avis qu'avant l'ouverture de la session il y eût une reconnaissance implicite de l'Italie par la nomination du successeur de M. de Lannoy, ministre plénipotentiaire mort récemment à Turin.
Dans la Note sur la crise d'octobre 1861 nous lisons :
« Le 11 octobre, M. Van Praet me réitère l'assurance donnée par Chazal, qui s'en était expliqué avec le Roi, que Sa Majesté consentirait à nommer un représentant en Italie avant l'ouverture de la session, sans qu'il fût nécessaire de faire mention de cet acte dans le discours du trône. »
Il en fut ainsi.
Dans la semaine qui précéda l'ouverture des Chambres, M. Solvyns fut nommé « envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près la cour de Turin. » Le discours du trône ne mentionna point l'acte important qui venait de s'accomplir, mais un débat ne pouvait manquer de s'engager à ce sujet.
Lorsque Rogier quitta le ministère de l'intérieur où il ne devait plus rentrer, il avait sur le métier un grand travail d'embellissement de Bruxelles et des environs pour lequel son collaborateur le plus actif n'était rien moins que notre Roi actuel.
« Vous souhaitez comme moi, Monsieur le ministre, (écrivait S. A. R. le duc de Brabant à Rogier le 5 avril 1861) les parcs de la porte de Hal, le redressement de la Montagne de la Cour, le dégagement des abords de la place du Congrès, l'ornementation de l'église Saint-Jacques sur Caudenberg, etc., etc... Mon désir est de visiter avec vous ces différents points... »
(page 155) A ce propos, nous croyons qu'on lira avec plaisir une des lettres que celui qui sera appelé peut-être le Bâtisseur, comme un prince belge du moyen âge, envoyait à Rogier vers ce temps-là (1).
« 26 mars 1861.
« Monsieur le Ministre,
« On m'assure que la ville de Bruxelles possède près de la porte de Hal d'assez vastes terrains qu'il serait facile et peu coûteux de transformer en parcs anglais. Je suis certain que l'idée de créer un jardin public à la porte des quartiers populeux de la rue Haute vous plaira, et que vous voudrez bien, Monsieur le Ministre, joindre vos efforts aux miens pour obtenir de la ville et subsidier même s'il le fallait, ces philanthropiques plantations.
« Si ce projet réussissait - et il doit réussir si le gouvernement consent à s'en occuper - nous aurions autour de la capitale un beau système de promenades. Les habitants de la rue Haute trouveraient leur parc près de la porte de Hal ; ceux de la ville neuve vont avoir l'avenue du bois de la Cambre et de la forêt de Soignes ; enfin ceux du bas de la ville possèdent déjà l'Allée Verte et jouiront bientôt du boulevard de l'église de Laeken...
« A propos de l'Allée Verte, je vous recommande tout particulièrement, Monsieur le Ministre, de prendre sous votre protection cette belle avenue et de décréter sans retard - car le temps presse - les mesures d'assainissement et d'embellissement indispensables à sa conservation.
« C'est avec plaisir que j'ai appris que vous alliez, à la rentrée des Chambres, leur soumettre un projet de loi en faveur des beaux-arts. Il serait bien désirable que votre collègue de la Justice fasse achever l'église Sainte-Marie, place de la Reine, dont l'état actuel jure avec la prospérité publique.
« L'église Saint-Jacques sur Caudenberg mérite l'attention de votre département. Notre paroisse est, comme vous le savez, très pauvre, et l'église à l'intérieur et à l'extérieur très nue. Il me semble qu'il existe là un vaste champ à ouvrir à la peinture murale.
« Je me réserve de vous parler un autre jour du plan de M. de Curte pour la Montagne de la Cour, des abords de la place du Congrès et de divers autres projets d'embellissement qui me paraissent commander l'attention du gouvernement. »
(page 156) « J'espère que vous n'avez pas oublié le prix que vous m'avez promis en faveur du meilleur mémoire sur le développement de nos relations commerciales et industrielles avec les pays d'outre-mer ?
« En vous rappelant pour terminer ce point intéressant, je vous prie, Monsieur le Ministre, de recevoir ici l'assurance de mes sentiments de très haute et affectueuse considération.
« (Signé) Léopold, D. de B. »
Une des dernières affaires que traita Rogier comme chef de l'instruction publique est relative à la chaire de littérature française de l'Université de Liége, que l'état de santé du titulaire, M. Baron, venait de rendre vacante. Des hommes dont Rogier prisait fort les conseils et l'amitié, l'engageaient à faire appel à un littérateur français : ils lui recommandaient, entre autres candidatures, celle de M. X..., brillant élève de l'école normale de Paris, ancien professeur de philosophie dans l'Université de France.
