(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)
Rogier voulait être armé de toutes pièces pour aborder le difficile problème de l'agrandissement et des fortifications d'Anvers, dont il avait annoncé, le 12 mai, à la gauche l'examen prochain.
Des recherches faites par ses ordres dans les archives de la ville d'Anvers et dans celles de l'Etat, il s'était formé un dossier où étaient accumulés des renseignements, des documents et des chiffres qui lui ont fort servi pendant la discussion.
Le Roi avait institué, sous la présidence du Comte de Flandre, un Conseil secret de défense composé des généraux de Liem, Chazal, De Lannoy et Renard, à l'effet d'examiner quelles mesures il y aurait à prendre à Anvers.
Le Conseil lui répondit le 7 avril 1858 :
« Après avoir mûrement examiné et discuté les projets présentés pour compléter le camp retranché d'Anvers, accorder à la ville (page 62) l'extension qui lui manque pour le développement de ses bassins et de sa marine marchande, enfin, pour donner à ce grand réduit du pays une valeur défensive en rapport avec le haut degré d'importance de la position, nous avons l'honneur de proposer à Sa Majesté les mesures suivantes :
« 1° Un agrandissement de la ville au Nord, ayant une superficie de plus de 200 hectares, et limité par une enceinte bastionnée en terrassements, s'étendant parallèlement au coude du fleuve, depuis Austruweel jusqu'au bastion Schijn. Cette enceinte serait précédée d'un large fossé et d'un chemin couvert avec avant-fossé ; elle serait couverte par une vaste inondation ;
« 2° L'établissement d'une batterie casematée sur le fleuve, au point de départ de la nouvelle enceinte ;
« 3° La construction d'un pentagone en terrassements, sur la rive gauche de l'Escaut, en regard du village d'Austruweel ;
« 4° L'agrandissement du fort Sainte-Marie et la reconstruction des forts La Perle et Saint-Philippe, au moyen des fonds qui ont été votés pour la défense de l'Escaut ;
« 5° La construction de cinq nouveaux forts, solidement constitués, formant première ligne en avant du retranchement du camp actuel ;
« 6° La transformation du fort actuel n°2 en fort semblable aux précédents ;
« 7° La construction de deux forts, l'un en avant de Merxem, l'autre en avant de Deurne, afin d'empêcher que l'ennemi ne s'établisse, pour bombarder la ville, sur les langues de terre qui dépassent le niveau de l'inondation en ces endroits.
« Le Conseil a reconnu à l'unanimité :
« 1° Qu'il est indispensable d'augmenter l'importance du fort projeté, en avant de l'ouvrage actuel n°5 ;
« 2o Qu'il est extrêmement urgent de compléter le système de défense d'Anvers, et qu'en conséquence, il importe, au plus haut degré, que la Législature vote la totalité des crédits nécessaires pour son exécution, afin que les travaux puissent être commencés sans retard, continués sans interruption et achevés dans le plus bref délai possible ;
« 3° Que l'exécution complète du système d'Anvers permettra la démolition d'un certain nombre des places fortes actuelles.
« Bruxelles, le avril 1858.
« Le Président Comte de Flandre, de Liem, Baron Chazal, E. de Lannoy, Renard. »
Le Roi eut, à ce sujet, un premier entretien avec Rogier vers le 10 avril.
(page 63) Rogier ayant saisi ses collègues des propositions du Conseil de défense, fit connaître au Roi l'avis du cabinet dans un second entretien qui eut lieu le 15. C'est du second entretien et d'une note transmise le lendemain au ministère par M. Van Praet, que parle Rogier au début de cette lettre au Roi :
« Sire,
« Bruxelles, le 20 avril 1858.
« J'ai murement réfléchi à ce qui a fait l'objet principal de l'entretien que j'ai eu l'honneur d'avoir avec Votre Majesté dimanche dernier.
« J'ai lu aussi avec beaucoup d'attention la note que Votre Majesté a bien voulu me faire remettre par M. Van Praet.
« Que l'intérêt de la défense du pays doive dominer tous les autres, cela ne peut faire question pour personne. Le cabinet est, à cet égard, pénétré de toute l'étendue de ses devoirs, et son patriotisme a été et sera en tout temps le guide de sa conduite.
« Il y a sept à huit ans, Votre Majesté voudra bien se le rappeler, nous n'avons pas hésité à engager notre responsabilité pour faire exécuter, sous notre responsabilité et sans crédits législatifs, les travaux de ce que l'on appelait le camp retranché d'Anvers, travaux jugés à cette époque suffisants pour procurer à l'armée les moyens de résister efficacement à une armée supérieure et pendant un temps assez long pour permettre à des troupes alliées de nous venir en aide.
« Ces travaux, que nous avons acceptés de confiance et sans marchander la dépense, ont été jugés après leur construction insuffisants, et l'on propose aujourd'hui de les renforcer, ou, pour mieux dire, de les remplacer par une nouvelle ligne de forteresses qui transformeraient ce qu'on appelait le camp retranché en une place forte formidable.
« Cette seconde ligne rencontre également l'adhésion du cabinet, et il n'hésite pas à déclarer qu'il s'engage à en poursuivre l'exécution avec toute l'énergie et toute la célérité que comporte la bonne exécution de travaux publics quelle que soit leur nature.
« Il y a deux ans, lorsque cette seconde ligne de forteresses fut proposée à (page 64) la Chambre, le ministre de l'Intérieur actuel la défendit au sein de la section centrale, et il parvint à faire voter par cette dernière une proposition, qui, si elle avait été acceptée par le cabinet d'alors, aurait eu pour effet de faire commencer, dès cette époque, des travaux importants qui seraient presque achevés aujourd'hui et qui nous auraient permis de proposer cette année et de faire voter le complément des cinq forteresses qui, adoptées en principe, avaient été ajournées quant à l'exécution.
« Deux années ont été perdues ; et, sans vouloir récriminer contre qui que ce soit, je puis dire que ma conscience n'a rien à se reprocher de cette perte de temps.
« Si depuis ma sortie du ministère en 1852 jusqu'en 1858, rien n'a été fait pour l'exécution des travaux que l'on considère comme de la plus haute urgence, je dois également décliner, ainsi que mes collègues, toute responsabilité à cet égard.
« Au mois de novembre 1857, quand la nouvelle administration s'est formée, une de ses premières résolutions a été la reprise et l'achèvement des travaux défensifs d'Anvers, combinés avec l'agrandissement de la ville au nord.
« Je n'ai cessé d'entretenir mon collègue de la Guerre de cet objet ; j'ai eu l'honneur d'en entretenir Votre Majesté à plusieurs reprises et Votre Majesté avait, dès le principe, donné son approbation sans réserve à l'idée de reproduire à la Chambre, sous forme de projet de loi, les propositions de l'ancienne section centrale, qui allouaient au gouvernement deux crédits : l'un pour l'agrandissement d'Anvers, l'autre pour l'agrandissement d'un fort qui était indiqué comme faisant partie de la seconde circonvallation. En principe et en pratique, la seconde ligne de forteresses se trouvait donc sanctionnée par la section centrale. Pour tout esprit non prévenu, il est impossible d'admettre que des hommes sérieux, comme étaient ceux de la section centrale, aient pu vouloir se donner le passe temps puéril et coupable de voter le commencement d'exécution d'un système de défense avec l'arrière-pensée qu'il ne serait pas achevé.
« La marche suivie par la section centrale, sous l'inspiration du ministre de l'Intérieur actuel, lui paraît encore aujourd'hui la plus sage et la plus (page 65) pratique. Loin de lui la ridicule prétention de chercher à faire prédominer aujourd'hui un système qu'il a défendu il y a deux ans, par le seul motif qu'il l'a défendu. S'il m'était démontré que nous avons à faire autre chose et mieux que ce qui avait été proposé alors, je m'y rallierais tout de suite et sans arrière-pensée.
« Je reconnais, Sire, avec Votre Majesté, l'avantage qu'il y aurait à faire voter tout d'un coup tous les forts et tous les fonds et d'obtenir ainsi une sécurité absolue pour l'avenir, absolue toutefois autant que le permet la mobilité inhérente à notre forme de gouvernement. Une telle marche serait conforme à mes tendances, et si je puis dire, à mes goûts administratifs.
« L'autre, plus lente et moins absolue, me paraît préférable dans les circonstances actuelles.
« La note fournie par M. le général de Lannoy évalue à 20,190,000 francs la somme à demander aux Chambres pour les travaux d'Anvers. A la vérité cette dépense aurait une double destination, l'une commerciale, l'autre militaire. Sept millions (somme ronde) seraient consacrés à l'agrandissement de la ville, treize à sa défense.
« Ces treize millions seraient demandés pour la construction de sept nouveaux forts.
« Que l'on divise ou non les deux sommes, elles n'en forment pas moins un total de vingt millions qu'il nous faudra demander à l'emprunt.
« Or, pour les autres besoins constatés et auxquels il n'est pas possible de refuser satisfaction, nous avons trente millions au moins à créer par la même voie, et l'on ne pense pas que le pays puisse sans inconvénient supporter un emprunt supérieur à quarante millions, somme qui parait déjà élevée.
« Un vote de treize millions (pour ne pas tenir compte des travaux d'agrandissement d'Anvers dits civils et qui comprennent cependant des constructions militaires) un vote de treize millions et de cinq à six citadelles à la fois, pourrait à la rigueur s'obtenir de la Chambre. On peut au moins l'espérer, sinon le garantir. Mais un pareil vote ne s'obtiendrait pas sans résistance et sans discussion. Tout pourrait être mis en question, au contraire du système de l'ancienne section centrale qui tiendrait la bouche close aux plus récalcitrants et qui passerait, j'ose l'affirmer, avec une grande facilité.
« Voilà pour l'intérieur.
« Pour l'extérieur l'embarras pourrait devenir bien autre, et, à vrai dire, (page 66) ma principale objection contre les treize millions et les 6-7 citadelles à proposer tout d'un coup, je la puise dans nos relations de voisinage.
