(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)
L'écho des querelles libérales qui avaient valu aux cléricaux la loi de 1876, n'était pas étouffé quand survinrent les élections législatives du 13 juin. Aussi ne nous expliquons-nous pas les immenses espérances que le libéralisme avait fondées sur cette journée. Ce n'est pas au lendemain de divisions qui prirent à certains moments un caractère bien fâcheux d'amertume et de colère, que l'on pouvait compter sur ce fraternel coude à coude sans lequel les meilleures troupes courent à la défaite. D'autre part, le ralliement n'était pas fait encore dans tous les groupes libéraux sur la révision de la loi de 1842, dont M. Orts disait cependant le 19 mai que ce serait la plateforme de l'élection.
Il n'en est pas moins certain que l'on s'attendait à la chute du cabinet clérical. Les esprits les plus calmes, les journaux libéraux les moins enclins à l'illusion en matière électorale escomptaient la victoire remportée aux élections provinciales notamment dans des arrondissements douteux comme Anvers et Ypres. L'un d'eux écrivait : « Le ministère est condamné à mort. C'est Anvers qui a prononcé la condamnation et c'est Anvers qui dans trois semaines l'exécutera. »
(page 338) La peur paraissait avoir gagné d'ailleurs la presse cléricale. Plusieurs de ses organes ne savaient pas cacher leurs appréhensions. « Il se peut, disait l'un d'eux quatre jours avant l'élection, que nous ayons un échec : il se peut que la Providence veuille tirer le bien du mal, réveiller la ferveur des fidèles à la rude école de la persécution, ouvrir les yeux aux aveugles volontaires qui s'obstinent à méconnaître la perversité native du libéralisme. » Un autre supputait les chances d'une dissolution qui paraissait inévitable. Le moniteur officieux du cabinet faisait appel à l'Association catholique de Bruxelles pour qu'elle s'y préparât sans retard.
Le cabinet fut sauvé par Anvers qui était la clef de la situation, La députation cléricale de cet arrondissement conserva ses mandats au prix d'une palinodie dans la question de la Convention Gand-Terneuzen et, s'il faut en croire ses adversaires, au prix également d'une pression énorme et fort coûteuse exercée sur les électeurs campagnards.
L'opposition n'avait réussi qu'à diminuer de deux voix la majorité catholique de la Chambre. Mais un examen rapide des chiffres de l'élection prouve que le cabinet n'échappa en quelque sorte que par miracle à un échec auquel il s'attendait pour ainsi dire.
Dans l'arrondissement d'Anvers il s'en était fallu de peu que toute la liste libérale passât au premier tour : dans la ville seule elle avait obtenu une majorité de 770 voix. Pour que la victoire du cabinet se changeât en une défaite irréparable, il eût suffi d'un déplacement de 90 voix sur dix mille votants à Anvers, de 30 sur six cents à Virton et à Neufchâteau, de 10 à 20 sur trois mille à Bruges.
Autre particularité à signaler : des 227,406 suffrages émis le 13 juin, 144,523 avaient été donnés aux libéraux pour élire 21 représentants et (page 339) 81,888 aux cléricaux pour élire 42 représentants ! Le relevé de ces chiffres dont les partisans de la représentation proportionnelle ont eu le droit de tirer parti rendait plus amère encore la déception des libéraux.
L'amertume dégénéra en exaspération. Les scènes les plus déplorables s'étaient passées à Anvers le soir même de l'élection : on avait saccagé les maisons de deux représentants peu populaires, que les votes seuls des campagnards campinois avaient maintenus au Parlement. L'agitation, qui avait gagné Gand, Bruxelles et Liège ne se calma qu'au bout de quelques jours pour faire place, chez la plus grande partie des soldats du libéralisme, à un découragement auquel leurs chefs eux-mêmes étaient bien. près de céder.
Un journaliste de nos amis nous a souvent conté que, le premier moment de tristesse passé, Rogier lui dit : « Eh ! bien, c'est que la poire n'était pas encore mûre ! Elle ne le sera apparemment que dans deux ans. Après tout, nos adversaires n'ont pas encore eu la moitié de nos treize années de pouvoir ; attendons juin 1878. » Et il faisait remarquer à son interlocuteur que, tout bien considéré, la situation n'en serait alors que meilleure pour le libéralisme. On aurait, en 1878, à procéder au renouvellement de la moitié du sénat et on pourrait du même coup reconquérir la majorité dans les deux Chambres. L'élimination des dix sénateurs cléricaux d'Anvers, de Bruges, de Nivelles et de Bruxelles (M. de Mérode) coïnciderait avec l'élimination des derniers représentants cléricaux des provinces de Hainaut et de Liège et avec le triomphe - certain pour lui – du libéralisme gantois. Ce serait le renversement du ministère sans qu'il fallut recourir à une dissolution.
C'est en effet en 1878 que les libéraux remporteront la victoire vainement espérée en 1876.
Ayant relevé dans les élections de Bruges et d'Anvers de nombreux faits de fraude et de pression auxquels ils attribuaient leur défaite, les libéraux avaient, au lendemain du 13 juin 1870, réclamé une loi qui assurerait la liberté de l'électeur et qui garantirait la sincérité de son vote.
Une campagne fut menée dans ce sens par la Fédération libérale, un organisme nouveau dont le président M. Bara proposa, dès le commencement de la session de 1876-1877, l'établissement de l'isoloir électoral qui fonctionnait en Angleterre et un ordre de vote permettant aux électeurs de se soustraire à la surveillance des personnes dont ils dépendaient.
Malgré l'opposition d'un grand nombre de ses amis, M. Malou céda à des réclamations qu'appuyait d'ailleurs l'opinion publique : il promit d'étudier le moyen d'appliquer à notre pays le système anglais.
Deux mois après (16 janvier 1877) il déposa un projet de loi qui n'empruntait au système anglais que les innovations les moins utiles au but que l'opposition désirait atteindre ; qui édictait des dispositions, telles que le bulletin de parti et le vote par commune, à l'aide desquelles on pourrait encore influencer impunément le vote de l'électeur ; et - ce qui était plus grave - sous couleur d'interpréter plus équitablement la loi sur la contribution personnelle et les patentes, supprimait par voie rétroactive vingt mille électeurs dans les villes qui formaient la principale force de l'armée libérale. Ajoutons qu'en même temps que M. Malou faisait le vide dans le corps électoral urbain, certains politiciens de ses amis, très forts dans l'art de réviser les listes électorales, imaginaient les combinaisons les plus étonnantes (pour ne pas dire plus) afin d'augmenter le (page 341) nombre des électeurs ruraux dans les arrondissements de Gand et d'Anvers. (Note de bas de page : C'était l'époque des chevaux mixtes dont on s'est beaucoup égayé à la Chambre. Les accumulations de patentes étaient aussi à l'ordre du jour. Tel campagnard en payait jusqu'à cinq : comme loueur de voitures, comme charretier, comme cabaretier, comme logeur avec quatre chambres, comme négociant en charbons, et, hasard des plus bizarres ! « la dernière patente donnait toujours l'appoint pour parfaire le cens ». Ce sont ces pratiques électorales, fort connues partout, qui ont fini par tuer le cens.)
Des protestations violentes accueillirent le travail de M. Malou : elles en visaient notamment les mesures rétroactives. A Verviers aussi bien qu'à Gand, à Liège et à Anvers, les suppressions projetées d'électeurs soulevaient des disputes et des colères qui se traduisaient par les cris de : « A bas Malou ! Weg met de Papen ! » auxquels faisaient écho les « Weg met de Geuzen ! A bas Bara ! »
L'opposition allait faire porter le débat parlementaire sur ce point-là avant tout. C'est ce qui fut décidé dans la première des réunions particulières que la gauche tint à cette époque sous la présidence de Rogier.
Le peuple belge, avait dit Rogier en ouvrant la réunion du 24 janvier 1877, est de sa nature calme et modéré, mais l'injustice l'exaspère et il est dangereux de le pousser à bout. Par le plus singulier des renversements de tous les faits, c'est le gouvernement qui se fait révolutionnaire. Dans l'intérêt de la paix publique, il faut qu'il rentre dans les voies légales : nous l'y ferons rentrer par une attitude tout à la fois calme et énergique.
M. Malou y rentra en effet, soit que cette attitude de la gauche qui avait toujours pour elle l'opinion publique, lui ait fait comprendre qu'il serait dangereux de tendre trop la corde à ce moment, soit qu'il ait cru devoir se rendre à des « conseils d'en haut » dont il est fort question dans (page 343) les correspondances bruxelloises de journaux étrangers d'ordinaire bien renseignés.
