(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)
(page 132) « Anachronisme ou défi », avait dit M. De Decker.
C'est un défi, s'écrièrent les chefs du libéralisme. Nous le relèverons !
(page 133) Et le défi fut relevé d'une façon si énergique que ceux qui avaient conseillé au Roi d'écarter encore une fois du pouvoir l'opinion libérale, finirent par comprendre qu'ils avaient fait fausse route.
C'était précisément vers ce temps-là que l'idée était venue aux chefs du libéralisme bruxellois de réunir en une vaste fédération toutes les forces du libéralisme et de formuler un programme. La société de l'Alliance prit l'initiative de l'appel aux associations politiques qui marchaient sous le même drapeau qu'elle. Chacune de ces associations était priée de déléguer quelques-uns de ses membres à Bruxelles pour y prendre part à un « Congrès Libéral ». Les réunions préparatoires au Congrès se tinrent dans les différentes villes à l'heure presque où le nouveau ministère remportait dans le Parlement une victoire à la Pyrrhus.
Les élections provinciales du mois de mai donnèrent encore raison à ceux qui affirmaient que le pays voulait une politique libérale.
On redoubla de zèle pour donner au prochain Congrès un véritable éclat. Les journaux de l'époque signalent partout des conférences données à des groupes politiques par des délégués de l'Alliance qui provoquent la création de sociétés libérales et l'adhésion à la Fédération. Dans les localités les moins importantes comme dans les grandes villes, le mouvement est considérable. Là où il existe des dissentiments, on se met d'accord pour envoyer des délégués communs. La Société Electorale de Gand, dont les 822 membres appartiennent aux diverses nuances du (page 134) libéralisme, délègue au Congrès M. Delehaye avec M. Metdepenningen, M. T'Kint de Naeyer avec M. d'Elhoungne. A Anvers, la première association libérale est formée par M. Jacobs. A Liège, les deux sociétés libérales ont chacune leurs représentants à Bruxelles. M. Frère-Orban qui s'était déjà fait, au conseil communal comme au barreau, une grande réputation d'homme politique et d'orateur, figure avec le vieil ami de Rogier, Néoclès Hennequin, sur la liste des délégués de l'Association.
Rogier a-t-il assisté aux réunions intimes où, sous la présidence de M. Defacqz, conseiller à la cour de cassation (le membre du Congrès national qui peut revendiquer la paternité de l'article 47 de la Constitution de 1831), les bases du programme dont aurait à s'occuper l'assemblée libérale furent arrêtées ? Il peut être permis de répondre affirmativement à cette question. Rogier habitait Bruxelles ; il entretenait avec MM. Defacqz et Verhaegen des relations suivies ; il était, pourrait-on dire, le chef reconnu du libéralisme depuis ses derniers pourparlers avec le Roi. Rien de plus naturel qu'il eût participé à l'élaboration préparatoire de la Charte libérale de 1846. Ce n'est toutefois qu'une conjecture : nous n'avons rien trouvé dans les papiers de Rogier qui nous autorise à transformer la conjecture en réalité.
Si Rogier déclina la mission de représenter au Congrès l'association d'Anvers, c'est apparemment parce qu'il craignait de devoir bientôt, comme chef du pouvoir, rester « en dessous de certaines réformes qui pourraient y être adoptées et des engagements qui s'y prendraient ». Mais son adhésion au Congrès fut entière. Il approuva le but de la réunion, comme les grands principes qui y ont été proclamés, et puisque d'aucuns lui ont fait un grief de cette adhésion et de cette approbation, il nous appartient de le défendre contre des reproches absolument immérités.
N'est-il pas étonnant que dans un pays où la (page 135) Constitution consacre le droit de réunion, dans un pays où abondent, où pullulent (ce mot est plus exact) les associations de toute nature, n'est-il pas étonnant que des publicistes qui se targuent d'impartialité aient fait un crime au libéralisme d'avoir travaillé à discipliner toutes ses forces, à rédiger sa charte, à proclamer ses principes ? Comment un Congrès constitué sur ces bases, présidé par un esprit aussi loyal et aussi sagement pondéré que M. Defacqz, composé de l'élite des négociants, des industriels, des magistrats, des avocats, déjà honorés pour la plupart de mandats politiques, comment ce Congrès pouvait-il constituer, « un danger permanent pour l'indépendance et la dignité de l'administration centrale » (THONISSEN, IV, 231, 232) ? Comment, après avoir vu la sagesse, la dignité des débats du Congrès, a-t-on pu en arriver presque à regretter que la Constitution eût proclamé le droit d'association ? Oui, on l'a écrit : « En voyant pousser le droit d'association à ces limites extrêmes, on se rappelait involontairement cette maxime devenue triviale à force d'être répétée, que les lois les plus belles et les plus justes, pour être durables et salutaires, ont besoin d'être appliquées avec sagesse et interprétées avec modération. » (THONISSEN, IV, 231, 232). Nous ne nous arrêterons pas à ces singulières doléances ; elles font sourire ceux qui ont de la mémoire. Le Congrès de Malines a répondu au Congrès Libéral.
Si l'on s'explique difficilement les plaintes et les reproches amers des catholiques à l'endroit du Congrès Libéral de 1846, on s'explique moins encore que le gouvernement français ait essayé d'empêcher la tenue de ce Congrès.
Le roi Louis-Philippe avait-il pris au sérieux les objurgations de la presse ministérielle belge qui tâchait de détourner les « bons citoyens » de l'affiliation à un congrès « précurseur de l'anarchie » ? Avait-il craint pour son (page 136) propre pays la contagion de l'exemple ?... Toujours est-il qu'il crut devoir intervenir auprès du roi Léopold.
Dans une lettre écrite à son beau-fils un mois avant le jour fixé pour la réunion du Congrès (16 mai), il lui signala, le danger terrible de cette « audacieuse réunion » qui ne lui rappelait « rien moins que la Commune de Paris de 1792 dictant de l'hôtel de ville à la Convention Nationale aux Tuileries (après la disparition de la royauté) tout ce qu'il lui plaisait de lui imposer... » Il espérait que si les conseillers de Léopold ne parvenaient pas à prévenir la tenue de cette assemblée qui n'était pour lui qu'une « Convention nationale révolutionnairement constituée », ils trouveraient bien dans la législation « le moyen de la paralyser, de la frapper, de l'anéantir... » Sa lettre contenait presque une menace. Il avait entretenu son gouvernement des terreurs que lui faisaient concevoir les débuts de ce mouvement révolutionnaire et comme il n'y avait eu, paraît-il, qu'un cri dans le conseil sur l'incompatibilité d'un tel état de choses avec l'existence du gouvernement légal et constitutionnel de la Belgique, il disait : « Nous ne sommes nullement disposés à laisser arriver la crise belge à de telles extrémités. »
Il voulait bien ajouter qu'il n'était pas disposé davantage à sortir des limites que lui traçaient les traités et le respect pour l'indépendance et la neutralité du peuple belge. Mais enfin, il fallait s'attendre à tout ; le gouvernement belge pouvait se trouver impuissant ; il risquait d'être débordé... et dans ce cas vite les soldats français... !
N'oublions pas un passage de cette lettre qui semblerait prouver que le roi des Français était renseigné par des amis de M. de Theux :
« Gardez bien votre ministère actuel ; soutenez-le le plus vigoureusement que vous pourrez ; rien ne serait plus propre à tout ébranler qu'une crise ministérielle, et surtout que l'entrée au ministère des délégués du Congrès, de leurs adhérents et de ceux de leur couleur politique. »
(page 137) Surtout pas de ministère Rogier !
Quelles réflexions dut faire Louis-Philippe au lendemain du 24 février 1848, quand le ministère Rogier, un ministère de délégués ou d'adhérents de cet abominable Congrès, préserva la monarchie de Léopold !
On ne connaît pas les raisons que notre Roi donna au roi des Français pour lui faire voir dans quelle erreur il versait et quelle faute politique il lui conseillait. Les Taschereau de l'avenir publieront sans doute sa lettre. (Note de bas de page : C’est la Revue rétrospective de Taschereau qui a révélé la lettre de Louis-Philippe à Léopold Ier.)
Au fond, il n'y avait dans le programme du Congrès de 1846 qu'un seul article qui inquiétât un peu la Royauté : l'article premier qui proposait, comme principe général, la réforme électorale par l'abaissement successif du cens jusqu'aux limites fixées par la Constitution et, comme mesures d'application immédiate, 1° l'adjonction, dans les limites de la Constitution, comme électeurs, des citoyens exerçant une profession libérale pour laquelle un brevet de capacité est exigé par la loi et de ceux portés sur la liste du jury ; 2° un certain abaissement dans le cens actuel des villes. (Note de bas de page : Les autres articles du programme sont : Art. 2. L'indépendance réelle du pouvoir civil. Art. 3. L'organisation d'un enseignement public à tous les degrés, sous la direction exclusive de l'autorité civile, en donnant à celle-ci les moyens constitutionnels de soutenir la concurrence avec les établissements privés et en repoussant l'intervention des ministres des cultes à titre d'autorité, dans l'enseignement organisé par le pouvoir civil. Art. 4. Le retrait des lois réactionnaires. Art. 5. L'augmentation du nombre des représentants et des sénateurs, à raison d'un représentant par 40.000 âmes et d'un sénateur par 80.000 âmes. Art. 6. Les améliorations que réclame impérieusement la condition des classes ouvrières et indigentes.)
Or, sous la pression des événements, la Royauté allait bientôt proposer elle-même l'abaissement, d'un seul coup, au minimum constitutionnel.
La fin de la session de 1846-1847 - où nous notons (page 138) quelques bons discours de Rogier (2 et 3 mai : concession de chemins de fer ; 4 et 19 juin : questions de subsistances et d'agriculture examinées au point de vue de l'intérêt général du pays et non point au point de vue mesquin de l'intérêt privé ; 20-23 mai critique des abus commis dans l'application de la loi de 1842, « qu'il ne voterait peut-être plus s'il avait pu prévoir ces abus »), la fin, disons-nous, de la session coïncida avec les fêtes de l'inauguration du chemin de fer de Bruxelles à Paris, où se produisit un incident qui fut perfidement exploité contre lui.
Au banquet qui réunissait les principaux hommes politiques de la France et de la Belgique, Rogier avait saisi l'occasion de la présence d'Odilon Barrot, chef de la gauche française, pour provoquer de sa part des explications rassurantes sur les dispositions de cette minorité puissante que l'on accusait de vouloir la revision des traités de 1815, le Rhin pour frontière à la France et par suite l'absorption de la Belgique. A un toast du chef du libéralisme belge, le chef du libéralisme français avait répondu en buvant à l'union de la Belgique et de la France :
« Votre liberté et votre indépendance importent à la liberté et à l'indépendance de notre patrie. Il ne peut rien arriver de bien ou de mal au peuple belge que la France ne le ressente profondément ; et si quelque danger pouvait jamais vous menacer, ce ne serait pas le lendemain, ce serait le jour même que la France serait avec vous... A l'union de deux peuples libres, à leur communion dans la sainte cause de la liberté et de la civilisation, à laquelle nos révolutions nous ont voués à jamais ! »
Croirait-on que les journaux ministériels firent un grief à Rogier d'avoir eu recours à ce moyen pour inviter Odilon Barrot à s'exprimer solennellement sur la nécessité d'une Belgique indépendante et forte ! Il y en eut un qui, entre autres choses, vit dans le toast de Rogier une flatterie coupable que seul avait pu se permettre « un mauvais Belge. »
(page 139) Les sentiments patriotiques de ce « mauvais Belge » devaient s'affirmer encore d'une façon éclatante quelques jours après cet incident.
La Chambre discutait le traité conclu le 29 juillet 1846 entre la Belgique et la Hollande.
Ce traité, le deuxième conclu avec nos anciens frères, était le plus important de ce genre, non pas seulement sous le rapport des intérêts matériels, mais sous le rapport politique. Comme le gouvernement le faisait remarquer dans l'exposé des motifs du projet de loi, le traité de 1839 avait été imposé aux deux parties par la Conférence de Londres et le traité de 1842 n'avait été que la conséquence forcée du premier : il fallait bien régler les points qui n'avaient été décidés qu'en principe en 1839. Cette fois, les deux gouvernements traitaient entre eux librement, spontanément, par suite du désir mutuel de concilier les intérêts de leurs pays. Si les deux peuples ne pouvaient vivre politiquement sous les mêmes lois et le même sceptre, ils n'en étaient pas moins admirablement placés pour avoir commercialement les relations les plus intimes.