« L'Angleterre se fortifie contre une agression éventuelle. La Belgique en fait autant, soit spontanément, soit à son instigation. On a laissé exécuter sans trop faire la grimace, les travaux du camp retranché ; on s'est borné, je pense sous la Présidence, à les qualifier de mauvais procédé. Mais voici que, non contente de cette première barrière défensive, les Belges se proposent de dépenser treize millions pour une seconde barrière plus formidable. C'est là un acte de défiance, une démonstration de mauvais voisinage, un prolongement et un complément, sur le continent, des travaux défensifs de l'Angleterre... Que ferait le gouvernement belge si le gouvernement français lui faisait exprimer son étonnement ou son déplaisir à l'endroit de ces précautions injurieuses pour sa loyauté et ses engagements solennels de respecter les traités et les faibles ? Les représentations de la France ne seraient pas sans doute un motif absolu pour le gouvernement belge de suspendre ses projets et ses travaux ; mais ne vaut-il pas mieux éviter un aussi grave conflit et conserver la bonne attitude que nous avons brise et maintenue jusqu'ici vis-à-vis de ce gouvernement ombrageux ?
« Mais, dira-t-on, n'est-il pas préférable de s'exposer à la mauvaise humeur qu'aux coups d'un voisin qui peut vous tomber dessus, à l'improviste et sans vous crier gare ?
« A cette hypothèse familière, je réponds :
« Ou le danger est immédiat, et alors rien ne nous servira de hâter nos travaux ; ils ne seraient pas finis à temps
« Ou le danger n'est pas immédiat et alors le plus sage est de ne rien précipiter et de ne pas éveiller et hâter peut-être par une démonstration imprudente l'explosion des mauvais desseins que l'on peut nourrir contre nous.
« Conclusions :
« Faisons ce que nous devons faire. Réparons le temps perdu. Avançons et travaillons avec énergie et suite, mais sans bruit et sans éclat.
« Donnons à notre loi une apparence plutôt commerciale que militaire. Cela ne changera rien au fond des choses.
« Par le projet de loi, les travaux militaires ne forment, à première vue, que l'accessoire ; mais le système tout entier de la nouvelle ligne de forteresses n'en sera pas moins consacré, et mon imagination ne peut aller jusqu'à admettre l'hypothèse impossible où les travaux une fois commencés pourraient être suspendus par le fait d'un cabinet ou d'une législation quelconque.
(page 67) « Je m’engage bien volontiers à expliquer les faits et à exposer la question de manière à ne laisser aucune espèce de doute sur l'engagement que prendrait la législature pour le tout en votant pour la première partie.
« Cela pourrait être explicitement et formellement inscrit dans la loi, et je n'y verrais pas d'inconvénients, si ce n'était le danger de donner ouverture et prétexte à des avertissements qui, pour être même tout bienveillants et paternes, n'en constitueraient pas moins, pour le gouvernementbelge des embarras dont je n'aperçois pas, pour le moment, la possibilité de triompher avec honneur et sécurité.
« J'ai l'honneur, etc.
« Ch. Rogier.
« P. S. En ce qui concerne la simultanéité de l'exécution de tous les travaux, on objecte des raisons pratiques que je résume en quelques mots : Quelque célérité qu'on y mette, il faudra plusieurs années pour exécuter les travaux. Si on voulait les exécuter en une seule campagne, on ne trouverait ni les ouvriers, ni le matériel, ni les matériaux et la première conséquence serait, dans une pareille entreprise, de faire monter le prix de la brique, de la chaux et de la main d'œuvre à des taux exorbitants.
« En ajoutant cette observation à ma lettre, je dois dire que je n'y attache toutefois qu'une importance toute secondaire. »
L'héritier présomptif du trône, S. A. R. le duc de Brabant, se préoccupait, de son côté, de la solution du grave problème qui s'agitait dans les conseils de la couronne. La lettre suivante en fait foi :
« Mon cher Monsieur Rogier,
« Comme le cabinet s'occupe, en ce moment, de la question d'Anvers, je crois bien faire de vous envoyer copie d'une lettre fort curieuse de Napoléon Ier au Roi Joseph. On la disait écrite à notre usage.
« Il suffirait de faire imprimer cette lettre pour justifier le projet de loi que vous allez présenter.
« Un tel exposé des motifs, dicté par un tel homme, est une pièce irréfutable.
« La fortune vous offre l'occasion de jouer un beau rôle et à moins de renier les principes du ministère, il vous est impossible de ne pas la saisir.
« Le vœu suprême d'un cabinet libéral, c'est, dans tous les pays du monde, la consolidation de l'Indépendance nationale.
« Il est bien rare que celui qui a travaillé à fonder la liberté de son pays, puisse encore élever le monument qui doit en perpétuer l'existence à travers les orages et malgré les tempêtes.
« Cette chance, elle se présente à vous de la façon la plus heureuse.
« J'espère donc bientôt voir enfin cette vie libre que nous aimons par-dessus (page 68) toute chose, indestructiblement assise au milieu de nos belles provinces et je serais heureux de pouvoir ajouter le souvenir d'une telle action à ceux qui nous lient déjà et me font éprouver pour vous des sentiments si particulièrement affectueux.
« Léopold
« Ce 21 avril 1858, Bruxelles. »
A cette lettre tout à la fois si patriotique et si élogieuse pour lui, Rogier répondit :
« Monseigneur,
« J'ai lu avec beaucoup d'intérêt la lettre, très remarquable, que V. A. R. a eu la bonté de m'adresser. Cette lettre renferme, en effet, un avertissement et un programme, et j'ai la satisfaction de me rappeler que je n'ai pas été le dernier à recommander, il y a bientôt dix ans, l'utilité suprême de l'application d'un pareil système à la Belgique.
« C'est sous l'inspiration de ce sentiment que le cabinet de 1847 n'a pas hésité à engager sa responsabilité dans l'initiative des travaux de ce qu'on appelait alors un camp retranché autour d'Anvers. Aucun crédit n'avait été demandé, ni voté par les Chambres pour cet objet ; mais il s'agissait d'un grand intérêt national, et il n'y avait pas à délibérer.
« Ce qui a été fait alors a paru depuis ou imparfait ou incomplet. Il s'agit aujourd'hui de recommencer sur de nouveaux faits et d'après des plans nouveaux. Je m'associe sans réserve ni discussion au projet que des hommes plus compétents que moi représentent comme indispensable à la bonne défense du pays. J'aime à croire que tout a été profondément étudié et habilement combiné. Aujourd'hui, comme il y a deux ans, je suis d'avis qu'il n'y a pas de temps à perdre, et je demande que l'on commence le plus tôt possible l'exécution du plan proposé. Seulement, je crois inopportun de décréter tout à la fois travaux et dépenses d'une manière trop éclatante et retentissante.
« Afin de mieux expliquer ma pensée à Votre Altesse, je crois pouvoir me permettre de lui communiquer ci-jointe, confidentiellement, la copie de la lettre que j'ai eu l'honneur d'adresser à Sa Majesté sur cette grave affaire.
« Je n'aurais rien tant à cœur que de pouvoir trouver un moyen quelconque de mettre fin à la divergence de vues qui s'est manifestée à cet égard. Il ne s'agit, je le crois, que d'une question de forme, tout le monde étant d'accord sur le fond.
« Il me serait extrêmement pénible de voir de nouveau cette (page 69) campagne perdue pour les travaux, et non moins pénible de penser que mon appréciation de l'état des choses et de la meilleure marche à suivre ne me serait pas exclusivement dictée par mon patriotisme. Après avoir consacré vingt-huit années de ma vie à la chose publique, sans aucune autre préoccupation, je puis, aux inspirations de ce patriotisme, ajouter peut-être le poids de cette expérience. Et, dans la circonstance actuelle, je suis avec d'autant plus de confiance ce double guide, que je me trouve complètement d'accord, quant au fond des choses, avec la pensée du Roi.
« Votre lettre, Monseigneur, dont je dois vous remercier pour mon compte personnel, et vous féliciter de tout cœur pour les sentiments élevés et nationaux qu'elle contient, votre lettre me prouve que ma pensée est également en parfait accord avec la vôtre dans la grande affaire dont il s'agit. Il me reste à faire des vœux pour qu'elle reçoive une solution prompte et pratique. La prudence peut se concilier avec l'énergie. Il est un mot qui résout à lui seul la question, et qui vaut beaucoup mieux que toutes les hypothèses et toutes les discussions : Commençons.
« Veuillez etc.
« Ch. Rogier.
« Ce 21 avril 1858. »
Le Roi et le ministère eurent quelque peine à se mettre d'accord sur les bases du projet, comme nous le voyons par ce billet de M. Frère à Rogier (du 4 mai) :
« J'ai trouvé hier en vous quittant la réponse du Roi sur l'affaire d'Anvers.
« Le Roi est ferme sur les principes et « peu coulant » sur les faits. Il tient à l'exécution du camp retranché, ce qui n'est pas contesté, mais il tient aussi à faire un gros bruit de millions à ce propos, ce qui n'est pas aussi satisfaisant. Il avait demandé que le crédit fût de vingt millions ; il le porte à seize. C'est impossible, à mon sens, publiquement et financièrement. L'effet serait déplorable sur la Chambre et nous serions obligés, ou bien de biffer des dépenses désirées, ou bien de porter l'emprunt à un chiffre que la situation ne comporte pas. »
Après trois semaines de pourparlers entre le Palais et le cabinet, et de discussions en Conseil, le gouvernement soumit le 26 mai à la Législature :
1° Un projet d'emprunt de 37 millions ;
(page 70) 2° Un projet de loi de travaux publics, comprenant :
a) Travaux d'agrandissement de la ville d'Anvers, enceinte du Nord de cette ville : 9,000,000.
b) Canaux, rivières, ports (entre autres un port de refuge à Blankenberghe) :7,300,000.
c) Chemins de fer (entre autres celui de Bruxelles à Louvain) : 17,800,000
d) Bâtiments civils (entre autres palais royal de Bruxelles) : 3,600,000.
e) Voirie vicinale, assainissement : 1,300,000.
f) Maisons d’école : 1,000,000.
Le Roi (lettre de M. Jules Devaux, le nouveau secrétaire du Roi, à Rogier, en date du 1er juin) regardait comme indispensable qu'un militaire pût prendre la parole dans la section centrale lors de l'examen du projet relatif à Anvers. Le ministre de la guerre partageait cet avis, mais il comprenait que, quand bien même sa santé le lui permettrait, il y aurait quelque difficulté à ce qu'il se présentât lui-même dans la section centrale alors qu'il s'était abstenu, pour motif de maladie, de défendre son budget à la Chambre. Le cabinet nomma le général Renard comme commissaire royal pour la défense du projet. Le choix était heureux. Le général était éloquent, connaissait tous les détails de la question, et sa qualité de membre du conseil secret de défense lui serait très utile dans la discussion.