Il fit le sacrifice des dispositions rétroactives qui avaient déchaîné l'orage. Cette concession, quoi qu'elle ne rendit pas encore le projet de loi acceptable pour la gauche, fut considérée comme « une trahison » par les ultra-cléricaux. Le Courrier de Bruxelles sommait en quelque sorte ses amis d'user de leur initiative pour s'opposer à ce que le cabinet reculât devant cet odieux libéralisme dont le Bien Public disait : « Il n'est pas le progrès, la libre discussion. Il est l'invective, le mensonge, l'insulte, la huée, le crachat, la bave et la boue. » (20 février). Les ministres étaient menacés de désertion : « Si nos mandataires et le gouvernement ne font pas droit à nos justes prétentions, écrivait le Courrier du 2 mars, las d'être bernés par ceux qui pouvaient nous sauver et ne l'ont pas voulu, nous pourrions dans un moment de dépit nous tourner contre eux. » L'Echo de Namur, faisant allusion aux « conseils d'en haut, » exprimait l'espoir que la droite les laisserait pour compte à leur auteur et n'en maintiendrait pas moins fièrement le projet primitif. Marchons fièrement en avant, crie-t-il le 16 février et « que les conséquences de la lutte retombent sur ceux qui auront manqué de prévoyance ou de fermeté, quel que soit le rang qu'ils occupent. »
Les libertés constitutionnelles étaient devenues pour des journaux ultramontains l'objet de plaisanteries, de sarcasmes qui faisaient dire à Rogier :
« Dans quels termes parlent-ils de nos libertés ? Avec le plus grand mépris. Et alors comment voulez-vous que le parti libéral qui est le parti de la liberté, ne repousse pas avec quelque violence des attaques (page 343) aussi véhémentes ?... Nous ne pouvons pas vouloir que le pays continue de vivre au milieu de cette agitation générale... Que voulez-vous que disent ceux qui se montrent tolérants pour tout le monde, ceux qui rendent hommage à certains catholiques ? Que voulez-vous qu'ils répondent quand on vient leur montrer tous les jours dans les feuilles publiques, organes des pouvoirs supérieurs, les déclarations les plus violentes, les railleries les plus repoussantes contre nos libertés ?... Je parle en patriote ; je parle en vrai unioniste, en unioniste de 1830. A cette époque-là, on se donnait la main franchement ; on savait se respecter, s'estimer et s'aimer même, sans tenir compte des opinions religieuses. Je dis que cet esprit de tolérance réciproque a disparu de la surface du pays et que c'est un grand mal. Si ma voix pouvait avoir quelque autorité, je vous engagerais, messieurs de la droite, à obtenir par vos conseils, par vos réclamations, une attitude meilleure, plus constitutionnelle de la part des chefs de ceux qui s'intitulent le parti catholique » (18 mars 1877.)
Paroles bien profondes dans la bouche d'un homme qui avait combattu sous le drapeau de cette Union de 1830 compromise par tant de violences, et pour des libertés que des fous traitaient d'ordures ! « Jamais, disait un journal de Tournai, Rogier n'a prononcé avec plus d'opportunité des paroles plus loyales, plus sincèrement patriotiques. Son discours du 18 mars est éloquent, parce qu'il est simple, parce qu'il est vrai, parce qu'il contient, dans les termes les plus mesurés, un réquisitoire écrasant contre des tendances liberticides et antinationales qui révoltent enfin les plus indifférents et les plus modérés. » Fort de l'autorité que lui donnaient son expérience politique et la modération de son caractère, sa sagesse d'homme d'Etat et les services qu'il avait rendus au pays depuis près d'un demi-siècle, Rogier avait le droit de tenir ce langage dont le retentissement fut salutaire.
La loi électorale revint du sénat, allégée avec l'assentiment de M. Malou et la résignation silencieuse de M. de Lantsheere, ministre de la justice, d'un article qui avait, grâce surtout aux commentaires interprétatifs de la droite, (page 344) motivé l'opposition de tous les libéraux de la Chambre. Mais il s'y trouvait encore une disposition (l'article 48) à laquelle Rogier était invinciblement hostile. En accordant au clergé des immunités telles qu'il lui était permis, sans que la loi intervînt, d'exiger des électeurs la révélation du secret de leur vote (Cf. discours de MM. Frère et Bara, 7 et 8 juillet 1877), cet article 48 le soustrayait au droit commun et le plaçait dans une sphère spéciale qui pourrait, estimait Rogier, lui assurer la domination absolue sur la société laïque. La préoccupation de ce danger motiva le vote négatif de Rogier : avec vingt et un autres libéraux, parmi lesquels MM. Frère et Bara, il repoussa la loi.
Unie sur la question de la rétroactivité, la gauche, on le voit, ne l'avait pas été sur les questions relatives à la liberté des cultes que soulevait la loi électorale.
Une autre divergence, dont les conséquences faillirent lui être bien funestes, s'était produite vers le même temps, à l'occasion de la candidature de M. Paul Janson à la Chambre des représentants.
Au début l'affaire était toute spéciale à Bruxelles. L'Association libérale de cet arrondissement devait-elle donner pour successeur à M. Funck (un des anciens soldats du radicalisme) un autre radical, M. Janson, ou un libéral d'une nuance moins vive, M. Goblet. Certes les qualités de publiciste et d'orateur de M. Goblet, la loyauté et la fermeté de ses convictions étaient de nature à lui (page 345) mériter les suffrages des libéraux de la capitale. Mais il avait semblé à un élément fort actif de l'association que, dans l'intérêt du parti libéral et pour le rajeunir en quelque sorte par une infusion de sang démocratique, mieux valait choisir M. Janson. Le récent procès de la Cote libre (affaires Langrand) venait de montrer sous un jour nouveau l'éloquence superbe du tribun bruxellois. L'incontestable popularité qu'il devait au procès De Buck (affaire de captation) n'avait fait que grandir. Puisque, après neuf ans de retraite, il se décidait à rentrer dans la vie publique ; puisque, après avoir fait une campagne politico-économique de pure théorie avec un groupe dont les utopies socialistes et antimilitaristes l'avaient séduit, il était prêt à faire de la politique pratique contre le ministère clérical qu'il importait de renverser avant tout, n'était-ce point faire œuvre utile au libéralisme que de recruter pour le parlement un talent d'un telle envergure ? N'était-ce point le moyen de rallier au libéralisme ceux de ses amis qui se désintéressaient généralement des luttes politiques ?
Les membres de l'Association qui ne partageaient pas cette manière de voir - et c'étaient presque tous les chefs - objectaient qu'avec M. Janson entreraient à la Chambre l'internationalisme et le républicanisme.
Les parrains de M. Janson, forts des déclarations qu'il leur avait faites et qu'il confirma dans une lettre à M. Buls, répondirent que, pour lui comme pour eux, comme pour toute l'Association, « le devoir primordial du libéralisme était de reprendre les positions perdues » ; que M. Janson entendait « unir dans ce but ces efforts à ceux de la gauche parlementaire » ; que « la lutte contre le cléricalisme lui paraissait en ce moment le plus puissant intérêt du pays » ; (page 346) qu'en ce qui concernait spécialement les questions qui intéressaient les classes ouvrières et qui avaient toujours été l'objet de ses préoccupations, M. Janson les considérait comme « des questions d'une nature essentiellement scientifique, dont il fallait demander la solution à l'étude et à l'examen des faits » ; qu'à cette fin « tous les citoyens et non pas une seule classe de la société devaient s'unir dans une loyale recherche de ce que commandaient l'intérêt général et la justice » ; que M. Janson n'entendait poursuivre la réalisation de tous les progrès sociaux que « dans cet esprit de conciliation et de paix, par la persuasion et la liberté, sans faire appel à la violence ». (Voir la lettre de M. Paul Janson à M. Buls du 25 février 1877). Ces déclarations ne suffirent pas pour rassurer les modérés de l'Association.
Il en est qui firent des efforts auprès de Rogier pour qu'il usât de son influence à Bruxelles contre la candidature de M. Janson. Rogier s'y refusa obstinément. Il n'admettait pas que cette élection pût « mettre en danger la royauté, la propriété, l'existence même de la Belgique », comme le proclamaient à l'envi, dans les meetings, des membres de la députation bruxelloise. C'étaient, à son sens, de pures exagérations qui ne pouvaient avoir d'autre résultat que de semer dans le libéralisme les germes d'une division nouvelle, alors que l'on aurait besoin de toutes ses forces pour faire tomber le ministère l'année suivante.
Eh ! oui, disait-il, M. Janson a été mal inspiré quand, dans sa jeunesse, il a marché la main dans la main avec des catholiques sur la question des dépenses militaires : il a été leur dupe. C'est une maladresse, ce n'est point un crime. Et puis, qu'est-ce que cela me fait qu'il ait de la propriété une conception que, pour ma part, je n'admettrai jamais ? Je ne sache pas que lui ou ses parrains placent sa candidature sur ce terrain. Il est, dit-on, comme je l'ai été au début de ma carrière, comme l'abbé de Haerne et (page 347) d'autres l'ont été, partisan en principe du gouvernement républicain. Mais il ne se propose pas d'aller discuter à la Chambre la forme du gouvernement ; il est présenté « non parce que républicain, mais quoique républicain ». La lettre de M. Janson à M. Buls paraissait sur ce point suffisamment explicite à Rogier. (Note de bas de page : « Aussi longtemps que le Roi restera fidèle à son serment, il ne pourra pas être question de propagande républicaine », avait dit M. Janson à ses parrains. Et il ajouta, dans un meeting, que si cette question naissait un jour, il se ferait un devoir d'honneur de donner sa démission, à l'exemple d'Adelson Castiau.)