Déjà onze ans auparavant, Rogier (il le rappelle le 12 août 1846) insistait sur la nécessité pour la Belgique de maintenir de bonnes relations avec la Hollande. Ce n'était pas à la nation hollandaise que l'on avait fait la guerre, ce n'était pas le peuple hollandais que l'on avait repoussé du pays. Rogier se louait donc du nouveau traité. Il en était d'autant plus satisfait qu'il y constatait un retour, retour encore incomplet, mais enfin un retour, vers les idées qu'il considérait comme les seules véritablement saines en économie publique. Ayant toujours combattu, étant toujours décidé à combattre les systèmes qui avaient pour but ou pour résultat d'isoler la Belgique dans ses relations avec les autres nations, il devait applaudir à ce nouveau traité. Mais d'une (page 140) alliance intime avec la Hollande au point de vue de nos intérêts matériels, de cette union commerciale à une fusion complète (comme sous l'ancien régime que certains Anversois semblaient regretter) il y avait un abîme pour lui. Qu'on en juge par ces extraits des débats parlementaires :
« M. Osy (séance du 11). Le traité prouve que la rupture de 1830 n'a été défavorable qu'à la Belgique et que les deux pays étaient faits pour rester unis.
« M. Rogier. - Je demande la parole.
« M. Osy. Ce traité donne gain de cause à ceux qui comme moi ont déploré la révolution de 1830 et qui auraient désiré une réconciliation avec nos anciens frères du Nord avant l'arrivée de notre souverain...
« M. Rogier (Séance du 12) ... Si les regrets exprimés par qui que ce soit devaient porter sur l'ancien régime que nous avons repoussé, jamais nous ne saurions nous y associer. Il ne faut pas qu'on se fasse illusion au delà de la frontière. Il y a des divisions dans le pays, je le sais, je ne les déplore pas ; c'est la vie, c'est le ressort des gouvernements représentatifs dans les pays constitutionnels. Il y a dans le pays une grande opinion injustement, profondément froissée ; mais cette opinion est avant tout nationale. Le jour où notre nationalité serait menacée, vous la verriez, comme vous l'avez vue en 1830, à la tête du pays pour défendre son indépendance, pour conserver toutes ses libertés.
Utile dulci :
Rogier occupa ses vacances parlementaires à voyager pour son instruction non moins que pour son plaisir. Il alla étudier sur place deux questions qui étaient à l'ordre du jour : l'extinction du paupérisme dans les Flandres et l'organisation de l'armée.
Il fit au mois d'août une excursion dans les différents centres industriels et agricoles du pays flamand, afin de s'assurer par lui-même de leur véritable situation (page 141) et de l'intensité des souffrances et des privations de la population ouvrière. Ne connaissant qu'insuffisamment la langue du pays, il s'était fait accompagner de son ami Veydt, aide précieuse dans cette enquête officieuse, dont la grande enquête officielle qu'il édictera comme ministre un an plus tard sera l'épilogue.
Il visitait les ateliers, les cabanes des paysans : iť s'informait des moindres détails, interrogeant les travailleurs eux-mêmes, afin de s'assurer du remède le plus propre à apporter quelque soulagement à une misère terrible. Le journal d'un des arrondissements que Rogier et Veydt parcoururent plus particulièrement, le Thieltenaer, appréciait en ces termes leur excursion :
« De telles démarches, de telles preuves de sollicitude envers la classe ouvrière honorent le véritable représentant du peuple. Elles l'honorent plus encore quand il appartient, comme c'est le cas ici, à une autre province. S'informer des besoins de plus d'un district, de plus d'une province, s'informer de ces besoins sur les lieux mêmes, avec un vif intérêt et avec le désir hautement manifesté de prêter son généreux concours pour y pourvoir ainsi que viennent de le faire MM. Rogier et Veydt, c'est le meilleur moyen de faire régner l'harmonie entre les divers districts et provinces du royaume, c'est le meilleur moyen d'atteindre un noble but, et de pouvoir consciencieusement dire : Oui, l'esprit national en Belgique est une vérité. »
L'esprit de parti également !... Cette excursion qui n'avait rien que de louable et que Rogier et Veydt firent sans éclat, sans ostentation, comme il convenait à des citoyens qui se proposaient un but utile, fut travestie et interprétée par des feuilles gouvernementales de la manière la plus ridicule.
Une d'entre elles la leur imputa à crime, trouvant en quelque sorte un prétexte d'accusations et d'injures dans un fait qui, suivant la réflexion de L'Observateur, méritait du moins l'approbation impartiale de tous les bons citoyens.
A la mi-septembre, Rogier est au camp de Beverloo. Il (page 142) lui importe de le bien connaître, puisque tous les ans il doit s'en occuper à l'occasion du vote des budgets. Il a pensé d'autre part - et son ami Chazal qui commande les troupes campées ne l'aura pas assurément contredit - que les visites des hommes d'Etat peuvent faire beaucoup de bien aux soldats, puisqu'elles leur prouvent qu'on s'intéresse à leurs travaux et qu'on applaudit à leur zèle. Dans une des lettres (fort intéressantes, presque enthousiastes) qu'un correspondant spécial envoie de Beverloo à un journal bruxellois pendant la période de campement, nous lisons ces lignes qui prouvent que l'ancien colonel des volontaires liégeois n'avait pas perdu sur la basane parlementaire le goût des exercices militaires :
« Je ne terminerai pas sans vous dire un mot de l'assiduité avec laquelle un membre de la Chambre des représentants a suivi toutes les opérations du camp pendant la dernière huitaine. M. Rogier donne de bons exemples à ses collègues. Appelé à discuter et à voter les lois qui concernent l'armée et l'industrie, il va étudier l'industrie et l'armée sur les lieux où elles s'exercent. Hier, il était dans les Flandres, il visitait les fabriques, il s'informait de l'état des récoltes. Aujourd'hui, il est à Beverloo, il étudie les besoins et les habitudes des soldats ; il prend connaissance de ce qu'il y aurait à faire pour que l'établissement du camp, déjà fertile en heureux résultats, pût en produire de plus heureux encore. »
C'était là en effet comprendre dignement la mission de représentant. Le correspondant avait raison d'ajouter que si tous les députés agissaient comme Rogier, nous n'aurions à la Chambre que de bons discours, et dans nos codes que de bonnes lois.
La session de 1846-1847, qui devait se terminer par la chute du ministère catholique, commença cependant sous des auspices favorables pour lui.
La division s'était mise dans le camp des libéraux bruxellois et menaçait de compromettre gravement les intérêts du parti tout entier.
La société de l'Alliance avait rendu des services incontestables (page 143) au libéralisme. Elle avait eu l'honneur de constituer le Congrès du 14 juin, et dans les élections son concours avait toujours été d'une efficacité réelle. Mais, comme le faisaient remarquer les chefs du libéralisme modéré et leurs organes dans la presse, l'opinion libérale ne résidait pas tout entière dans l'Alliance. Cette société comptait environ 700 membres, dont 500 au plus étaient électeurs. Or, parmi les 2.000 électeurs qui avaient voté aux élections de 1845 pour la liste libérale, beaucoup commençaient à s'effrayer des tendances du groupe le plus remuant de l'Alliance, qui recrutait ses forces précisément dans l'élément non-électeur de la société.
C'est qu'en effet ce groupe, qu'on appelait le groupe progressiste, démocratique ou républicain, et qui, à cause même de l'insouciance des modérés, en était arrivé à régner et à gouverner à l'Alliance, ne dissimulait guère ses sympathies pour les idées repoussées par le pays légal.
Les représentants de Bruxelles, auxquels se joignirent Rogier et Devaux (les élus de 1845), voulurent, par une proposition de modification du règlement, rassurer le corps électoral sur les intentions de la majorité de l'<Alliance.
Ils demandèrent la division de la société en membres effectifs ayant seuls droit de choisir les candidats aux élections communales, provinciales et générales, et en membres honoraires qui auraient voix consultative, mais non délibérative. Pour être membre effectif, il faudrait être ou électeur général, ou Belge majeur payant 100 francs d'impôts, ou Belge majeur exerçant une profession libérale pour laquelle la loi exigeait un brevet de capacité, ou être porté sur la liste du jury. La proposition eût assuré la domination à l'élément électoral de l'Alliance, tout en donnant certains gages aux progressistes, puisqu'elle admettait à l'exercice immédiat des droits électoraux tous ceux que le vœu du Congrès Libéral de 1846 y appelait.
(page 144) Les signataires de la proposition, MM. Anspach, Cans, De Bonne, de Brouckere, Lebeau, Orts, Verhaegen, Rogier et Devaux, disaient :
« En acceptant ces modifications qui limitent au nom de l'Alliance et dans son sein l'exercice des droits politiques à ceux qui pourraient constitutionnellement les exercer, il sera une bonne fois compris que l'Alliance veut la Constitution et rien au delà de ses limites.
« L'Alliance, en prouvant qu'elle veut la Constitution, prouvera ainsi, contre toutes les insinuations, qu'elle veut avec nous, avec l'immense majorité du pays, trois choses sans lesquelles, selon nous, il n'y a pas de Belge, donc pas de libéral possible :
« 1° L'attachement à la monarchie constitutionnelle dans la dynastie de notre choix ;
« 2° l'attachement à l'indépendance nationale ;
« 3° l'exclusion à perpétuité des Nassau de tout pouvoir en Belgique. »
Il est bien certain que l'on ne s'était pas toujours suffisamment préoccupé à l'Alliance de la nationalité des membres et des velléités antidynastiques et antibelges de quelques-uns d'entre eux. Mais était-ce une raison pour adopter une proposition qui ressemblait bien un peu à une proscription ? Si elle frappait certaines personnes dont la place n'était pas assurément dans une société dévouée à la nationalité belge et à la monarchie, elle enveloppait d'autres membres de la société, des membres qui en faisaient partie depuis son origine, qui avaient concouru à sa fondation, qui avaient coopéré à tous ses succès et dont il n'eût été ni juste ni généreux de reconnaître ainsi le dévouement et les services. L'innovation pouvait aussi paraître impolitique et dangereuse. Elle excluait de l'association, comme le fit remarquer son président, tous (page 145) les membres qui, sans être électeurs, y avaient été admis à raison même d'une influence constatée en matière d'élections, ceux qui constituaient dans l'Alliance l'élément actif, insinuant, énergique, qui stimule, éclaire, persuade les électeurs indifférents ou irrésolus. Malgré l'avis de Defacqz, les signataires de la proposition persistèrent dans leur résolution et envoyèrent aux journaux, à l'appui de cette proposition, une circulaire qu'on retrouvera dans L'Observateur.
Rogier, dans le débat très vif qui s'engagea sur la proposition le 28 octobre (et où il rencontra, entre autres contradicteurs, son vieil ami Jalheau) fit cette déclaration :
« Je supplie mes collègues de croire que toute idée d'intimidation a été loin de notre pensée. Nous avons voulu exposer franchement ce que nous, vieux libéraux, nous vieillis dans la lutte, nous croyons utile à la cause libérale. Voilà tout. »
L'Alliance, par 182 voix contre 180, se prononça pour l'ajournement de la proposition. Un grand nombre de modérés ne s'étaient pas rendus à la séance, paraît-il.
L'ajournement impliquait le rejet de la proposition. De nombreuses démissions en furent la conséquence : celles, entre autres, de Rogier, de Verhaegen et de leurs cosignataires.
La création d'une nouvelle société libérale était désormais inévitable.
