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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

En guise de conclusion

(page 377) « Monsieur Rogier est un esprit large et un cœur généreux : c'est un véritable Américain, ami de l'ordre et de la liberté. J'aime de pareils libéraux. »

Tel est le jugement que portait sur Rogier un prêtre belge, le R. P. Desmet (S. J.), qui l'avait connu assez intimement pendant un quart de siècle et qui termina en 1873 au Canada une vie consacrée toute entière à des œuvres d'apostolat et d'enseignement.

« Esprit large, cœur généreux ! »

L'intelligence de Rogier s'était ouverte de bonne heure aux idées de progrès, de liberté et de tolérance.

(page 375) L'amour du bien et du beau le guide dans les études de sa jeunesse. Ses premières amitiés (volume. I, Correspondance avec Desoer) s'en ressentent. Sa carrière de journaliste n'a pas d'autre objectif que l'utilité publique.

Servir la cause de la liberté, combattre l'arbitraire gouvernemental, apprendre au peuple ses droits et ses devoirs, améliorer les méthodes d'enseignement : telle est la portée de sa collaboration au Mathieu Laensbergh, au Politique et à la Récompense, tel est le but de son Manuel électoral. (Volume I, chapitre IV).

A ceux qui se réclament de la liberté son appui est assuré, sa plume est acquise. Il ne leur demande pas sous quel drapeau philosophique et religieux ils marchent : il lui suffit de savoir qu'ils ont à se plaindre de l'injustice du pouvoir, de l'intolérance d'une administration partiale et tracassière, des sévérités outrées d'une magistrature complaisante (I, 4).

Pour que les griefs dont souffre la nation belge soient redressés, pour que les principes de la vraie monarchie constitutionnelle triomphent, il est indispensable qu'il sacrifie à l'Union ses répugnances et ses antipathies : il les sacrifie (volume I, pp. 133 et suiv.).

Le gouvernement hollandais est ombrageux et l'administration implacable. La moindre critique provoque les colères du parquet : Rogier n'en est pas moins prêt à témoigner de ses principes en toute occurrence (I, p. 163). Le journaliste qui ose blâmer les actes ou même les projets ministériels risque sa liberté : Rogier la risque (volume I, pp. 178 et suiv.).

Le jour où il faudra également risquer sa vie, il n'hésitera pas davantage.

L'infatuation d'un ministre et l'entêtement du Souverain rendent inévitable la Révolution.

Rogier sera au premier rang des combattants auxquels il a promis (volumen I, p. 197) et auxquels il donne la gloire et l'indépendance.

(page 379) La patrie belge est libre. La tâche du publiciste et du soldat est achevée : celle de l'administrateur et du législateur va commencer.

Au gouvernement provisoire et au Congrès national Rogier appliquera les principes qu'il a défendus dans le journalisme. Il travaillera à faire passer dans la Loi suprême de la Nation régénérée les vérités pour lesquelles il a exposé sa vie à Liège, à Bruxelles et à Anvers. Il demandera que les garanties constitutionnelles les plus complètes soient assurées à la Presse et à l'Enseignement, aux Cultes et à la Pensée.

Nul mieux que lui n'a la compréhension exacte de la liberté civile et religieuse : le respect des croyances, des écoles, des opinions les plus diverses est sa règle de conduite absolue.

Il sait bien que des hommes dont le séparent d'une façon irréductible ses convictions philosophiques et politiques, trouveront dans la Constitution même des armes redoutables pour le combattre, pour empêcher le triomphe des idées qui lui sont le plus chères.

N'importe :

La liberté pour tous !

Ce qu'il veut avant tout, c'est que les institutions de la Belgique ne consacrent pas de privilèges pour l'aristocratie et la bourgeoisie. Le peuple a versé son sang pour la cause de la Révolution : il ne tiendra pas à Rogier que cette Révolution ne produise tous les résultats qu'en attend le peuple.

Rogier n'a jamais repoussé de parti pris aucune conception économique ou sociale, quelque hardie qu'elle parût à ses collègues. La forme républicaine obtint quelque temps ses préférences. S'il finit par se rallier à la monarchie, c'est que l'intérêt bien entendu de la Patrie lui commandait de faire taire des sympathies basées sur des (page 38) ressouvenirs paternels plus peut-être que sur des raisonnements d'ordre politique : la République belge n'eût pas vécu six mois.

Mais ce n'est qu'à une monarchie démocratique qu'il avait entendu donner son adhésion et on le vit bien au cours des longues années qu'il passa au pouvoir.

Ministre de la Royauté, il lui prouve que, pour se fortifier, elle doit se préoccuper constamment des aspirations et des besoins des masses ; qu'elle doit satisfaire à leurs légitimes exigences au double point de vue matériel et moral. C'est en proposant des lois qui respirent l'amour des faibles et des humbles, que Rogier se rend populaire en popularisant du même coup la Royauté.