On revint à la charge en exploitant surtout contre M. Janson ses relations avec les socialistes de l'Internationale. Rogier, l'ancien ami des Fouriéristes et des Saints-Simoniens, devait être tolérant aux audaces et indulgent aux faiblesses. Il partageait à cet égard l'avis d'un journaliste qui disait : « nous ne voyons pas dans tout cela autre chose qu'une aspiration de M. Janson, un besoin qui s'impose à toutes les intelligences élevées, à tous les cœurs généreux, de sonder les navrants et redoutables problèmes de la misère. » Et il persista à croire que l'entrée de M. Janson au Parlement n'ouvrirait pas l'ère des révolutions.
L'attitude calme et conciliatrice de Rogier contrastait singulièrement avec l'agitation ou, pour parler plus exactement, avec l'affolement de plusieurs députés et sénateurs libéraux, non seulement de Bruxelles, mais de la province. C'est que « la question-Janson », comme on disait, avait fini par passionner les esprits un peu partout. Au lieu de laisser les libéraux de Bruxelles arranger leurs affaires eux-mêmes, certaines feuilles libérales de la province eurent la prétention de leur faire la leçon. D'aucunes leur reprochèrent de « trahir les intérêts du parti. »
Le triomphe de M. Janson qui obtint 5,394 voix contre 2,485 données au candidat de la Société libérale et constitutionnelle (page 348) de MM. Orts, Hymans et Eug. Anspach - et l'enthousiasme avec lequel les non-électeurs l'accueillirent, coupèrent court à toutes les récriminations à Bruxelles et l'apaisement s'y fit insensiblement. Quant aux avancés de la province, ils furent tellement heureux de l'accueil fait par la capitale à un des leurs, qu'ils se préparèrent avec une énergie insolite à la bataille de juin 1878, bien décidés à une entente complète avec les modérés. L'union, un moment compromise, se rétablissait.
Peu de temps avant l'élection législative de juin 1878, le chef du cabinet exposant devant ses électeurs de Saint-Nicolas la conduite du ministère, disait : « On nous reprochera peut-être de n'avoir pas fait tout ce que nous devions... ; mais dans des circonstances difficiles nous avons fait de notre mieux et atteint un but important : je veux dire que nous avons empêché pendant bien longtemps tout le mal que d'autres désiraient faire ... Nous avons vécu. »
La vie n'était pas facile avec une majorité parlementaire qui cherchait souvent, nous l'avons vu, à mener le gouvernement infiniment plus loin qu'il ne voulait aller. Harcelé en outre par des réclamations de l'épiscopat qui se plaignait de ce que le ministère laissât « violer au détriment des catholiques la loi sur l'enseignement primaire » ; placé à tout instant sous le coup d'une brouille avec l'Italie ou l'Allemagne par les exagérations des ultramontains ; (page 349) accusé de faiblesse, tout au moins, par les journaux qui lui suggéraient des mesures inconstitutionnelles auxquelles il ne se prêtait pas, M. Malou a eu certainement la vie dure pendant les dernières années de son administration. Quand il proclamait (séance du 16 mai 1878) que « le maintien de la Constitution était l'intérêt vital du pays », il provoquait autre chose que des applaudissements chez des exaltés qui, parodiant certaine phrase du discours par lequel le Roi avait ouvert la session, écrivaient : « Lorsqu'on nous parle à la Chambre, avec une profusion d'épithètes, de l'attachement : 1° sincère, 2° profond, 3° inaltérable des Belges à leurs libertés constitutionnelles, nous trouvons que, sinon le substantif, du moins deux des adjectifs excèdent la mesure. Nous sommes « sincèrement » attachés à nos libertés constitutionnelles comme un cheval est attaché à une charrette et nous traînons dans ce tombereau, à côte de droits précieux, bien des ordures légales et sociales qui répandent une affreuse infection et dont le contact n'est guère favorable à la partie vraiment utile et saine du chargement. » (M. Goblet qui reproduit ces lignes fait remarquer que la droite, mise en demeure par M. Frère de protester contre une pareille indignité, ne daigna pas ou n'osa pas le faire.)
A en juger non seulement par le discours que prononça M. Malou à Saint-Nicolas, mais par son attitude pendant la grande discussion politique de mai 1878, il semble bien qu'il ait eu le pressentiment de la défaite prochaine de son parti ; pour peu qu'on l'en eût prié, il l'aurait attribuée franchement aux exigences des ultra, des « extrêmes ». Le véritable système de gouvernement, disait-il le 16, est dans la modération. Vous arriverez probablement un jour au pouvoir, messieurs de la gauche. Je fais un vœu c'est que vous sachiez résister aux extrêmes comme nous l'avons fait.
Rogier exprimait à peu près la même pensée, à quelques (page 350) jours d'intervalle, devant les électeurs de Tournai. L'histoire en main, il leur prouvait que si les Belges tiennent à leurs libertés religieuses, ils tiennent aussi à l'indépendance de l'autorité civile et sont ses défenseurs résolus dans toutes les circonstances. Quand le corps électoral n'a pas confiance dans l'énergie du ministère, quand il voit que ceux qui occupent le pouvoir semblent hésiter devant les exigences des radicaux, quand il craint en un mot qu'ils ne se laissent déborder, il les abandonne :
« Le pays sera avec le parti libéral parce qu'il veut, comme le parti libéral, les libertés publiques dans toute la force du terme. Les catholiques attaquent aujourd'hui ces libertés pour leur substituer ce qu'ils appellent « la liberté du bien », c'est-à-dire la liberté pour eux seuls. Nous, nous voulons la liberté pour tous, pour les protestants et les juifs comme pour les catholiques. Nous voulons que l'on puisse se réunir librement, que l'on puisse parler, écrire, prier librement, « choisir librement ses députés et son culte », comme dit mon collègue et ami M. Pirmez. Et c'est parce que le corps électoral entend pratiquer ainsi la liberté que dans quinze jours il faussera compagnie aux catholiques... »
Cette prédiction que l'on peut rapprocher des prévisions formulées par Rogier après l'élection de 1876, fut absolument réalisée dans la journée du 11 juin 1878.
Au lieu d'une majorité cléricale de douze voix à la Chambre, une majorité libérale de dix (qui, deux ans après, atteignit seize voix) ; au lieu d'une majorité cléricale de quatre voix au sénat, une majorité libérale de six.
Le soir même M. Malou remit au Roi sa démission et celle de ses collègues.
(page 351) Le grand âge de Rogier (l'heure de la quatre-vingtième année allait bientôt sonner pour lui) ne lui permettait plus de se charger de la succession de M. Malou. Mais le Roi voulut annoncer lui-même au vétéran de la gauche quels étaient les hommes auxquels le pouvoir allait être confié :
« 19 juin 1878.
« Particulière.
« Mon cher Monsieur Rogier,
« Je désire que vous n'appreniez pas par le Moniteur la formation d'un nouveau cabinet libéral.
« Je viens de signer les arrêtés qui nomment aux affaires étrangères M. Frère-Orban, à la justice M. Bara, à l'intérieur M. Rolin-Jacquemyns, aux finances M. Charles Graux, à la guerre le général Renard, aux travaux publics M. Sainctelette, et à l'instruction publique (nouveau département) M. Van Humbeeck.
« Je ne doute pas que vous ne fassiez des vœux avec moi pour que ce ministère fournisse une bonne et utile carrière.
« Croyez-moi, mon cher ministre, »
« Votre très affectionné,
« Léopold.3
Rogier répondit :
« Sire,
« J'ai eu l'honneur de recevoir l'information que Votre Majesté a eu l'extrême obligeance de m'adresser relativement à la composition de son nouveau cabinet.
« En remerciant Votre Majesté de cette haute marque de bienveillance particulière, je ne puis que m'associer aux vœux qu'Elle exprime pour que ce ministère libéral fournisse « une longue et utile carrière. »
« J'ai l'honneur d'être, Sire, de Votre Majesté le très humble et très dévoué serviteur.
« Ch. Rogier ».
Si Rogier accepta la présidence de la Chambre, déférant au désir unanime de la gauche qui voulut donner ce témoignage de haute sympathie à son cher doyen, il fut bien entendu que ce serait uniquement pour la durée de la session extraordinaire d'août, où devaient être votés les crédits nécessités par la création du ministère de l'instruction publique.