Dès que les sections de la Chambre eurent été appelées à examiner le projet, le gouvernement put pressentir que sur la question d'Anvers il courait à un échec. Les membres de la droite manifestaient à peu près unanimement une opposition irréconciliable à ce qu'ils appelaient « les exagérations militaristes ». Dans la gauche l'entente était loin d'être parfaite. Les uns (et parmi eux M. Devaux) estimaient qu'il eût fallu fortifier Bruxelles ; les autres (et (page 71) spécialement la députation d'Anvers, écho des réclamations nombreuses de ses mandants) trouvaient le projet insuffisant, dangereux même au point de vue de la défense nationale et absolument désastreux pour les intérêts de notre métropole commerciale. La presse catholique faisait rage ; la presse libérale était divisée comme la gauche.
L'attitude de la section centrale était carrément hostile, en dépit de l'éloquence du commissaire royal. Le crédit des neuf millions fut repoussé par six voix (MM. Goblet (père), Loos, De Perceval, Thiéfry, Ernest Van den Peereboom et Vervoort) contre une (M. Verhaegen).
La position de Rogier devenait tout particulièrement difficile. Ses collègues de la députation d'Anvers le priaient de modifier le projet autant dans l'intérêt de la ville que dans l'intérêt du libéralisme dont il était l'élu. Ses meilleurs amis lui conseillaient d'écouter l'administration communale d'Anvers qui demandait la grande enceinte pour laquelle d'ailleurs il n'avait pas caché jadis ses préférences. Le Roi, auquel il en référa, fut d'avis qu'il ne fallait pas céder.
« Laeken, le 25 juillet 1858.
« Mon cher Ministre,
« Le but qu'on se propose en demandant des fonds pour des forts est de se créer une position militaire défensive respectable. La grande enceinte ne peut jamais être une mesure militaire, car elle affaiblit la défense et la rend plus difficile ; c'est une mesure civile qui peut être désirable comme telle, et qui peut être amenée par les circonstances, mais qu'on ne peut accepter comme une mesure militaire. Le projet de loi a le mérite d'être d'une parfaite clarté ; si l'on se laisse entraîner sur le terrain des amendements, on se plongera dans des difficultés inextricables. Le projet de loi est le résultat d'un examen consciencieux et prolongé : je ne vois donc aucune raison pour fléchir et pour l'abandonner.
« Si la Chambre veut faire une très mauvaise position défensive au pays, qu'elle en ait du moins la responsabilité, je ne désire pas la partager. Je réunirai le Conseil demain à midi en ville. Acceptez l'expression de mes sentiments affectueux.
« Léopold. »
(page 72) Dans le conseil des ministres l'opinion du Roi prévalut : Rogier et ses collègues se jetèrent bravement dans le feu. Après tout, pourquoi n'auraient-ils pas eu confiance dans la décision du conseil de défense dont le Roi invoquait « le travail consciencieux et prolongé ». Et puis les 45 millions que coûterait la grande enceinte, ils ne voyaient pas où ils les trouveraient. Ils n'osaient pas songer alors à l'impôt (Discours de Rogier et de M. Frère des 28 et 30 juillet).
Après dix jours d'une discussion mouvementée (il y eut, entre autres incidents, une altercation des plus vives entre le bourgmestre d'Anvers, M. Loos et le général Renard), la Chambre rejeta le crédit relatif aux fortifications d'Anvers par 53 voix contre 39 et 9 abstentions. (Séance du 5 août). Pour s'expliquer ce vote, il nous suffira de citer quelques lignes d'un journal très répandu et qui était généralement favorable au cabinet. L'Etoile belge du 5 août disait : « Aucune considération n'a pu empêcher les députés de voter selon leur conscience contre un projet inutile pour le pays et fatal pour la ville d'Anvers. » Ce journal, que dirigeait M. Louis Hymans, avait, par une série d'articles remarquables, contribué à amener ce résultat, et il s'en disait fier.
La droite qui, à part deux des membres du cabinet précédent, s'était toute entière prononcée contre le projet, comptait bien voir tomber Rogier. Son espoir fut déçu. Le Roi n'entendait pas que le ministère du 8 novembre 1857 disparût devant un vote où la politique générale intérieure n'avait rien à voir. Le cabinet avait offert de se retirer...
« Bruxelles, le 5 août 1858.
« Sire,
« Dans la séance de ce jour, la Chambre des représentants a rejeté par une majorité de 53 voix contre 39 (il y a eu 9 abstentions) l'article premier du projet de loi relatif à l'agrandissement et aux fortifications d'Anvers.
« Par 52 voix contre 45 et 2 abstentions, la Chambre avait rejeté la proposition d'ajournement.
(page 73) « Toute la droite, sauf deux voix (celles de MM.de Decker et Vilain XIIII), a voté le rejet du projet de loi. Quatre représentants d'Anvers, deux membres de la section centrale et quelques voix isolées de la gauche ont complété la majorité opposante.
« Il avait d'abord été permis de croire que les membres importants de la droite n'auraient pas poussé l'esprit d'opposition jusqu'à voter contre un projet de loi qui se présentait comme exclusivement d'intérêt national et gouvernemental. J'ignore si ces membres se sont suffisamment rendu compte de la portée de leur vote ; je me borne à le constater et à leur en laisser la responsabilité.
« Quoi qu'il en soit, le ministère n'a pas trouvé dans les membres de la Chambre qui le soutiennent habituellement une majorité suffisante pour l'adoption du projet de loi. Ce projet avait une importance que le ministère n'a pas dissimulée à la Chambre, et qu'il s'est au contraire attaché à faire ressortir, au point de vue intérieur et extérieur.
« La majorité sur laquelle il croit pouvoir compter dans les questions politiques proprement dites, étant venue à lui faire défaut en cette grave circonstance, le cabinet, Sire, s'est demandé s'il conserverait désormais une autorité suffisante vis-à-vis de la Chambre et du pays pour conduire les affaires avec efficacité et dignité.
« Votre Majesté peut avoir la conviction que les ministres n'ont rien tant à cœur que de ne pas devenir un embarras pour la marche régulière du gouvernement, et si Votre Majesté était d'opinion que le vote de la Chambre indique une autre direction à imprimer aux affaires, nous tenons à déclarer à Votre Majesté que non seulement le cabinet ne ferait pas obstacle, mais qu'au contraire il se prêterait volontiers à toute combinaison qui permettrait d'atteindre le but que nous avons poursuivi avec énergie et bonne foi, et qui nous a échappé par des circonstances indépendantes de notre volonté. Veuillez agréer, Sire, etc.
« Ch. Rogier. »
La réponse du Roi ne se fit pas attendre :
« Mon cher Ministre,
« Le premier et le plus sacré des devoirs d'un gouvernement est de veiller à la sécurité du pays.
« Vous avez patriotiquement rempli cette tâche en proposant à la Législature les mesures qui paraissaient au gouvernement les mieux calculées pour consolider la défense du pays. Les propositions du gouvernement ont été (page 74) rejetées par la Législature qui assume ainsi une grande responsabilité. Le cabinet a fait son devoir et pourra, j'espère, continuer à rendre de bons et utiles services au pays.
« Veuillez communiquer cette opinion à vos collègues et recevez l'expression de mes sentiments affectueux.
« Laeken, le 6 août 1858.
« Léopold. »
Le cabinet garda le pouvoir et retira le projet de loi se réservant de le représenter, avec de sensibles modifications, dans la session suivante.
Il fut constaté, d'ailleurs, que même dans les milieux où le projet n'avait pas été accueilli tout d'abord avec un bien grand enthousiasme, dans les districts houillers et métallurgiques, la discussion parlementaire avait produit une impression plutôt favorable.
Quatre ou cinq semaines après le rejet de la loi, S. A. R. le duc de Brabant, qui faisait alors dans le pays de Charleroi une excursion dont il se félicitait beaucoup, écrivait à Rogier :
«... Dans toutes mes courses je n'ai pas rencontré un seul individu qui n'ait pas reconnu hautement que le moment était venu de faire de grands sacrifices pour la défense nationale.
« Un grand revirement s'est produit, et de tous côtés l'on désire la présentation des mesures nécessaires pour assurer l'indépendance du pays.
(page 75) « J'écris au ministre des finances pour lui donner quelques détails sur ce que l'opinion paraît réclamer relativement à nos projets militaires. J'écris aussi au ministre des travaux publics pour l'informer de certaines demandes qui m'ont été faites... »
ogier utilise les loisirs que lui donnent les vacances parlementaires pour organiser une de ces fêtes de la jeunesse et de la science où il aime à se retremper, en ravivant ses souvenirs d'école.
Il se proposait, à l'occasion des solennités commémoratives des journées de septembre, de réunir à Bruxelles et sous les yeux du Roi, les élèves des établissements d'instruction moyenne et ceux de la plupart des écoles qui, se rattachant aux études moyennes ou pratiques, représenteraient en quelque sorte, dans un ensemble imposant, la jeunesse studieuse du pays. Aux élèves des classes qui avaient pris part au concours général pourraient se joindre des élèves des autres classes. La surveillance serait exercée par les maîtres d'études et par des professeurs des établissements. Le voyage (aller et retour) se ferait le même jour et les frais de transport seraient supportés par le gouvernement.
Dans une lettre circulaire du 14 août envoyée aux bourgmestres, présidents des bureaux administratifs des établissements d'instruction moyenne, Rogier leur faisait connaître son projet et leur demandait s'il serait possible d'amener ces élèves à Bruxelles du gré de leur famille.
Presque tous applaudirent à l'idée de Rogier. Quelques objections furent faites seulement par le bureau administratif de Bruges qui, sous l'influence de Paul Devaux peu favorable à des fêtes du genre, objecta des inconvénients (page 76) graves, des dangers même, sans parler des critiques inévitables de la presse catholique.
Des précautions de tout genre furent prises pour remédier aux inconvénients et pour écarter les dangers. Quant aux critiques de ses adversaires, Rogier était décidé à en faire bon marché, sachant bien que, quoi qu'il fît, il devait s'attendre à trouver du parti pris chez ceux qui ne lui pardonnaient pas, qui ne lui pardonneraient jamais sa loi sur l'enseignement moyen.
La réussite de la fête analogue de 1848 était à ses yeux un heureux présage pour la réussite de celle de 1858. Mais plus approchait l'époque fixée pour cette solennité qui préoccupait fort le monde des écoles, plus redoublaient les attaques des journaux cléricaux. Tantôt ils trouvaient l'idée de Rogier « saugrenue » : c'était « la farce la plus grotesque » que l'on pût imaginer, une « exposition de nourrissons de Barnum » rappelant le souvenir des « exhibitions de bêtes » ; il fallait que le ministère fut «<tombé en enfance » pour avoir conçu un projet aussi « baroque ». Tantôt on parlait, avec une indignation de commande, des « turpitudes de la capitale », on plaignait l'égarement des parents qui laissaient embrigader leurs fils « pour leur faire respirer des miasmes philosophiques et libéraux dans une atmosphère de dévergondage... », etc., etc.
