Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Troisième partie (tome III). Rogier du traité de paix de 1839 jusqu’à sa mort

Chapitre III. De la chute du premier ministère libéral à l'avènement du second (13 avril 1841-12 août 1847) (deuxième partie)

7. Double élection de Rogier à Anvers et à Bruxelles (juin 1845)

(page 96) Rogier devait se représenter au mois de juin 1845 devant les électeurs d'Anvers.

Se rappelant l'acharnement avec lequel il avait été combattu quatre ans auparavant, s'exagérant peut-être aussi les difficultés de la lutte, les chefs du libéralisme anversois l'engagèrent, dès le mois d'avril, à se laisser porter en même temps à Bruxelles et à Anvers. Deux d'entre eux, MM. Piéron et Jacobs (le père du ministre clérical), dans des lettres particulières, (page 97) insistèrent fortement à cette époque pour le décider à prendre cette résolution qui ne lui souriait guère.

Quoique les fautes du ministère et l'alliance du groupe Osy, composé en grande partie de catholiques indépendants, eussent le mois suivant rendu quelque confiance aux libéraux anversois, la situation ne restait pas moins très difficile, à en juger par des passages d'une lettre que Materne recevait, le 11 mai, de M. Veydt. Celui-ci croyait que, dans l'intérêt de Rogier, il fallait associer à sa candidature celles des autres députés sortants, MM. Smits et Cogels (catholiques) et Osy (indépendant) :

«..... Au sein même du petit comité libéral il y a des partisans de Smits. D'autres qui lui sont contraires ne veulent cependant pas en proposer l'élimination. Ils attendent que le parti catholique donne l'exemple d'une exclusion et, si ce cas se présente, alors la lutte pourra peut-être s'engager. Mais comme je n'en prévois aucune issue favorable à l'opinion libérale, je ne suis pas d'envie de faire une troisième fois l'enjeu (on lui avait offert la candidature de nouveau). D'ailleurs personne n'y songe, à l'exception de quelques bourgmestres des campagnes, qui doutent plus que jamais de leurs forces. Il ne faut pas vouloir l'impossible. Combattre contre le gouvernement, le parti dominant et le commerce qui a toujours des ménagements à prendre, quand il s'agit d'un candidat qui n'a pas le mérite éminent de notre ami, ni la position ancrée du gouverneur d'Arlon, c'est courir à un échec certain... »

Le surlendemain, M. Veydt écrivait aussi à Rogier dans le même sens. Il semblait pressentir que quelque jour l'arrondissement se montrerait ingrat envers l'ancien membre du gouvernement provisoire, son ancien gouverneur :

« ... S'il vous était réservé de ne triompher qu'à une voix (un pessimiste avait dit à M. Veydt que l'élection de Rogier pourrait tenir à une voix), je ne sais si je n'aimerais pas tout autant ne vous voir élu qu'à Bruxelles. Vous rompriez avec une ville ingrate et vous gagneriez en force et en liberté à la Chambre. Car le mandat d'Anvers a toujours quelque chose de circonscrit, de positif. J'aimerais infiniment mieux représenter les intérêts moraux et intellectuels... »

(page 98) M. Veydt se défendait de plus en plus vivement d'accepter une candidature contre M. Cogels ou M. Smits, lorsqu'il apprit que les catholiques voulaient exclure Rogier. Alors il se laissa porter à côté de son ami et de M. Osy, avec M. François Loos (le futur bourgmestre d'Anvers). Sur la liste catholique figuraient MM. Cogels, Smits, Th. De Cock et E. Van Havre. La lutte s'engagea avec une vivacité exceptionnelle pour ce temps-là. (Note de bas de page : Une note-mémorandum de Rogier sur les élections de 1845 porte : « ... Le commissaire de l'arrondissement d'Anvers fait venir dans ses bureaux les bourgmestres et leur intime l'ordre, au nom du gouvernement, de soutenir les candidats ministériels et de voter pour eux. - Le fils d'un secrétaire communal d'une commune des environs d'Anvers, commis agréé du bureau de l'enregistrement, est nommé employé des accises pour déterminer le père à combattre les candidats de l'opposition. - Mandement de l'archevêque de Malines, qui ordonne notamment que le dimanche 8 juin on expose le Très Saint Sacrement pendant la messe paroissiale pour assurer le choix des meilleurs représentants... »

De leur côté, les libéraux unis de Bruxelles avaient mis le nom de Rogier sur leur liste à côté de ceux de Lebeau, de Verhaegen, d'Anspach (père), d'Orts et de De Bonne. Nous avons sous les yeux la minute de la circulaire des six candidats au corps électoral. Leurs signatures sont au bas de la pièce qui, rédigée par Lebeau, porte la trace des remaniements de Rogier :

« Aux électeurs de l'arrondissement de Bruxelles,

« En présence des tentatives faites pour jeter la division dans nos rangs, nous tenons à établir nettement notre position vis-à-vis du corps électoral.

« Désignés comme candidats par une assemblée nombreuse où l'opinion libérale était représentée dans ses diverses nuances, nous avons loyalement accepté une mission loyalement offerte. Sans être liés par aucun mandat impératif, nous sommes tous d'accord sur le but général à poursuivre. Chacun de nous se présente entier dans ses principes ; nous resterons unis pour la défense et le triomphe de la cause commune.

« Pleins de sympathie pour les classes inférieures de la nation, nous pousserons aux améliorations que leur état réclame et que la prévoyance conseille. Représentant plus particulièrement la classe moyenne qui est la nôtre, nous ne la renierons pas. Nous voulons que la loi soit juste et également protectrice pour tous les intérêts, pour toutes les positions.

(page 99) « Dévoués aux intérêts matériels du pays, nous avons à cœur de les voir florissants et fortement garantis par une législation stable et sagement protectrice.

« Dans l'ordre politique, nous voulons l'indépendance entière des pouvoirs. Les libertés civiles et religieuses de la Constitution, ses principes de tolérance et d'égalité pour tous n'ont pas de partisans plus sincères que nous ; ils n'auraient pas, s'il le fallait, de défenseurs plus énergiques.

« Amis d'un progrès sage et mesuré, nous repoussons, nous combattons tout ce qui peut produire le désordre. En laissant au gouvernement, responsable comme il doit l'être, toute sa liberté d'action constitutionnelle, nous voulons qu'il trouve sa force principale dans la moralité des moyens, dans la loyauté des actes.

« Ceux qui sèmeraient partout la corruption ; ceux qui, au lieu de chercher à concilier les partis, ne feraient que les tromper et les irriter ; ceux qui, sans nul souci de l'avenir, abandonneraient la direction de l'Etat au gré des passions ou des intérêts privés ; ceux qui, faisant abus de ce qu'il y a de plus respectable, viendraient inoculer à la Belgique les vices et les malheurs de la Restauration française ; ceux-là sont des imprudents qui exposent le pays au désordre et à l'anarchie ; ceux-là ne figurent pas dans nos rangs.

« Forts de nos principes, convaincus qu'ils répondent aux vœux de la saine et vraie majorité du pays, nous faisons un appel à la conscience et au patriotisme de nos concitoyens : qu'ils demeurent fermes et unis et le succès est assuré.

« Bruxelles, 24 mai 1845. (Signé) Lebeau, L.-J. Orts, Verhaegen aîné, Ch. Rogier, F. Anspach, J. de Bonne. »

Rogier n'était pas combattu moins vivement à Bruxelles qu'à Anvers. Le parti catholique, qui voulait décidément qu'il disparût du Parlement, ne lui épargnait aucune attaque. Il lui reprochait, entre autres choses, d'être un partisan effréné des opinions démocratiques (sic), tandis qu'un groupe remuant de radicaux bruxellois, appelé la Société populaire et démocratique d'Agneessens, combattait à outrance sa candidature. Par une contradiction bizarre, les deux vieux amis politiques de Rogier, Lebeau et Devaux, trouvaient grâce devant la presse ministérielle. C'est alors que Lebeau écrivit au directeur de L'Emancipation :

« Dans une intention facile à saisir, vous vous appliquez à tracer entre mon honorable ami M. Rogier et moi, une ligne de démarcation qui n'existe pas, qui n'a jamais existé.

« M. Rogier, dans les circonstances actuelles, n'a tenu ni une autre conduite, ni un autre langage que moi-même. Ce que l'un a dit et fait, l'autre l'a dit et fait ou s'y est associé sans restriction. Aujourd'hui, comme aux époques les plus importantes de notre carrière politique, une complète identité n'a cessé d'exister entre nos principes, nos (page 100) actes, nos opinions. Elle a été de nouveau constatée par notre commune déclaration aux électeurs.

« Toute tentative pour nous séparer dans l'opinion publique ne saurait donc être à mes yeux qu'une manœuvre électorale. »

Le bruit courait- il est mentionné dans une correspondance bruxelloise du Journal du commerce d'Anvers (26 mai) que si le ministère s'abstenait de combattre Lebeau à Bruxelles et Devaux à Bruges, c'était, en partie, « par déférence pour une volonté auguste ». Le roi Léopold eût désiré que la haine et l'ingratitude politique épargnassent aussi Rogier : il l'avait nettement fait entendre en plein conseil des ministres. Mais Rogier était bien plus à craindre pour M. Nothomb que Lebeau et Devaux, condamnés par l'état précaire de leur santé à reculer désormais devant les fatigues du pouvoir.

La presse hostile à Rogier ne reculait pas même devant des assertions matériellement fausses, pour essayer de ruiner sa candidature dans l'esprit des Bruxellois. Elle les conjurait de ne pas voter pour « le plus constant ennemi de Bruxelles », pour celui qui avait « incessamment protesté contre la grandeur, l'importance et la richesse de Bruxelles », pour celui qui « agissait et parlait en toute circonstance contre les intérêts de Bruxelles » !