Son ami Chazal s'était fort inquiété de le voir, à son âge, accepter un poste aussi fatigant que celui de la présidence d'une assemblée parlementaire. Il lui écrivait le 5 août :
« Je ne sais si je dois vous féliciter d'avoir accepté la présidence, quelque éminente que soit cette position. Votre gloire n'en avait pas besoin. Je crains que votre dévouement patriotique vous ait entraîné à sacrifier votre repos, votre santé à l'intérêt public. Puisque la chose est faite, permettez à ma vieille amitié de vous supplier de prendre de haut, à la manière anglaise, vos pénibles fonctions. Ayez bien soin de ne monter au fauteuil que lorsque vous vous sentirez en bonne disposition d'esprit et de corps. »
Dans des termes d'une rare affectuosité, où revivait dans toute son entièreté la camaraderie de jadis, Chazal demandait à Rogier de ne pas s'astreindre à toujours présider, de « se réserver pour la direction des nobles, grandes et dignes discussions ». S'ils avaient encore, l'un et l'autre, l'ardeur et les sentiments de 1830, ils n'avaient plus leurs forces d'alors. Il fallait éviter de montrer la moindre défaillance afin de conserver tout son prestige à l'œuvre que des hommes comme Rogier avaient élevée si haut...
«... Si ceux qui ont été les principaux chefs de cette noble Révolution de 1830, ne déployaient plus toute la puissance d'action qu'ils ont montrée pendant un demi-siècle, on jugerait leur passé par leur présent, sans tenir compte des forces perdues au service du pays, des effets du temps et de la fatigue des travaux accomplis. Les partis sont impitoyables. Ne vous exposez pas inutilement à ce que dans (page 353) leur aveuglement ou leurs transports, ils oublient le respect et les égards qu'ils doivent à votre existence de dévouement, à vos services et à votre noble caractère... »
Lorsque Rogier lui eut appris qu'il n'avait fait que devancer son désir et qu'il résignait la présidence (qui, au début de la session ordinaire de 1878-1879, fut confiée à M. Guillery), Chazal lui envoya une lettre non moins affectueuse que la précédente. Dans des pages toutes pleines d'esprit et d'humour, il demandait à son « bon Charles » de se décider à tenir enfin la promesse, tant de fois faite, de passer de « vraies vacances » en Navarre. Il insistait pour qu'il vînt se distraire, dans l'hospitalité du « vieil ami de soixante ans », des accès de mélancolie auxquels il se laissait aller quelquefois depuis le double deuil de famille qui l'avait frappé en 1875.
Au commencement de 1875, Rogier avait en effet perdu sa sœur aînée.
Mlle Eugénie Rogier vivait à ses côtés depuis 1831. Dirigeant son modeste ménage, partageant ses joies comme ses tristesses, elle s'était acquis toutes les sympathies par sa nature franche unie à une grande bonté et à une vive intelligence.
Quelques mois après, c'était Firmin Rogier qui avait disparu à son tour.
La mort de Firmin frappa Rogier d'autant plus cruellement qu'elle survint à l'improviste, sans qu'aucune maladie, aucune indisposition eût pu la faire présager. Rogier n'était point préparé à ce coup qui lui ravissait la plus vieille et la plus chère de ses affections.
(page 354) Firmin avait veillé sur les premières études de Charles avec une sollicitude touchante. Dans la carrière du journalisme ils n'avaient jamais cessé de marcher côte à côte. Firmin partageait les idées et les aspirations de Charles : tous deux soldats de la Révolution, ils avaient servi la patrie avec le même dévouement et sous le même drapeau politique. Bonheurs et malheurs, peines et joies, tout avait été commun entre eux depuis leur naissance.
Les premiers chapitres de cet ouvrage (volume I, pp. 21-22, 34-35, 73, 75-76) ne donnent qu'une faible idée de l'amitié qui unissait ces deux frères. Rogier avait presque de l'adoration pour Firmin, auquel à 21 ans, il écrivait : φιλέω σε ὡς πατέρα, μητέρα και θεόν. Aucun nuage n'obscurcit pendant près de trois quarts de siècle cette touchante fraternité. De 1864 à 1875, depuis le moment où Firmin se fut donné des loisirs jusqu'au moment de sa mort, les deux frères passèrent de longues heures à causer de littérature, de politique et d'art, se remémorant leur passé si utile et si brillant, s'égayant encore à rimer quand la patriarcale partie de whist était terminée. Les habitudes de leur prime jeunesse leur étaient restées chères : ils s'envoyaient, aux anniversaires de naissance, des épitres rimées du genre badin et quelquefois, lorsque à l'occasion des fêtes patronales, la famille était réunie, ils se portaient dans le langage des dieux des toasts tout pleins d'allusions à leurs aventures d'autrefois ou à leur caractère.
Nous ne croyons pas manquer à la gravité de notre sujet en reproduisant - ne fût-ce que pour rompre la monotonie du récit et faire mieux connaître Rogier intime - certains vers adressés par Firmin à Charles le 4 novembre 1865 sous ce titre : Les surnoms historiques : la Saint-Charles :
« Charles est un beau nom, bien connu dans l'histoire.
« Orateurs, rois galants, ministres et guerriers
« L'ont tour à tour fait rayonner de gloire.
« Celui que nous fêtons, s'il n'a tous leurs lauriers,
« Des Belges cependant vivra dans la mémoire.
(page 355) « Qu'il s'agisse, un beau jour, de braver l'étranger,
« De le chasser loin de notre frontière,
« Sourd à la peur et riant du danger,
« Il deviendra Charles le Téméraire,
« Faut-il charmer de beaux yeux langoureux
« Et soumettre à ses lois les cœurs les plus rebelles ?
« Il ne craint pas de trouver de cruelles :
« Le Téméraire est le Victorieux.
« S'il vient s'asseoir au banc parlementaire,
« Si de l'Etat il soutient le timon,
« Il sait avec mesure agir, parler, se taire,
« Et de Charles le Sage il a droit au surnom.
« Lorsqu'entouré d'amis, heureux dans sa famille,
« Des traits les plus charmants son entretien fourmille,
« Vous l'aimez comme moi, votre cœur lui répond.
« Amis, prenons la coupe où ce vin frais pétille
« Et poussons trois hurrahs pour Charles le très bon ! »
De toutes les lettres de condoléances que Rogier avait reçues lors de la mort de son frère, il n'en était pas qui lui eussent été plus sensibles que les deux que nous allons reproduire.
L'une est de l'ami commun qui, depuis son enfance, connaissait les deux frères :
« Uzos, près de Pau, 5 novembre 1875.
« Mon cher Rogier,
« Les journaux m'apportent ce matin une nouvelle inattendue qui nous remplit tous de tristesse. Ma femme, Gustave qui est auprès de nous dans ce moment, partagent mon émotion ; ils me prient de vous le dire. C'est surtout sur vous que s'est reportée notre pensée à tous les trois ; nous avons également ressenti le coup qui vous frappe, la douleur que vous éprouvez.
« Le pauvre Firmin est le moins à plaindre, malgré les regrets que sa perte doit causer à tous ceux qui l'ont connu, qui ont pu apprécier son aménité et ses qualités de cœur et d'esprit. Dieu lui en a tenu compte, en lui donnant la fin la plus enviable. Arrivé à l'âge de 85 ans, âgé que si peu d'hommes peuvent atteindre sans n'être plus que l'ombre d'eux-mêmes, il était resté jeune de corps et d'esprit, exempt de toute infirmité, des apparences mème de la vieillesse, et il s'est éteint sans avoir eu à lutter avec la mort, comme il avait vécu, doucement, sans avoir eu à lutter avec les épreuves de la vie.
« Ceux qui survivent à ces chères existences sont les seuls à plaindre. Je regrette bien de n'être pas auprès de vous dans ce douloureux moment. Je fais un appel à votre courage et à votre philosophique (page 356) résignation afin qu'ils vous donnent la force de supporter ce nouveau coup.
« Je n'ose pas, dans cette saison de l'année, vous engager à chercher dans un déplacement les agitations qui font diversion aux tristesses de l'âme. Sans cela je vous dirais de venir passer quelque temps avec nous. Vous savez que vous seriez au milieu de cœurs sympathiques et qui ont battu bien souvent à l'unisson du vôtre depuis un demi-siècle. Nous vous embrassons tous de toute notre âme.
« Général Baron Chazal. »
L'autre lettre était du Roi, qui avait appris par son Père ou par lui-même avec quelle habileté l'ancien ministre de Belgique à Paris s'était acquitté d'une tâche parfois ardue et délicate, toujours laborieuse :
« 1er novembre 1875.
« Mon cher Monsieur Rogier,
« Je suis navré de la triste nouvelle que je reçois et du cruel malheur qui vient encore de vous atteindre d'une manière si inopinée.
« Votre digne frère était aimé et respecté de tous ceux qui le connaissaient. Je lui étais sincèrement attaché et je gardais un souvenir reconnaissant des services qu'il a rendus au pays dans sa longue carrière diplomatique.
« La Reine se joint à moi pour vous dire toute la part que nous prenons à votre douleur.
« C'est de tout cœur, avec une profonde sympathie et les sentiments d'inaltérable affection que vous me connaissez que je me dis, Mon cher Ministre,
« Votre très dévoué et bien affligé.
« Léopold. »
Le Roi avait envoyé cette lettre à Rogier immédiatement après avoir appris la triste nouvelle. Rogier lui répondit :
« Sire,
« La nouvelle blessure qui vient de m'atteindre dans mes affections les plus intimes est bien douloureuse et il me faudra beaucoup d'énergie pour ne pas me laisser aller à un complet découragement.