Elle fut constituée au commencement de novembre sous le nom d'Association libérale et constitutionnelle : dès ce moment-là, elle comptait déjà 263 membres. Ses organisateurs firent cette profession de foi :
« Nous voulons la Constitution, sans changement aucun : nous la voulons entière, ni plus, ni moins. Nous sommes ce que nous avons toujours été, sincèrement dévoués à la cause du libéralisme, et pour cela nous avons pris le titre d'Association libérale. Amis du progrès, nous poursuivrons franchement et sans arrière-pensée la réalisation du programme du Congrès libéral ; nous laisserons à d'autres les hésitations nuageuses qui ne peuvent qu'effrayer la bourgeoisie, laquelle compte néanmoins un nombre considérable d'hommes de (page 146) cœur et d'intelligence. C'est la bourgeoisie dont nous nous déclarons les représentants, sans toutefois négliger les intérêts du peuple au sein duquel la bourgeoisie se recrute incessamment... Les premières questions à l'ordre du jour et sur lesquelles il ne doit pas y avoir d'hésitation, ce sont celles qui se rattachent à l'indépendance du pouvoir civil, et à l'amélioration des classes nécessiteuses de la société. Nous convions ici ceux qui se disent les jeunes à marcher d'accord avec nous dans la voie que nous nous sommes tracée depuis longtemps. »
Grâce à l'influence personnelle de Defacqz, grâce au tact, à la modération de son langage, l'Alliance conserva quelque temps encore son prestige. D'aucuns estimaient que Rogier et ses amis eussent mieux fait de rester dans ses rangs. D'ailleurs, quand une scission se produit dans un parti, ce n'est généralement pas aux scissionnaires que vont les sympathies du public, alors même que leur retraite serait absolument plausible et que tous leurs griefs contre leurs anciens frères seraient légitimes.
Mais un revirement se manifesta en faveur de la nouvelle association quand, au cours d'un procès de presse intenté à des pamphlétaires, L. P. et D., devant la cour d'assises du Brabant en novembre, le parquet lut des lettres de certains membres notables de l'Alliance, qui révélaient tout au moins un désaccord évident entre eux et les partisans de la monarchie constitutionnelle de Léopold.
Des hommes qui, comme Rogier, n'entendaient faire triompher dans les élections que la cause du libéralisme modéré et monarchique, devaient finir par se séparer de ceux qui marchaient consciemment ou non à l'évolution socialiste et républicaine du libéralisme. C'était, pensait Rogier, une inéluctable nécessité. Il avait, comme le disait le manifeste de l'Association du 31 décembre 1846 auquel assurément il a collaboré, mesuré tous les dangers de la scission avant de se résoudre à ce douloureux parti. Mais ces dangers n'étaient rien à ses yeux, auprès de ceux que créait une solidarité chaque jour plus compromettante et plus habilement exploitée par le parti catholique.
(page 147) A Liège aussi le libéralisme subissait une crise dangereuse. Malgré une réconciliation quelque peu dramatique dont le Congrès avait été le théâtre, des dissentiments avaient de nouveau surgi entre l'Association libérale et l'Union. Et qui sait si dans d'autres villes n'allaient pas également éclater des disputes entre les jeunes et les vieux, entre les « progressistes-radicaux » et les « réactionnaires-doctrinaires » (ces dénominations datent de loin).
Les députés cléricaux ne se tenaient pas d'aise en constatant ces divisions dont ils comptaient bien profiter. Mais Rogier leur faisait entendre dès le commencement de la session de 1846-47 (discussion de l'adresse en réponse au discours du trône) que les divisions ne tueraient pas le libéralisme, dont les divers groupes se réconcilieraient au moment des élections. Il se portait fort de cette réconciliation, pour ses amis comme pour lui. Dans le camp des progressistes, en effet, on entendit bientôt autre chose que des récriminations ou des cris de colère contre les modérés. Dans la défense, par la voie de la presse, du programme de l'Alliance, M. Defacqz apportait par exemple des procédés conciliants, presque amicaux, qui (page 148) faciliteraient l'entente avec les « scissionnaires »> au jour de la lutte contre l'ennemi commun. Adversus hostum æterna unitas !
L'union, l'union indispensable, l'union qui assurera la victoire, telle est la note caractéristique des discours. prononcés par les chefs de la gauche parlementaire ; et on sent bien que, malgré toutes les apparences contraires, leurs paroles finiront par être entendues. Il y a chez eux, chez Dolez aussi bien que chez Castiau, chez Rogier et Verhaegen aussi bien que chez Delfosse, nous ne savons quel pressentiment de la victoire de juin 1847, qui les rend plus persuasifs, plus adroits dans la riposte comme dans l'attaque. Nous signalons aux amis de l'art oratoire la joute superbe du mois de novembre 1846. Rogier, pour sa part, n'a jamais été plus éloquent que le 19 de ce mois, lorsqu'il répondit à M. De Decker qui, avec moins d'exactitude que d'habileté, reprochait aux libéraux modérés, à Rogier, à Lebeau, à Devaux, leur conduite de 1839 :
« Comment ! c'est sous l'influence de mes amis et de moi, dites-vous, que la politique qui a amené le traité de 1839 a été conduite ! Mais ouvrez donc les yeux ; jetez-les sur les bancs ministériels. Demandez au chef du cabinet (M. de Theux) si c'est nous ou lui, si c'est nous qui sommes les auteurs de la politique misérable et funeste de 1839. Cette politique, nous l'avons subie ; nous l'avons subie avec courage. Nous l'avons condamnée, mais nous avons eu au moins le courage de ne pas abandonner le gouvernement dans ces circonstances difficiles et fatales... Ah ! si nous avions eu à la tête du gouvernement des hommes véritablement pénétrés de ce grand patriotisme capable des grandes choses, si nous avions vu dans votre parti ces grands cœurs, ces grands courages capables des grands dévouements, capables des grands sacrifices, oh ! alors nous nous serions joints à eux ; nous aurions senti se réveiller en nous le sang qui nous animait en 1830, lorsque nous ne craignions pas d'exposer notre tête pour procurer à notre pays cette indépendance, cette nationalité que beaucoup d'entre vous recevaient alors des mains du gouvernement provisoire avec. tant de reconnaissance et d'humilité !. »
M. De Decker escomptait, lui surtout, les bénéfices que la mésintelligence survenue entre les deux groupes (page 149) du libéralisme pourrait valoir à son parti. Avec une adresse très remarquée, il avait cherché à aigrir les ressentiments qui animaient les « radicaux » à l'endroit du parti « doctrinaire », auteur de tous les maux du pays. A ses yeux, la fraction démocratique de l'opinion libérale était seule généreuse, conséquente, presque irréprochable. Les Rogier et les Lebeau, en se séparant d'elle, commettaient un véritable acte d'ingratitude.
- Je voudrais bien, réplique sur-le-champ Rogier, qu'avec l'art qui vous distingue, vous nous eussiez donné une description nette et exacte du « doctrinaire » (une épithète qu'il acceptait d'ailleurs, un nom dont il n'avait pas à rougir). Il ajoute :
« Que l'on m'appelle du nom que l'on voudra, je m'honorerai toujours des principes que je n'ai cessé de défendre depuis que je suis entré dans la vie publique. Il y a bientôt 25 ans de cela : Qu'étiez-vous alors, vous qui vous ingéniez à forger des crimes de toute espèce à charge d'hommes que vous dénoncez à la haine publique, au mépris public sous le nom de doctrinaires ? Qu'étaient la plupart de vos amis politiques ?... Nous doctrinaires, nous avons les premiers ouvert contre le gouvernement des Pays-Bas cette lutte suivie et persistante qui a abouti, par sa faute, à 1830. A cette époque, l'opinion catholique n'avait pas le verbe et la tête aussi haut que de ce temps-ci. L'opinion catholique se laissait maîtriser et opprimer presque en silence par le gouvernement des Pays-Bas. Elle subissait humblement beaucoup de vexations. Un cri arraché à quelques hommes courageux s'échappait de temps à autre dans la presse, mais l'opinion catholique n'avait pas encore le courage de la lutte, l'audace de la résistance. Quand cette opinion commença-t-elle à jouer comme parti quelque rôle dans le pays ? Quand le cœur lui vint-il ? Quand le courage de la lutte s'empara-t-il de ces âmes timides ? Eh ! messieurs, vous ne l'avez pas oublié, vous seriez des ingrats de l'oublier : c'est lorsque le libéralisme, la doctrine d'alors, vint vous tendre la main ; c'est quand il vint infuser dans ce corps inerte un peu de ce sang jeune et nouveau qui nous anime encore, tout vieux que nous soyons. C'est alors que votre parti commence peser de quelque poids ; c'est de ce jour que le gouvernement des Pays-Bas commence à compter avec l'opposition. Alors les doctrinaires, les libéraux unionistes étaient portés aux nues, alors ils étaient les défenseurs, les sauveurs des libertés civiles et (page 150) religieuses. Ont-ils changé de conduite depuis ? Ont-ils changé de principes ? Vous pouvez bien vous livrer à mille inventions malveillantes et absurdes, mais je vous défie de trouver dans l'ensemble de notre conduite inconséquence ou versatilité. Nous sommes restés libéraux depuis la révolution, nous le sommes restés constamment sur toutes les questions, avec notre nuance modérée si vous le voulez, mais ferme, conséquente avec elle-même, et qui n'a jamais transigé... »
Si l'on tient compte que nous nous trouvons en présence d'une réponse faite sur l'heure, d'une improvisation qui explique d'ailleurs une certaine redondance dans l'expression et même un peu d'exagération dans la pensée, on reconnaîtra, toute question de parti écartée, qu'il y a là des qualités oratoires de premier ordre. Le morceau, comme on dirait aujourd'hui, est d'une belle venue et d'un rare brio. D'après ce que disent les comptes rendus, l'effet en fut doublé par l'émotion de l'orateur dont la voix et le geste, vraiment entraînants, soulevèrent les applaudissements de la gauche et des tribunes.
Mêmes applaudissements, plus chaleureux encore peut-être, quand Rogier releva le reproche d'hostilité au clergé que M. De Decker avait réédité contre les libéraux modérés.
« En 1840, comme en 1839, comme encore en 1846, nous ne fûmes jamais, nous ne sommes pas les ennemis du clergé et vous le savez bien. Nous sommes les amis véritables du clergé, nous l'avertissons, nous l'éclairons. Nous lui disons de ne pas marcher vers sa ruine, comme le clergé a marché à sa ruine dans des pays voisins. Nous lui disons de ne pas imiter le clergé français de la Restauration, qui a payé un peu durement ses années de triomphe. Nous vous l'avons dit souvent et l'expérience le proclame, la religion a beaucoup à perdre à se mêler à la politique. Il y a grand danger pour elle à se jeter dans la lutte des partis : elle court avec eux les chances de la bonne ou mauvaise fortune... sous peine de déchoir, il faut qu'elle (page 151) reste inviolable dans sa sphère, inaccessible aux passions, supérieure aux débats politiques. »
S'inspirant des conseils de Rogier, les libéraux de Bruxelles se mirent d'accord au commencement de 1847 pour assurer l'élection d'un sénateur, M. Dindal, qui ne serait certainement pas entré au Parlement si l'Association libérale et l'Alliance n'avaient pas uni leurs forces en sa faveur.
La crainte de compromettre le succès de la grande élection de juin était si vive chez les libéraux qu'ils évitaient avec soin toute occasion de froissement. A Gand par exemple on décida, de ne pas envoyer de délégués au second Congrès Libéral (qui n'eut d'ailleurs pas d'importance) : les jeunes et les vieux eussent pu y échanger autre chose que des idées de paix. A tout prix, il fallait l'union.
Le ministère avait compris, de son côté, qu'il ne parviendrait à doubler le cap redoutable du mois de juin qu'en ne provoquant pas de discussions politiques. On ne s'occupa guère au Parlement que de questions d'affaires.
L'examen des budgets, la création d'une monnaie d'or, la réglementation d'objets d'ordre purement administratif, des réformes dans la législation en matière de milice, des projets d'acquisition d'hôtels pour les ministres, des mesures de salut public nécessitées par la crise du paupérisme où se débattaient les Flandres : tels furent, avec une loi punissant les offenses à la Royauté, une autre réglant le mode d'avancement dans l'armée, une troisième relative au défrichement des terrains incultes, tels furent (page 152) les principaux éléments des débats parlementaires pendant la session de 1846-1847.
Rogier prit part à tous ces débats.