M. X... avait été proscrit au 2 décembre. Il s'était fait connaître à Bruxelles et surtout à Anvers par des conférences philosophiques et littéraires. Il venait d'être appelé à une chaire en Suisse, quand l'amnistie l'avait décidé à rentrer en France. Voici un extrait de la lettre qu'il écrivait de Paris en août 1861 à l'un de ses parrains, qui la transmit à Rogier :
«... Il est douteux que M. Rogier trouve aisément un homme tel qu'il le voudrait, réunissant les aptitudes du professeur, la célébrité de l'écrivain, le goût de la retraite : c'est pour les illustrations surtout que tout, hors Paris, est un exil. M. Sainte-Beuve a-t-il réussi à Liège même il y a douze ans, comme on aurait pu l'attendre d'un pareil nom ? Nous passions en revue, M. L. (Lacordaire un autre parrain de sa candidature) et moi, les noms distingués et connus de la France ; la liste n'en est pas longue ; celle des noms possibles est encore plus courte. Selon M. L..., Taine et Renan seraient impossibles par suite de leur notoriété même. Messieurs de la Revue Européenne ne le seraient pas moins, et d'ailleurs ceux-ci ont à Paris l'argent et les places, râtelier plein et litière fraîche ; il est peu probable qu'on les amène à préférer Liège. En somme il faudrait bien choisir parmi des écrivains que la vogue attache ici, des bohêmes qui ne sont de mise nulle part, ou des (page 157) universitaires, déjà pourvus, dont l'ambition n'a qu'un rêve, Paris. Dites-moi à votre tour si cette revue n'est pas un peu faite pour assoupir mes scrupules. J'ai trop peu écrit pour compter parmi les noms connus, mais le peu que j'ai écrit, bien que sur des sujets peu populaires, n'a point passé inaperçu ; d'autres travaux seront publiés prochainement : les manuscrits sont livrés, payés, j'en ai d'autres déjà avancés... Ecoutez : je n'ai jamais connu de meilleur juge en hommes que vous, vous pensez et vous savez ; lisez ce que je vous envoie ci-joint ; ce sont les dernières pages que j'ai imprimées ; soyez sincère et répondez-moi s'il y a une plume là dedans... J'ai été nourri dans l'étude de l'antiquité et je sais du grec autant que Trissotin ; je sais l'anglais et la littérature anglaise ; la littérature allemande, ancienne et moderne, m'est aussi familière que la littérature française ; je suis par-dessus le marché le curieux que vous savez. Suis-je avec cela en état de traiter de la littérature française d'un point de vue élevé, philosophique ? Je ne vous dirai rien du professeur : vous le connaissez et c'est le seul côté par où votre serviteur soit assez connu. Vous m'avez entendu faire, il y a longtemps, une leçon sur la philosophie moderne, et une autre, peu de jours avant mon départ, sur Molière ; peut-être vous et quelques autres à Bruxelles ne les avez-vous pas tout à fait oubliées. J'ajoute un mot : c'est que je ne suis plus d'âge ni d'humeur à mettre les qualités de parade à la place de la précision et de la solidité.
« ... J'arrive au grand point : j'ai été réfugié. L'objection est si naturelle qu'à ce propos j'ai fait un examen de conscience dont le résultat est ce que je vais vous dire. Je ne me sens nullement atteint du mal de l'apostolat ou de la prédication ; je suis arrivé, non sans laisser de ma laine aux buissons, à m'apaiser sur les questions contestables et à n'en plus tourmenter ni moi ni la jeunesse, si je lui parle jamais. Le domaine des vérités purement littéraires est assez large pour qu'on s'y meuve à l'aise, sans hasarder d'excursions périlleuses sur les terres sacrées qui l'avoisinent. Je ne crois plus qu'à un seul enseignement bienfaisant, c'est à celui d'où est effacée toute trace d'école ou de parti... Si je connais bien les jeunes gens, il faut deux choses pour obtenir de l'autorité sur eux ; de la sincérité, cela va sans dire, et de la circonspection ; sans cette dernière qualité, on arrive à la popularité dont je me moque, on n'obtient pas l'autorité que j'ambitionne. Voilà (page 158) des dispositions que vous ne trouverez pas nouvelles, mon cher..., et m'est avis qu'il ne serait pas difficile de convaincre M. Rogier de leur sincérité, si je priais un homme tel que vous de les lui communiquer. Mais le Ministre qui doit compter avec l'opinion publique pourra bien, en dépit des convictions de M. Rogier, n'en soulever pas moins cette objection : il a été réfugié... »
Il fallait s'y attendre en effet, les « bureaux » étant défavorables à des nominations de l'espèce. Un des hauts fonctionnaires de l'administration de l'enseignement écrivait à Rogier le 13 août : « Je pense quant à moi qu'il serait peu opportun de nommer à une chaire d'une des universités de l'Etat un Français, et surtout un ancien réfugié... » Là ! le mot y est. Rogier était homme à trouver dur que l'on souffrît du mot après avoir souffert de la chose. Peut-être eût-il fini par passer par-dessus le manque d'opportunité qu'on lui signalait, lorsque le remaniement du cabinet lui enleva la direction de l'instruction publique.
... Nous allions oublier de dire que le « réfugié » était M. Challemel-Lacour, aujourd'hui président du sénat de la République et membre de l'Académie française.