« Vous avez de nouveau, Sire, la grande bonté de m'exprimer, dans ces tristes circonstances des sympathies qui me touchent profondément. Je ne (page 357) puis que remercier aussi Votre Majesté du fond du cœur de la bonne opinion qu'Elle exprime sur le compte de mon excellent et respectable frère, et ce haut témoignage des services qu'il a pu rendre restera comme un précieux souvenir dans sa famille.
« Je remercie avec une vive émotion S. M. la Reine de la part qu'Elle veut bien prendre à notre nouveau deuil. La Reine n'ignore pas qu'elle partage les sympathies respectueuses que j'éprouve depuis longtemps pour Votre Majesté et dont je renouvelle ici l'expression la plus vive et la plus sincère.
« Ch. Rogier.3
La sœur cadette de Rogier, Madame Pauline De Grelle, une femme aussi d'un esprit cultivé et d'un grand cœur, cherchait avec sa famille à le consoler de son isolement.
Après la mort de son mari, M. Edouard De Grelle, directeur au ministère des travaux publics, qui avait fourni une laborieuse et honorable carrière de quarante ans dans l'administration, elle était venue s'établir avec son fils aîné et l'une de ses filles dans la maison de la rue Galilée, qu'elle habite toujours, entourée du respect de tous.
Pour ne pas « se laisser aller à un complet découragement », Rogier s'était remis à ses études d'autrefois, aux longues recherches à travers les livres aimés auxquels il trouvait un charme nouveau, et à la poésie qui réserve toujours des consolations à ses fidèles.
Le « Retour à la maison » avait été composé dès 1869. Dans la pensée de Rogier, il n'était destiné d'abord qu'à un cercle restreint d'amis. Le succès mérité que ces amis lui avaient fait décida l'auteur à l'éditer et la presse en accueillit très sympathiquement la publication.
(page 358) Rogier célébrait la maison chère à son cœur depuis quarante ans, et dont « un acte de cordiale et délicate bienveillance », comme il disait, l'avait rendu propriétaire :
« Après de très longs jours passés en très hauts lieux,
« Aux honneurs et grandeurs ayant fait mes adieux,
« Je vais donc la revoir, la maison bien aimée,
« De pieux souvenirs vivante et parfumée. »
Sa première pensée, son premier regard est pour ses livres :
« N'auraient-ils pas souffert des bouleversements
« De ton intérieur ? Non, merci Dieu, regarde :
« Contre l'invasion ils ont fait bonne garde,
« Les braves serviteurs ! Les voici tous rangés
« En ordre de bataille. A peine interrogés,
« Ils répondent : Présents ! Que demandez-vous, maître ?
« Dès longtemps vous avez appris à nous connaitre ;
« Le jour comme la nuit tout prêts à vous servir,
« Nous ne demandons rien que de vous divertir.
« (…)
« Quel bonheur imprévu d'être enfin réveillés
« De ce triste sommeil où notre poésie,
« Nos trésors de science et de philosophie,
« L'un sur l'autre entassés, attendaient dolemment
« Le jour qui finirait leur emprisonnement ! »
La cigarette aux lèvres, le poète promène sa rêverie à travers les questions du jour et sur les problèmes dont l'avenir garde la solution.
Il fait des vœux pour que de quelque concile souverain tombe enfin ce dogme saint : « Une seule famille, un seul droit, un seul Dieu. »
« Quel sera le sort de l'œuvre de 1830 ? Que deviendra la « Belgique bien aimée, petite par le sol, si grande et si forte par ses lois, ses mœurs, ses arts et le civisme de ses enfants » ? Les maux de la guerre lui seront-ils toujours épargnés ? Au premier danger il accourra lui offrir
Les restes d'une vie à son sort enchaînée.
Pour que le pays soit libre et heureux, il faut que ses enfants s'inspirent « du bon, du juste et du vrai ». Que ce soit là leur passion :
« Assignons ce grand but à notre ambition :
« Avant tout autre bien laissons un nom sans tache.3
Faisant avec une charmante bonhomie un retour sur lui-même et mettant dans la balance « tout ce qu'il a pu faire et de mal et de bien », Rogier espère, « sauf erreur de calcul », que le plateau du bien l'emportera.
Il termine en conviant ses amis à venir partager le bonheur qu'il goûte en sa maison :
« Quoi qu'en disent Socrate et le bon La Fontaine,
« De vrais amis, je crois, elle peut être pleine.
« Entrez ! J'ai du bonheur, amis, à partager.
« L'escalier, à gravir si dur, de l'étranger,
« Je ne le connais plus. Vive l'indépendance !
« Libre de tout lien, fors la reconnaissance,
« Ce chant de mes loisirs, à qui le dédier ?
« Vous me les avez faits... - A vous ! »
Un homme qui honorait véritablement le journalisme auquel il a été ravi trop tôt, M. Jean-Baptiste Delmée rendit à la simplicité sereine, à l'aimable franchise de cette poésie intime un hommage auquel tous les cœurs honnêtes s'associeront : « Heureux, disait-il, celui qui, après quarante ans de travaux et de luttes politiques, peut écrire de telles choses et a le droit de les écrire ! Se rappeler, l'émotion dans l'âme, avec l'enthousiasme du poète, avec la fierté du citoyen, le rôle joué dans un passé glorieux ; évoquer les souvenirs de la jeunesse, les dangers et les triomphes d'autrefois ; constater la prospérité de l'œuvre au succès de laquelle on a tant contribué, n'est-ce pas la consécration d'une carrière dignement remplie ? » Et il montrait combien avait été désintéressée la carrière de cet homme qui n'avait vu dans le pouvoir qu'un moyen de donner plus largement essor à tout ce que son cœur contenait de penchants nobles et généreux, d'amour pour l'humanité et de dévouement à la patrie.
(page 360) Un an à peine après la publication de son « Retour à la maison », Rogier y avait mis (décembre 1870) un post scriptum que lui inspirèrent les horreurs de la guerre franco-allemande.
Il ne rêvait donc pas quand en 1869 il exprimait la crainte de voir la guerre frapper à nos portes : « On brûlait, on pillait, on tuait ! »... Il suppliait le Ciel de faire grâce...
« Dieu des batailles !... Non ! Dieu bon, Dieu tout-puissant,
« Mets un terme, il est temps, à ce désordre extrême :
« Les hommes finiraient par t'accuser toi-même.
« Fais descendre la paix du haut de tes autels.
« Non cette lâche paix dont les loisirs infâmes
« Enervent les esprits et dégradent les âmes,
« Où tout devient métier et spéculation.....
« Où le vice grossier impudemment s'étale,
« Où l'on tolère tout, où rien ne fait scandale. »
Rogier affectionnait la forme de l'épitre philosophique. C'est sous cette forme qu'un jour il envoie une requête à la princesse de L... à propos de la question des cimetières. Il demande à la noble dame de « tenter de généreux efforts pour faire abolir la loi de l'Eglise »
« Qui sépare en la tombe un enfant de sa mère ;
« Qui veut qu'un innocent, mort en voyant le jour,
« Ne l'accompagne pas au céleste séjour. »
Une autre fois, sous le titre des « Petits bonheurs », il consacre deux à trois cents vers d'un grand sens et d'une aimable philosophie au développement de cette pensée de (page 361) Fénelon : « supposer rares les occasions de faire le bien, c'est être bien ignorant en bonté. » Rogier fait un appel chaleureux à tous ceux, grands et petits, qui veulent faire le bien :
« En ces bienheureux jours de spéculation,
« Après avoir longtemps mûri la question,
« Je viens vous proposer, sous la forme anonyme,
« Une société qui, d'honneur ! fera prime.
« Ce n'est point pour canaux, mines, chemins de fer,
« Crédits de toute espèce, entreprises en l'air ;
« On ne prélève rien pour l'apport de l'idée,
« Rien pour banque, courtage ou réclame fardée,
« Pour administrateurs, censeurs et cætera ;
« Et tout actionnaire, écoutez bien, pourra,
« Par contribution facile et volontaire,
« Sans craindre la débâcle au milieu de l'affaire,
« S'assurer chaque jour un intime agrément,
« Un riant souvenir, un doux rève en dormant
« L'appoint le plus léger, la plus mince coupure
« Aux plus jolis profits peut donner ouverture.
« Donnez pour capital les trésors de votre àme... »
Les petits bonheurs de Rogier, c'était l'administration d'une institution de charité à laquelle il avait voué tout son cœur la crèche de Saint-Josse-ten-Noode.
Il avait fini par partager son temps entre elle et la Chambre - où il était plus assidu que maints de ses jeunes collègues, mais où il ne parla plus guère que pour appuyer, comme toujours les propositions les plus modérées, par exemple, la transaction de l'article 4 dans la loi de 1879. sur l'enseignement primaire.