Budget des voies et moyens (décembre). Il combat l'impôt sur le sel. Il préconise la liberté commerciale ; sans la libre entrée des grains, dit-il, le pays aurait subi des souffrances bien autrement vives que celles auxquelles on doit d'ailleurs remédier le plus tôt possible. Il fait un brillant éloge d'Anvers, de son activité ; il sollicite des encouragements du gouvernement pour ce centre puissant d'affaires dont la prospérité intéresse le pays tout entier.
Budget de l'intérieur (décembre). Il reproche de nouveau au gouvernement de ne pas exécuter diverses prescriptions importantes de la loi de 1842. Il insiste spécialement sur l'insuffisance du programme de l'école primaire supérieure, qui devrait être une sorte de collège. Il critique une circulaire épiscopale d'après laquelle les instituteurs sont invités à s'abstenir de fréquenter les personnes d'une réputation suspecte (probablement les libéraux) et d'éviter les sociétés bruyantes.
Budget de la guerre (janvier-mars). Il recommande le remplacement par l'Etat. « Dominé par les nécessités de l'Etat »>, les voies et moyens manquant pour faire face à une augmentation de 1.300.000 francs (le budget antérieur était de 28 millions), il propose à contre-cœur des économies qui seules sauveront le pays d'un emprunt et d'impôts nouveaux. Le meilleur moyen de réduire les dépenses lui paraît être de diminuer l'effectif et de renvoyer quelques milliers d'hommes dans leurs foyers. Les cadres resteront intacts. Si les circonstances l'exigent, on pourra réclamer des crédits supplémentaires. Il est (page 153) bien entendu qu'il ne s'agit pas d'une diminution de l'effectif pour l'avenir : c'est à la situation actuelle qu'il faut pourvoir.
Budget des travaux publics (mars-avril). Il dépose une proposition aux termes de laquelle il est interdit aux agents de l'administration de participer à toute société, entreprise, exploitation quelconque, qui se trouverait soit en concurrence avec les chemins de fer et canaux de l'Etat, soit directement intéressée à des travaux dont les dits agents auraient la direction ou la surveillance. Il critique un arrêté du 11 mars 1847 qui décide que toutes les inventions faites par des fonctionnaires ou employés du département des travaux publics seront considérées à l'avenir comme appartenant au domaine public... etc., etc.
Crise alimentaire (avril-mai). Il propose de proroger jusqu'au 31 décembre 1848 les mesures de la loi en discussion sur la libre entrée des denrées alimentaires. Il combat, ainsi qu'en 1834, le système de l'échelle mobile comme funeste au peuple et contraire à l'intérêt du pays. Plus que jamais, il est partisan de la libre entrée avec l'établissement d'un droit fixe et modéré. Pourquoi adopter des mesures prohibitives quand l'expérience prouve que, même en face d'une récolte abondante, la Belgique ne produit pas assez de grains pour sa propre consommation ? Le froment qui était jadis à 16 ou à 18 francs l'hectolitre, est monté à 42 francs. Les salaires sont loin d'avoir augmenté dans la même proportion. Comment veut-on que les ressources non seulement de l'ouvrier, mais du petit employé puissent suffire à leur alimentation ! Les habitants des campagnes ont eux-mêmes beaucoup à souffrir de la cherté excessive des grains. Il n'y a que les gros industriels agricoles, exploitant en grand, qui fassent de très belles affaires aux dépens de la misère publique. Il faut assurer aux classes ouvrières une alimentation saine et abondante aux plus bas prix possible. Ainsi le veut la prévoyance parce qu'ainsi le veut (page 154) aussi la justice. (L'amendement de Rogier fut écarté par 53 voix contre 28. Un sous-amendement portant que la prorogation serait laissée à la volonté du gouvernement au lieu d'être prescrite formellement par la loi, fut adopté à l'unanimité.)
Loi contre les offenses à la Royauté (mars). La discussion semblait établir que le projet de loi n'avait pas pour but unique de prévenir les offenses envers la personne du Roi. La législation générale de la presse avait été remise en question. Un des ministres, M. Malou, rendant tous les journalistes pour ainsi dire solidaires des violences de quelques folliculaires, avait prononcé contre la presse et le jury un réquisitoire acerbe. L'ancien journaliste liégeois, bondissant sous cette philippique, s'écria :
« Il est aujourd'hui, hors du Parlement, une espèce de bon ton qui consiste à parler avec dédain de la presse et du jury. On semble vouloir les punir de ce qu'ils ne marchent pas toujours d'accord avec les vues du ministère. Faut-il faire porter par la presse toute entière les excès coupables d'une certaine presse obscure, ignorée même en province ? Les excès de quelques malheureux qui croient trouver profit à exploiter le scandale ne sont pas excusés par le pays. Les injures de la petite presse ne doivent inspirer que le mépris. On prend prétexte de la mauvaise presse pour apporter des restrictions à la liberté de toute la presse. C'est ce qu'on a toujours fait, sous le gouvernement de la Restauration comme sous celui des Pays-Bas. L'opposition devra proposer d'étendre au contraire la liberté de la presse que l'on veut restreindre : elle devra proposer peut-être de supprimer ou de réduire considérablement l'impôt du timbre qui empêche le développement des journaux, et de modifier la législation qui permet aux fonctionnaires publics d'intenter aux écrivains des actions en dommages-intérêts. »
Si nous exceptons cette discussion qui, à un certain moment, ressembla fort à une discussion politique, nous ne trouvons guère les deux partis vivement aux prises pendant la session de 1846-1847, que lorsqu'il fut question d'augmenter le nombre des sénateurs et des représentants.
C'était le 6 mars.
On n'était pour ainsi dire pas encore sorti de la sphère des intérêts de partis et de localités. On accusait le gouvernement de n'avoir pas dressé d'une façon suffisamment impartiale le tableau de répartition des nouveaux membres du Parlement. « Dans un tel travail, fait remarquer M. Vanden Peereboom, il s'agissait d'éviter les alternats, système vicieux pour les localités et les individus, et de faire une juste attribution aux nombres fractionnaires de population. » M. Lebeau préconisait le système de la préférence à donner aux fractions les plus élevées et de l'absorption des fractions inférieures.
Un discours mémorable de Castiau élargit soudain le débat. Nous devrions, dit-il, faire précéder cette réforme parlementaire de la réforme électorale. Abaissons le cens, procédons à une large extension du droit de suffrage.
Etablissant que l'ordre et la sûreté publique étaient intéressés à cette extension, il déclarait qu'il n'hésiterait pas à saisir la Chambre d'une proposition formelle à cet égard s'il avait l'espoir de trouver dans l'assemblée cinq membres, cinq membres seulement, qui voulussent signer cette proposition. Et croyez-le bien, ajoutait-il, ce ne serait pas pour le frivole et coupable plaisir d'agiter le pays ; non ce serait, au contraire, au nom des idées d'ordre et de conservation, que je viendrais vous demander l'admission du plus grand nombre possible de citoyens à l'exercice des droits politiques. Dans tous les temps, l'ilotisme politique à conduit à la révolte. Il y a du danger à frapper les majorités d'une espèce de mort politique.
Mais, lui dit Rogier, partisan lui aussi d'une réforme électorale, qui vous dit que vous seriez isolé ? Précisez, formulez une proposition. Et quand Castiau l'eut formulée (nous dirons, tout à l'heure, en quoi elle consistait), Rogier déclara l'approuver complètement.
(page 156) Le jour où cette déclaration l'amena à la tribune, il « profita de l'occasion » d'abord pour relever diverses appréciations peu bienveillantes de son ex-ami de Mérode de plus en plus agressif contre Rogier et contre les « libéraux » et les « libérâtres » ; en second lieu pour faire la répartition de ses adversaires en diverses catégories de catholiques fougueux, de catholiques amis ou ennemis des jésuites, de catholiques amateurs et de catholiques incrédules : répartition qui mit de son côté les rieurs ; - et enfin pour prendre l'engagement en quelque sorte d'unir bientôt toutes les forces du libéralisme contre le ministère :
« Il est un point fondamental sur lequel toutes les nuances du libéralisme sont d'accord : c'est d'affranchir le domaine politique de l'influence du clergé, de combattre les hommes qui, dans le gouvernement, ne sont pas aux yeux du pays des garants suffisants de l'indépendance du pouvoir civil, de la société laïque vis-à-vis des prétentions temporelles du clergé. Quand il s'agira de livrer le combat sur ce terrain, en dépit des espérances que peuvent faire naître certaines divisions passagères, toutes les nuances, je l'espère, j'ose même le prédire, se retrouveront sous le même drapeau. »
Le débat sur la réforme électorale, entamé par Castiau et continué par Rogier, amena à la tribune d'autres orateurs brillants. d’Elhoungne voulait énergiquement la réforme ; Dolez, qui y était hostile, fit grand plaisir au gouvernement et aux catholiques par une critique inattendue des associations permanentes et du Congrès libéral.
Comprenant que les réformes radicales ne peuvent pas se faire « en un tour de main », et quoique partisan, déjà alors, de l'abaissement général du cens jusqu'au minimum (page 157) constitutionnel de 20 florins, Castiau avait dit qu'il se contenterait provisoirement d'une « réforme infinitésimale », de l'adjonction aux listes électorales des citoyens portés sur les listes du jury, c'est-à-dire des capacitaires.
Le ministère qui voyait dans cette proposition (si modérée aux yeux de Rogier) toute espèce de dangers, voire un acheminement au suffrage universel, la combattit avec acharnement. Elle fut repoussée par 48 voix contre 22. Parmi les 22 figuraient MM. Delehaye et Osy.
On arrivait à la fin de la session. Il y avait toujours de la poudre dans l'air. La bataille de juin s'annonçait redoutable. On prêtait au cabinet l'intention de révoquer des fonctionnaires et de dissoudre la Chambre.
Rogier, quelques heures avant la clôture de la session, l'interpella à ce sujet : il ne reçut qu'une réponse vague. Quelques jours après, on apprenait que M. Tremouroux, procureur du Roi à Nivelles, était destitué pour avoir accepté une candidature libérale. On sut également que M. Goblet, inspecteur général du génie, avait été empêché d'accepter une candidature à Tournai contre M. Dumortier. Rogier n'était pas décidément le seul qui eût des exigences.
Dans les élections législatives du 8 juin 1847, Rogier n'était pas personnellement en cause ; le dernier mandat que les électeurs d'Anvers lui avaient conféré n'expirait qu'en 1849. Mais son arrondissement avait droit à un sénateur et à un député de plus et devait procéder au renouvellement des pouvoirs de ses sénateurs.
Rogier saisit cette occasion pour exposer le 24 mai devant ses mandants réunis en assemblée générale les (page 158) aspirations du parti dont il était désormais le chef le plus autorisé.
Son discours - on dirait aujourd'hui un « discours ministre » - débutait par l'exposé de la conduite de l'opposition parlementaire. Lui et ses collègues de la députation anversoise y avaient figuré en hommes modérés et consciencieux : ils n'avaient pas arrêté la marche de l'administration par une opposition tracassière de tous les jours. Chaque fois que le gouvernement avait proposé quelque chose de bon, de juste, d'utile, ils n'avaient pas hésité à s'associer à ses actes : ce n'était pas leur faute s'ils n'avaient pas eu l'occasion de marcher plus souvent avec lui. Ils estimaient que l'esprit qui présidait à la direction des affaires, ne répondait pas aux vœux et aux besoins du pays, qu'il nuisait au libre et paisible développement de ses institutions.