Dans une lettre écrite trois jours avant l'élection, et où Rogier réfute, point par point, les allégations mensongères de la presse catholique, nous lisons :

«< .. Je porte le défi à l'ennemi le plus acharné de citer un seul de mes discours, un seul de mes actes qui puisse justifier d'une manière quelque peu sérieuse vos assertions. La vérité est que, depuis le mois de septembre 1830 jusqu'à ce jour, j'ai en toute circonstance agi et parlé pour Bruxelles, grande ville, pour Bruxelles, capitale. S'il est un reproche qui ait été souvent articulé contre moi par les amis de L'Emancipation, c'est au contraire de trop parler, de trop agir pour Bruxelles ; et les adversaires de ma candidature à Anvers exploitent en ce moment même contre moi ce qu'ils appellent mes prédilections pour les intérêts de la capitale... » (Lettre à L'Emancipation, du 7 juin 1845,)

Ni à Anvers, ni à Bruxelles on ne fit état de pareilles allégations notoirement contraires aux faits. La majorité (page 101) du corps électoral de 1845 ne se laissa pas influencer par les violences d'une polémique qui dépassa parfois toute mesure. Qui sait même si ces violences n'ont pas fait du bien à Rogier ? « J'ai presque vu avec plaisir, lui écrivait Chazal le 14 juin, les infamies de la presse ministérielle à ton égard ; car ces infamies t'ont valu la sympathie de tous les gens honnêtes et ont rempli d'indignation et de colère tous les hommes qui te connaissent... Cette conduite du ministère était faite pour exalter les esprits les plus pacifiques et éloigner du gouvernement des hommes qui lui avaient été dévoués jusqu'à présent... »

Rogier eut les honneurs d'une double élection au premier tour de scrutin.

Voici le résultat inespéré d'Anvers :

Il y avait 1802 votants. MM. Loos, Osy, Rogier et Veydt obtinrent 1040, 1077, 1073 et 1055 voix - contre 767, 723, 672 et 642 données à MM. Cogels, Smits, De Cock et Van Havre.

A Bruxelles, sur 3489 votants Rogier obtint 1944 voix. MM. Lebeau, H. de Brouckere, Verhaegen et Orts furent élus avec lui au premier tour. MM. Anspach et De Bonne passèrent au ballottage

D'innombrables lettres de félicitations lui furent envoyées. Extrayons d'abord quelques lignes, bien touchantes, de la lettre de son frère, « le meilleur des amis » :

« Paris, ce 12 juin 1845.

« Mon cher et triomphant Charles,

« Un seul jour peut faire oublier quatre années d'amertume : tụ l'éprouves en ce moment. Te voilà aussi grandi, aussi fortifié dans l'opinion publique que tes adversaires sont abaissés et affaiblis. Ainsi (page 102) leurs invectives, leurs calomnies, leurs attaques insensées n'ont servi qu'à mieux assurer ton triomphe. Voilà la digne récompense de quinze années d'une conduite loyale et ferme, d'une vie sans tache et sans reproche... Que ne suis-je auprès de toi pour t'embrasser, cher et digne fils de notre loyal père ! Hélas ! que n'a-t-il pu être témoin de ces marques universelles de sympathie populaire !... Pauvre maman, elle a dû avoir de terribles émotions et se trouve bien heureuse et bien fière sans doute. Dis bien à tes bons amis d'Anvers et de Bruxelles combien pour ma part mon cœur leur est reconnaissant... »

A Liège, la bonne nouvelle avait provoqué une joie des plus vives. Weustenraad écrit à Rogier :

« Tes amis de Liège, et tu sais qu'ils sont nombreux, ont accueilli avec transport la nouvelle de ton double triomphe. J'aurais voulu être auprès de toi en ce moment pour te voir, t'entendre et t'embrasser. Sois fier, sois heureux de ton succès : il t'était dû. C'est le plus éclatant qui ait été remporté dans les élections depuis que la Belgique existe !... »

Parmi les lettres de félicitations qui lui arrivaient de diverses villes du pays, il y en avait, celle entre autres du député Lys de Verviers, où était exprimé le regret de n'avoir pu prendre part, comme les électeurs d'Anvers et de Bruxelles, à cette manifestation de justice et de reconnaissance.

On devine bien que ses anciens collaborateurs du Mathieu Laensbergh et du Politique ne furent pas les derniers à lui dire tout le plaisir qu'ils éprouvaient. Devaux était d'autant plus heureux, il trouvait « le coup d'autant plus fort que, vu le pitoyable découragement qui perçait depuis deux jours à travers les articles de L'Observateur et de L'Indépendant, personne n'y comptait à Bruges ! »

8. Le cabinet du 13 avril 1841 se retire. On parle de la rentrée de Rogier aux affaires. Constitution du cabinet Van de Weyer (3 juillet 1845)

Les libéraux avaient gagné six voix.

« L'effet moral, écrivait Devaux à Rogier et à Lebeau le 11 juin, dépassera ce gain. Qu'on exalte sans crainte la victoire, qu'on saisisse l'occasion pour remonter le moral de l'opinion libérale, le moment est excellent. Le fluide électrique circule. Avec une bonne presse, à l'aide de cet événement nos adversaires seraient en fuite avant l'ouverture de la session. Que de réflexions je voudrais vous communiquer, si j'y voyais ! (Il souffrait cruellement d'une amaurose.)... »

Qu'allait faire M. Nothomb ?

Sans doute il lui restait encore une majorité, mais combien minime ! combien douteuse d'ailleurs !... une majorité de fonctionnaires. Et puis, comment gouverner contre le sentiment des grandes villes du pays qui depuis deux ans répudiaient sa politique ? « Les Turcarets sont abattus, écrivait Weustenraad faisant une allusion, peut-être un peu dure, à certains financiers que la tourmente électorale avait emportés à Bruxelles, à Anvers et ailleurs ; ils sont allés rejoindre les mânes des Raikem, des Demonceau, des De Behr (éliminés en 1843). C'est le second acte. Un bon drame en a trois au moins. Eh bien, j'espère que le troisième qui sera représenté à Gand en juin 1847 sera digne des deux premiers. Alors le dénouement sera là et nous aurons notre tour... » (Lettre à Rogier du 13 juin 1845.)

Dans tous les cas, M. Nothomb n'aurait pu continuer à gouverner qu'en accordant à la droite tout ce qu'elle désirait et en surexcitant ainsi les passions qu'il avait prétendu apaiser lorsqu'il prenait le pouvoir quatre ans plus tôt.

Le système des cabinets mixtes paraissait avoir fait son temps.

M. Nothomb donna sa démission. Le Roi l'accepta et le nomma ministre plénipotentiaire à Berlin.

(page 104) La succession de M. Nothomb allait apparemment revenir à Rogier.

De toutes parts, à Bruges comme à Bruxelles, à Liège comme à Anvers, les yeux sont fixés sur lui. Devaux lui recommandait (lettre du 28 juin) de ne pas risquer trop facilement sa belle position dans un ministère précaire. Ne serait-ce pas encore un ministère qui n'oserait se dire ni catholique, ni libéral ? A moins d'avoir la dissolution en poche, comment en ferait-on un autre ? C'était le résultat de la composition de la Chambre où les deux partis paraissaient à Devaux s'équilibrer (en défalquant sans doute les députés qui n'avaient d'autre opinion que celle du gouvernement).

Devaux craignait que Rogier, qui avait à cette époque la nostalgie du pouvoir (voir page 58), ne se décidât, par amour de l'action, à entrer dans quelque combinaison. ministérielle sans avenir. Il terminait sa lettre par des réflexions aussi piquantes dans le fond que hardies dans la forme et qui nous autorisent à croire que les hommes de cour qui avaient fait tomber Rogier et Lebeau en 1841 n'avaient pas encore désarmé :

« ... Songe bien, mon cher Charles, que tu es fort, très fort, plus fort que la cour, les catholiques, etc. Vois comme le temps fait son œuvre. Les catholiques tombent en loques ; songe bien que si on ne te fait la position aussi belle que l'avenir te la réserve, tu ne risques rien à laisser s'écrouler à tes pieds tout ce qui reste encore de cette politique imbécile de cour... »

D'autres amis, tels que Jacobs et Chazal, lui donnent le même conseil. Celui-ci écrit le 2 juillet :

« ... Mon cher ami, plus je réfléchis à la situation, plus je suis convaincu que tu es en position de poser tes conditions et, bon gré mal gré, il faudra qu'on en passe par où tu voudras... La première des conditions doit être un arrêté de dissolution des Chambres en bonne et due forme avec la date en blanc... Une simple promesse, appuyée même d'une lettre de Van Praet, n'aurait pas la même efficacité ; on intriguerait pour en empêcher la réalisation, pour en retarder l'emploi, (page 105) etc. L'arrêté coupera court à tout et calmera une foule de faux braves qui feront les morts à la vue de cette tête de Méduse... Il paraît d'ailleurs qu'on s'attend à beaucoup d'exigences de ta part, tant on a conscience de ta puissance dans ce moment. »

Chazal traitait aussi dans cette lettre du personnel du prochain cabinet. Il était d'avis que Rogier ne conservât aucun des membres du cabinet démissionnaire, qu'il « fît maison nette ». Il accepterait, quant à lui, le portefeuille de la guerre, à moins que le Roi n'agréât pas son nom...