༥
Qui sait ? La violence même de ces attaques (dont les journaux les plus importants de l'opposition ne surent pas s'abstenir) fut peut-être une des causes de la réussite du projet. L'immense majorité des pères de famille s'y était montrée sympathique dès le début : les sottises et la malveillance des adversaires de Rogier vainquirent les dernières hésitations. Tous les hommes de bonne foi comprirent, comme le disait M. Hymans, que c'était une idée excellente sous tous les rapports, puisque le ministre (page 77) appelait à concourir à cette fête de la jeunesse studieuse des enfants de toutes les parties du pays et que toutes les branches de l'enseignement tant intellectuel que manuel y seraient représentées. Les élèves des athénées royaux, des collèges et des écoles moyennes y coudoieraient les enfants de troupe ; les futurs instituteurs marcheraient à côté des futurs agriculteurs, les apprentis des ateliers d'apprentissage à côté des élèves des académies des beaux-arts. En confondant ainsi pour un jour tous les rangs, le ministre travaillait à établir la fraternité au sein de la nouvelle génération. Il procurait à cette jeunesse studieuse une récréation morale et élevée en lui faisant voir la capitale du royaume, résidence du Roi et siège. des grands pouvoirs publics. Nous trouvons là en germe les excursions scolaires qui sont si bien entrées dans nos mœurs et auxquelles ont fini par se rallier les pédagogues qui les avaient d'abord conspuées et ridiculisées. A un autre point de vue, le journaliste que nous venons de citer avait raison de féliciter Rogier des efforts qu'il faisait pour introduire un élément nouveau et intéressant dans les fêtes de septembre qui commençaient à pécher par l'absence de variété et qui perdaient à cette monotonie non seulement leur éclat, mais même leur intérêt.
Rogier mettait son amour-propre non seulement à ce que la fête fût brillante, mais à ce qu'elle ne prêtât le flanc à aucune critique loyale. Il veilla à tout !... Trois jours avant la fête, son collègue M. Frère, qui était en villégiature à Esneux, lui écrivait :
« ... Je suis trop votre ami pour vous parler aujourd'hui des plaisirs champêtres, à vous qui n'avez guère pris de repos et qui devez être bien fatigué. Si j'avais pu aider à quelque chose, j'aurais été vous rejoindre ; mais je ne puis rien dans les fêtes, si ce n'est de les admirer lorsque vous avez réussi (ce que vous faites aisément) à leur donner (page 78) de la pompe et de l'éclat, et d'ici je puis consciencieusement applaudir à vos triomphes et glorifier vos succès... » (22 septembre).
Dans cette lettre de M. Frère nous trouvons un passage important sur la signification politique de la fête :
«... La rage des journaux de l'opposition fait plaisir à voir. Ils comprennent bien que vous appelez de plus en plus l'attention sur les écoles publiques. S'ils les maudissent, le gouvernement les protège, le Roi leur fait un solennel accueil. L'impression sera grande dans l'esprit des masses. Vous avez eu une bonne idée et je vous félicite de la bien réaliser. »
Elle fut, en effet, bien réalisée.
Rarement fête officielle réussit plus complètement, de l'avis de tous les juges impartiaux. Léopold Ier aimait à redire à Rogier le souvenir ému qu'il avait conservé des ovations de cette jeunesse dont l'enthousiasme (on peut nous en croire - pars fui -) était monté à un diapason inouï. Rogier fut d'ailleurs admirablement inspiré quand il la présenta au Roi en ces termes :
« Sire,
« J'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté la jeunesse du pays qui reçoit le bienfait de l'instruction publique sous le patronage du gouvernement de Votre Majesté. Douze mille travailleurs, appartenant à 175 établissements, sont accourus des points les plus éloignés de nos provinces, saluer le Roi au centre même de la nationalité, dont nous célébrons l'anniversaire.
« C'est ainsi que la dynastie, riche déjà de trois générations, voit se grouper avec enthousiasme autour d'elle la seconde et la troisième génération de la Belgique affranchie et heureuse.
« Que Votre Majesté jette avec bonté ses regards sur les rangs pressés et nombreux de cette intéressante et patriotique et joyeuse armée. C'est pour ainsi dire en un seul tableau l'avenir de la Belgique.
« Ceux qui marchent à la tête se destinent au rude et glorieux métier des armes ; puis viennent ceux qui sont appelés à l'honneur d'être un jour les maîtres de l'enseignement populaire ; d'autres se consacrent à l'étude des lettres et des beaux-arts auxquels le pays a dû et devra, en tout temps, son plus grand lustre ; ceux-ci apprennent l'art, trop longtemps négligé, d'améliorer les produits du sol dans leur infinie variété ; à ceux-là sera confié le pavillon de notre commerce ; puis enfin se présentent en plus grand nombre ceux qui sont initiés au progrès de l'industrie, et parmi ces derniers, regardez-les, Sire, avec une bienveillance particulière, beaucoup sont arrachés par le travail (page 79) à la misère, pour devenir les instruments actifs et intelligents de ce progrès. Tous contractent en ce grand jour devant le Roi et le pays l'engagement de travailler de tous leurs efforts à devenir des hommes utiles et de bons citoyens. Tous emporteront de cette auguste solennité des souvenirs et des impressions qui ne s'effaceront pas.
« Tous ont puisé dans l'enseignement de leurs maîtres, aussi bien que dans les traditions de leur famille, l'amour de la patrie, le respect de ses institutions, l'amour et le respect du Monarque vénéré qui préside depuis vingt-huit années aux destinées de la patrie.
« Initié depuis longtemps aux sympathies de Votre Majesté pour toutes les classes de la nation, et particulièrement pour celles qui en sont l'ornement et l'espoir, je voudrais donner à ma voix assez d'étendue et de puissance pour faire pénétrer jusqu'au fond de ces âmes candides les sentiments de Votre Majesté pour la jeunesse studieuse et laborieuse ; puis me rendant aussi l'organe des sentiments de cette jeunesse bien-aimée, je voudrais réunir toutes les voix qui s'échappent de tous ces cœurs en un seul cri patriotique : Vive le Roi. »
L'ordre le plus complet ne cessa pas un instant de régner dans les rangs nombreux et pressés de ces milliers d'adolescents et de jeunes hommes qui faisaient partager leur gaieté et leur entrain par les spectateurs les plus froids. Grâce à des précautions minutieuses prises par Rogier, grâce au dévouement de collaborateurs intelligents appartenant au corps professoral ou à l'administration, des communes, le retour se fit avec le même ordre. La presse de l'opposition ne trouva pas à mordre. Rogier n'avait pas perdu sa journée.
A l'issue de cette fête où les élèves des ateliers et des écoles d'apprentissage des Flandres n'avaient pas été les moins acclamés, plusieurs industriels prirent l'initiative d'une manifestation de reconnaissante sympathie en l'honneur du créateur de ces écoles. Ils organisèrent une souscription en vue d'offrir à Rogier une œuvre d'art qui rappellerait le double souvenir de 1848 et de 1858. Cette (page 80) œuvre d'art (elle se trouve dans le salon de ma maison où est mort Rogier et qu’habite actuellement sa sœur, Madame veuve De Grelle) lui fut remise quelques mois après (juillet 1859). Nous lisons en tête du volume qui contient les signatures de plusieurs milliers de souscripteurs :
‘Après les fêtes de septembre 1858, où les élèves des ateliers d'apprentissage défilèrent devant le Roi Léopold, des comités s'organisèrent dans les principales localités des Flandres, afin d'offrir à Monsieur Charles Rogier un gage de vive reconnaissance et de fidèle sympathie pour les bienfaits qu'il avait répandus dans les communes des Flandres par la création de ces divers ateliers et par les autres mesures qu'il avait prises pour venir en aide aux industriels et à leurs ouvriers. »
Des listes de souscription furent couvertes de nombreuses signatures (la plupart des plus humbles commerçants, à dix centimes). L'on décida que le produit en serait affecté à une œuvre d'art dont le socle en marbre, orné de bas-reliefs et de figures allégoriques des principales industries des Flandres, serait surmonté d'un groupe en argent ciselé, représentant les deux provinces déposant sur l'autel de la Patrie la médaille à l'effigie de l'honorable ministre.
Nous avons dit que lors de la fête des écoles, Rogier n'avait eu qu'à se louer du concours adroit et délicat de ses subordonnés. Il eut maintes fois, en revanche, à se plaindre de la maladresse de fonctionnaires auxquels aurait pu s'appliquer parfaitement le « pas de zèle » de Talleyrand.
Un étudiant ou (pour être plus exact) un ancien étudiant de l'Université de Gand, un docteur en philosophie et lettres, Mr Ad. D. est, suivant sa volonté expresse, enterré sans l'intervention d'aucune église par les soins (page 81) d'une société de libres-penseurs. On prononce sur sa tombe des discours où le culte catholique n'est précisément pas glorifié, mais qui ne sont que la reproduction de maints articles de polémique religieuse absolument autorisés par la Constitution.
Ne voilà-t-il pas qu'un des collaborateurs les plus éminents (hiérarchiquement) de Rogier, ayant vu toute espèce de dangers dans la présence de professeurs et d'étudiants de Gand aux funérailles de M. D..., prend feu contre la société qui a organisé l'enterrement, s'emporte contre les auteurs des discours et écrit à Rogier :
« Je pense que cette situation... réclame une perquisition sérieuse... Y a-t-il lieu, y a-t-il matière à faire intervenir la justice à l'occasion des discours prononcés sur la tombe de D... ? Le caractère de l'association secrète à laquelle le mourant s'est livré est-il ou non abrité sous notre législation ? Il me paraît indispensable que le gouvernement se mette, par son attitude, en travers des manœuvres de ses adversaires politiques qui ne manqueront pas de chercher à rendre ses principes solidaires de ces excès, et d'en accuser sa tolérance. »
Rogier a dû être tenté de refaire le mot fameux : « Voilà bien du bruit pour une omelette ! » Il était trop respectueux de la liberté de conscience pour appeler « la Justice » là où elle n'avait pas à intervenir. Il démontra, pour le surplus, à M. le haut fonctionnaire qu'il faisait plus de tort que de bien à l'Université de Gand en la mêlant incidemment à une affaire où les intérêts de la science et les règles de la discipline universitaire n'étaient pas en cause.