Oh ! les bonnes et douces heures qu'il passa dans cette crèche de la rue de l'Abondance où son souvenir est impérissable ! Et quelle joie dans la maison quand, cet homme qui avait présidé les conseils du Roi et dirigé pendant de longues années la politique de son pays, présidait à la distribution des prix, à cette humble cérémonie « dont la charité faisait tout l'ornement », suivant l'expression d'un (page 362) autre bienfaiteur des crèches, Eugène Landoy. Les plus sceptiques eussent été remués par le spectacle de ce vieillard qui prenait sur ses genoux les petits enfants et les embrassait en mêlant ses cheveux blancs à leurs boucles blondes.
Bien qu'il ne jouât plus dans la politique un rôle prépondérant, la popularité de Rogier n'avait pas diminué ; on pourrait même dire qu'elle alla toujours se fortifiant. Nous en trouvons la preuve dans les diverses décisions que prirent des administrations communales qui donnèrent son nom à des rues, à des avenues, à des places publiques ; des sociétés qui lui offrirent des présidences d'honneur ; des congrès qui lui demandèrent de les autoriser à placer son nom en tête des membres de leurs comités. Parmi les témoignages bien significatifs de sympathie et de reconnaissance qui lui furent prodigués à cette époque, nous citerons en première ligne celui-ci qui est de nature à confondre certains détracteurs de Rogier :
« Het is met den diepsten dank dat wij ons herinneren wat UE. voor onze moedertaal en Letterkunde, en bijzonder voor het Nederlandsch Tooneel hebt gedaan.
« Om te onderzoeken wat er op het gebied van nationale Tooneel. kunst nog te hervormen, te verbeteren en te stichten valt, heeft de Rederijkkamer « De Olijftak » in Antwerpen, tegen 20, 21 en 22 October aanstaande een algemeen Congres belegd, waartoe alle toon- tooneel- en letterkundigen van België en Holland worden uitgenoodigd.
« In herdenking van de pogingen, welke UE. met hetzelfde doel (page 363) hebt aangewend, zouden wij het aanzien als eene uitstekende onderscheiding voor den « Olijftak », UE. te mogen opnemen onder de Eereleden van het aanstaande Tooneelcongres.
« In de hoop, Wel Edele Heer, dat UE. ons deze gunst niet zult weigeren, bieden wij UE. de verzekering aan onzer oprechte gevoelens van eerbied en erkentenis.
« Namens de Regelings-Commissie van het Nederlandsch Tooneelcongres :
“De Secretaris, Ceulemans.
« De Voorzitter, Emm. Rosseels. »
La carrière ministérielle de Rogier était bien terminée : on ne suspectera donc pas la sincérité de la société flamande qui venait lui dire qu'elle conservait le souvenir de ses bienfaits et qu'elle lui serait éternellement reconnaissante de tout ce qu'il avait fait pour la langue flamande, pour la littérature flamande et particulièrement pour le théâtre flamand.
On ne suspectera pas davantage la loyauté de la Commission permanente - non politique - du Tir national qui, à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de cette institution patriotique, écrivait à son promoteur :
« Bruxelles, 19 août 1883.
« Monsieur le Ministre,
« Le 31 août 1858, le gouvernement faisait connaître qu'il était résolu à donner plus de développement aux tirs aux armes à feu, qui figuraient chaque année dans le programme des fêtes de septembre. Il déclarait qu'il voulait leur imprimer un caractère de plus en plus national, en appelant à y concourir, non seulement les sociétés et amateurs d'armes de précision, mais aussi et surtout la garde civique et l'armée.
« Le gouvernement, dont vous étiez l'organe, Monsieur le Ministre, ajoutait qu'il prévoyait que ces réunions patriotiques, qui désormais se renouvelleraient tous les ans, acquerraient une grande importance dans un avenir peu éloigné.
« Vous formiez ainsi le noyau d'une institution purement défensive, appelée à exciter le patriotisme, en exerçant les citoyens à remplir utilement leur devoir sacré. Le pays l'a compris comme vous, Monsieur le Ministre, car la popularité du Tir national n'a cessé de grandir et nos voisins amis, garants de notre indépendance, reconnaissant qu'un peuple qui ne s'exerce qu'à la défense ne peut inquiéter que ceux qui songeraient à l'attaquer, viennent nombreux chaque année nous encourager par l'émulation, en concourant à nos luttes pacifiques.
« En présidant à la distribution des prix de 1860 vous vous écriiez : « Concordia res parvæ crescunt ! » Vous pouvez vous réjouir, car cette concorde a envahi l'étranger, dont la présence au milieu de nous imprime un cachet de véritable grandeur à ce qui était si modeste au début.
« Organes de la Commission permanente et des tireurs réunis à Bruxelles, nous sommes heureux de pouvoir, après vingt-cinq années écoulées, saluer le promoteur de cette institution patriotique.
« Il nous est doux d'offrir un nouveau témoignage d'admiration au grand patriote qui présida à notre résurrection politique, à l'homme d'Etat éminent défenseur des libertés publiques, au glorieux et infatigable parlementaire dont le pays s'enorgueillit.
« Vive Rogier !
« Le Secrétaire, Valcke.
« Le Président intérimaire, de L’Eau. »
« Exciter le patriotisme » : Rogier n'avait jamais perdu de vue ce but. C'est du patriotisme que lui viendra sa récompense. Tous les vrais patriotes profiteront des fêtes du Cinquantenaire national pour le glorifier.
L'ouverture des cérémonies officielles du Cinquantenaire était fixée au 16 août.
Quelques heures avant, le Roi se rendit chez Rogier pour le féliciter de ce que, plus heureux que son frère Firmin, leurs amis communs Lebeau et Devaux et tant d'autres membres du Congrès national, il allait pouvoir assister au cinquantième anniversaire de cette (page 365) indépendance conquise par leur énergie et consolidée par leur sagesse.
La même pensée était venue au peuple.
Toutes les sociétés de travailleurs décorés de Gand, d'Anvers, de Tournai, de Bruges, de Louvain, de Malines, d'Ypres, etc., etc. remirent le 15 à Rogier une couronne civique.
Nous voyons aussi la jeunesse - en ce temps-là on dénigrait moins les vieux qu'aujourd'hui - solliciter à la même date l'honneur d'être reçue rue Galilée « pour répéter devant le héros de 1830 le cri de : Vive Rogier ! comme un témoignage d'attachement, de reconnaissance et d'espoir » (adresse de la Société de Gymnastique de Tournai) : l'attachement que tous les enfants d'un pays libre doivent aux vétérans qui leur ont donné la liberté ; la reconnaissance pour un demi-siècle de services rendus avec un désintéressement sans bornes et une incomparable intégrité ; l'espoir, le ferme espoir que Rogier pourrait assister longtemps encore au développement de l'œuvre nationale dont il était le fondateur le plus vénéré.
Ces démonstrations de sympathie et d'affectueuse reconnaissance, où se rencontraient le Souverain et les forces vives du pays, n'étaient que le prélude des deux ovations que la Nation fit à Rogier le 16 août, l'une au sein des Chambres, l'autre à la fête patriotique.
Quand, à onze heures du matin, présidant, en sa qualité d'ancien membre du gouvernement provisoire, les derniers survivants du Congrès National, il entra dans la salle où les deux Chambres s'étaient réunies pour faire honneur aux Pères de la Patrie, d'immenses acclamations retentirent un véritable élan d'enthousiasme emportait la Législature dans cet hommage unanime au grand patriote.
Le même enthousiasme secoua la foule à la Fête du champ des manœuvres deux heures après. A l'aspect de (page 366) Rogier, de cette tête sympathique et intelligente où avaient été conçues tant de belles et nobles choses, tous, magistrats, soldats, professeurs, ouvriers, poussèrent des hourrahs sans fin.
Rogier reçut ce jour-là la plus douce des récompenses qu'un homme d'Etat puisse envier. Il entrait vivant dans l'histoire de la patrie, pour employer l'expression connue ; il assistait pour ainsi dire à sa propre apothéose.
La popularité de Rogier était de celles qui résistent au temps. En dépit des fluctuations du corps électoral qui allait, au bout de six ans, renverser le cabinet à l'avènement duquel il avait puissamment contribué ; malgré les âpretés d'une lutte (la guerre scolaire) où toutes les colères furent déchaînées, les procédés courtois dédaignés et les ménagements inconnus, le nom de Rogier resta généralement entouré du prestige incomparable que lui avaient donné les ovations de 1880. Il semble que l'éclat de son nom grandissait à mesure qu'approchait l'heure de la séparation inévitable. Ses amis saisissaient toutes les occasions de lui dire combien ils lui étaient reconnaissants de ses services, de l'honnêteté de sa vie et d'une modération de caractère qui devenait de moins en moins commune.
Le 3 octobre 1882, le rédacteur en chef de L'Etoile Belge, M. Maurage écrivait :
« Aujourd'hui 3 octobre, Rogier, compte un demi-siècle de vie parlementaire, et l'on comprend que la presse, que la plupart des associations libérales, célèbrent un pareil événement en adressant leurs félicitations les plus chaleureuses au vénérable jubilaire.