«... Si le Roi montre trop de répugnance à mon endroit par crainte de voir ensemble à la tête des affaires deux hommes étroitement unis, représentant des idées jeunes et progressives, souvenirs honorables de 1830, par crainte surtout que nous ne prenions une influence prépondérante dans le pays, mais sous prétexte que nous sommes jeunes et exaltés, il faudrait alors proposer le général De Liem... »

Nous doutons fort que le Roi éprouvât cette répugnance, à laquelle d'ailleurs Chazal lui-même ne croyait pas trop. Dans tous les cas, Léopold Ier en est bien revenu. Il suffit pour s'en convaincre de lire les lettres affectueuses qu'il écrivait à Chazal quelques années plus tard. (Voir Léopold Ier, par Th. Juste).

A en juger par les extraits que nous avons donnés des lettres de Devaux et de Chazal, il semblerait que la solution de la crise fût prochaine et que l'avènement d'un cabinet Rogier ne fît plus question.

Il n'en était rien : c'est ce qui fut établi dans les débats de la Chambre au mois de novembre.

Tout s'était borné à des ouvertures, indirectes en quelque sorte, faites par Van Praet qui, pour sonder les intentions de Rogier, s'était mis en rapport avec son ami Lignac, l'ancien éditeur du Politique devenu directeur à l'administration des chemins de fer. Celui-ci avait évidemment laissé entendre à Van Praet (qui l'aura fait savoir en haut lieu) que Rogier ne rentrerait aux affaires (page 106) qu'avec le droit éventuel de dissolution. Mais rien d'officiel dans tout cela.

D'autre part, il n'est pas téméraire d'affirmer que le Roi, qui était alors en Angleterre, aura entretenu M. Van de Weyer des intentions de Rogier et qu'il lui aura demandé son concours pour le cas où la condition de la dissolution, dont il ne voulait pas entendre parler, continuerait à être posée par les chefs du libéralisme.

Rogier ne voulait pas considérer comme une offre sérieuse du pouvoir l'échange de vues qui avait eu lieu à la fin de juin entre Van Praet et Lignac. Il croyait devoir attendre, pour s'occuper du programme et du personnel du cabinet, ou une lettre du Roi, ou une visite de Van Praet. Il était de notoriété publique que plusieurs hommes politiques avaient été appelés au palais peu après la conversation de Van Praet et de Lignac.

Devaux jugeait la situation autrement. Soit qu'il crût les choses plus avancées qu'elles ne l'étaient, soit que la crainte de quelque intrigue de cour dans le genre de celle de 1841 lui fit voir la situation sous des couleurs trop noires, il reprochait à Rogier son inaction. Sa lettre du 7 juillet, tout en nous montrant sous un jour nouveau les rapports de la Royauté et des libéraux en ce temps-là, renferme des renseignements curieux sur les hommes politiques du temps comme sur le caractère et les habitudes de Rogier, sur des questions industrielles aussi bien que sur la négociation du traité de commerce de 1845. (Note de bas de page : Ce n'est pas sans quelque hésitation que nous nous sommes résolu à publier in extenso cette lettre si curieuse de Paul Devaux. Mais tous les hommes de 1845 ont disparu et d'ailleurs l'histoire a ses droits, qui priment à nos yeux toute autre considération.)

« St-Pierre, près de Bruges, 7 juillet 1845.

« Mon cher Charles,

« Passe-moi le gros papier et les formes de style abruptes. Je t'écris à la campagne, et les Laconiens me paraissent avoir inventé leur style (page 107) pour le besoin des yeux malades. Napoléon pressentait une amaurose.

« Je ne suis pas content de ta manière de faire. Voici huit jours de la conversation de Van Praet avec Lignac et quand il fallait agir immédiatement, tu flottes encore dans le vague, et tu as perdu une semaine sans arrêter de plan. L'important, c'est le personnel. L'ouverture de Van Praet suffit pleinement pour t'autoriser à faire tous tes préparatifs. Et il faut le faire avant le retour du roi, parce que dès que tu seras appelé ouvertement, tous les retards paraîtront des difficultés, tous les refus seront connus, publiés et amplifiés, ce seront des difficultés de plus ; aujourd'hui tu vas aux gens par choix, alors tu auras l'air d'y aller par nécessité ; les refus ne sont pas connus maintenant, et ne compromettent pas. Alors le roi viendra se mettre entre tes collègues et toi, aujourd'hui tu es seul vis-à-vis d'eux. - Il faut voir (toujours style Napoléon) Leclercq et d’Elhoungne. Il faut savoir ce qu'ils pensent, à quoi ils sont disposés. Leclercq serait une grande force morale. Je tiens plus encore à d’Elhoungne, orateur, homme d'affaires, esprit sagace et gantois, c'est l'élément le plus important de la combinaison nouvelle. L'affaire des toiles va devenir grave : un flamand du mérite de d’Elhoungne est inappréciable. Dans la combinaison il faut principalement songer à faire marcher le ministère et au besoin des affaires. Moralement ton nom et l'exclusion des catholiques suffit. Le ministère peut vivre là-dessus. · C'est une bêtise atroce que la correspondance du Journal de Liège que je viens de lire. Voilà le roi qui va entrer en négociation avec V. De Weyer, tu arrives en seconde ligne, tu auras de nouvelles difficultés à vaincre, V. De Weyer peut d'ailleurs devenir un embarras, Chazal et lui excluent un troisième ministre non député. - Ne fume donc plus de cigares avec D. J. pendant une quinzaine.

« Songez bien à qui vous donnez le commerce. Ce sera très important pendant deux ans. Tu es trop anversois, d’Elhoungne bien gantois et trop réunionniste. Je préfère Henri De Brouckere soit avec les travaux publics, soit avec les affaires étrangères ; il est un peu flamand par sa naissance et ses parents, un peu anversois, un peu liégeois et impartial par sa position électorale (sauf pour la contrefaçon). Pour l'affaire des 7 millions de kilog. de café, Delfosse et Anvers se disputeront dans le ministère. C'est peut-être ton affaire la plus grave, car enfin il faudra bien admettre la prolongation, et que dira Anvers ? Si d’Elhoungne acceptait, il faudrait tout combiner avec lui ; je le crois de bon conseil. J'irai à Bruxelles. si tu confères avec lui. Mais avant cela, va à Gand sans retard. On va l'effrayer et le détourner à l'avance. Avec d’Elhoungne et de Brouckere, la composition du reste du ministère est facile. Vous avez d'ailleurs toujours la ressource de prendre avec l'intérieur l'intérim des affaires étrangères, sous (page 108) prétexte qu'on attend le rétablissement complet de Lebeau. Tu dois désirer que Veydt entre aux finances, aux travaux publics ou à la justice, parce qu'il faut au moins deux des tiens bien sûrs : Cools n'est pas sûr à ce point. Quant à Delfosse, grande objection du roi, effroi des catholiques, embarras résultant de ses opinions politiques et financières et de son désir de popularité liégeoise.

« Je ne partage pas votre avis sur la mesure législative relative à l'augmentation du nombre des députés, elle vous ramènerait la discussion de la réforme complète et le maudit programme de l'Alliance. C'est précisément ce qu'il faut éviter. La réforme est une question tout au moins ajournée et qu'on ne peut entamer par un coin aujourd'hui sans y entrer franchement et nettement. La question de l'augmentation du nombre pourra venir plus tard quand le programme de l'Alliance sera un peu plus dans l'ombre. C'est précisément pour donner une satisfaction au programme et le faire oublier un peu, que je voudrais une mesure sur les procureurs et commissaires qui a le grand avantage de pouvoir être prise par arrêté, c'est-à-dire sans discussion, d'être un retour à la moralité, de ne froisser aucun parti, de ne pouvoir être blâmée par personne, mais qui peut, il est vrai, créer quelques mécontents dans la Chambre.

« Cette mesure et le règlement de l'affaire du jury d'examen à la satisfaction des deux partis (suivant mon invention sur laquelle je te demande toujours le secret le plus entier ), voilà le bagage politique plus que suffisant avec le fait immense de l'avènement du ministère libéral.

« Les conférences avec Dechamps ne me paraissent pouvoir aboutir à rien, si ce n'est à faire une politesse aux catholiques et à les rassurer un peu. Il est probable qu'il veut constater que de Theux ne peut pas rentrer avec toi et montrer aux siens qu'ils doivent se rattacher à lui.

« Pour Van Praet c'est autre chose, c'est un moyen de préparer le Roi et de le convaincre.

« A ta place, je prendrais la position suivante vis-à-vis du roi :

« Je commencerais par lui demander ce qui s'est passé avec d'Huart, Liedts et Leclercq. J'exprimerais le désir qu'il s'assurât bien qu'aucune autre combinaison n'est possible et qu'avant ton entrée il fût bien convaincu que la situation exige un ministère de gauche, ne voulant entrer qu'avec son concours entier et sans réserve. J'ajouterais qu'il est nécessaire que tu aies la conviction de ce concours et que tu puisses la faire partager aux autres. Je protesterais du désir de gouverner avec modération, sans alarmer personne, sans réaction, mais en partant de ce point de vue que l'opinion libérale est en majorité dans le pays, que si la Chambre ne le reconnaît (page 109) pas, il faut mettre la majorité de la Chambre en harmonie avec la majorité du pays. Les conditions les plus précises seraient :

« 1° Dissolution des deux Chambres avec la date en blanc et pour en faire usage seulement quand la nécessité t'en serait démontrée à toi ; cette nécessité existerait non seulement en cas d'un refus de concours formel, mais, ce qu'il faut avoir soin de dire, dans le cas où le mauvais vouloir de la majorité se montrerait dans les votes de détail. Il faut cette faculté pendant 4 ans, c'est-à-dire jusqu'à ce que toute la Chambre ait été renouvelée sous l'administration nouvelle.