Il veillait bien plus habilement aux intérêts de cette université de l'Etat, tant attaquée par l'épiscopat, quand, la même année, à l'occasion d'un double et éclatant succès remporté au concours par deux de ses élèves, MM. Hennebert et Rommelaere, il écrivait à l'administrateur-inspecteur le 7 juillet :
« Je viens féliciter l'Université de Gand du succès éclatant qu'elle a obtenu aujourd'hui et hier au concours universitaire.
« Deux de ses élèves : Frédéric Hennebert, candidat en philosophie (page 82) et lettres, et Frédéric Rommelaere, candidat en médecine, ont été proclamés par le jury à l'unanimité, premiers, l'un en philosophie, l'autre en médecine (matières générales).
« Il n'a manqué à M. Hennebert que deux points pour obtenir le maximum 120 points, dans les trois épreuves réunies ; M. Rommelaere a obtenu 170 points sur 200.
« Chacun des deux jurys a accompagné la proclamation du résultat, d'une déclaration extrêmement flatteuse pour le lauréat.
« C'est avec une vive satisfaction que je constate le double succès que l'Université de Gand vient de remporter. Je suis convaincu que professeurs et élèves tiendront à honneur de continuer à faire de semblables réponses aux attaques dont cet établissement a été l'objet dans ces dernières années.
Avant d'aller prendre (à Spa, puis à Ostende) un repos qu'il avait bien mérité après une session parlementaire de près de dix mois et l'organisation de la superbe revue des écoles, Rogier voulut donner aux arts et aux lettres une preuve nouvelle de son dévouement en travaillant à la réussite du Congrès de la propriété littéraire et artistique, qui se tint à Bruxelles dans les derniers jours de septembre.
Il avait accepté la présidence d'honneur de ce Congrès auquel adhérèrent les sommités de l'art et des lettres : les Halévy, les Ambroise Thomas, les Lamartine, les Montalembert, les Jules Simon, les Wolowski, les Horace Vernet en France ; les Gladstone, les Lytton Bolwer, les Dickens, les John Stuart Mill, les Eastlake en Angleterre ; les Mittermaier, les Warnkoenig en Allemagne ; les César Cantu et les d'Azeglio en Italie, etc., etc.
Du discours par lequel il ouvrit le Congrès, nous détacherons ces quelques lignes qui furent très goûtées :
« ... Par sa situation topographique et neutre, aussi bien que par la nature de ses institutions, la Belgique a conquis depuis plusieurs (page 83) années le privilège d'offrir un terrain bien approprié à ce tournoi pacifique et fécond après avoir été si souvent le champ de tant de combats stériles et sanglants.
« Ce ne sont plus épées qui se croisent, lances qui se brisent, canons qui tonnent. C'est quelque chose de plus puissant que tout cela, ce sont les idées qui viennent se livrer bataille. Beaucoup succombent et disparaissent dans la lutte qu'importe ? les plus fortes et les plus généreuses survivent. Et voici la fin de la guerre et le fruit de la victoire. Les idées sorties triomphantes de la lutte s'élèvent à la puissance de principes ; elles passent dans le domaine d'une diplomatie nouvelle ; les gouvernements novateurs et prévoyants s'en emparent, elles deviennent la loi d'un pays, pour s'étendre ensuite de proche en proche à toutes les autres contrées, quand l'expérience en a constaté la supériorité et les heureux effets...
« Apportez-nous, Messieurs, des solutions simples et des conclusions pratiques.
« Ma satisfaction serait grande de pouvoir contribuer à introduire dans la législation de mon pays les principes élaborés dans cette auguste assemblée, entourés qu'ils sont du prestige des talents divers et de l'autorité des noms qui y brillent. Je n'ai pas la prétention de croire qu'une telle promesse soit un prix égal à vos travaux, mais je n'aperçois pas de moyen plus digne de vous prouver l'importance qu'y attache le gouvernement et la reconnaissance qu'il en ressent. »
Soit que la perspective d'une guerre entre la France et l'Autriche qui pouvait avoir son contre-coup à nos frontières, eût décidé le ministère à éviter les débats irritants, soit qu'il désirât avant de déposer ses projets politiques importants, attendre les élections législatives de juin 1859, il ne fit preuve d'aucunes dispositions belliqueuses pendant la session 1858-1859. D'ailleurs il ne s'était pas départi dans le discours du trône de l'attitude réservée qu'il avait gardée dans la session précédente.
(page 84) L'épiderme de la droite devait être bien sensible pour qu'elle trouvât matière à offense dans l'annonce d'un projet de loi qui, interprétant dans un sens anticlérical l'article 84 de la loi communale, considérerait comme non écrite la désignation d'administrateurs spéciaux par les auteurs de donations. Mais voilà ! la commission de l'adresse, sous l'inspiration de son rapporteur M. Devaux, avait insisté, à propos de ce projet de loi, sur les « abus d'un autre âge », sur leur « retour » toujours possible, sur « l'obligation pour le Parlement de sauvegarder et de fortifier l'autorité laïque toujours battue en brèche ». C'est un outrage ! s'était écrié M. de Theux au nom de la droite de la Chambre, qui, presque toute entière, quitta la salle pour ne pas délibérer sur une adresse soi-disant offensante pour elle.
Le débat politique, ajourné depuis bientôt un an, avait été alors engagé, mais, à vrai dire, sans grande passion. M. Dolez affirma le droit pour la gauche de se dire tout à la fois majorité de progrès et de liberté, et majorité d'ordre et de conservation par le progrès.
Nous voyons bien votre tactique, dit Rogier à M. de Theux. Votre abstention a pour but de faire croire au pays que vous êtes sous le régime de l'émeute, sous le coup de l'oppression. Ce rôle n'est ni franc, ni digne. Le cabinet de novembre 1857 n'est pas sorti de l'émeute, vous le savez bien. Jamais cabinet ne s'est constitué d'une façon plus régulière, et jamais majorité plus sincère n'est sortie d'élections moins violentes. Appelés à la tribune par Rogier, deux des ministres démissionnaires de 1857, MM. de Decker et Vilain XIIII, durent reconnaître qu'on n'avait pas le droit de représenter le gouvernement actuel comme issu de l'émeute. Nous nous sommes retirés, dit M. Vilain XIIII, parce que nous avions retiré un projet de loi qui faisait partie de notre programme. Nous ne pouvions pas, ajouta M. de Decker, rester au pouvoir après les élections communales d'octobre 1857 qui (page 85) prouvaient que l'opinion publique n'était plus ce qu'elle avait été en 1856. L'adresse fut votée par 53 voix contre 9.
C'est surtout au sénat que la droite se montra susceptible. Le projet de loi interprétatif de l'article 84 de la loi communale y rencontra une plus vive opposition qu'à la Chambre. Nous avons quelque lieu de croire que les chefs de la droite furent mis au courant des difficultés qui s'étaient élevées entre la couronne et le ministère quant à la présentation de ce projet.
Une lettre écrite par Rogier à M. Van Praet le 11 mars (pendant les vacances parlementaires) nous renseigne sur ces difficultés et sur d'autres du même genre :
«... J'ai eu l'occasion de vous entretenir à diverses reprises de quelques objets qui attendent une solution devenue de plus en plus urgente.
« Le projet de loi relatif à l'article 84 de la loi communale n'est pas encore revenu du palais. Le dépôt de ce projet a été annoncé dans le discours du trône. On s'attendait à le voir présenter dans la dernière session. Celle-ci touche à sa fin et c'est avec raison que l'on s'étonne du silence du cabinet. Nous considérons comme impossible une prorogation. Nous insistons pour que ce projet puisse être présenté à la Chambre le jour de la rentrée. (Note de bas de page : M. le comte Goblet d'Alviella (Cinquante ans de liberté, p. 96-97 ) dit que « cette maigre manifestation de la politique nouvelle » fut accueillie « avec froideur. » Si l'on avait su alors que, toute maigre qu'elle était, le cabinet n'obtenait de la Royauté qu'au prix d'efforts répétés le droit de proposer cette manifestation de sa politique, on eût été moins sévère pour Rogier et pour ses collègues.)
« Un autre projet de loi également urgent est celui relatif au crédit d'un million pour construction d'écoles. Ce crédit a été annoncé aussi dans le discours du trône, et dans la discussion sur l'enseignement obligatoire j'ai déclaré qu'il serait incessamment présenté. C'est même un des arguments dont je me suis servi pour faire ajourner la proposition de l'enseignement obligatoire.
« Depuis le mois d'octobre dernier, j'ai envoyé au palais un projet de réorganisation des écoles normales... aucune suite n'a été donnée à ce projet rappelé plusieurs fois et vainement à l'attention de Sa Majesté. Je ne vous entretiendrai pas pour aujourd'hui d'autres affaires de (page 86) moindre importance qui se trouvent retenues au palais depuis un temps plus ou moins long ; les ministres que ces affaires concernent vous en ont assez souvent parlé...
« Tous les membres du cabinet sont d'accord pour constater et regretter ces difficultés qui entravent la marche de l'administration, tout en faisant retomber sur les ministres la responsabilité d'un état de choses dont ils sont les premiers à se plaindre... »
La droite du sénat réclama avec énergie l'ajournement du projet interprétatif de l'article 84.
Rogier, tout en s'opposant à cet ajournement qui eût été un rejet déguisé, déclara que le gouvernement, voulant faire preuve de conciliation, se ralliait à un amendement de M. Forgeur qui stipulait que les fondations autorisées en vertu de l'article84 antérieurement à la promulgation de la loi, continueraient à être administrées conformément aux actes d'autorisation, sauf au gouvernement à prescrire, s'il y avait lieu, les mesures propres à assurer le contrôle de la gestion des biens donnés ou légués et leur conservation. « J'espère dit le ministre, que le sénat comprendra la nécessité de mettre un terme définitif à ces discussions irritantes. J'attends de lui un vote loyal qui mette fin au conflit dont la prolongation porterait une grave atteinte à la chose publique. » Même avec les restrictions de l'amendement, le projet ne fut voté que par 26 voix contre 23 (il y eut 3 abstentions.)