Dans les classes supérieures de la société, parmi les conservateurs à outrance, Rogier rencontrera souvent de vives oppositions. Dans son propre camp ses audaces seront l'objet de reproches amers ; il lui arrivera sur bien des questions d'être plus avancé que sa majorité. Il n'en persistera pas moins dans cette politique sagement progressive à laquelle la Belgique devra les chemins de fer, l'organisation de l'enseignement de l'Etat, les institutions de prévoyance, les règlements sur l'hygiène publique, l'abolition de l'octroi, la loi sur les successions, l'affranchissement de l'Escaut, le triomphe du libre-échange, etc,. etc.

Le temps a passé sur les récriminations, sur les calomnies que chacune de ces réformes a provoquées. Les institutions et les lois tant vilipendées sont debout !

On reconnaît aujourd'hui que Rogier a fait du socialisme dans le bon sens du mot en prenant des mesures propres à assurer du travail aux classes laborieuses, à augmenter leur bien-être, à leur créer des ressources nouvelles ; en cherchant à moraliser le peuple, à l'instruire et à le rendre prévoyant. (Volume III, pp. 280 ; 288-9 ; 380).

(page 381) Certes il n'était pas de ceux qui, se retranchant à chaque instant derrière l'Etat, disent : le gouvernement est tout-puissant, c'est à lui à tout faire. Rogier réprouvait une pareille doctrine. Du moment que le gouvernement serait chargé de tout entreprendre, de se mettre en lieu et place des provinces, des communes, des particuliers, c'en serait fait de la liberté.

Mais il y a tout un monde de cette doctrine collectiviste à la doctrine égoïste du laisser-faire et du laisser-passer absolu que professent certains libéraux. « Si je ne crois pas, disait Rogier, que le gouvernement soit établi pour tout faire, je ne crois pas non plus qu'il existe pour ne rien faire. Son rôle est d'éclairer, de stimuler, d'encourager, de récompenser enfin les efforts de ceux qui travaillent. Mettons les choses en train, indiquons les moyens à employer. » Son système consistait à faire intervenir l'Etat largement quand l'initiative industrielle était insuffisante, quand il y avait des découragements à relever, des misères à soulager.

Le rare bon sens de Rogier en même temps que son esprit de justice et d'impartialité le rendaient inaccessible aux utopies déclamatoires qui, il y a cinquante ans comme aujourd'hui, troublaient tant de cerveaux en provoquant (page 382) tant de colères.

Ce n'est point, nous le répétons, qu'il eût des préventions invincibles à l'endroit des réformateurs du temps : il avait appris à prendre son bien partout où il le trouvait. Peu importait que la routine des bureaux ministériels jetât feu et flammes contre une innovation qui répondait à ses aspirations, à ses goûts. Que cette innovation fùt due à un fouriériste ou qu'elle fût en germe dans les écrits d'un saint-simonien, du moment qu'elle pouvait aider Rogier à réaliser un but utile, à faire disparaître un abus, il l'imposait.

Réfractaire aux billevesées des songe-creux, mais ami du progrès dans tous les ordres d'idées, il n'avait que des (page 382) paroles encourageantes pour les chercheurs de bonne foi, pour les hommes de bonne volonté. Ils sont légion, ceux qui ne se sont pas adressés en vain à son bon cœur, les savants qu'il a protégés et réconfortés, les littérateurs et les artistes dont son indulgente bienveillance a facilité les débuts.

Ayant fait du travail sa loi et sa vie, c'est aux humbles travailleurs qu'allaient surtout ses sympathies. L'instruction est la base de chacune de ses réformes. Partisan de l'accession progressive des masses populaires à la vie publique, il ne séparait point le droit électoral de la capacité.

Les revendications légitimes du Parti Ouvrier n'eussent pas eu de défenseur plus convaincu. Il eût dit, avec M. Neujean, le président du Congrès libéral de 1893 : « Nous sommes prêts à nous engager dans les réformes sociales les plus considérables, les plus hardies, pourvu qu'elles soient compatibles avec le respect de la propriété individuelle et la liberté du travail des majeurs. »


Tous ses actes sont marqués au coin du désintéressement et de l'intégrité ; aucun des adversaires de sa politique ne le contestera.

A cette heure où, dans un triste but de basse flatterie populaire, certains publicistes cherchent hélas ! à rapetisser bien des grandeurs intellectuelles et politiques, et à nier les services, les qualités, les vertus des hommes d'Etat les plus dignes, le nom de Rogier est resté pour tout le monde synonyme d'honnête homme.