Au dire de ses adversaires, Rogier s'occupait trop de politique. D'après eux, c'étaient les seuls intérêts commerciaux qui devaient être comptés pour quelque chose. Rogier, après avoir prouvé qu'il avait pris sa part dans la défense de ces intérêts, s'expliqua avec une grande franchise sur certaine théorie antipolitique qui avait cours dans quelques milieux électoraux d'Anvers :
« Qu'entendons-nous depuis un certain temps ? Préconiser le culte exclusif des intérêts matériels. La politique, nous crie-t-on tous les jours, doit être une chose insignifiante, une lettre morte. Il n'y a que les ambitieux et les intrigants qui doivent s'en occuper ! Messieurs, si tel pouvait être le sentiment public de la ville d'Anvers, je n'hésite pas à le dire, autant je suis fier du mandat que j'en ai reçu depuis dix ans, autant je n'hésiterais pas à répudier un mandat auquel aucun sentiment politique n'aurait présidé. Je le dis aujourd'hui et je le répéterai dans deux ans. »
Anvers avait dans le pays la réputation de trop songer à elle-même, de tenir peu de compte des intérêts d'autrui et d'être totalement absorbée par les intérêts de son commerce. Rogier disait que c'étaient des préventions, mais (page 159) qu'elles existaient, qu'elles s'étaient révélées jusque dans les Chambres :
« Comment parviendrons-nous à détruire ces préventions ? Précisément en montrant qu'Anvers est animé du même esprit que nos grands centres de population et d'industrie, Bruxelles, Liège, Gand, Verviers, Tournai, Mons ; c'est ainsi que nous entrerons en communion, en fraternité avec le reste du pays... Ce que l'on poursuit dans l'esprit politique, ce n'est pas celui qui veut aller en arrière ; c'est celui qui veut aller en avant, d'un pas mesuré et sagement progressif, c'est l'esprit libéral. »
Les espérances que le libéralisme fondait sur la journée du 8 juin ne furent pas trompées : on peut même dire qu'elles furent dépassées. Il gagna quinze voix à la Chambre et onze au Sénat. (Note de bas de page : Entre autres particularités de l'élection, citons l'élimination de M. Dumortier à Tournai, l'élection de M. Frère-Orban à Liège, le triomphe de toute la liste libérale à Gand, la diversité des choix à Anvers où le corps électoral, qui s'inspira plus de considérations commerciales que de considérations politiques, renvoya à la Chambre le catholique M. Cogels (éliminé deux ans auparavant) et conféra le nouveau mandat de sénateur à un libéral, M. Teichmann.)
Les calculs les plus modérés portaient à cinquante-quatre le nombre des députés antiministériels : juste la moitié de la Chambre. Même parmi les cinquante-quatre autres députés, il ne fallait à proprement parler compter que trente-cinq catholiques. Il y avait dix-huit à vingt députés, la plupart fonctionnaires, qui penchaient vers le libéralisme et qui étaient prêts, comme on le verra plus loin, à seconder un cabinet libéral homogène. Quoique, dans le premier moment, la presse catholique dépitée eût cherché à diminuer la victoire des libéraux, elle devait finir par reconnaître que la journée du 8 juin mettait le gouvernement dans leurs mains. S'il est reçu que l'on fait dire aux chiffres tout ce qu'on veut, il n'y a rien, d'autre (page 160) part, de plus brutal qu'un chiffre : l'opinion libérale qui depuis six ans, depuis la chute du cabinet Lebeau-Rogier, n'avait cessé de progresser au milieu de difficultés de tout genre, en était arrivée à réunir 55.000 voix, alors qu'en 1845 elle n'en avait obtenu que 33.000.
M. de Theux et ses collègues déposèrent leurs portefeuilles le 12 juin.
Les journaux l'annoncèrent le 14 ; en même temps commencèrent à circuler des rumeurs vagues sur l'arrivée prochaine de Rogier aux affaires.
Les rumeurs étaient fondées : dans la matinée du 14, Rogier recevait cette lettre :
« Dimanche, 13 juin 1847.
« Mon cher ami,
« Je dois vous rendre compte d'un entretien que j'ai eu ce soir, vers neuf heures, avec M. Van Praet.
« M. Van Praet est venu à moi, me disant sans autre préambule : « J'ai été reçu ce matin par le Roi. Il ne m'avait ni vu, ni écrit depuis les élections. Sa santé s'étant améliorée, il a le projet de partir bientôt, probablement le 22, pour Londres où des affaires urgentes exigent sa présence. Il y restera une dizaine de jours. De retour à Bruxelles, la session des conseils provinciaux va l'occuper tout entier ; mais dès qu'il sera libre de ce côté, il s'abouchera avec M. Rogier pour la formation du nouveau cabinet. Son intention exclusive, ce sont les termes dont le Roi s'est servi, est d'appeler M. Rogier. Je suis chargé de le lui faire savoir pour qu'il se tienne prêt. »
J'ai demandé à M. Van Praet si jusqu'à présent on ne s'était adressé à personne, par exemple à M. Liedts et à M. Leclercq, comme le bruit en court.
« A personne, m'a-t-il répondu. Je n'ai pas vu M. Leclercq. Je me suis entretenu, il est vrai, avec M. Liedts ; mais je n'avais à lui faire et je ne lui ai fait aucune ouverture. Je le répète, le Roi. verra M. Rogier (page 161) qui lui présentera ses propositions. Jusque-là les choses resteront dans le statu quo. Que M. Rogier se prépare il est prévenu. J'ai reproduit bien exactement la pensée et les expressions mêmes du Roi je vous en donne ma parole d'honneur. »
« Voilà ce qui s'est passé entre M. Van Praet et moi. Je m'empresse de vous en faire part.
« Votre tout dévoué, C. Materne. » (M. Constant Materne était alors secrétaire général au ministère des affaures étrangères.)
Les journaux libéraux du 21 annoncèrent que le Roi avait fait venir Rogier à Laeken la veille et qu'il lui avait exprimé son intention de l'appeler à son retour d'Angleterre pour l'entretenir de nouveau.
Le Moniteur du 26 confirma la nouvelle presque dans les mêmes termes : c'était convenu entre Rogier et M. Van Praet (voir la lettre du 9 juillet, page 165).
« Avant même que Rogier eût été prévenu des intentions du Roi, l'opinion publique désignait ses futurs collaborateurs. Naturellement, c'étaient tout d'abord les hommes qui avaient accepté de faire partie de la combinaison avortée de 1846 : entre autres M. Delfosse. Mais Delfosse, pressenti par Verhaegen au lendemain de la victoire du libéralisme, avait manifesté une telle répugnance pour un portefeuille que Rogier lui en avait demandé la raison. Delfosse lui répondait :
« Samedi 19 juin 1847.
« Mon cher Rogier,
« Il y a quelques jours, notre ami Verhaegen m'a écrit pour savoir si je serais disposé à entrer dans une combinaison ministérielle ; voici un extrait de ma réponse :
« Je ne désire nullement être ministre et je te prie de ne pas mettre mon nom en avant si on te consulte.
« Si j'ai consenti une fois à entrer dans une combinaison (page 162) ministérielle, c'est que mes amis politiques, et tu étais en première ligne, m'ont en quelque sorte imposé ce sacrifice comme un devoir.
« Tu te rappelles ce qui s'est passé à cette époque. Des hommes plus capables que moi de porter le fardeau des affaires refusaient de s'en charger.
« M. Rogier, si je ne lui eusse prêté mon concours, aurait peut-être dû se déclarer impuissant à former un ministère ; l'opposition serait devenue la risée du pays.
« L'opinion libérale était faible alors ; le 8 juin l'a rendue forte. Il y a donc lieu d'espérer que la formation d'un ministère libéral rencontrera moins de difficultés.
« Je serai heureux de voir mes amis politiques au pouvoir sans y être moi-même et ils peuvent compter sur mon appui sincère et désintéressé, s'ils réalisent les légitimes espérances de notre parti. »
« J'ajouterai pour vous, mon cher Rogier, que mes répugnances à accepter un portefeuille sont bien plus vives que l'année dernière. Lorsque vous avez réclamé mon concours pour la première fois, je n'avais jamais eu l'idée que l'on pût songer à m'offrir une place dans les conseils de la Couronne ; votre offre m'a pris pour ainsi dire à l'improviste et j'ai cédé à une espèce d'entraînement.
« Depuis j'ai eu le temps de réfléchir, de consulter mes forces et j'ai acquis la conviction que le refus de Sa Majesté d'adhérer à notre programme m'a sauvé d'un péril auquel je ne dois plus m'exposer.
« Si, comme vous le supposez et comme je le désire, Sa Majesté vous charge de la formation d'un cabinet, ne pensez donc plus à moi. Tâchez de vous entendre avec d'Elhoungne : ce serait une excellente acquisition tant à raison de sa valeur personnelle, qu'à cause de la confiance qu'un ministère dont il ferait partie ne manquerait pas d'inspirer aux Flandres.
« Je pense, ainsi que vous, mon cher Rogier, que le programme de l'année dernière ne suffit plus à la situation ; un ministère libéral ne pourra être fort qu'en s'entourant de fonctionnaires dévoués à sa politique et résolus à la soutenir vigoureusement. La réforme électorale devra être ajoutée aussi au programme ; mais je doute fort que vous puissiez l'obtenir du Sénat et même de la Chambre des Représentants si vous n'avez pas la faculté de dissoudre éventuellement les Chambres. Serait-il bien prudent de renoncer à cette partie de l'ancien programme ?
« Il y aurait en outre quelques mesures à prendre au sujet de nos (page 163) finances qui doivent se trouver dans un piteux état... Mais j'oublie que je n'ai pas voix au chapitre et ici mes idées ne cadreraient probablement pas avec les vôtres.
« Agréez, je vous prie, mon cher collègue, l'expression de mes sentiments les plus affectueux.
« N. J. A. DELFOSSE. »
Pendant que Rogier, en attendant un nouvel entretien avec le Roi, se bornait à pressentir les intentions des hommes les plus distingués de l'opinion libérale, le ministère démissionnaire faisait œuvre de parti : il procédait à des nominations politiques que les convenances les plus élémentaires lui interdisaient (tout le monde en convient aujourd'hui).
Le Roi revint de Londres le 6 juillet - le jour même où les deux fractions du libéralisme bruxellois se donnaient en quelque sorte les gages d'une réconciliation complète en portant respectivement à la présidence et à la vice-présidence du Conseil provincial du Brabant le président de l'Alliance et le vice-président de l'Association libérale.
Rogier pensait être appelé au Palais immédiatement pour la continuation de l'entretien du 20 juin. Il n'en fut rien. En attendant, le ministère démissionnaire, faisant encore œuvre essentiellement politique, nommait M. Vander Straeten-Ponthoz envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près de la cour de Rome.
En même temps les journaux annonçaient que le Roi allait de nouveau s'absenter : son départ pour Paris était fixé au 11.
Un correspondant de L'Indépendance qui signe « un ancien membre du Congrès » (Lebeau ?) attribue le retard que subit la solution de la crise ministérielle « au désir de permettre à un membre du cabinet démissionnaire de (page 164) compléter le temps voulu pour être admis à la pension ministérielle » (Voir la discussion sur la pension des ministres dans la session de 1848-1849).
C'était une raison.
N'y en eut-il pas d'autres ? Est-ce que les conseils de l'entourage du Roi, fort peu favorable à la cause libérale, est-ce que les appréhensions de la cour des Tuileries, que nous avons déjà vues se manifester à l'époque du Congrès de 1846, n'ont pas été pour quelque chose dans ces retards, dans ces hésitations ?
Enfin le 8, Van Praet apporte à Rogier une lettre du Roi :
« Laeken, le 8 juillet 1847.
« Je m'empresse de vous écrire quelques mots sur la prochaine formation d'un ministère. Je vous avais déjà verbalement prévenu que mon désir était de le constituer définitivement pour les premiers jours d'août ; cela reste encore mon opinion, et je pense qu'on aura le temps nécessaire pour cela. Les éléments ne manquent pas pour former une bonne et durable administration.
« Pour aller dès aujourd'hui au-devant d'une appréhension que la malveillance tâchera de faire naître, je puis vous assurer qu'une nouvelle administration trouvera en moi un appui sincère et solide ; dans les Chambres le même appui lui paraît assuré pour toute mesure de bon gouvernement.
« Ce pays-ci est pauvre en idées politiques et paraît souvent disposé à perdre de vue les bases sur lesquelles repose son existence politique comme Etat européen ; il me paraît désirable d'éclairer cette question. Il existe deux espèces d'Etats : les premiers existent par leurs propres forces, les seconds à de certaines conditions qui se trouvent dans les convenances des grands Etats, et dans le but que la grande famille européenne désire leur voir atteindre et remplir.