« 2° Il faut que toi, ministre de l'intérieur, tu puisses disposer, sans entraves de la Couronne, des places de gouverneurs et de commissaires d'arrondissement. Ici protestations de modération, d'intention anti-réactionnaire, mais nécessité de pouvoir administrer dignement et de pouvoir démentir les excitations antiministérielles de Mme de M. et consorts.

« 3° Retrait de la loi du fractionnement, si le conseil le juge opportun.

« 4° Retrait ou modification de la loi des bourgmestres, dans le même cas.

« 5° Arrêté sur les gouverneurs et commissaires de district immédiatement.

« 6° Plus de négociations par le roi ou son cabinet ; toutes négociations par le ministère.

« Si le roi demandait des noms, je commencerais par lui en citer une quinzaine sans rien préciser et je verrais ses observations.

« Agir dans la prévision que les conditions seront publiées si la combinaison échoue. Et tâcher de pénétrer jusqu'à quel point on est sincère. Adoucir les exigences par les formes polies et éviter tout ce qui lui ferait sentir dans l'expression qu'il expie 1841.

« Maintenant je te conseille de faire venir Partoes et de te faire rendre compte de l'état de la négociation française et hollandaise, et de tâcher d'en avoir un exposé pour te faire une idée nette de l'état de ces deux affaires, de ce qui a été fait, de ce qu'on peut espérer, ou tenter.

« Pour Dieu, mon cher ami, que ni ma lettre ni vos combinaisons ne passent dans le Journal de Liège. Et autant que possible fais les affaires toi-même. Encore une fois, va voir l'exposition de Gand. Nothomb va bien à Gand, ne peux-tu y passer un demi-jour ? C'est le plus important.

« Je n'y vois plus. - Je t'enverrai mes idées à mesure qu'elles me viendront.

« Si la France veut réellement négocier d'une manière sérieuse et pour arriver à un résultat important, j'ai quelques idées assez importantes peut-être sur les négociations.

(page 110) « Pour la Hollande peut-être faudrait-il voir aussi s'il n'y a pas moyen d'éloigner la négociation.

« Je crois qu'il faudra convenir avec les collègues de l'extérieur et du commerce qu'il ne peut s'agir d'union douanière. Il faut couper court à cela dès le début, sous peine de faire de l'eau claire sous l'inspiration du roi.

« Perrot peut être utile par ses idées sur les négociations. Ne peux-tu voir Pouhon et l'interroger sur la capacité et le caractère d'Anspach ? »

Quelle réponse Rogier fit-il à Devaux ?

Nous n'en savons rien : il ne nous a pas été possible d'obtenir communication des lettres que Devaux a reçues de Rogier. L'ancien député de Bruges n'aurait, disent ses héritiers, laissé ni mémoires, ni notes, ni documents (Note de bas de page : Un de nos administrateurs et publicistes les plus éminents, que Devaux honora tout particulièrement de sa confiance et de son amitié, semble croire que les papiers de Devaux, comme ceux de son beau-frère Van Praet, ont été déposés en lieu sûr et ne seront livrés à la publicité que dans un temps assez éloigné.)

Pendant quinze jours, nous en sommes réduits, pour voir clair dans cette espèce d'imbroglio, à consulter les journaux, qui annoncent que M. Dolez a refusé de former un cabinet (commencement de juillet) - que les ambassadeurs à Vienne et à Londres, MM. O'Sullivan et Van de Weyer, feront partie de la nouvelle combinaison (12 juillet) que MM. Rogier et Dumon-Dumortier, ou MM. Rogier et Veydt ont accepté des portefeuilles (13 juillet) que M. De La Coste entre à l'intérieur (20 juillet), etc., etc.

A la date du 26 juillet, nous avons enfin par Rogier lui-même une indication importante. Dans une lettre à son ami Materne, alors à Liège, il dit que, étant à Anvers (Note de bas de page : Le commerce anversois avait offert aux députés élus le 10 juin un banquet où Rogier prononça un discours dont parlent avec grand éloge tous les journaux libéraux. A en juger par un passage assez vague de cette lettre à Materne, les amis de Rogier songeaient déjà alors à lui offrir un « chez lui », une villa), il a reçu de Lignac une dépêche lui annonçant « qu'ayant (page 111) vu de nouveau Maret (lisez : Van Praet), il juge sa présence à Bruxelles très utile ».

Rogier a donc eu avec Van Praet (Maret) un entretien qui n'a pas duré moins de deux heures et demie. Van Praet n'avait pas reçu mission officielle de lui parler, mais il ne doutait pas que Rogier ne fût accepté maintenant avec plaisir. Le thème développé par Van Praet était toujours le même : une combinaison mixte. Mais Rogier avait déclaré qu'une combinaison mixte lui semblait inadmissible. Si l'on proposait des éléments de la droite nouveaux, peut-être alors y aurait-il lieu d'examiner. Van Praet avait paru « regretter ce qu'il pouvait y avoir d'absolu dans cette manière de voir qui ne semblait pas conforme aux vues du patron... » Il avait été dit à deux reprises que cette conversation était purement officieuse. Si donc l'opposition devait un jour s'expliquer sur la crise, Rogier se réservait de déclarer qu'aucune démarche officielle n'avait été faite auprès de lui. Van Praet donnant à entendre que si l'on éprouvait des obstacles à faire du bien dans le genre mixte, on serait peut-être bien forcé de faire « du médiocre ou du mauvais », Rogier avait répondu que n'ayant pas été consulté officiellement sur la situation et l'occasion d'agir ne lui ayant pas été offerte, il ne prenait sur lui aucune conséquence directe ou indirecte de ce qui serait fait. Van Praet s'était pour le surplus réservé de rapporter la conversation au Roi : Rogier ne s'y était pas opposé.

Que l'on relise au Moniteur les explications données par Rogier en novembre sur ce qui s'était passé durant la crise ministérielle « en ce qui le concernait », on y verra en détail ce qui se trouve en substance dans la lettre à Materne.


(page 112) La véritable pierre d'achoppement pour le libéralisme en 1845 fut la demande de dissolution éventuelle : elle devait l'être encore en 1846.

On a reproché amèrement à Rogier de n'avoir pas voulu céder sur ce point. Pourquoi aurait-il cédé ? Il pouvait invoquer de toutes parts des symptômes favorables à l'opinion libérale il n'était pas un homme politique sérieux qui ne prévît déjà alors la défaite éclatante des catholiques en juin 1847. Point de doute que si, au mois d'août 1845, on avait fait par exemple appel aux électeurs gantois, ils eussent éliminé les derniers catholiques de leur députation. Il en aurait été de même dans maints arrondissements.

Le Roi était trop intelligent pour ne pas voir, lui aussi, que la politique mixte présentait de grands inconvénients. Mais il ne paraissait pas croire au triomphe prochain du parti libéral ; ou bien, s'il y croyait, il ne voulait rien faire pour en hâter le jour. Effet peut-être de ses rapports fréquents avec la cour des Tuileries où le parti conservateur était prépondérant depuis la chute du cabinet Thiers-Rémusat en 1840 : Léopold avait toujours contre le libéralisme des préventions (cf : Revue des Deux Mondes) qui ne tombèrent qu'en 1848. D'ailleurs, un cabinet libéral homogène n'était possible qu'avec une dissolution, où le Roi voyait des causes d'agitation dangereuse. Un cabinet catholique homogène ne paraissait pas réunir, d'autre part, de grandes chances de vitalité, étant donnés certains germes de discorde qui s'étaient manifestés dans le sein de ce parti au cours des dernières sessions. Le Roi en revint au système du ministère et de la majorité mixtes.

Le parti catholique était le mieux partagé dans le cabinet Van de Weyer (30 juillet 1845), puisqu'on y voyait (page 113) MM. Dechamps, d'Anethan, Malou, de Muelenaere et d'Huart. La gauche du Parlement était représentée par M. d'Hoffschmidt. A la session extraordinaire (du 16 au 24 septembre), le Parlement ne s'occupa que d'affaires matérielles. D'un commun accord, le débat politique fut ajourné à la session de novembre.

9. Le cabinet Van de Weyer

M. Van de Weyer, dont le libéralisme assurément n'était pas douteux (il était même à certains égards d'une nuance plus accentuée que celui de Rogier et de Lebeau), M. Van de Weyer nous paraît s'être prêté trop complaisamment à l'expérience, au dernier essai tenté par Léopold Ier en fait de ministère mixte.

Pouvait-il, pendant son séjour à Londres, s'être tellement désintéressé de l'étude de notre politique intérieure qu'il ne s'aperçût pas que l'Union de 1830 avait fait son temps ? Comment lui, qui avait vu les luttes des whigs et des tories, pouvait-il « s'étonner » sincèrement de voir le Parlement belge divisé en deux camps ? Ne se laissait-il pas entraîner à une exagération évidente quand, répondant à Devaux et à Rogier qui lui montraient « l'union bannie à tout jamais de la politique pratique », il leur reprochait de « renier les principes mêmes de la Constitution » ?

Sans doute, la presse libérale du temps avait tort de voir en lui un « apostat », un « renégat de la philosophie naturaliste », un déserteur de la cause de la liberté de pensée à laquelle il avait aidé à élever des chaires à (page 114) l'Université de Bruxelles. Mais lui, de son côté, il avait tort de dire à des hommes comme Rogier, comme Devaux, qu'en déclarant l'union désormais impossible, ils « déchiraient tous les titres des Belges à l'estime de l'Europe ». Quelle qu'ait été l'âpreté avec laquelle Rogier lui demandait compte de son arrivée si inopinée au pouvoir et de la composition d'un cabinet qui restaurait une politique tombée avec M. Nothomb, M. Van de Weyer forçait évidemment la note quand il reprochait à l'héroïque combattant de 1830 de « jouer le jeu des ennemis de notre indépendance ». Il eût dû laisser le monopole de pareilles injustices et de pareilles violences aux journalistes qui soutenaient sa cause.