« Nous faisons, quant à nous, ressortir cet événement avec quelque insistance (page 367) parce qu'il nous semble qu'aux manifestations de ce jour, de cette date anniversaire, il faudrait une consécration solennelle.
« Dans un mois et quelques jours, la Chambre se réunira de plein droit en session ordinaire.
« Rogier qui, jusqu'à la fin de la précédente session, n'a jamais cessé de donner à ses plus jeunes comme à ses plus vieux collègues, l'exemple du zèle et de l'activité à remplir son mandat : Rogier, qui assiste encore à toutes les discussions s'il n'y prend plus part et se ferait porter à son banc plutôt que de manquer à un vote important ; Rogier, affaibli par le poids des ans, mais l'âme toujours courageuse, se rendra modestement à pied, selon son habitude, par les rues constitutionnelles de l'ancien quartier Notre-Dame aux Neiges, au palais de la Nation, pour y retrouver sa place.
« Il nous semble que ses collègues s'honoreraient s'ils pouvaient se concerter à temps pour désigner une députation qui fût chargée de le recevoir au bas du grand escalier, de le soutenir en montant cet escalier avec lui, et de l'accompagner jusqu'à son banc, à ce commencement du second cinquantenaire de sa carrière parlementaire ; il nous semble aussi que deux mots de bienvenue adressés en cette circonstance par le président à ce vénérable vieillard dont le cœur a battu à tous les actes de notre histoire depuis 1830, soulèverait les applaudissements de toute la salle, catholiques et libéraux, Wallons et Flamands, et que ce serait là une occasion unique de faire revivre, ne fût-ce qu'un instant, « l'union de 1830 » que Rogier a contribué à nous donner comme devise nationale en l'inscrivant dans la Constitution : union qu'il a pratiquée aussi longtemps qu'elle fut possible telle qu'on l'entendait à l'origine, et que la moindre épreuve nous rendrait d'ailleurs sous une autre forme, nous en sommes bien convaincu, si le sort cessait de nous être propice pour nous punir de ne pas assez apprécier ses bienfaits. »
Ces éloquentes paroles ne provoquèrent pas une manifestation officielle à la Chambre, apparemment parce que l'initiative de la proposition ne venait point d'elle ; mais la manifestation populaire qui en tint lieu eut un véritable caractère de grandeur.
Cent mille personnes défilèrent le 30 octobre au cri de « Vive Rogier ! » devant la maison devenue historique de la rue Galilée : toutes les sociétés de l'agglomération bruxelloise étaient représentées dans le cortège.
C'était à qui, ce jour-là, ferait fête au digne vétéran du Parlement, depuis le Roi qui alla lui porter chez lui ses félicitations, jusqu'au simple ouvrier dont l'enfant était élevé à la Crèche-Rogier. Les discordes politiques avaient fait trêve : maints catholiques pressèrent ce jour-là la main loyale de Rogier avec autant d'effusion que ses électeurs les plus dévoués. Les associations libérales les moins (page 368) suspectes de doctrinarisme rivalisèrent avec les modérées dans l'expression de leurs sympathies. On en jugera par cette adresse de l'Association bruxelloise, signée de MM. Crocq et Féron :
« Discours prononcé au nom de l'Association libérale de l'arrondissement de Bruxelles :
« Monsieur le Ministre,
« Il y a aujourd'hui cinquante ans que vous faites partie de nos assemblées législatives. Bien peu d'hommes politiques ont pu en dire autant ; et en effet, pour atteindre ce but, il faut une réunion de conditions qui se rencontre bien rarement. Il faut que de bonne heure on ait été mûr pour la vie politique ; il faut qu'on ait gardé plus longtemps que la plupart des hommes une vigueur de corps et d'esprit suffisante pour en supporter le poids. Il faut qu'on se soit constamment maintenu au niveau du progrès social, de façon à mériter toujours les suffrages du corps électoral. Il faut aussi que, doué d'un caractère ferme, on ne se soit pas laissé aller au dégoût et au découragement que trop souvent engendrent les mécomptes et les déceptions auxquels on est inévitablement exposé. Toutes ces qualités, vous les avez possédées au plus haut degré, et vous leur devez d'avoir fait partie du Parlement, presque sans interruption, pendant une suite de cinquante-deux années.
« Pendant cette longue durée aussi, vous avez fait preuve d'une honnêteté politique qui a été au niveau de votre intégrité devenue proverbiale. L'un des fondateurs de notre nationalité, vous avez arboré le drapeau du libéralisme dès avant la révolution qui nous a rendu notre autonomie ; et depuis lors, vous l'avez constamment tenu d'une main ferme. Membre du gouvernement provisoire et du Congrès national, vous y avez soutenu les idées de liberté et de progrès qui vous ont constamment dirigé, et vous avez pris une part active à l'établissement de cette Constitution qui les a consacrées et qui leur doit sa valeur et sa vitalité.
« Dans toutes les circonstances de votre vie parlementaire, vous êtes resté fidèle à ces idées, les défendant et les propageant aussi bien quand vous étiez au pouvoir que quand l'opposition vous comptait dans ses rangs. Vous avez démontré que la profondeur des convictions et la fermeté du caractère n'excluaient nullement la modération dans la forme et la convenance dans l'expression, et vos adversaires vous rendent hommage aussi bien que vos amis politiques.
« Parmi tant de services que vous avez rendus au pays, nous vous rappellerons principalement cette réforme électorale que vous avez fait voter en 1848, réforme qui était si bien en rapport avec l'esprit et (page 369) les tendances de l'époque, et à laquelle le pays doit d'avoir échappé aux dangers qui menaçaient alors notre nationalité. C'est là l'une des pages les plus glorieuses de l'histoire de votre vie.
« Vétéran du libéralisme, vous avez constamment combattu dans nos rangs ; vous avez plus que tout autre démontré que les principes de liberté les plus larges étaient parfaitement compatibles avec le maintien de l'ordre social et constituaient sa meilleure garantie. Vous avez par là mérité la sympathie, le respect et la reconnaissance de tous les libéraux belges. Ce sont ces sentiments que nous venons vous exprimer au nom de l'Association libérale de l'arrondissement de Bruxelles en même temps que nous vous présentons nos félicitations pour la longue et brillante carrière que vous avez parcourue. »
Un membre du comité de l'Association bruxelloise, appartenant au groupe le plus avancé du libéralisme, avait été empêché d'assister à la manifestation. Il s'en excusait dans des termes qui l'honorent autant qu'ils honorent Rogier :
« Monsieur et éminent collègue,
« Il m'a été impossible de prendre part à la manifestation de l'Association libérale du comité de laquelle j'ai l'honneur de faire partie. J'en ai éprouvé un bien vif regret. Si ma présence matérielle faisait défaut à cette solennité patriotique, mon cœur y était. Mon père était un soldat de 1830 : il m'a transmis les sentiments d'affectueuse estime et d'admiration reconnaissante que tous les hommes de cette époque ont pour votre caractère, pour vos services, pour vos vertus publiques. Veuillez me compter parmi vos amis. Les caractères sont rares de nos jours. La trempe et la qualité du vôtre obligent les nouveaux venus comme moi à s'incliner, à se recueillir, sans espoir de fournir une carrière à la fois si pure et si illustre.
« Recevez, Monsieur et éminent collègue, l'hommage des sentiments dévoués de
« Eugène Robert »
Aux délégués des associations politiques, des sociétés littéraires, des fédérations professorales qui lui apportaient des adresses et des félicitations, Rogier répondait avec autant de finesse que d'humour.
Dans des phrases vibrantes d'émotion il rappelait à ses amis d'Anvers les luttes électorales qu'ils avaient soutenues ensemble pendant tant d'années, et il remerciait ses (page 370) électeurs de Tournai de lui avoir conservé son mandat. Il était bien heureux, disait-il, de serrer la main aux professeurs « à titre de collègue » et aux délégués de la garde civique « à titre d'ancien sergent de la garde urbaine de Liège. »
Rogier avait surtout été touché de voir fraterniser sur son nom les divers groupes du libéralisme : que ne sont-ils unis, disait-il à un ami, sur toutes les questions comme sur la question Rogier !
Il faisait allusion aux divisions que la réforme électorale venait de faire renaître. Les radicaux persistaient à demander la révision de l'article 47 de la constitution (mai-juillet 1881), les uns pour arriver au suffrage universel pur et simple, les autres pour lui préparer les voies par un système mitigé. Dans le camp des libéraux modérés on ne croyait pas que l'heure fût venue de réviser notre pacte fondamental. Beaucoup de bons esprits cependant - et Rogier en était - estimaient que la révision n'eût pas déplu à la nation, au lendemain du Cinquantenaire. Si le cabinet l'avait faite, il se fût épargné toute espèce de difficultés avec l'aile gauche de sa majorité de 1881 à 1884 et la composition des Chambres serait toute autre aujourd'hui. MM. Frère et Bara présidant à la révision en 1882 par exemple, le pays ne s'en fût pas porté plus mal - et le libéralisme non plus.