« La Belgique appartient à la seconde catégorie ; il lui a été très difficile de prendre sa place ; mais je crois ne pas trop me flatter, en disant que la position que je lui ai créée en Europe, est belle, et dépasse de beaucoup ce qu'elle pouvait espérer en 1830 ; il ne faut donc rien faire pour la perdre.
« Je fais des vœux pour votre succès en vous exprimant mes sentiments les plus sincères.
« Léopold. »
(page 165) Rogier écrit le lendemain à Van Praet :
« 9 juillet 1847.
« Mon cher Monsieur,
« Sa Majesté, dans la lettre que vous m'avez remise hier de sa part, me fait l'honneur de m'informer que son désir est de constituer définitivement un cabinet pour les premiers jours du mois d'août, ainsi que déjà elle m'en avait prévenu verbalement.
« Cette dernière circonstance n'est pas restée présente à ma mémoire ; j'avais cru comprendre au contraire que l'intention du Roi était de s'occuper de cette affaire après son retour de Londres et la note publiée par nos soins (Moniteur du 26 juin) communs était conforme à cette impression. Je n'ai pas, mon cher Monsieur, à me porter juge du moment le plus opportun qui puisse s'offrir pour l'établissement d'une administration nouvelle. C'est là une question dont il appartient exclusivement au Roi de se réserver l'examen et la solution. A mon point de vue personnel, ces délais n'ont rien qui me soit désagréable. Toutefois, en l'état actuel des choses et à les prendre au point de vue général, je ne puis m'empêcher de considérer un nouvel ajournement comme fâcheux et si cet ajournement ne se trouvait fondé que sur la seule considération que vous m'avez fait connaître (une pension ministérielle pour M. Malou ?), il deviendrait, je n'hésite pas à le dire et quelque intérêt qui soit dû à la personne dont il s'agit, difficile à comprendre et plus difficile à justifier.
« Vous m'avez dit que rien ne forçait Sa Majesté à procéder immédiatement au remplacement du ministère, et cela est incontestable. Vous avez ajouté que S. M. en me prévenant tout de suite de ses intentions, avait spécialement en vue de m'assurer qu'elle ne voulait d'abord s'adresser à d'autres qu'à moi. Je suis très sensible à cette marque de confiance du Roi et je tâcherai, quand le moment sera venu, d'y répondre dans la mesure de mes forces. Mais ne voyant pas le moyen de m'occuper utilement dès aujourd'hui de négociations qui ne devraient aboutir à un résultat sérieux et définitif que dans un mois, j'attendrai les ordres ultérieurs de S. M. avant de rien entreprendre, me proposant de me renfermer jusque-là dans un rôle purement spéculatif.
« Je me bornerai à insister sur une observation que je vous ai déjà soumise et que vous avez appréciée. La situation est remplie d'embarras divers qui doivent nécessairement s'accroître à mesure qu'elle se prolongera. Au nombre de ces difficultés je placerai tout (page 166) d'abord celles qui surgiraient inévitablement de nominations politiques faites ou à faire, d'actes importants posés ou à poser par l'administration démissionnaire et sur lesquels il serait impossible à une administration nouvelle de ne pas revenir. A cet égard, une des nominations qui ont paru dans le Moniteur de ce matin me semble avoir une portée sérieuse.
« Recevez, mon cher Monsieur, l'assurance de mes sentiments affectueux.
« Ch. Rogier.
« P. S. Vous avez bien voulu dans une lettre de ce matin me faire l'ouverture d'une entrevue avec le Roi avant le départ de S. M. (pour Paris). Je n'ai rien pour le moment à ajouter au contenu de la présente que je vous prie de vouloir bien mettre sous les yeux de S. M. Si le Roi jugeait utile de m'entretenir, je suis prêt à me rendre à ses ordres. »
L'entretien n'eut pas lieu. Le Roi partit le 11 pour Paris d'où il ne devait revenir qu'un mois plus tard. En attendant son retour, Rogier va continuer à se renfermer plus ou moins dans un rôle purement spéculatif. Il conférera avec les hommes les plus marquants de l'opinion libérale pour composer son cabinet et pour arrêter le programme de la future administration.
Tous ces retards, que le ministère démissionnaire mettait à profit pour faire des nominations qui exaspéraient la presse libérale (Voir spécialement les numéros du Journal de Liège, de L'Indépendance et de L'Observateur du 17 au 23 juillet), provoquaient dans le public des insinuations fâcheuses à l'endroit de la Royauté, si nous en jugeons par ces extraits d'une lettre que le général Chazal écrivait de Mons à Rogier le 15 juillet :
« ... Je regrette que le Roi ait encore différé la formation du cabinet libéral. Ces retards lui sont personnellement imputés par le public et font croire qu'il éprouve une répugnance invincible à confier le pouvoir aux hommes de notre opinion. Je suis persuadé qu'il n'en est rien... mais malheureusement il existe des préventions dans le public, que tous ces délais ne font qu'augmenter et envenimer... »
(page 167) Il y a dans cette lettre d'autres passages qui prouvent que Chazal ne se dissimulait ni les difficultés que Rogier aurait à composer son cabinet à cause des « prétentions » des uns et de la « pusillanimité égoïste » des autres, ni les déceptions qu'il rencontrerait quand le moment viendrait de mettre tous les chefs du libéralisme d'accord sur le programme. Les ennuis, les misères et les périls du pouvoir ne paraissaient pas tenter beaucoup Chazal ; il ne voyait pas approcher avec joie le moment d'entrer au ministère, mais enfin son vieil ami pouvait compter sur lui :
« ... Je ne te ferai pas défaut pour ma part. Deux hommes résolus, purs, irréprochables. Pour ma part, je te déclare que je ne redoute rien au monde, mais je ne me dissimule pas qu'il serait beaucoup plus doux et plus agréable de vivre tranquille et libre dans quelque commandement de division : cela conviendrait mille fois mieux à mes goûts. Il n'y a qu'une chose que je préfèrerais, c'est le commandement d'un corps d'armée en campagne. La direction d'une grande administration me paraît une tâche aride, ingrate, fatigante et ennuyeuse au suprême degré et cependant je suis prêt à en essayer... »
Voici qui fait alors prendre un peu patience au public. A la date du 24 juillet, les journaux amis de Rogier annoncent qu'à la suite d'une lettre qu'il vient de recevoir du Roi, l'honorable député d'Anvers se considérant comme définitivement chargé de la formation d'un cabinet, s'occupe de remplir cette mission... ; qu'on ne croit pas que le nouveau ministère soit constitué avant les premiers jours du mois d'août... ; qu'il est impossible de rien décider, les hommes politiques étant en ce moment dispersés... etc.
La lettre du Roi à laquelle les journaux faisaient allusion, était ainsi conçue :
« Neuilly, le 20 juillet 1847.
« Le temps s'avance et je crois qu'il serait désirable de vous voir commencer vos démarches pour vous assurer du concours des personnes dont les services pourront être utiles à l'Etat.
(page 168) Vous savez par expérience que chez nous, même les personnes qui sont au fond disposées à entrer dans les affaires, se font beaucoup prier, et ont mille considérations et préoccupations personnelles à consulter.
« Je crois votre position bonne, car je suis convaincu que la grande majorité de la Chambre soutiendra le nouveau cabinet. Je finis en vous priant de me donner de vos nouvelles et en faisant des vœux pour votre succès.
« Léopold. »
Rogier répond au Roi :
« 23 juillet 1847.
« Sire,
« A la réception de la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'adresser de Neuilly le 20 de ce mois, j'ai cru de mon devoir de sortir de la position passive dans laquelle j'avais fait savoir à Votre Majesté que je me renfermerais en attendant des ordres.
« Voici les impressions que m'ont laissées mes premières démarches. On est effrayé des difficultés de la situation. On éprouve des défiances que la prolongation de l'interrègne ministériel ne fait que fortifier. On craint que les mesures qui sont indispensables à l'opinion libérale pour prendre et maintenir d'une main quelque peu ferme la direction des affaires ne rencontrent pas toute l'adhésion de Votre Majesté.
« Comme il arrive d'ordinaire après la victoire, il en est qui se montrent d'autant plus exigeants et absolus qu'ils ont été tièdes et accommodants à une époque où l'opinion libérale était moins forte et puissante qu'aujourd'hui.
« En faisant part à Votre Majesté des premières dispositions que j'ai rencontrées, je dois ajouter qu'il se manifeste dans l'opinion publique une impatience de jour en jour plus vive de voir finir la crise ministérielle.
« Je ne négligerai rien pour arriver le plus tôt possible à un résultat sérieux, et ose espérer que Votre Majesté, bien convaincue des difficultés de la situation, m'aidera au besoin à les surmonter en m'accordant dans les limites de ce qui est juste et nécessaire l'appui solide qu'Elle a bien voulu me promettre dans sa lettre de Bruxelles. Je suis, etc.
« J'espère que la santé de Votre Majesté se trouve maintenant tout à fait bonne, et je souhaite vivement que cet état de choses se maintienne pour longtemps. »
(page 169) Il est bien certain que plusieurs des hommes politiques que l'opinion publique désignait pour les portefeuilles et que Rogier avait déjà présentés à la Couronne l'année précédente, ne manifestaient guère d'empressement pour entrer dans le cabinet nouveau. Ils parlaient du « mauvais vouloir » du Roi ; ils craignaient les exigences probables du libéralisme froissé. Lorsque Rogier écrivait au Roi la lettre que nous venons de reproduire, il avait eu déjà plus d'une déception pénible ; il venait probablement de recevoir ces lignes :
« Mon cher collègue,
« Woluwe St-Pierre, 22 juillet 1847.
« Je me rendrai à votre appel demain entre onze heures et midi.
« Je crois cependant devoir vous prévenir que je me sens moins disposé encore que je ne l'étais lors de notre dernière conférence, à accepter un portefeuille. Aux considérations qui me dominaient alors et dont la principale était le délabrement de ma santé, sont venues se joindre d'autres considérations très graves qui suffiraient pour motiver mon refus. On semble en effet avoir pris à tâche d'accumuler autant que possible les difficultés déjà si nombreuses que doit rencontrer le futur ministère et surtout de rendre inévitable une réaction violente, dont je ne me sens pas la force d'être l'instrument. L'année dernière, vous me rendrez cette justice, je n'ai pas hésité à vous prêter mon concours ; mais alors le triomphe de notre opinion n'était nullement assuré et de toute part on nous lançait le défi de composer une administration ; aucun libéral ne pouvait reculer. Aujourd'hui les choses sont bien changées et les mêmes raisons n'existent plus pour moi de faire violence à mes goûts, et de compromettre ce qu'il me reste de santé.
« A demain donc et en attendant recevez toutes mes amitiés.
« Henri de Brouckere. »
(page 170) Un de ceux auxquels Rogier pensait, un ami de la veille, l'excellent Louis Veydt demandait le 25 juillet qu'on le laissât dans les rangs :
« ... Evitez de me mettre n'importe où. Vous et moi nous donnerions prise à cause de l'amitié qui nous lie et de notre qualité de députés d'une même ville. Je vous serais un embarras et une cause d'affaiblissement... »
Veydt examinait la situation avec beaucoup de sagacité et, comme Paul Devaux en 1845, il voulait que la modération n'amenât pas une duperie :
« … Des craintes basées sur plusieurs actes posés par le ministère vaincu se présentent à tous les esprits. On crée des embarras, on élève des difficultés ; on a une arrière-pensée, une espérance, que l'on n'avoue pas, d'échapper encore une fois à la formation d'un cabinet libéral. Eh bien, que l'on y échappe et que ce soit parce que vous avez tenu ferme sur les conditions que vous jugerez indispensables pour prendre une position convenable et répondre aux justes prétentions de notre parti. Mon cher Rogier, ne vous montrez ni pressé, ni facile ; rompez plutôt que d'arriver au pouvoir sans être assuré de tous les moyens, de tout le concours dont vous avez si impérieusement besoin. L'opinion libérale a les yeux sur vous. Elle supportera sans trop d'aigreur un ajournement, mais elle ne veut à aucun prix d'un demi-triomphe... »
A défaut de Veydt, Rogier n'aurait pas hésité à confier les finances à un autre député d'Anvers, à M. Osy qui depuis... mais alors M. Osy marchait sous le drapeau du libéralisme et il assistait avec les Verhaegen et les de Brouckere aux conférences qui se tenaient chez Rogier :
« Anvers, le 27 juillet 1847. 11 heures.