Entouré à trente ans d'un prestige que ne posséda à pareil degré aucun autre membre du gouvernement provisoire, aimé du peuple et des soldats non seulement pour son énergie et son entrain, mais pour cette générosité d'âme (page 383) qui lui ralliait tous les cœurs, on le voit, après le triomphe de la Révolution, s'éloigner du pouvoir avec autant d'abnégation que d'autres mettent d'empressement à briguer les honneurs et les places. Quand l'Etat a de nouveau besoin de ses services, il accepte les missions les plus difficiles et les plus ingrates, telles que celles d'administrateur da la sûreté publique (volume II, pp. 124-125). Il va là où il peut rendre le plus de services à la Patrie. Quand l'intrigue se dresse en face de lui pour lui refuser en 1831 l'honneur de représenter Liège au Parlement, il n'a pas une plainte (volume II, pp. 169-177). L'ingratitude de ses électeurs anversois ne lui en arrache pas non plus en 1854 (volume III). Son désintéressement n'a d'égal que sa modestie. Alors que dans les groupes parlementaires et dans la presse on pense à lui pour les plus hautes fonctions de l'Etat, pour la Royauté (volume II, pp. 86-87) ou pour la Présidence de la République (volume II, 108), il s'efface, il s'efface toujours. Le poste de Ministre n'est jamais pour lui qu'un poste de combat (volume II, 212) et quand le soin de sa dignité ne lui permet plus de conserver le pouvoir, il sait l'abdiquer fièrement.


Parmi les hommes d'Etat que la Belgique a eus à sa tête pendant les cinquante premières années de son existence, Rogier est assurément celui qui personnifie le mieux la politique libérale.

Cette politique de tolérance, de sage progrès et d'ordre doit tenir compte de toutes les aspirations et de tous les sentiments, comme de tous les intérêts. Elle doit sauvegarder les droits des minorités et refréner les tendances despotiques des majorités. Elle doit enfin défendre l'Etat contre les empiétements de l'Eglise.

(page 384) Le respect de la liberté et l'indépendance du pouvoir civil : telle est la double mission qui s'impose à un ministre libéral.

Rogier n'y a jamais failli et, somme toute, il a rempli cette tâche avec une modération qui était dans son caractère autant qu'elle était dans les vœux de la nation.

Des publicistes catholiques lui reprochent les lois d'enseignement et les lois sur la bienfaisance qu'il a fait voter dans l'intérêt de l'Etat. Ils ont voulu voir en lui un ennemi de leur religion.

C'est lui faire injure que de lui supposer des sentiments d'hostilité et de haine que son cœur et sa raison répudiaient dès avant la Révolution de 1830 (volume I, 168) et contre lesquels protestent les actes de sa carrière ministérielle et ses discours parlementaires. Si l'existence matérielle du clergé, si ses libertés et son indépendance avaient été menacées, il eût été le premier à les défendre. Il le voulait voir (volume III, p. 83) « toujours fort et respecté ». On devait en revanche, disait-il, lui demander de « ne rien entreprendre sur le domaine du pouvoir civil », de prêcher l'union, de réconcilier et non de diviser, de ne pas se transformer en agent d'un parti politique. Une des dernières fois qu'il parut devant ses électeurs (Association libérale de Tournai, mai 1878) il se défendait vigoureusement d'avoir voulu ou de vouloir jamais cantonner le libéralisme sur le terrain des luttes religieuses... On ne dit pas la vérité, s'écriait-il, quand on affirme que nous voudrions persécuter un culte quelconque.

Si, pour les besoins de la polémique, les adversaires de Rogier ont, dans diverses circonstances, lancé contre lui cette accusation, à laquelle il a été plus sensible qu'il n'a voulu le laisser paraître, il a été apprécié plus justement par ceux des membres du clergé qui n'ont jamais été mêlés à nos querelles de partis. L'éloge du R. P. Desmet « J'aime de pareils libéraux » suffit à le venger.

(page 385) En dépit des fautes et des erreurs inhérentes à l'humaine nature, inévitables surtout dans une carrière aussi longue et aussi tourmentée, nous croyons que la vie de Charles Rogier peut être donnée en exemple à ceux qui se réclament du libéralisme, du libéralisme entendu dans le large et splendide sens du mot le plus beau peut-être du XIXe siècle.

Pour être autorisé à se dire libéral, il faut, comme Rogier, avoir l'esprit assez large, assez inaccessible aux préjugés de naissance et d'école, pour n'écarter de parti pris aucune opinion honnête ni aucune revendication. pacifique, pour ne se préoccuper que des intérêts de la Patrie et du triomphe de la Justice.

Il faut, comme Rogier, aimer la liberté d'un amour assez profond pour ne laisser porter atteinte, sous aucun prétexte, aux droits sacrés de la propriété et du travail.

Mais il faut aussi, comme Rogier, savoir faire plier l'absolutisme d'un principe ou d'une théorie trop individualiste devant les besoins primordiaux de la société.

Il faut, comme lui, avoir le cœur assez généreux pour travailler sans relâche à l'amélioration du sort des déshérités de l'intelligence et de la fortune.

Il faut, dans tous les actes de la vie publique comme de la vie privée, s'inspirer de cette parole que Rogier semble avoir prise pour devise :

« SOIS BON ! » (V. Hugo : Les Contemplations.)