Assurément le suffrage capacitaire introduit à la commune et à la province par le projet de loi de 1883 constituait une innovation heureuse, un progrès réel. Pourquoi ne l'a-t-on pas étendu aux élections législatives ? Patience ! disait le ministère, nous le ferons. Il avait, en effet, l'intention de le faire quand viendrait le moment de la révision.
Mais la patience manquait aux radicaux qui comparaient notre corps électoral si étrangement restreint (page 371) avec celui des nations voisines. C'était leur droit de se plaindre ; c'était peut-être aussi leur droit de ne pas faire crédit au cabinet, quoique, après tout, la chute de M. Frère dût provoquer une crise favorable aux catholiques. Mais c'était leur devoir de ne pas se montrer aussi intraitables qu'ils l'ont été dans la discussion de divers articles de la loi de 1883 qui prêtaient à la critique. Les propos les plus vifs s'échangèrent à ce sujet entre eux et le cabinet.
L'union qui avait ramené les libéraux au pouvoir en 1878 était déjà fort chancelante, quand le cabinet déposa en juillet 1883 un projet d'impôts qui envenima les querelles. La jeune gauche faisant une campagne très ardente contre plusieurs dispositions de ce projet et la droite profitant habilement de la situation, le ministère fut souvent sur le point d'être mis en minorité.
Ces divisions de la gauche, qui s'accentuèrent singulièrement encore dans les meetings de Bruxelles, les résistances trop prolongées des uns et les impatiences agressives des autres jetèrent le désarroi dans l'armée libérale. Et c'est à elles, autant qu'au mécontentement provoqué par les impôts et les dépenses scolaires, que les catholiques doivent leur victoire du 10 juin 1884. (Avènement du ministère Malou-Woeste-Jacobs-Beernaert- de Moreau-Van den Peereboom et Pontus.)
Les derniers jours de Rogier furent attristés par la chute de ses amis les conséquences lui en paraissaient (page 372) redoutables pour l'avenir du libéralisme et pour la tranquillité du pays.
Il prévoyait, comme en 1871, que la droite, bientôt acculée à la nécessité de faire la révision de la Constitution, la ferait dans un sens absolument favorable à ses intérêts ; que l'extension considérable du droit de suffrage profiterait aux partis extrêmes dont les revendications pourraient devenir dangereuses pour la tranquillité du pays ; que le libéralisme, placé entre majorité catholique compacte recrutée dans les campagnes et un groupe de radicaux-socialistes élus par les arrondissements industriels, aurait de pénibles années à traverser et serait peut-être réduit pour longtemps à l'impuissance. Mais Rogier conservait, quoiqu'on en ait dit, une entière confiance dans les destinées de son parti. Après l'éclipse, le soleil reparaît plus brillant et plus pur ! Rogier croyait que le libéralisme, retrempé dans la défaite, aurait un renouveau éclatant : c'était à une orientation plus démocratique qu'il fallait en demander le secret.
Lorsque, le 19 mai 1885, les journaux de Bruxelles annoncèrent que les heures de Rogier étaient comptées, l'émotion fut profonde dans le pays. On ne se faisait pas à l'idée de voir disparaître cette grande figure : il semblait que quelque chose de la Patrie allait s'en aller avec l'homme qui en représentait si bien l'image. On eût voulu se persuader que de longues années lui étaient encore réservées. Mais l'illusion n'était pas possible.
La Chambre des représentants venait d'entrer en séance le 27 mai :
« M. le président de Lantsheere. - Une triste communication, messieurs, parvient à la Chambre (mouvement). Je reçois de M. Charles Degrelle la lettre suivante :
(page 373) « J'ai la douleur de vous informer que mon oncle, M. Charles Rogier, vient d'expirer. (Sensation prolongée.)
« Agréer, etc. etc. »
« La Belgique perd en Charles Rogier l'un des fondateurs de son indépendance ; le nom de cet illustre citoyen brille avec éclat à toutes les phases de notre histoire. Il était l'honneur de cette assemblée aux travaux de laquelle il a pris part pendant plus d'un demi-siècle. Nous rendrons un premier hommage à sa mémoire en suspendant nos débats.
« J'ai l'honneur de proposer à la Chambre d'adresser une lettre de condoléances à la famille ; j'ai l'honneur de vous proposer également de lever la séance. (Marques unanimes d'assentiment.)
« M. Beernaert. - Messieurs, le gouvernement s'associe à l'hommage rendu par le président de la Chambre à l'illustre citoyen que la Belgique vient de perdre.
« La mort de Charles Rogier est un deuil pour la patrie. Il était l'un des témoins des premiers jours de notre histoire et l'un des plus illustres.
« Il semble que tous, nous perdions un ancêtre.
« Le gouvernement s'associe à la proposition de lever la séance et il aura l'honneur de proposer à la Chambre un projet de loi portant que les funérailles seront célébrées aux frais du Trésor public. (Très bien, très bien, sur tous les bancs.)
« M. de Haerne. - Messieurs, c'est avec une profonde émotion que je viens joindre ma voix à celle de l'honorable président et à celle de l'honorable chef du cabinet. (Sensation.)
« En m'associant à l'éloge qui a été fait de mon collègue au Congrès national, je n'exprime pas pour la première fois mes sentiments de sympathie envers lui. Vous vous rappelez que, ouvrant comme président d'âge la session de 1883-1884, j'ai exprimé le regret que j'avais d'occuper un poste d'honneur dû à l'illustre M. Rogier. J'ajoutais que je ne m'étais décidé à le remplacer qu'après m'être assuré par une communication écrite de sa famille que le médecin, consulté sur ce point, avait déclaré que la santé de notre honorable collègue ne lui permettait plus de se rendre dans cette Chambre.
« En parlant à cette occasion des bonnes relations que j'avais toujours eues avec M. Rogier, je résumais en quelques mots les qualités qui le distinguaient et les éminents services qu'il avait rendus au pays.
« J'aurais voulu le voir encore au fauteuil présidentiel, jouissant des brillantes facultés physiques et intellectuelles que nous avions si longtemps admirées en lui.
« J'aurais voulu le voir encore entouré du prestige que lui avait donné sa qualité de combattant de 1830.
(page 374) « Pour moi comme pour vous tous, sa mort est un sujet de grands regrets.
« Nous perdons en lui un des citoyens les plus aimés et les plus estimés. Si nous sommes privés à jamais de sa présence, les éminents services rendus au pays par M. Charles Rogier resteront consignés dans nos annales et passeront à la postérité.
« Son patriotisme trouvera toujours des admirateurs et des imitateurs.
« La reconnaissance publique lui a déjà donné l'immortalité en appelant de son nom l'une des plus grandes rues de la capitale.
« Mais il est des monuments plus précieux : ce sont les souvenirs qu'on lui a consacrés depuis longtemps et qui resteront gravés à jamais dans la mémoire de la nation. (Mouvement prolongé d'approbation).
« M. Frère-Orban. - Messieurs, je ne m'attendais pas, en entrant aujourd'hui dans cette Chambre, à devoir m'associer aux regrets qui viennent d'être exprimés, au sujet de la mort d'un collègue illustre entre tous, et qui a rendu tant d'excellents services au pays.
« Mieux que tout autre, peut-être, je puis rendre témoignage de l'élévation des sentiments, de la pureté des intentions, du dévouement de celui qui n'est plus.
« J'ai été très longtemps son collègue, associé à ses travaux dans le gouvernement du Roi. Ses actes furent toujours dictés par les meilleures intentions, par un dévouement absolu au pays. Celui-ci lui en sera assurément reconnaissant.
« Nous ne pouvons que nous associer aux propositions qui viennent d'être faites par M. le président et par l'honorable chef du cabinet. Il était légitime qu'après une perte aussi grande, la Chambre se séparât en signe de deuil. (Marques générales d'approbation.)
« - La séance est levée à 3 heures et demie. »
Le lendemain M. Beernaert déposa un projet de loi portant que « les funérailles de Rogier auraient lieu aux frais du trésor ». Le projet fut voté d'urgence à l'unanimité. La Chambre décida, en outre, qu'elle se rendrait en corps aux funérailles.
(page 375) Ce suprême hommage du Parlement à Rogier fut ratifié. par la nation.
Pendant plusieurs heures le corps de l'illustre défunt resta exposé à l'Hôtel de ville de Bruxelles.
S'inspirant du sentiment patriotique, auquel la famille de Rogier s'était empressée de s'associer, le collège échevinal de la capitale avait voulu que l'on pût contempler pour la dernière fois les traits de l'ancien membre du gouvernement provisoire là même où, cinquante-cinq ans auparavant, il organisait la victoire de l'Indépendance nationale. Un immense concours de peuple se rendit à l'appel du collège échevinal.
Suivant le désir du Parlement, les funérailles furent dignes de celui envers lequel la patrie avait contracté une dette de reconnaissance sacrée.
Mais, quel qu'ait été l'éclat de ces funérailles, il ne pouvait pas égaler l'éclat des services que Rogier avait rendus et des vertus civiques dont il avait donné l'exemple.