« Mon cher Monsieur,
« En entrant en ville on me remet votre obligeant billet de hier et je m'empresse de vous dire que je partirai demain par le convoi de 9 heures 3/4 et que j'aurai l'honneur de me rendre directement chez vous, ainsi vers 11 1/2 heures.
« J'ai aussi une lettre de l'ami Verhaegen qui me presse d'entrer dans votre combinaison, mais je dois vous répéter que je suis très (page 171° décidé de n'accepter aucune fonction ; je vous assure que je n'ai pas assez de forces et de talent d'occuper une place aussi élevée et dans la situation où se trouve ma pauvre femme, ce serait sa mort que d'accepter une fonction hors d'Anvers et déjà en 1831 j'ai dû refuser pour les mêmes raisons.
« Mais si sans cela je puis être utile, je dois vous répéter que mes faibles services vous sont tout à fait dévoués.
A »u plaisir de vous voir demain, croyez-moi votre dévoué ami
« Baron Osy. »
Au premier rang des députés flamands sur lesquels l'attention de Rogier avait été fixée dès 1846 figurait naturellement l'éloquent d'Elhoungne. Mais déjà dès le 19 juin, en réponse à une lettre où le futur chef du cabinet, tout en lui annonçant les « ouvertures semi-officielles » qui venaient de lui être faites, exprimait l'espoir de pouvoir compter sur sa collaboration, d'Elhoungne déclinait tout mandat ministériel. Il y a dans cette lettre de d'Elhoungne quelques lignes qui sont un bel éloge du caractère de Rogier et en même temps un exposé peu consolant des difficultés de sa tâche :
« ... J'apprends avec plaisir les ouvertures semi-officielles. Cela prouve que la situation est bien comprise partout et qu'aux yeux de tous vous êtes l'homme désigné par la situation. C'est là, mon cher collègue, un beau mais effrayant privilège. Indépendamment des difficultés considérables que les fautes du cabinet défunt et des circonstances exceptionnelles ont accumulées, vous aurez à vaincre d'un côté beaucoup de préventions par votre sollicitude prudente pour les intérêts matériels, d'autre part beaucoup d'appréhensions en vous plaçant hardiment à la tête et non à la suite du parti libéral. Vous avez au plus haut degré le courage de vos convictions et une position risquée va à la résolution de votre caractère. Jamais plus belle et plus solennelle occasion ne s'est présentée de vous montrer (page 172) sous ce double aspect. C'est une carrière nouvelle qui s'ouvre devant vous. Si vous y entrez avec autant de netteté que de décision, tenez pour certain que vous ramènerez à vous les ennemis que le passé, je vous le dis avec une franchise entière, vous a créés dans les rangs du libéralisme... »
A n'en pas douter, ces « ennemis », ou plutôt ces « adversaires » devaient être, dans la pensée de d'Elhoungne, les ardents de l'Alliance qui reprochaient à Rogier d'avoir pris part à la scission du libéralisme bruxellois ; ce devaient être également les ardents du libéralisme gantois, les orangistes ralliés à la nationalité belge, qui se rappelaient toujours que l'ancien membre du gouvernement provisoire, l'ancien ministre de l'intérieur de 1832 à 1834, avait été plus d'une fois sévère pour eux.
« ... Pour ce qui concerne les ouvertures que vous me feriez après avoir été officiellement mandé par Sa Majesté, je vous déclare (non sans mûres réflexions) que je suis irrévocablement décidé à les décliner. Ma place n'est pas dans le futur cabinet, mais à côté de lui. C'est là que je puis rendre à mes convictions, à mes principes, à mon parti et par conséquent à mes commettants les services les moins problématiques. Le ministère lui-même, s'il suit la ligne de conduite si belle que les élections du 8 juin ont triomphalement tracée à son patriotisme, le ministère lui-même trouvera dans mon appui parlementaire un avantage plus réel, plus sérieux que dans mon absorption. »
Le refus de d'Elhoungne est visiblement motivé par des raisons politiques. Il semble qu'il se défie moins de ses forces et de ses qualités administratives, que de la possibilité pour le futur cabinet libéral de satisfaire tous les désirs, toutes les exigences des différents groupes politiques et industriels auxquels il doit son avènement ;
« Vous ajouterez, si vous le voulez, que j'ai une répugnance profonde pour les redoutables honneurs du portefeuille, que je ne me sens ni assez fort d'expérience, ni assez robuste d'esprit et de corps pour saisir avec vous le gouvernail dans la tempête : il y a de tout cela sans doute dans mon refus, mais les motifs politiques, déduits de ma position comme député de Gand et des intérêts de notre opinion, ont cependant pesé avant tout sur ma détermination. »
(page 173) Un autre motif encore peut-être. d'Elhoungne, d'accord là-dessus avec beaucoup d'hommes politiques, croyait aux répugnances du Roi pour un ministère libéral homogène.
Le système de résistance qui continuait à présider à la politique intérieure française depuis que Guizot occupait le pouvoir, semblait à d'Elhoungne être du goût de Léopold Ier. Plus d'un mois après la lettre dont nous venons de reproduire les principaux passages, le 22 juillet, alors que l'on attendait plus anxieusement à Gand que partout ailleurs la fin de la crise ministérielle, il écrivait à Rogier :
« Tout ce qui se passe est si étrange, si inouï qu'il m'est impossible de croire à un dénouement favorable. Il semble qu'on nous précipite avec une sorte de vertige vers une crise sans issue. Je ne puis vous dire l'indignation que j'en éprouve. Elle est telle que le sang-froid me manque pour aborder un ordre d'idées plus calmes et plus rassurantes. On est fou ou l'on veut nous jouer, voilà l'alternative qu'il m'est impossible d'éloigner de ma pensée. »
Le même jour, recevant une invitation de Rogier qui réunissait chez lui les chefs du parti pour causer de la situation, il écrivait :
« Je venais de vous expédier ma lettre lorsqu'on m'a remis la vôtre de ce jour. Quoique souffrant depuis plusieurs jours, je serai heureux de me rendre à votre invitation samedi matin, à 11 heures. J'espère que vous aurez quelques bonnes nouvelles à m'annoncer : j'en ai grand besoin, car je suis en proie à une irritation qui tourne au découragement. »>
Quoique dans cette réunion du 24 juillet d'Elhoungne eût refusé de nouveau tout portefeuille, Rogier était revenu à la charge, à la demande de Veydt. Le 27 juillet, nouveau refus de d'Elhoungne. Il écrit que parmi tous les motifs déjà invoqués il en est un, préalable en quelque sorte, et qui exclut toute discussion : c'est que sa santé déjà trop faible s'est de nouveau altérée et lui commande un repos prolongé. En supposant qu'on s'étonne de ne pas le voir entrer dans la combinaison qui va se former, y a-t-il rien de plus simple que de publier ce motif de son refus ? Si l'on ajoute « qu'aucune dissidence n'existe dans le présent (page 174) et ne paraît dans l'avenir devoir s'élever » entre Rogier et lui, reste-t-il matière à un débat sérieux ? Rogier veut au ministère des Flamands : eh bien, qu'il prenne Liedts, de Brouckere, Bruneau. Il désire que l'arrondissement de Gand soit représenté dans le cabinet pourquoi ne prendrait-il pas M. Van Hoorebeke, élu député en juin ou l'avocat Rolin (dans cette lettre MM. Van Hoorebeke et Rolin sont désignés par des initiales) « qui serait une véritable conquête pour l'opinion libérale » ? D'Elhoungne s'étonne que Veydt renvoie Rogier à lui : Veydt est en somme un homme spécial, tandis que lui, d'Elhoungne, est « un franc ignorant en finances ».
Il paraît que Rogier, étonné de ce refus persistant de d'Elhoungne, n'était pas éloigné de croire à un manque de sympathie personnelle. D'Elhoungne le détrompe :
« Mon appui vous est complètement acquis. Il ne sera pas seulement très affectueux, mais aussi actif que mes forces me le permettront. Nous nous sommes trouvés trop complètement d'accord sur la longue série de questions que nous avons parcourues ensemble dans nos entretiens les plus récents pour qu'il me soit possible de prévoir aucun dissentiment même partiel. Vous êtes clairement indiqué par la situation pour constituer le cabinet libéral. Si, comme vous m'en avez posé l'hypothèse, M. Liedts, M. Leclercq ou tout autre recevait la mission de former un ministère, je refuserai d'en faire partie (indépendamment de mes motifs actuels de refus) par cela seul qu'aucun de ces honorables hommes d'Etat ne me paraît être indiqué par la situation comme chef du futur cabinet, et que d'ailleurs votre exclusion serait une sorte de démenti à la situation. »
Rogier n'avait plus l'espoir de faire revenir d'Elhoungne sur sa détermination après cet échange de lettres.
On a vu qu'il avait dû renoncer également à la collaboration de Delfosse. Or, il tenait beaucoup à ce que Liège fut représenté dans le cabinet comme Gand et Anvers. Après de vives instances, Delfosse consentit à désigner celui de ses collègues de Liège qui lui paraissait devoir apporter à Rogier le concours le plus actif et le plus (page 175) brillant M. Frère-Orban. Rogier avait conservé la minute de la lettre qu'il écrivit à M. Frère pour l'inviter à un entretien :
« Monsieur et cher collègue,
« Notre ami commun, Monsieur Delfosse, vous aura sans doute rendu compte de l'entrevue que nous avons eue ensemble et du désir que je lui ai exprimé de pouvoir vous entretenir de la situation. Je serai chez moi demain lundi toute la journée et les jours suivants jusqu'à une heure.
« J'ose compter, Monsieur et cher collègue, sur votre obligeance et je vous prie de recevoir l'assurance de mes sentiments dévoués.
« Ch. Rogier. »
En même temps (24 juillet), Rogier demandait à M. d'Hoffschmidt son concours. Celui-ci répondait le 27 : « Je ne puis qu'être honoré de la confiance que vous me témoignez en réclamant le concours de mes vues pour l'accomplissement de la mission importante et difficile dont vous êtes chargé » ; il accepta le portefeuille des affaires étrangères.
Rogier devait prendre l'intérieur ; Veydt, dont il avait fini par vaincre les résistances, entrerait aux finances (Note de bas de page : Il quitta le ministère en 1848 et fut remplacé par M. Frère. Le portefeuille des travaux publics fut confié à M. Rolin) ; M. Frère-Orban, aux travaux publics ; Chazal, à la guerre. Le portefeuille de la justice était confié à M. de Haussy, qui représenterait dans le cabinet le Sénat et la province du Hainaut.
Au dernier moment M. de Haussy eut des hésitations qui faillirent compromettre le succès de la combinaison. Il invoquait des raisons de famille, des devoirs de position, de graves intérêts qu'il devrait sacrifier. Il regrettait bien vivement (lettre du 28 juillet à Rogier) de devoir refuser...
(page 176) « Dans toute autre circonstance j'aurais été heureux de m'associer à vos généreuses intentions et de vous suivre dans cette carrière de patriotisme et de dévouement où vous allez combler la mesure des services que vous avez déjà rendus au pays. Je ne me dissimule pas les difficultés que vous rencontrerez, mais je ne les crois pas insurmontables ; je suis persuadé qu'un ministère libéral ferme et uni, qui inscrira sur son drapeau ces mots : sincérité, vérité, franchise, qui en fera la base de sa politique, qui sans s'appuyer à l'extrémité de son parti, saura lui accorder successivement et dans une juste mesure tout ce qu'il a raisonnablement le droit d'exiger, je suis persuadé, dis-je, qu'un semblable ministère a de l'avenir, qu'il peut faire le bien du pays et acquérir des droits incontestables à sa reconnaissance... »
On comprendra si Rogier insista pour faire revenir M. de Haussy sur sa fâcheuse décision. Le concours d'un homme de cette valeur, d'un esprit aussi modéré et qui voyait si juste, était précieux. Rogier n'épargna aucune peine, aucune démarche pour réussir. Il fit entendre à M. de Haussy qu'on pourrait croire qu'il reculait devant les difficultés de la situation ; que l'on dirait qu'il n'avait pas eu « assez de confiance dans la durée d'un ministère libéral » ! C'était le moyen de triompher des hésitations, des scrupules d'un homme énergique et loyal : M. de Haussy céda. (Voir dans les journaux du temps, à la date du 29, du 30, du 31 juillet, du 1er et du 2 août la preuve des difficultés que rencontra Rogier sur ce point.)