N'était-ce pas même découvrir la Royauté que d'avancer qu'il était revenu d'Angleterre pour la défendre ?... Défendre la Royauté contre des royalistes invétérés comme Rogier ! Quoi ! parce que, se prévalant de l'état des esprits accusé par les élections qui avaient eu lieu dans une moitié du pays, assuré de la marche ascendante du libéralisme dans l'autre moitié, Rogier avait demandé, avant d'accepter le pouvoir, la faculté éventuelle d'une dissolution ; parce qu'il avait formulé ses conditions absolument constitutionnelles, Rogier était accusé par M. Van de Weyer d'avoir voulu « diminuer le prestige » de la Royauté ! Rogier était accusé d'avoir « presque exigé du Roi une abdication virtuelle » dont le préservait heureusement le dévouement de M. Van de Weyer ! Etait-ce assez d'exagération, assez d'hérésie gouvernementale !

Grâce aux fonctionnaires, qui étaient légion dans la Chambre de 1845 et qui ratifièrent par leur approbation coutumière les explications ministérielles, M. Van de Weyer obtint un réel encouragement au début de sa carrière (59 voix contre 25 et 4 abstentions).

La persistance des fonctionnaires représentants dans l'approbation quand même devait finir par leur être fatale : (page 115) il n'était plus loin le jour où la législature allait les frapper en décrétant les incompatibilités parlementaires.

Nous ne pouvons, quant à nous, être d'aussi facile composition que la Chambre de 1845 ; nous pouvons moins encore « admirer » l'attitude de M. Van de Weyer ; et quand nous voyons un historien aussi sérieux que M. Thonissen opposer avec enthousiasme le « libéralisme tolérant, généreux, désintéressé » de MM. Malou, Dechamps, d'Anethan, de tous les associés en un mot de M. Van de Weyer, au « libéralisme étroit, ambitieux et exclusif » de Rogier, nous sommes tenté de croire à de l'ironie.


L'accalmie qui succéda à l'orage parlementaire de novembre 1845 ne dura que quelques semaines.

On en profita pour étudier les moyens de venir en aide aux populations flamandes que la maladie des pommes de terre et la crise industrielle faisaient cruellement souffrir.

Dans la discussion du budget des voies et moyens, Rogier, revenant sur le débat qui avait eu lieu en septembre au sujet de la misère des Flandres, disait :

« Je croyais les plaintes des Flandres exagérées ; j'avais souvent pensé que les malheurs qu'on nous signalait étaient sentis trop vivement par les députés de ces deux provinces. Mais l'insistance de leurs plaintes, leur unanimité, les renseignements qui nous parviennent de toute part sur l'état des Flandres, toutes les circonstances imposent l'obligation d'aborder la question franchement et courageusement... »

Il indiqua des remèdes sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir.


Deux mois à peine se sont écoulés depuis le jour où M. Van de Weyer a fait insérer dans la réponse au discours (page 116) du trône un paragraphe qui chante les bienfaits de la « politique de conciliation » à laquelle il préside. Une discussion incidentelle qui s'engage à propos de la convention passée entre l'administration communale et l'évêque de Tournai concernant la direction de l'Athénée de cette ville, permet au chef du cabinet de découvrir les misères, les impossibilités de cette conciliation tant vantée : il va voir par lui-même que l'Union est bien morte.

Le 16 janvier 1846, M. Cans, député de Bruxelles (note de bas de page : Rogier ayant opté pour Anvers, les Bruxellois l’avaient remplacé par M. Cans), l'interpelle sur la portée de la convention de Tournai. Il montre que cette convention avantage singulièrement l'épiscopat, et il s'étonne du silence que le gouvernement garde sur la conduite de la régence de Tournai qui a sacrifié les prérogatives de l'autorité civile :

« ... Ce silence, s'écrie Rogier, présage-t-il que la prochaine loi sur l'enseignement moyen sera plus favorable à la domination temporelle du clergé qu'aux principes de la Constitution ? Pour ma part, je déclare que lorsqu'on discutera cette loi, je m'opposerai de toutes mes forces à ce que l'enseignement moyen passe tout entier aux mains du clergé... »

Il amène ainsi M. Van de Weyer à désapprouver une convention qui délaissait, de fait, au pouvoir épiscopal le choix des professeurs d'un établissement communal.

Les libéraux avaient applaudi la déclaration du ministre ; les catholiques protestèrent. Déjà dès ce jour-là les germes de la division avaient pénétré dans le ministère.

(page 117) Quelques semaines plus tard, comme l'avait prophétisé Rogier pendant la discussion de la convention de Tournai, le ministère se disloquait sur la question de l'enseignement moyen.

Lors de la constitution du cabinet, on était tombé d'accord que pour l'organisation de l'enseignement moyen par l'Etat on s'en tiendrait à un projet qui datait de plus de dix ans, au projet de 1834 (conçu par Rogier au temps de l'Union). Mais comme on sentait bien qu'il serait indispensable de le compléter, il avait été convenu qu'on « ajouterait les développements qu'indiquerait l'expérience ». Impossible d'être moins explicite.

C'est quand vint le moment d'introduire ces développements, que l'accord cessa de régner entre les ministres. M. Van de Weyer voulait créer plus d'établissements que ne le désirait la majorité catholique du cabinet. Celle-ci lui reprochait de s'écarter trop du programme du 30 juillet 1845... Le programme ? Il n'y avait d'autre programme à cet égard que la phrase que nous venons de citer. N'importe : MM. d'Anethan et Malou soutenaient (et ils le redirent au Parlement) que le système de M. Van de Weyer n'était ni juste, ni conforme à l'esprit de la Constitution et des lois organiques.

Dès le 2 mars, le bruit court à la Chambre que le ministère est démissionnaire.

Rogier demande au ministre des finances ce qu'il y a de vrai dans cette rumeur. M. Malou répond que des explications seront données dans peu de jours, mais qu'il n'y a aucune raison de suspendre les travaux parlementaires.

Le 4, MM. Verhaegen, Lebeau, Devaux, Manilius proposent les uns, que le ministère ne retarde pas davantage les explications promises ; les autres, qu'on ajourne, en l'absence de M. Van de Weyer (il ne paraissait plus aux séances), la discussion du projet de loi sur la comptabilité générale de l'Etat qui exigeait la présence de tous les ministres.

(page 118) La majorité décide de continuer la discussion du projet de loi.

Si le cabinet faisait attendre les explications sollicitées, c'est qu'on travaillait à se mettre d'accord. On cherchait une « planche » (pour employer un mot acquis désormais à l'histoire). On ne la trouva pas. M. Van de Weyer, heureux de pouvoir montrer à ses anciens amis qu'il était toujours le libéral d'avant l'Union, persistait dans le projet que ses collègues s'obstinaient à trouver trop anticatholique.

Le 7, il vint déclarer qu'à la suite d'un dissentiment sur la portée et l'application des principes qui avaient servi de bases premières à la loi sur l'enseignement moyen, tous ses collègues et lui avaient donné, le 2, leur démission ; que le Roi, avant d'accepter ces démissions, l'avait prié de former un ministère sur les mêmes bases que celui du 30 juillet ; que, après de « longues et mûres délibérations », après avoir « examiné de commun accord consciencieusement et profondément toutes les questions sur lesquelles avait porté leur premier dissentiment », le ministère avait maintenu sa résolution du 2 et que le Roi avisait.


S'il était resté quelques illusions au Roi quant aux chances de vitalité des ministères mixtes, elles avaient dû être dissipées par l'expérience des huit derniers mois. Un ministère homogène s'imposait.

Dans quel parti fallait-il le prendre ?

Incontestablement dans le parti libéral. Le flot populaire le portait et la majorité aurait été vite acquise dans la Chambre à un ministère de cette nuance, même sans dissolution.

Si le Roi n'avait pas eu cette conviction, que partageaient tous les esprits impartiaux et désintéressés, comment s'expliquerait-on qu'il se fût adressé tout d'abord è Rogier ? (Note de bas de page : Il a bien été question dans un journal d'une combinaison où n'auraient figuré que des fonctionnaires supérieurs, une espèce de ministère d'affaires en attendant les élections de 1847. Nous n'avons trouvé dans les papiers de Rogier aucune trace de cette combinaison, qui n'a peut-être existé que dans l'imagination de ces fonctionnaires.) Voici le billet que Rogier reçut du Roi au début de la crise ministérielle :

« Le cabinet formé en juillet 1845 n'ayant pas pu tomber d'accord sur la rédaction du projet de loi destiné à régler définitivement l'enseignement moyen, vient de se dissoudre.