Notons quelques séances de la Chambre assez intéressantes : au commencement de la session, lors de la discussion du code pénal révisé (article 295 sur les délits commis pendant l'exercice du culte) et en avril quand une section centrale proposa de « répartir les électeurs de chaque district dans les diverses sections d'après l'ordre alphabétique de leurs noms sans distinction de résidence. » Rien cependant qui rappelât la grande agitation de 1857. Rogier qui adhérait à ce système de votation déclara toutefois que le cabinet considérait plutôt le projet de la section centrale (page 87) comme une invitation faite au gouvernement de proposer aux Chambres un ensemble de mesures destinées à corriger les vices de la législation électorale. Il prenait l'engagement dès lors de travailler à empêcher les abus et à garantir partout, à chaque électeur, la liberté et l'indépendance de son vote.
Tout fortuitement, à propos d'une pétition de quelques habitants de Saint-Josse-ten-Noode réclamant la révision de la loi de 1842 sur l'enseignement primaire, il s'engagea à la fin de janvier 1859, un débat beaucoup plus vif et qui était de nature à réjouir la droite, entre les vieux et les jeunes libéraux. MM. Defré et Louis Goblet préconisaient l'instruction obligatoire et demandaient que le clergé n'intervînt plus dans l'école à titre d'autorité.
Rogier qui, dans un congrès tenu un peu auparavant à Francfort, s'était prononcé en faveur de l'instruction obligatoire, ne cacha pas qu'en ce qui le regardait personnellement (tout le cabinet n'était pas du même avis), ses vives sympathies restaient acquises au principe :
« ... J'irai même très loin pour amener les parents à envoyer leurs enfants à l'école... Mais avant de recourir aux moyens violents, nous avons à employer ce que j'appellerai les moyens attrayants ; il faut engager, inviter, exhorter les parents à remplir leurs devoirs... Il suffirait que dans chaque commune, dans chaque quartier deux ou trois hommes de bonne volonté, deux ou trois femmes de bonne volonté s'occupassent avec un intérêt soutenu de l'enseignement primaire, pour que chaque père de famille se fit une espèce de loi d'honneur d'envoyer ses enfants à l'école sans attendre qu'il y soit forcé par la voie judiciaire. Il y a des récompenses pour ceux qui s'instruisent ; il y a des peines indirectes qui peuvent frapper ceux qui ne s'instruiraient pas... » (Séance du 20 janvier).
Il paraissait d'ailleurs au ministre que tout d'abord il fallait résoudre une question préalable ; possédait-on des locaux suffisants, des locaux convenables pour recevoir les enfants ? A cette question on était forcé de répondre non. (page 88) C'est pourquoi le gouvernement avait proposé antérieurement et allait proposer encore des subsides extraordinaires pour la construction d'écoles et l'appropriation de bâtiments d'écoles. Ce n'était pas seulement l'insuffisance des locaux qui faisait obstacle à la mise en pratique du système de l'instruction obligatoire : c'était encore l'insuffisance de personnel. Il faudrait augmenter le nombre des instituteurs et des sous-instituteurs ; il allait être pourvu à ce besoin. Mais en attendant, force était bien d'ajourner l'instruction obligatoire.
D'autre part Rogier estimait que l'exclusion du clergé des écoles était inconciliable avec l'obligation de l'instruction :
« ... Le prêtre une fois éloigné de l'école, une loi qui rendrait la fréquentation de cette école obligatoire ne deviendrait-elle pas une atteinte portée à une précieuse liberté constitutionnelle, à la liberté de conscience ? Serait-il juste de forcer les parents d'envoyer leurs enfants à l'école quand vous en auriez écarté l'élément le plus précieux aux yeux de beaucoup de familles ? Quant à moi, je dois le dire, il m'est impossible d'associer en Belgique ces deux ordres d'idées, et du jour où nous rendrions l'enseignement obligatoire pour toutes les familles, je pense que nous contracterions plus énergiquement l'engagement de conserver le prêtre dans l'école. »
Quant à la révision de la loi de l'instruction primaire, il déclarait très sincèrement qu'il ne pouvait pas plus en être question en 1859, qu'il n'en avait pu être question en 1850, alors que (nous l'avons établi dans le volume précédent) beaucoup de libéraux se séparaient sur ce point du ministère :
«... Nous nous en sommes occupés en 1850 ; sur les bancs où siège le ministère, nous n'étions pas les plus éloignés d'arriver à la révision de la loi sur l'instruction primaire ; ce n'est pas des bancs du ministère qu'est venue l'opposition. Il y a eu et il y a encore sur ce point de fortes divergences au sein de l'opinion libérale. Or nous ne sommes pas rentrés aux affaires pour susciter des divergences, pour les réveiller, pour les continuer ; nous sommes venus pour tâcher de maintenir l'unité dans l'opinion libérale, pour l'engager à gouverner avec ensemble, sans se diviser et par conséquent sans s'affaiblir et se perdre. »
(page 89) Comme M. De Fré avait opposé l'une à l'autre l'autorité civile et l'autorité religieuse et réclamé la « séparation des pouvoirs », Rogier répliqua :
« Il ne s'agit pas ici de séparation de pouvoirs : l'honorable préopinant nous parle de deux pouvoirs : nous ne connaissons pas, nous, deux pouvoirs en Belgique ; nous ne connaissons que le pouvoir civil, tel qu'il est déterminé par la Constitution. Le clergé, c'est une autorité spirituelle, une autorité morale, une agrégation d'individus exerçant dans la société une influence dont il faut, en hommes pratiques, tenir grand compte ; et c'est à ces hommes influents que le gouvernement, que le pouvoir civil fait appel, dans certaines circonstances, pour accomplir une certaine tâche, pour remplir certains devoirs ! Il ne l'appelle pas à titre de second pouvoir (je le répète, nous ne reconnaissons pas deux pouvoirs), mais comme influence, comme autorité spirituelle. »
Les divergences entre les diverses fractions du libéralisme s'accentuèrent de plus en plus au cours de la discussion. M. Goblet opposa le programme des jeunes aux lois faites par les vieux et laissa entendre que ces lois accusaient de la faiblesse. Il n'était pas éloigné de revendiquer pour le jeune libéralisme le monopole de l'indépendance, de la fermeté du caractère et de l'initiative des réformes vraiment libérales. « Il laissait, disait-il, sans regret à ceux qui s'intitulaient les vieux libéraux le droit d'être fiers de leur passé, contents de leur présent et de s'envelopper glorieusement des plis du manteau de leur vieillesse satisfaite ».
Rogier passa en revue (séance du 22 janvier) les divers articles du programme de M. Goblet : à savoir la suppression officielle de la convention d'Anvers, le retrait de la poursuite d'office, l'enseignement obligatoire, l'exclusion. du prêtre de l'école primaire à titre d'autorité, le complément de la réforme postale, la réforme douanière, la suppression de l'octroi.
La conclusion de son examen fut qu'en réalité le jeune libéralisme ne formulait aucun principe nouveau, qu'il ne préconisait aucune réforme dont l'initiative n'eût été prise par le vieux libéralisme. La fin de ce discours singulièrement (page 90) mordant prouve que la sortie de M. Goblet sur la « vieillesse satisfaite » avait été sensible à son jeune cœur de 58 ans :
« ... Voilà donc, Messieurs, en quoi consiste le programme qu'on oppose à l'administration libérale et devant lequel on ne craint pas de nous accuser d'impuissance ou de mauvais vouloir. Vous voyez qu'il n'y a rien dans ce programme de bien nouveau ni de bien jeune. Je ne voudrais, Messieurs, prononcer aucune parole désobligeante pour personne ; mais, je dois le dire, si l'on n'a dans son bagage d'opposition que des questions de cette sorte, je ne sais pas si l'on est en droit de se draper superbement dans les plis (la métaphore est un peu usée, mais je l'emprunte à mon honorable adversaire)... dans les plis du manteau du jeune libéralisme.
« Si les plis du manteau ne renferment pas d'autres décrets, pas d'autres recettes pour changer la face du monde, on pourra, autant qu'on le voudra, se proclamer des novateurs et des hommes jeunes ; mais à mes yeux de pareils novateurs ne seront que des plagiaires, et de pareils hommes jeunes ne seront que des enfants... »
Après un débat de cinq jours où intervinrent encore MM. Frère, Verhaegen, de Haerne, de Theux, Orts, de Brouckère, la Chambre vota l'envoi de la pétition des habitants de Saint-Josse-ten-Noode au bureau des renseignements. Cinq membres seulement de la gauche, MM. De Fré, David, Goblet, Grosfils et E. Vanden Peereboom ne s'associèrent pas à cette décision.
Les journaux amis du cabinet triomphèrent trop peu modestement parmi eux l'Echo du Parlement qui avait six semaines d'existence. En commentant de toutes les façons la discussion, les propos parfois assez vifs qui s'y étaient échangés, et la faiblesse des cinq jeunes, on envenimait une querelle qu'il eût fallu à tout prix apaiser. On allait rendre inévitable une scission dans le libéralisme bruxellois et provoquer des mécontentements, des colères même dans certains groupes de libéraux de la province. (page 91) C'était fort maladroit à la veille des élections de juin. Rogier le comprit. Tout en remerciant les journaux qui soutenaient la politique ministérielle, le Journal de Liége comme l'Echo du Parlement, il se promettait de leur recommander un peu moins d'âpreté dans la polémique. Voilà du moins ce qui ressort à nos yeux de la lettre qu'il écrivit à M. Tindemans, directeur de l'Echo dont il était, lui quarantième, un des fondateurs :
« Monsieur,
« Un journal qui vous attaque avec une extrême violence (le National), m'a cité à plusieurs reprises comme ayant hautement flétri la politique et la polémique de l'Echo du Parlement.
« Cette assertion est produite avec une telle insistance que je me crois obligé de la relever dans l'intérêt de la vérité.
« La politique défendue par l'Echo du Parlement est libérale, modérée et nationale. C'est assez dire qu'elle reçoit toute mon adhésion.
« Quant à sa polémique, tout en tenant compte du droit de défense, il est à désirer qu'elle se distingue de celle de ses adversaires par une forme moins acerbe et moins personnelle. Cette opinion, je l'ai communiquée à quelques-uns de mes amis ainsi qu'à vous-même, Monsieur le directeur ; et certes il n'y a rien de commun entre cette opinion et la haute flétrissure que l'on m'impute gratuitement et faussement d'avoir voulu imprimer à un journal que vous dirigez avec courage et talent.
« Recevez, Monsieur le directeur, l'assurance de ma considération distinguée.
« Ch. Rogier. »
A part les discussions que nous venons de résumer, on peut dire que c'est moins la politique que les affaires et les questions de règlementation et d'administration, qui caractérisent la session ordinaire de 1858-1859.