« Le Roi appelle M. C. Rogier et lui offre la mission de composer un nouveau cabinet. »

Rogier aurait voulu, dans la composition du personnel du cabinet, donner satisfaction autant que possible à toutes les fractions du libéralisme : il avait mis en avant le nom de Delfosse qui devait rallier au nouveau ministère les sympathies du groupe progressiste de ce temps-là, des Castiau, des Lys, des Tornaco, des Fleussu et des Delehaye. Mais il fallait compter avec les répugnances du Roi que contrariaient les « audaces » de Delfosse, grand adversaire des grosses dépenses militaires. Materne écrit à Rogier vers le 16 mars (la date précise manque) :

«... Pirson qui a fait part à Van Praet des dispositions favorables du centre gauche pour un cabinet composé de vous, de Delfosse, de Chazal, de H. de Brouckere avec un homme de la nuance d'Hoffschmidt et si c'est possible un flamand, a été écouté par lui avec beaucoup d'intérêt... Pirson a emporté de l'entretien l'idée qu'en insistant vigoureusement on obtiendrait Delfosse, mais il faut tenir bon... »

Soit que Materne ignorât toutes les difficultés auxquelles se heurtait Rogier à l'occasion du choix de Delfosse, soit qu'il crût que Rogier ne voulait pas « tenir bon », il écrivait deux jours après à son ami :

« ... Je suis frappé et chagriné de la facilité avec laquelle vous paraissez prendre votre parti de l'obstination éventuelle du Roi à l'endroit de Delfosse. Il est clair que si vous laissez seulement entrevoir à Van Praet que vous pouvez (si l'on persiste à n'en pas (page 120) vouloir) le remplacer par quelque autre, il y aura un veto absolu... Vous dirai-je toute ma pensée ? Sans vous en rendre compte, vous craignez peut-être que Delfosse n'occupe une place trop considérable dans le cabinet, qu'il ne nuise à votre ascendant, et cette appréhension secrète vous porte à envisager sans trop de contrariété son éloignement du pouvoir. Eh bien, je le déclare ouvertement, si cette idée existe dans votre esprit, c'est une malheureuse idée. Delfosse, j'en suis sûr, ne se posera pas du tout en rival, il reconnaîtra en vous le chef avec beaucoup plus de laisser-aller que De Brouckere... Ostensiblement ou secrètement, quoi que vous fassiez ou disiez, la Cour et la droite seront contre vous. Il est donc de votre intérêt le plus pressant de rallier et de rattacher fortement à votre combinaison toutes les nuances de la gauche. C'est une politique d'un bon sens élémentaire. Vous aurez de plus un collègue ferme, droit, éclairé, dont l'appui vous sera des plus efficaces... »

Eh ! non... l'idée n'était pas venue à Rogier d'écarter Delfosse de propos délibéré. La jalousie n'avait pas de prise sur son âme. Mais il éprouvait nous ne savons quelle répugnance à discuter toutes ces questions de personnes et, précisément pour cette raison, il mettait si peu d'entrain à faire les démarches et les pourparlers nécessaires en pareilles circonstances que son ami Materne devait le relancer à chaque instant :

« ... Vous ne paraissez pas, je l'avoue, assez pénétré du besoin d'aller vite... Nothomb vous a donné d'excellents exemples d'activité et d'habileté ; sous ce rapport il y a à lui emprunter. Il n'est pas nécessaire d'avoir un portefeuille à lui offrir pour causer de la situation avec un homme de la gauche ou du centre... Fermez votre porte aux oisifs. Soyez actif, actif, actif !... »

Bien des difficultés imprévues compliquaient d'ailleurs des négociations qui pesaient tant à Rogier. Elles lui étaient parfois suscitées par les représentants les plus dévoués à sa politique. M. Dolez - qui, pour sa part, ne voulait pas plus entrer aux affaires en 1846 qu'il ne l'avait voulu en 1845- lui demandait, au nom de son groupe, d'offrir un portefeuille à Van de Weyer... « C'eût été, disait Dolez (interprète, semble-t-il, des désirs du Roi) un grand acte d'ingratitude de ne pas offrir un portefeuille dans la combinaison nouvelle à l'homme qui venait de se sacrifier à (page 121) l'opinion libérale... » Mais voit-on Rogier faisant rentrer au pouvoir celui à qui il disait naguère : « D'où venez-vous ? Pourquoi êtes-vous au ministère ? »

Décider le Roi à laisser retourner Van de Weyer à Londres, le décider en même temps à agréer l'entrée de Delfosse aux affaires : la tâche était bien plus dure que ne le pensaient les partisans et amis de Rogier. Elle fut cependant menée à bonne fin. Le Roi accepta la combinaison suivante : Rogier (intérieur), Delfosse (finances), De Brouckere (affaires étrangères), d'Hoffschmidt (travaux publics), De Bavay (justice), Chazal (guerre). (Note de bas de page : Pour ne pas encombrer notre récit de détails par trop personnels, nous glissons sur les pourparlers ou projets de pourparlers avec MM. Leclercq, de Haussy, de Cuyper (avocat général à la cour de cassation), d'Elhoungne.)

Restait à faire agréer au Roi le programme.

Dès le début des négociations avec le palais, Rogier avait, au sujet de ce programme, consulté Lebeau, Verhaegen, Devaux, Liedts. Voici une lettre de Verhaegen qui caractérise parfaitement la situation :

« Bruxelles, 16 mars 1846.

« 7 heures du matin.

« Mon cher Rogier,

« J'étais chez toi hier soir à 7 heures et j'y suis resté jusqu'à 8 1/4. Comme il peut y avoir urgence, je vais tracer par écrit ce que je me proposais de te dire de bouche.

« Il n'y aura, de notre part, aucune exigence sur les questions de personnes, mais il nous sera impossible de faire aucune concession même momentanée sur les questions de principe.

« Ainsi, quant à l'enseignement moyen nous ne pourrons pas exiger moins d'un ministère libéral pur, que nous n'en avons exigé, conjointement avec toi, du ministère Van de Weyer.

« Le ministère nouveau, fût-il composé de nos amis les plus dévoués, ne pourra pas se dispenser de présenter de suite le projet de loi sur l'instruction moyenne. Nous serions hautement coupables envers notre opinion, si par une remise à la session prochaine nous (page 122° permettions au clergé de s'emparer des quelques collèges communaux qui nous restent encore ; l'absorption de l'instruction moyenne par le parti toujours envahisseur serait alors encore une fois un fait accompli, comme a été naguère un fait accompli l'absorption de l'instruction primaire. Au budget de l'intérieur, Cans, sans être en contradiction avec lui-même, ne pourrait pas se dispenser de renouveler l'interpellation qu'avec ton concours il a faite à Van de Weyer. L'opinion libérale ne peut pas avoir deux poids et deux mesures alors qu'il s'agit d'une question de principe.

« Au fond, nos exigences devront aussi être les mêmes ; le projet devra contenir entre autres :

« 1° Défense aux communes d'aliéner leurs droits et prérogatives en matière d'instruction moyenne.

« 2° En cas de refus du clergé de donner son concours, les communes s'en passeront et l'Etat néanmoins continuera ses subsides.

« Quant à la convention avec l'évêque de Tournai, si elle ne pouvait plus être annulée parce que le délai serait écoulé, il y aurait nécessité absolue pour le gouvernement de refuser le subside.

« Tout cela conduit comme tu le vois, et c'est bien ton avis, à l'indépendance complète du pouvoir civil qui doit faire la base du nouveau programme.

« J'ai cru, pour qu'il n'y eût pas de malentendu, devoir m'expliquer franchement et ouvertement et je ne suis d'ailleurs que l'écho de nos principaux amis.

« Si un ministère libéral pur devait prendre des ménagements sur des questions de principe ou même seulement permettre à nos adversaires de gagner du temps, mieux vaudrait retarder son avènement : un ministère catholique nous offrirait alors beaucoup plus d'avantages et il me serait démontré que notre temps n'est pas encore venu...

« Tout à toi de cœur,

« Verhaegen, aîné. »

Après des conférences où tout avait été, suivant l'expression même de Rogier, examiné, pesé, contrôlé, Rogier écrivit le 22 mars au Roi :

« Sire,

« Le cabinet formé en juillet 1845 n'ayant pas pu tomber d'accord sur la rédaction du projet de loi relatif à l'enseignement moyen, a dû se dissoudre. »

« Le 15 de ce mois, V. M. a daigné m'appeler auprès d'Elle pour me donner cette information et m'offrir la mission de composer un nouveau cabinet.

« En présence des efforts inutilement tentés pour le maintien ou la (page 123) reconstitution de l'ancien cabinet, et au milieu des circonstances difficiles où le pays se trouve, tant à l'intérieur que par rapport à ses relations commerciales avec l'étranger, la mission dont V. M. voulait bien m'honorer me parut d'une très haute gravité. Je lui demandai le temps d'y réfléchir mûrement avant d'en accepter la responsabilité. V. M. voulut bien y consentir.

« Dans deux entretiens destinés à être rapportés à V. M. et dans une seconde entrevue qu'elle a daigné m'accorder, j'ai fait connaitre de quelle manière j'envisageais la situation actuelle et dans quelles conditions un nouveau cabinet devrait être placé, selon moi, pour pouvoir aborder les difficultés nombreuses que présente cette situation et pour répondre dignement à la confiance du Roi.

« Les vues que j'ai eu l'honneur d'exposer m'ayant paru être appréciées dans leur ensemble, je crois pouvoir accepter aujourd'hui l'honorable mission qui m'a été offerte, en me référant aux considérations qui suivent.

« Le pays jouit de beaucoup de liberté. Il a besoin d'ordre et de calme.

« Les perturbations dans le gouvernement inquiètent les esprits, paralysent les affaires, énervent tous les ressorts de l'administration. A quelque opinion qu'ils appartiennent, tous les bons citoyens demandent que cette administration soit forte et stable.

« Ces conditions ne semblent pouvoir se rencontrer que dans une administration dirigée par des vues identiques. Cette administration doit en outre trouver sa force et sa stabilité dans sa modération, dans son impartialité, dans une marche ferme et loyale, dans son respect sincère pour tous les principes généreux de notre Constitution, dans son profond dévouement au Roi et à la nationalité.

« Tel est, Sire, le caractère que doit et veut revêtir aux yeux de V. M. et du pays le ministère dont j'ai l'honneur de lui soumettre la composition.

« Un élément essentiel de force pour le cabinet sera le concours bienveillant de V. M. Les sentiments de patriotisme et de dévouement qui animent chacun des hommes honorables désignés à son choix leur donnent l'assurance que cet auguste appui les soutiendra dans leur mission.

« Malgré les influences qui ont présidé longtemps à sa formation, j'estime que le Parlement actuel peut donner une majorité suffisante au nouveau cabinet, qui est assuré d'ailleurs d'être soutenu par l'opinion publique aussi longtemps qu'il persistera dans les sentiments et les principes qu'il énonce aujourd'hui.

« Il est toutefois des questions sur lesquelles l'opinion des Chambres venant à se manifester de telle sorte que le cabinet y perdrait sa (page 124) consistance et sa liberté d'action, la nécessité se ferait sentir d'obtenir une adhésion marquée ou plus complète. Le cabinet ose espérer que dans cette hypothèse, V. M. ne refuserait pas de recourir à l'exercice de sa prérogative constitutionnelle.

« Convaincu que le pays doit être dirigé dans la voie d'un progrès sage et réglé, le nouveau cabinet n'apporterait aux affaires aucun dessein exagéré, aucune intention réactionnaire. Il ne réclame que la liberté nécessaire pour ne pas être entravé dans l'accomplissement de ses vues politiques, ou dans sa marche administrative.

« Un gouvernement auquel manquerait le concours loyal de ses agents ne pourrait espérer de faire le bien et de réprimer le mal dans toute l'étendue de ses devoirs et de sa responsabilité.

« Si les règles de conduite gouvernementale que la situation indique étaient méconnues, les difficultés du moment, celle que l'avenir peut nous réserver, seraient, je le crains, impossibles à surmonter, et la Belgique pourrait être exposée à perdre cette bonne position politique vis-à-vis de l'Europe que V. M. m'a signalée et qui peut s'améliorer encore sous sa haute et salutaire influence.

« Je suis, etc.

« Bruxelles, 22 mars 1846.

« (Signé) Ch. Rogier. »

A cette lettre était joint le programme du cabinet :

« Bases politiques sur lesquelles le Cabinet se constituerait.

« 1. Indépendance respective du pouvoir civil et de l'autorité religieuse.

« Ce principe, en harmonie avec le texte et l'esprit de la Constitution, doit dominer toute la politique. Il trouverait notamment son application dans la loi sur l'enseignement moyen. Rien ne serait négligé pour assurer par voie administrative aux établissements laïcs le concours de l'autorité religieuse.

« 2. Jury d'examen Le mode actuel de nomination devra subir les changements indiqués comme nécessaires par l'expérience et conformes à l'esprit de la Constitution.

« 3. Le nombre des représentants et des sénateurs devrait être mis en rapport avec l'accroissement de la population conformément à l'article 49 de la Constitution.

« 4. Retrait de la loi du fractionnement, et avis conforme de la députation permanente pour la nomination du bourgmestre en dehors du conseil.

« 5. Moyens défensifs contre l'hostilité éventuelle des fonctionnaires publics.

« 6. Jusqu'aux élections de 1847, dissolution éventuelle des Chambres : (page 125)

« 1° en cas d'échec sur les propositions ci-dessus indiquées sub num. 1 et 2, sur une question de confiance ou le vote d'un budget ; 2° s'il arrivait que, par une opposition journalière et combinée, la marche du ministère fût entravée au point qu'il ne puisse plus ́rester sans compromettre la considération du pouvoir ou les intérêts du pays. »

Léopold Ier ne crut pas pouvoir accepter ce programme, à cause de la dissolution éventuelle. Les négociations avec Rogier furent rompues, et le Parlement fut ajourné au 20 avril.


Avant la rentrée des Chambres, un ministère catholique homogène fut formé (Note de bas de page : L'offre (inutile) avait été faite d'abord à MM. d'Hoffschmidt et Dumon-Dumortier de constituer soit un cabinet exclusivement libéral, soit un cabinet mixte où l'élément libéral serait prédominant. On peut trouver étrange l'offre faite à M. d'Hoffschmidt qui avait adhéré au programme présenté par Rogier au Roi. Quant à M. Dumon-Dumortier, il était connu de tout le monde qu'il marchait alors absolument d'accord avec Rogier, des mains duquel il accepta quinze mois plus tard le gouvernement du Hainaut.)

Le cabinet du 31 mars 1846 était composé de MM. de Theux (intérieur), d'Anethan (justice), Dechamps (affaires étrangères), Malou (finances), De Bavay (travaux publics), Prisse (guerre).

La constitution, tout au moins inattendue, de ce cabinet provoqua un débat parlementaire très vif au cours duquel il fut donné lecture des deux documents que nous venons de reproduire.

Mais le Parlement n'eut pas connaissance de deux lettres qui sont comme le complément des explications fournies à la Chambre sur l'échec de la combinaison Rogier-Delfosse. Voici ce que Rogier écrivait le 26 :

« Sire,

« L'ajournement des Chambres au 20 avril prochain entraîne nécessairement l'ajournement des explications officielles qui devront être données sur les derniers événements.

« Par les bruits qu'on met en circulation dès aujourd'hui, il est à (page 126) craindre que, dans cet intervalle, les faits ne soient présentés d'une manière inexacte et que des préjugés ne s'établissent à raison même du silence qui devra être gardé.

Comme il convient, en cet état de choses et au milieu des diverses complications du moment, que les souvenirs ne s'altèrent ni ne s'obscurcissent, Votre Majesté jugera sans doute qu'il est opportun de rappeler en peu de mots, pour ce qui me concerne personnellement, le dernier entretien que j'ai eu l'honneur d'avoir avec elle le 24 de ce mois et tel que je l'ai rapporté à mes collègues éventuels au sortir de l'audience royale.

« Deux points semblent particulièrement destinés à devenir l'objet des débats parlementaires, et déjà la polémique de la presse s'en est emparée. Il s'agit de la question des fonctionnaires publics et de la dissolution des Chambres.

« Votre Majesté sait parfaitement que je n'ai demandé ni la révocation, ni même le déplacement d'aucun fonctionnaire public. Je me suis borné à réclamer le concours de Votre Majesté contre une hostilité éventuelle.

« Dans l'état actuel des Chambres, beaucoup de mes amis politiques me conseillaient de demander l'appel immédiat au pays. Ce moyen semblait répugner le plus à Votre Majesté. Je lui ai dit que je n'y insisterais pas.

« J'ai demandé l'appel éventuel au pays pour un temps déterminé et pour des cas déterminés.

« Votre Majesté n'a pu agréer cette demande sur aucun point.

« A défaut d'un appel au pays, j'ai prié Votre Majesté de vouloir bien indiquer quelque autre moyen équivalent, qui emportât la preuve que le ministère était assuré du concours officiel du Roi dans les limites de l'exposé et du programme que j'avais eu l'honneur de soumettre à Sa Majesté sous la date du 22 mars.

« Aucun autre moyen ne m'a été proposé par Votre Majesté.

« Au moment de notre séparation, Votre Majesté a bien voulu m'exprimer que j'avais agi dans toutes les phases des négociations avec beaucoup de loyauté.

« Les explications qui précèdent complètent celles renfermées dans mon exposé du 22 courant.

« En les plaçant sous les yeux de Votre Majesté, je ne puis que La remercier bien sincèrement des égards avec lesquels Elle a eu la bonté de me traiter personnellement dans cette affaire, et j'ai l'honneur de lui offrir l'expression du profond respect avec lequel je suis, de Votre Majesté,

« Le très humble, très obéissant et très dévoué serviteur,

« 26 mars 1846.

« (Signé) Charles Rogier. »

(page 127) Le secrétaire du Roi avait répondu le lendemain :

« Monsieur,

« Le Roi me charge d'accuser réception de votre lettre d'hier 26.

« Dans l'opinion de S. M., on ne peut guères espérer que les diverses circonstances de la négociation qui a eu lieu entre S. M. et vous soient correctement appréciées jusqu'au moment où le programme qui a accompagné votre exposé au Roi aura été livré à la connaissance du public. Le Roi ne voit point d'inconvénient à ce que cette publicité y soit donnée, et croit qu'elle deviendra inévitable.

« Dans l'audience que le Roi vous a donnée le 24, des explications ont été particulièrement échangées sur les n°1 et 6 du programme. Le n°6 est rédigé dans des termes très clairs et qui ne peuvent laisser place à aucune ambiguïté. Le n°1 est rédigé en termes plus réservés : vous êtes sur ce point entré avec le Roi dans des développements qui lui ont paru satisfaisants.

« Les autres points du programme n'ont point été traités dans la conversation du 24. Le Roi ne peut donc, quant au n°5 relatif aux fonctionnaires, se référer qu'aux termes mêmes de cet article du programme. Cet article demandait des moyens défensifs contre l'hostilité éventuelle des fonctionnaires publics. Sur cette question, comme sur celle de la dissolution, le Roi n'a manifesté aucun parti pris. La position prise par S. M. relativement à vos propositions peut se résumer en deux mots : le Roi vous assurait de son concours et de sa confiance. Si ces dispositions n'avaient point existé chez le Roi, il ne vous eût point fait appeler. Aucun refus absolu de dissoudre les Chambres ou de destituer les fonctionnaires hostiles ne vous a été exprimé. S. M., je le répète, n'avait quant à la dissolution et quant aux fonctionnaires, aucun parti pris. Elle voulait rester juge des faits et de la question d'opportunité.

« Cette position est la seule que constitutionnellement le Roi pût accepter. Toute autre, aux yeux du Roi, s'écarte de la règle et détruit l'équilibre constitutionnel.

« Le Roi me charge d'ajouter qu'il doit vous rendre la justice de dire que votre conduite et votre manière d'agir dans toute cette affaire ont été pleines de franchise et de loyauté. Si le Roi vous a fait toutes les fois qu'Il vous a vu, un accueil bienveillant, ce n'était qu'un juste retour des sentiments que vous avez apportés dans la négociation.

« Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de ma considération la plus distinguée.

« Bruxelles, 27 mars 1846.

« Jules Van Praet. »

Pour toute réflexion, nous ferons remarquer que (page 128) lorsque la Chambre fit mine de vouloir refuser sa confiance au cabinet du 31 mars, M. de Theux lui montra, en termes fort nets, la perspective de cette dissolution sur laquelle la Royauté n'avait su se mettre d'accord avec Rogier.

10. Début du ministère catholique homogène de Theux-Malou (31 mars 1846

Le débat parlementaire provoqué par l'avènement du ministère de Theux-Malou fut, avons-nous dit, des plus vifs.

Les députés libéraux n'étaient, pour ainsi parler, que l'écho des journaux les plus autorisés de leur parti. Ces journaux montrèrent d'autant plus d'animosité contre le cabinet nouveau que, jusqu'au dernier moment, ils avaient cru - et ils avaient raison de le croire - que le libéralisme arrivait aux affaires. Le 24, ils publiaient les noms des membres du cabinet Rogier : le 25, le cabinet Rogier était mort ! Le souvenir des ordonnances de juillet 1830 et le nom de Polignac furent évoqués quand parut au Moniteur du 31 mars la liste ministérielle. M. Malou avait déclaré en 1845 que si un « ministère des six MM. Malou » se présentait et qu'il lui fût possible de le combattre, il le combattrait, parce qu'il serait « fatal au pays ». On comprend quelles gorges chaudes la presse antiministérielle dut faire de la constitution du « Cabinet des six Malou », alors que, depuis la déclaration imprudente du spirituel ministre des finances, le libéralisme n'avait cessé de faire dans le pays des progrès marqués.

(page 129) Les députés représentant toutes les nuances du libéralisme furent d'accord pour se plaindre de la non-acceptation d'un programme qui ne contenait aucune des horreurs que la presse amie du gouvernement voulait y découvrir. Plusieurs d'entre eux, comme d'Elhoungne et Castiau (dont la droite elle-même reconnaissait d'ailleurs l'admirable talent) reprochèrent amèrement au troisième pouvoir de s'être laissé circonvenir une fois de plus par des influences de cour qui, à un moment donné, pourraient lui devenir fatales. Rogier, lui aussi, quelque effort qu'il ait fait pour ne pas se départir dans ce grave débat de la réserve que lui imposait sa situation, ne se montra pas éloigné de croire au « pouvoir occulte » dont les coups étaient funestes pour la troisième fois au parti qu'il avait l'honneur de diriger. « Dans l'opinion du pays, s'écriait-il au cours de son remarquable discours du 20 avril qui souleva l'enthousiasme des tribunes, la Royauté subit aujourd'hui un joug dont l'opinion libérale l'aurait émancipée. » C'était peut-être bien découvrir la Royauté, c'était dépasser le but ; mais allez donc demander le calme parfait et le sang-froid absolu à l'homme dont la susceptibilité a été violemment froissée !

En dépit de toutes les accusations « d'ambition criminelle et d'aspiration à la dictature » (réminiscence de 1831) que les journaux ministériels de l'époque et des publicistes catholiques de nos jours ont lancées contre Rogier, nous en sommes toujours à nous demander en quoi sa proposition de dissolution éventuelle était « tyrannique » et « attentatoire à la liberté du Roi ». Est-ce que le Roi ne serait pas toujours resté libre d'apprécier les faits (1) qui auraient motivé la dissolution ? (Note de bas de page : On a fait du chemin depuis lors, écrivait M. Hymans après la mort de Léopold Ier. En 1864, les catholiques n'ont pas hésité à poser au Roi les mêmes conditions que Rogier en 1846.) Il n'eût pas suffi, comme le faisait remarquer Delfosse dans une lettre lue à la Chambre (page 130) le 27 avril, que la question parût au ministère une question de confiance ; il n'eût pas suffi que l'opposition lui parût « une opposition journalière et combinée » ; il aurait fallu que le Roi fût du même avis que ses ministres, sinon il eût pu répondre : « Je ne pense pas que le cas pour lequel j'ai promis la dissolution soit arrivé, et je ne l'accorde pas. »

Rogier prit une deuxième fois la parole (le 23) pour répondre à M. d'Huart qui prétendait découvrir dans le programme du cabinet mort-né « une atteinte grave à la prérogative royale ». Sa verve narquoise et incisive ne fit pas moins d'effet sur l'auditoire que l'exposé très digne et très franc de la situation qu'il avait présenté le 20. M. d'Huart avait précisément dans son passé des actes qui auraient dû le rendre très prudent sur le terrain des « prérogatives royales ». Il avait, étant ministre, voulu refuser au Roi la nomination des échevins à une époque où les dangers de l'orangisme nécessitaient le renforcement du pouvoir gouvernemental...

« ... La conduite de M. d'Huart s'est singulièrement modifiée depuis lors. Il vient se livrer aux accusations les plus violentes contre des hommes qui ont défendu contre lui la prérogative royale, alors qu'il y avait quelque danger à la défendre dans un moment de commotion politique, lorsqu'il y avait du courage, non de la courtisanerie à le faire... »)

Chose étrange : M. d'Huart ne trouvait pas après tout que le programme de Rogier à part la dissolution fût vraiment mauvais (Note de bas de page : M. WOESTE (Vingt Ans de polémique, I, 29) est presque du même avis.) Rogier le persifle spirituellement à cet égard :

« ... On nous dit : Nous voulons la même chose que vous, nous sommes animés des meilleures intentions ; indiquez-nous ce qu'il faut faire et nous le ferons. Ce programme sur lequel nous nous déchaînons aujourd'hui, nous en adopterons la plus grande partie. Ce programme est très innocent ; à part la question de dissolution, mon Dieu ! ce programme serait très modéré, très susceptible d'être mis à exécution ; laissez-vous faire, remettez les soins de vos intérêts (page 131) entre nos mains, jamais ils ne seront mieux soignés que par nous. Messieurs, le parti libéral est très sensible à ce langage ; mais il a le mauvais esprit de ne pas y croire ; il n'est pas payé pour être très confiant et nous ne pouvons pas vous prendre au sérieux. Cela tourne au ridicule. Nous ne croyons pas que le ministère catholique homogène se soit formé pour faire les affaires de l'opinion libérale. Non, nous ne le croyons pas...

« Nous négocions en ce moment avec la Hollande. Il s'agit entre la Hollande et la Belgique de graves questions où sont engagés de grands intérêts matériels. Si par aventure les ministres de S. M. Néerlandaise venaient trouver les nôtres et leur tenaient ce langage : Eh ! bonjour, messieurs les ministres belges, nous sommes animés pour vous des meilleures intentions ; les intérêts belges ne peuvent être en de meilleures mains que les nôtres ; chargez-nous de vos intérêts, nous les réglerons pour votre plus grand bien ; nos ministres n'auraient pas sans doute la bonhomie de céder à ce beau langage et de lâcher leurs droits. Il répondraient sans aucun doute : Merci de vos services, vous êtes trop bons Hollandais pour bien régler les intérêts des Belges ; nous aimons mieux les régler nous-mêmes. A notre tour, nous dirons aux ministres catholiques, sans vouloir porter atteinte à leur caractère : Merci de vos services, vous êtes trop bons catholiques pour régler nos intérêts... »

Il est bon d'entendre sur cette exclusion du libéralisme non pas des députés foncièrement libéraux, comme Dolez et Fleussu, comme Lebeau, comme Castiau surtout (dont l'éloquence fit merveille en ces circonstances), mais un député qui se tenait ordinairement sur la lisière des partis et qui était à la veille de se laisser enrégimenter dans le camp catholique, M. Osy.

Le Roi semblait à M. Osy avoir été mal conseillé en ne donnant pas satisfaction à la gauche. M. Rogier et ses amis auraient eu grand tort, d'après lui, de ne pas s'entourer de garanties après ce qui s'était passé en 1841 ; ils devaient se mettre en garde contre les intrigues de la haute aristocratie. Un ministère libéral était devenu un besoin pour le pays ; il pouvait devenir très fort avec l'intention bien arrêtée de maintenir les libertés pour tous les partis, de (page 132) travailler directement avec la Couronne et d'éloigner « les influences d'un pouvoir occulte en dehors de nos institutions » et qui malheureusement avait eu trop d'influence sur les divers membres des cabinets qui s'étaient succédé depuis cinq ans. Ce pouvoir occulte, auquel M. Osy croyait donc lui aussi, consistait, à en juger par la polémique du temps, dans l'influence combinée de la Cour et du nonce du Pape, Mgr Pecci. Singulière coïncidence : le jour où le Roi signait les arrêtés de nomination des nouveaux ministres, il recevait en audience de congé Mgr Pecci.

Un jugement encore plus important à reproduire dans ces circonstances que celui de M. Osy, c'est celui de M. De Decker, dont jamais personne n'a pu suspecter assurément les convictions catholiques. Lorsque vint le moment d'accorder au ministère un témoignage de confiance, M. De Decker motiva son abstention en ces termes :

« Je n'ai pu en conscience voter pour le ministère tel qu'il est constitué, parce que je trouve qu'il n'est pas la conséquence logique des événements qui se sont passés depuis cinq ans ; il est donc un anachronisme, si même il n'est un défi. »

Ce n'est qu'à grand'peine, sous la menace d'une dissolution, que le cabinet obtint un vote de confiance. 50 voix se prononcèrent en sa faveur : 40 députés votèrent contre lui.

Dans la majorité ministérielle, il y avait 26 fonctionnaires, dont 18 amovibles.