La voirie vicinale et l'hygiène, cette double préoccupation de l'ancien rédacteur du Politique, de l'ancien correspondant de Saint-Martin (volume I) avait inspiré au ministre de 1832, de 1840 et de 1847 des résolutions fort pratiques et fort sages (volumes II et III). Plus pénétré que jamais de la nécessité d'assurer le fonctionnement régulier de ce (page 92) double service à la tête duquel il venait de placer un fonctionnaire expérimenté M. Vergote, Rogier exposa ses idées à cet égard, le 26 février, dans un discours que ne désavoueraient pas les meilleurs debaters - soit dit pour ceux qui ne veulent voir en lui qu'un politicien. Il s'agissait du vote d'un crédit de deux millions.
Depuis que, grâce à son initiative, il avait été porté en 1841, pour la première fois un subside au budget de l'Etat pour la voirie vicinale, on avait construit 1300 lieues de chemins vicinaux ; on avait dépensé (gouvernement, provinces, communes et particuliers) près de 50 millions. Il s'était produit une espèce d'émulation entre les magistrats communaux qui tenaient à signaler leur présence, leur passage aux affaires par quelques mesures d'utilité publique. Il fallait fermer les yeux à la lumière pour nier l'efficacité de l'intervention de l'Etat. Son subside qui, pendant une période de dix-huit ans, avait été de neuf millions, se trouvait décuplé.
Mais si c'était un grand bien de « fournir des moyens de circulation à ceux qui circulent », Rogier estimait qu'il fallait aussi penser à ceux qui ne circulent pas, à ceux qui vivent toujours à la même place, au grand nombre des Belges qui quittent leurs ateliers où ils respirent à peine, pour rentrer dans des habitations où ils ne respirent souvent qu'un air empesté. Il importait d'encourager la construction d'habitations plus vastes où il y eût au moins du jour et de l'air.
Les besoins de la santé publique étaient des plus variés et des plus nombreux précisément l'amélioration de la voirie vicinale à l'intérieur des communes s'imposait en tout premier lieu. Le ministre prouva qu'à la campagne il y avait plus encore peut-être à faire qu'à la ville. Dans la plupart des communes, on réclamait une distribution d'eau de source, la construction d'égouts, d'aqueducs, le curage et le dévasement de canaux ou fossés, l'assainissement de la voie publique, le voûtement des ruisseaux, le comblement de mares ou fossés d'eau (page 93) stagnante, l'ouverture ou l'élargissement de rues, l'établissement de lavoirs publics, de bains économiques, de bassins de natation à l'usage de la classe ouvrière, la construction de murs autour des cimetières, l'agrandissement ou le déplacement de cimetières insuffisants ou insalubres. Autant d'objets dont il s'occupait ; autant de travaux qui justifiaient la demande du crédit de deux millions.
Seulement le ministre mettait la Chambre en garde contre la thèse, préconisée par quelques députés, de l'obligation pour l'Etat de « tout faire », de se charger de « l'entreprise générale de toutes choses... » :
« ... Un pareil système, je le repousse de toutes mes forces. Dans un pays libre comme le nôtre, l'initiative doit avant tout partir des particuliers et de la commune, de notre libre commune...
« Mais je dis aussi que c'est tomber dans une exagération ridicule que de contester au gouvernement constitué, comme il l'est aujourd'hui, contrôlé comme il l'est, ayant à rendre compte, chaque jour et à chaque heure, de ce qu'il fait, de lui contester le droit de venir en aide aux particuliers, l'obligation d'aider les communes alors que particuliers et communes prennent l'initiative d'une mesure utile...
« Ce serait un système absurde, anarchique selon moi, que celui qui consisterait à dire au gouvernement : « Tu n'as rien à faire qu'à défendre la société contre les voleurs ou les braconniers ». Il ne faudrait pas, Messieurs, un si grand étalage d'institutions représentatives pour remplir un pareil rôle. Le premier despote venu vaudrait beaucoup mieux pour cela qu'un gouvernement responsable... »
Si Rogier insiste pour obtenir des subsides qui permettront d'apporter sans retard la lumière et la santé dans les quartiers malsains et insalubres, c'est qu'il comprend la nécessité d'enlever aux classes pauvres ce grief si légitime. Elles avaient d'autres griefs légitimes, sur lesquels d'ailleurs l'attention du cabinet était attirée alors. La question des coalitions et des grèves devait être résolue dans un sens plus démocratique et plus libéral que ne le comportait la législation sur la matière. Les ouvriers se plaignaient (page 94) avec raison d'une inégalité de traitement, qu'il importait à l'honneur du parti libéral de faire disparaître.
Ainsi, à Gand, lorsque des fabricants s'étaient coalisés au préjudice des ouvriers (une lettre du président de l'association des fileurs, M. François Billen, au commissaire de police, en date du 19 mars, l'établit de la façon la plus évidente), le parquet avait pris les dispositions les plus sévères, non seulement pour empêcher les ouvriers de se coaliser à leur tour, mais même pour interdire à une société populaire le moyen de venir en aide aux grévistes. Que les termes stricts de la loi - dura lex - pussent en mars 1859 autoriser M. le procureur du Roi de V... à faire saisir la caisse formée par les tisserands en faveur des ouvriers coalisés des fabriques B. et D. S. : nous en convenons Mais pourquoi, avant de mettre la force publique en action, ne consultait-il pas l'autorité communale, le chef de la police, qui connaissait l'état des esprits ?
Quoi qu'il en soit, une bagarre qui aurait dégénéré en émeute sans le sang-froid et le tact du bourgmestre comte de Kerchove de Limon, s'était engagée entre les ouvriers et les agents de la force publique. Force resta à la loi, mais si la loi fut dès lors virtuellement condamnée - sa disparition n'était plus qu'une question de temps -, le peuple Gantois conserva de la grève de mars-avril 1859 et de la « bagarre du Chien Noir » (1) un douloureux (page 95) souvenir qui ne s'est pas encore effacé, malgré tout ce que fit depuis lors le ministère libéral en faveur des classes ouvrières. C'est des ressentiments mal éteints et des rancunes lentement amassées que naissent les violences et les injustices. (Note de bas de page : C'est dans ce cabaret (rue des Chartreux) qu'était déposée la caisse des tisserands. La police fut débordée. Deux charges de gendarmerie furent nécessaires pour dissiper un rassemblement que le capitaine commandant la gendarmerie de la Flandre orientale, M. Motte, évalue à 2,500 personnes. (Rapport du 21 mars). Du côté de la force publique comme du côté des grévistes il y eut plusieurs blessés. Le gouverneur écrit à Rogier le 22 mars : « Une fois la police engagée, j'ai été d'avis qu'il fallait que force restât à l'autorité, que la saisie de la caisse (fr. 850.24) devait être effectuée et c'est ce qu'elle a été ; mais je n'ai pas hésité à énoncer comme mon opinion, que je ne soutenais qu'à regret pareille besogne. M. le bourgmestre et ses échevins MM. Callier et Deleu, ont partagé sur tous ces points ma manière de voir.» (Voir les journaux du temps.)
Le Parlement devant être renouvelé et complété au mois de juin, la session ordinaire fut close à la fin de mai. Le gouvernement se réservait de convoquer les Chambres en session extraordinaire pour leur soumettre le nouveau projet d'agrandissement et de fortification d'Anvers, dont on s'occupait activement au ministère de la Guerre, ou plutôt dans la Commission spéciale instituée en 1858 par le ministre de la Guerre.
Nous donnons, d'après le discours prononcé par Rogier à la Chambre le 31 mai, un aperçu des travaux de la session :
La loi sur la contrainte par corps votée ; une dotation d'un million pour les écoles primaires ; le traitement des professeurs de l'enseignement moyen augmenté ; des crédits extraordinaires alloués à la voirie vicinale et à l'hygiène ; la réduction de la patente des bateliers ; l'établissement d'une ligne de bateaux à vapeur entre Anvers et le Levant ; l'achèvement de la loi sur les prud'hommes ; la conclusion d'une convention littéraire avec les Pays-Bas et avec l'Espagne, etc. - Des discussions spéciales s'étaient engagées sur l'instruction obligatoire, sur la réforme électorale, sur la liberté de la presse, de la chaire et des fonctionnaires. Dans chacune de ces discussions, le gouvernement, disait Rogier, était resté fidèle à ses engagements de novembre 1857 et la majorité libérale avait acquiescé à ses actes et à ses déclarations. Il terminait ainsi son exposé :
« Quand le gouvernement et la majorité laissent le pays dans une situation aussi bonne à l'intérieur qu'à l'extérieur, chacun de nous peut être tranquille avec sa conscience et se présenter en toute assurance devant le jugement du pays. »
(page 96) Il s'en fallait cependant de beaucoup que la situation électorale fût rassurante pour le cabinet.
A Bruxelles, la fraction la plus importante, ou tout au moins la plus remuante de l'Association libérale ne cachait pas le mécontentement que lui avaient causé les « atermoiements, les « hésitations, » on disait même les « reculades » du ministère. M. Verhaegen « le ministériel » se sentant débordé, n'acceptait plus le renouvellement de son mandat parlementaire. Un grand nombre de libéraux, et parmi eux les meilleurs amis de Rogier, estimant trop « avancée » la politique des « jeunes » de l'Association, parlaient ouvertement de scission. Voilà ce qui nous explique la lettre suivante :
« Bruxelles, 3 juin 1859.
« A Monsieur Lemaïeur,
« Secrétaire de l'Association libérale et Union Constitutionnelle de Bruxelles.
« ,
« Répondant à la communication que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser par votre lettre du 27 mai dernier, je viens prier Messieurs les membres du Comité de ne pas maintenir mon nom sur la liste des candidats présentés à l'Association.
« Je prie aussi les membres de l'Association qui ont bien voulu mettre mon nom en avant de recevoir mes sincères remerciements pour cette marque de sympathie donnée à l'un des plus vieux champions du libéralisme belge.
« Veuillez, etc.
« Ch. Rogier. »
Sans doute il était difficile que Rogier acceptât une candidature de l'Association libérale, quand tel de ses collègues du cabinet poussait ouvertement à la constitution d'une société libérale nouvelle et à la formation d'une liste en opposition avec celle de l'Association. Nous estimons cependant que Rogier eût mieux fait d'user de son influence auprès de ses collègues et de ses amis pour (page 97) empêcher une scission d'où allaient sortir bien des misères. Acceptant une candidature de l'Association et mettant sa chaude et sympathique éloquence au service de l'union du libéralisme bruxellois, il eût coupé court à des récriminations, à des reproches pénibles qui ont contribué à faire la vie dure au cabinet de 1857. Et puis, lesquels des jeunes ou des vieux, des candidats de l'Association ou de ceux qu'allait présenter la Réunion (présidée par M. Orts), seraient vainqueurs au 14 juin ? Les catholiques n'entreraient-ils pas en lice et, dans ce cas, ne pourraient-ils pas remporter tout au moins une victoire partielle ? (Note de bas de page : Cinq semaines avant l'élection, ils faisaient paraître un Bulletin des électeurs de l'arrondissement de Bruxelles très agressif contre Rogier et qui montrait des intentions extrêmement belliqueuses.)
Par suite de l'augmentation de la population, des élections devaient avoir lieu dans des arrondissements où le succès était loin d'être certain.
A Anvers surtout, les choses ne se présentaient pas sous un aspect des plus favorables pour le ministère. Sans compter que certains jeunes libéraux se montraient fort tièdes pour un cabinet de vieux libéraux, on constatait même à l'Association un courant antiministériel qui s'était formé lors de la présentation du projet de fortification. Les catholiques, qui faisaient flèche de tout bois pour éliminer Rogier une seconde fois, exploitaient la question militaire avec une adresse rare auprès des électeurs que préoccupait fort l'embastillement d'Anvers et la création inévitable de nouvelles servitudes.
Rogier aborda résolument la double difficulté politique et militariste dans un discours qu'il prononça le 9 juin à l'Association libérale d'Anvers. Les catholiques l'avaient mis au défi d'accepter une candidature nouvelle dans cet arrondissement, à cause tout particulièrement de (page 98) son attitude dans la discussion du projet de fortification de 1858 :
« ... L'accord n'a pas toujours régné, dit-on, entre les représentants de la ville d'Anvers : il y a eu un fait grave, vital, de la plus haute importance pour la ville d'Anvers et sur lequel les représentants de la ville d'Anvers ont été en désaccord avec le ministre de l'intérieur. Cela est vrai et je ne regrette en aucune manière la ligne de conduite que j'ai suivie, pas plus que je ne reproche à mes honorables collègues celle qu'en âme et conscience ils ont cru devoir suivre. Nous étions d'accord sur le but point important. Mes collègues voulaient l'atteindre d'un seul bond ; je voulais l'atteindre successivement. Voilà où était le désaccord momentané entre nous. Les événements ont marché depuis. La question a été de nouveau éclaircie. Elle se présente aujourd'hui revêtue d'une autorité qu'elle n'avait pas, il faut bien le reconnaître, à l'époque où elle a été pour la première fois soumise à la Chambre, et j'ai la satisfaction grande de déclarer à l'assemblée que désormais sur cette question, comme sur toutes les autres, la députation anversoise marchera parfaitement d'accord...
« On n'obtiendra d'ailleurs jamais de moi des déclarations auxquelles on pourrait attribuer un bas calcul d'égoïsme. Je représente l'arrondissement d'Anvers aussi bien, aussi loyalement que je peux, mais, et je l'ai déjà dit à d'autres époques, je suis avant tout le représentant de mon pays ! Toujours j'ai été accepté par vous à cette condition... Je dois avant tout sauvegarder l'intérêt de la nation, l'intérêt du gouvernement que je ne ferai jamais fléchir devant aucune considération particulière... »
Sur le terrain politique, Rogier expliquant pourquoi le ministère ne se laissait pas aller aux entraînements de quelques-uns de ses amis impatients, prouva que c'était à force de prudence et de fermeté calme qu'il avait obtenu du sénat, où la majorité n'était pas certainement libérale, la solution des difficultés qu'avait fait surgir la question de l'administration de la charité publique (interprétation de l'article 84 de la loi communale).
Le souvenir des entraînements auxquels il faisait allusion l'amena tout naturellement à parler des divergences qui existaient entre les libéraux :
« Il y a le libéralisme qui marche, comme on l'a dit spirituellement (page 99) dans votre dernière réunion ; j'en suis (applaudissements)... il y a le libéralisme qui marche en tenant compte des obstacles qui peuvent se présenter sur la route et en ne perdant pas de vue le but qu'il doit atteindre, étant bien certain de l'atteindre ; il y a après cela le libéralisme qui court, jusqu'à perdre haleine, sans tenir compte ni du but à atteindre, ni des obstacles répandus sur le chemin ; de ce libéralisme-là, je n'en suis point, ni mes amis politiques non plus.
« Ces deux nuances existent dans notre pays, comme dans tous les pays de liberté ; il n'y a pas là de quoi s'effrayer ou s'affliger ; eh ! mon Dieu, il vient une époque où ceux qui veulent courir sentent la nécessité de ralentir le pas le contact des hommes, l'expérience des affaires, les difficultés qu'ils rencontrent, les ont bientôt ramenés au pas général de l'armée libérale.
« Que là où le libéralisme après de longues luttes est resté vainqueur, les deux nuances se séparent et suivent chacune leur voie, je n'y vois pas de graves inconvénients : mais là où le libéralisme n'a pas électoralement achevé son œuvre, là où il resterait encore à lutter contre des forces formidables, il y aurait faute à séparer ces deux nuances qui doivent rester unies.
« Il y a donc le libéralisme qui marche et le libéralisme qui court ; eh ! bien, laissons de côté pour le moment ces distinctions ; prenons le libéralisme dans son ensemble et voyons-le à l'œuvre.
« Qu'a fait le libéralisme en Belgique ? le commerce, l'industrie, l'agriculture, l'instruction publique, les arts, la littérature nationale ne lui doivent-ils rien ? Tous ces grands intérêts n'ont-ils pas, à toutes les époques, ressenti les effets de son action sympathique et bienfaisante ? L'amélioration matérielle et morale des classes inférieures n'a-t-elle pas été l'objet de sa constante sollicitude ? Le libéralisme n'a-t-il pas donné au pays toutes ses voies de communication, n'a-t-il pas donné aux campagnes deux mille lieues de voirie vicinale, n'a-t-il pas créé des écoles par milliers ? »
Rogier courut également les chances électorales dans l'arrondissement de Charleroi, où les libéraux l'opposèrent à M. Dechamps au dernier moment et sans s'être suffisamment préoccupés de la possibilité du succès, si nous (page 100) en jugeons par les lettres de MM. Troye, Abel Warocqué et Sabatier (du 9 au 12 juin). Les catholiques avaient donné à entendre que c'était au point de vue exclusivement industriel que la candidature de M. Dechamps était proposée. Ils eussent été fort maladroits s'ils avaient donné à cette candidature une couleur politique dans un milieu où dix-huit mois auparavant le libéralisme avait remporté une victoire écrasante. Ce doit être aussi le souvenir de cette victoire qui aura inspiré à l'Association libérale de Charleroi une trop grande confiance dans le résultat de la journée du 14, et qui lui aura fait négliger plus d'un élément de succès. Nous voyons, par exemple, dans la lettre écrite à Rogier par M. Troye le 12 juin, qu'elle ne songe guère à démentir des assertions qui devaient compromettre singulièrement la candidature du ministre :
« Il serait très utile de chercher à combattre l'allégation, colportée partout, que vous ne vous laissez porter candidat que par complaisance pour l'Association libérale et qu'en cas d'élection vous n'accepteriez pas le mandat qui vous serait conféré par Charleroi. On va plus loin. On assure que vous auriez laissé pressentir vos dispositions à cet égard dans un entretien particulier. »
M. Dechamps l'emporta de 31 voix sur Rogier (1,287 contre 1,256).
Rogier fut amplement dédommagé de ce léger échec par la victoire d'Anvers où il dépassa la majorité absolue de plus de 100 voix, et où toute la liste libérale (sénateurs comme représentants) passa au premier tour.
A Bruxelles les candidats du vieux libéralisme (liste de la Réunion libérale) l'emportèrent sur ceux du jeune libéralisme que patronnait l'Association libérale. (Note de bas de page : Au premier tour sur 11,487 électeurs inscrits, il s'en était présenté seulement 6,840 ; au ballottage il y en eut 4,700. M. Orts, le fondateur de la Réunion, ne passa qu'au second tour avec MM. Prévinaire, De Rongé, Pirson. Van Volxem, Jamar et Hymans. L'écart moyen entre les deux listes était de quelques centaines de voix.
Somme toute, la journée du 14 juin 1859 avait été bonne pour le ministère. S'il avait fait une perte peu importante à la Chambre (trois voix), le vote du corps électoral bruxellois lui permettait de compter dans cette assemblée sur une majorité « plus homogène et mieux disciplinée », et il avait réussi à déplacer la majorité dans le sénat où désormais les libéraux seraient 31 contre 27.
Nous trouvons deux appréciations curieuses de cette journée dans la correspondance de Rogier. L'une est d'un ancien journaliste bruxellois qui, quoique vivant en France, ne se désintéressait pas des affaires d'un pays où il avait aidé à faire l'opinion :
« Recevez mes félicitations bien vives et bien sincères pour le résultat des élections. Il répond, me semble-t-il, à peu près à tout ce que vous pouviez espérer. Je vois le cabinet consolidé par ces élections dans l'ensemble et dans les détails. Vous perdez peut-être une couple de voix, mais vous aurez une majorité plus unie, plus homogène, mieux disciplinée. La droite n'est pas renforcée au point de devenir un embarras. L'entrée de Dechamps, Malou sortant, est une bonne chose. Mais ce qui me paraît l'emporter sur tout, c'est le résultat de Bruxelles. Il y avait un danger sérieux, à mon avis, pour l'opinion libérale et même pour le pays, dans l'allure imprimée à l'Association... »
L'autre appréciation est de Paul Devaux qui venait d'être réélu à Bruges, après une lutte acharnée, comme toujours. Il n'avait pas vu sans une vive anxiété s'engager la bataille du 14, et il se préoccupait déjà de l'élection de 1861 :
« Ouf ! en voilà de la fièvre électorale... Nous avons échappé aux coups les plus rudes. Liège, Bruxelles, le sénat sont admirables. Le présent reste bon. Mais l'avenir ne doit pas nous laisser sans (page 102) préoccupations. Nous restons avec une majorité de 21 voix que le déplacement de 12 voix nous enlèverait. Gand, Charleroi, Tournai, Ath nous en donnent 16 dont la réélection court des dangers. C’est de ces quatre points qu’il fait surtout s’occuper politiquement dans toute votre administration... »