Le 3 août, on lut dans L'Indépendance : « Il paraît que les négociations ministérielles touchent à leur terme. Si nous sommes bien informés, M. Rogier serait fixé sur la combinaison qu'il se propose de soumettre au Roi, au retour de S. M. Voici les noms qu'on désigne comme entrant dans cette combinaison MM. Rogier (intérieur), de Haussy (justice), d'Hoffschmidt (affaires étrangères), Veydt (finances), Frère (travaux publics), Chazal (guerre). »
(page 177) Au moment où s'achevaient ces laborieuses négociations, quelles étaient les dispositions du roi Léopold ? Que disait son beau-père Louis-Philippe, qui s'occupait beaucoup - on pourrait même dire trop - de nos affaires ? Quelques-unes des lettres de Firmin Rogier à son frère vont nous en instruire :
« Très confidentielle.
« Paris, le 30 juillet 1847.
« Mon cher ami,
« S'il fallait tirer de la réception qui nous a été faite en haut lieu un augure favorable des dispositions où l'on s'y trouve pour le chef du futur cabinet, on pourrait affirmer qu'il sera parfaitement accueilli. Nous n'étions pas arrivés de douze heures à Paris qu'une invitation à dîner nous était adressée, avant même que nous n'eussions fait notre visite à la Cour. Certes rien n'était plus gracieux. Le soir, nous avons été présenter nos hommages à Leurs Majestés Belges et Françaises et l'accueil que nous y avons reçu m'a confirmé dans l'opinion que l'avènement du chef de l'opinion libérale n'avait rien en soi qui portât ombrage, Le Roi Louis-Philippe s'est informé si tu avançais dans ta tâche et si tu espérais la mener à bien. A quelques mots qu'il m'a dits à la fin de notre conversation, j'ai vu que S. M. n'avait pas bonne opinion de nos associations (alliances ou clubs comme on les nomme ici) et qu'on craindrait que le nouveau cabinet ne s'appuyât sur ces sociétés.
« Le Roi Léopold m'avait appointé pour hier à une heure. S. M. me reçut aux Tuileries ; quand j'entrai dans son cabinet elle prit une chaise et, comme Auguste, elle me dit : « Prends un siège, Cinna. » Précaution nécessaire, car l'entrevue ne dura pas moins d'une heure. Assis donc en face de S. M., je commençai par lui donner quelques détails qu'elle me demanda sur ce que tu faisais, sur ce que tu espérais, sur les hommes que tu comptais t'adjoindre... Elle m'a (page 178) demandé ce que c'était que M. Frère-Orban ; car elle connaissait déjà qu'il était question de lui. J'avais eu ta lettre la veille et je pus lui dire l'opinion que tu avais de ce nouveau représentant. Elle s'enquit ensuite s'il n'avait pas quelque nuance d'orangisme, et sur ce point je lui donnai tout apaisement et je crus même pouvoir demander à S. M. si elle croyait qu'il y eût encore des orangistes en Belgique. Elle n'en parut pas douter et je vis bien que la députation gantoise est à ses yeux fort avant dans cette catégorie. Je partis de là pour lui faire un grand éloge des sentiments patriotiques et des talents hors ligne de d'Elhoungne. S. M. me dit qu'elle était heureuse de savoir la bonne opinion que tu en avais. Après ces diverses explications que je suis obligé d'abréger, mon auguste interlocuteur prit la parole à son tour et la garda une bonne demi-heure. Il me parla de la Belgique, de la belle position qu'il lui avait faite en Europe, du calme, de la prospérité dont elle jouissait, si on la compare surtout aux autres Etats de l'Europe. Il ne faut pas gâter cette position, ajouta-t-il : il ne faut pas constamment nous plaindre ; il ne faut pas passer pour un peuple toujours mécontent et remuant. L'Europe qui nous a laissé constituer notre nationalité, qui nous laisse jouir en paix de la constitution la plus démocratique du monde, l'Europe, si nous venions à la troubler encore, pourrait enfin se lasser et procéder à un partage de notre territoire, que plus d'un regrette de n'avoir pas fait tout d'abord.
« Le Roi m'a ensuite parlé de la belle position qu'il avait en Angleterre, quand il l'a quittée pour venir en Belgique, position qui serait aujourd'hui « magnifique », car il dirigerait les affaires de ce pays ; il y exercerait sur toutes choses la plus grande influence. Il regarde au reste sa dynastie comme la seule garantie de la nationalité et de l'indépendance belge.
« Il m'a beaucoup parlé de sa franchise dans les affaires. Dans cette circonstance, il tient beaucoup à ce que tu sois persuadé qu'il n'a aucune arrière-pensée : il désire sincèrement ta présence dans le cabinet ; il sait que tu es l'homme de la situation et s'en félicite. Tu es « le bon, l'excellent, le dévoué Charles Rogier ». C'est ainsi que dix fois il t'a désigné..... »
Malgré le double intérêt que présente cette lettre au point de vue de la biographie de Rogier, comme au point de vue de l'histoire de Léopold Ier, force nous est de la résumer, car elle est extrêmement longue.
Le Roi avoue que « le parti catholique a fait des fautes et que son temps est fini ». Cependant, c'est« un parti encore (page 179) puissant et avec lequel on doit compter... » Sur les clubs et leur influence future, le Roi paraît avoir les mêmes préoccupations que son beau-père. Du reste il ne craindrait pas, si la mission de Rogier n'aboutissait pas, de laisser à certains membres de l'extrême gauche et de l'Alliance le soin de former un cabinet, persuadé qu'il est qu'une fois au pouvoir, ces hommes avancés seraient « moins dangereux qu'ils ne le sont hors de ce même pouvoir et voulant le dominer et l'entraver ». - Des difficultés surgiront sans doute quand il s'agira de la position de certains gouverneurs. Le Roi reconnaît bien que la position de quelques-uns d'entre eux est plus que compromise et qu'il s'agit même de leur considération personnelle à ne pas vouloir se maintenir là où ils sont si énergiquement repoussés (M. Desmaisières à Gand, M. Mercier à Mons.) Mais il ne cache pas que les révocations lui répugnent, parce que les affaires du pays souffrent des changements fréquents dans l'administration. Les « hommes à idées politiques » lui paraissent « rares » en Belgique, mais il se souvient toujours avec émotion et reconnaissance du concours, du zèle et du dévouement des Belges en 1831, alors qu'il n'était dans le pays que depuis quinze jours et qu'il y était arrivé seul de sa personne. S'enquérant de la santé de Lebeau et de Devaux, il a semblé croire que celui-ci n'a plus la même vigueur de pensée ni la même lucidité d'idées depuis qu'il est souffrant... - M. Guizot (comme on s'occupait de nos affaires dans les hautes sphères politiques françaises !) s'est montré « parfaitement disposé en faveur d'une combinaison ministérielle qui renfermerait deux des doctrinaires de la Belgique ».
Firmin avait demandé à son frère de le tenir, soit personnellement, soit par l'intermédiaire de Chazal ou de Materne, au courant des « péripéties de ce petit drame ». Il apprend par des lettres du 30 juillet les difficultés sans cesse renaissantes que Rogier rencontre. Les hésitations (page 180) et les refus auxquels il se heurtait étaient la conséquence, inévitable après tout, de la prolongation inouïe de la crise, de l'absence du Roi et de l'ignorance où l'on était en Belgique de ses véritables intentions. Firmin écrit à Charles le 1er août :
« Je vois avec peine, mon cher ami, que les difficultés que nous pressentions s'entassent autour de toi, et qu'il te faudra toute ton énergie et ta ferme volonté pour en triompher... Chazal en me transmettant les noms de Frère-Orban, Veydt, Lebeau et d'Hoffschmidt, me demande si je crois que, réunis aux deux vôtres, ils seraient suffisants. Oui, certes, je le pense, et si tu ne peux former ton personnel qu'avec ces messieurs, n'hésite pas. Le pays te saura même gré de ton dévouement ; il vous tiendra bon compte de votre courage à vous tous qui n'aurez pas voulu laisser tomber sur l'opinion libérale un ridicule et un discrédit immense, par la constatation de son impuissance...
« Le Roi m'a demandé hier (31 juillet) où tu en étais de tes tentatives. Il m'a témoigné combien il désirait personnellement que tu réussisses. Il me parla de Veydt en très bons termes ; me dit que ce n'était pas un homme brillant, mais qu'il avait le mérite d'être laborieux, habitué aux affaires ; que c'était un esprit sage, modéré... (Note de bas de page : Quoique fort souffrant et désireux d'un repos bien mérité, Lebeau aurait poussé le dévouement à son parti jusqu'à prendre le portefeuille de la justice, si M. de Haussy avait persisté dans son refus.)
« Nous en vînmes ensuite à Frère-Orban. Je dis au Roi tout le bien que tu m'en avais écrit et que c'était une bonne acquisition à faire. Là-dessus S. M. me demanda si Frère-Orban n'était pas une de ces têtes liégeoises un peu trop vives et trop ardentes, ayant peut-être des exigences auxquelles il serait malaisé de satisfaire. Je répondis que je le croyais ferme, mais pas exagéré, ayant surtout des intentions droites, et dévoué de cœur à nos institutions. »
Ceux qui approchent les souverains peuvent souvent donner des renseignements précieux pour qui sait écouter. M. de la Rochefoucauld, un des aides de camp du Roi Louis-Philippe, a donné à entendre à Firmin que les difficultés que rencontre son frère pourraient bien provenir des engagements qu'il a dû prendre avec les hommes très avancés pendant les sept années où il est resté dans les (page 181) rangs de l'opposition. Mais, a riposté Firmin immédiatement, il n'a pris aucun engagement qui soit un obstacle à son entrée dans le cabinet ; quoique membre de l'opposition, il est resté modéré et gouvernemental. Il va de soi que cette déclaration de Firmin à M. de la Rochefoucauld visait plus haut.
Le 2 août arrive à Paris la nouvelle de la formation du cabinet. Firmin qui, ce jour-là, a vu le Roi, écrit à son frère :
«...Le Roi me parut très satisfait de la composition du cabinet : il me demanda de nouveau des renseignements sur Frère-Orban, sur ses sentiments politiques, sur sa capacité, sur sa fortune et la position de sa famille. S. M. paraissait soupçonner qu'il restait encore de ce côté quelque teinte d'orangisme. Je crus pouvoir donner tout apaisement à S. M. sur ce dernier sujet. S. M. voulut savoir aussi si Frère-Orban avait des idées pratiques et quels étaient ses antécédents. Si tu écris au Roi au sujet de la composition du cabinet, tu feras bien, je crois, de donner à S. M. les détails qu'elle paraît désirer sur Frère-Orban. En attendant je lui ai donné l'assurance que ce nouveau député jouissait à Liège d'une grande considération comme capacité et comme caractère et que ses collègues à la Chambre l'avaient eux-mêmes indiqué à ton choix... L'introduction de M. de Haussy dans le cabinet est très agréable au Roi ; celle de Veydt et de d'Hoffschmidt paraît aussi lui plaire. Bref, comme vous voilà constitués, vous formez un ensemble tel qu'il pouvait le souhaiter et tel que dans les circonstances actuelles, il pouvait à peine l'espérer... »
Il paraît que le roi Léopold avait eu d'abord la pensée de mander Rogier auprès de lui pour achever l'œuvre ministérielle ; mais en y réfléchissant bien, il avait cru qu'il valait mieux s'abstenir. La présence de Rogier à Paris aurait donné lieu à mille commentaires, disait-il à Firmin ; on n'eût pas manqué de dire que le chef du nouveau cabinet était venu « subir les influences conservatrices et françaises ».
Le 6 août, Firmin ayant été faire ses adieux au Roi qui allait repartir pour la Belgique (il y est rentré le 7), raconte à son frère quelques détails de l'entrevue, qui ne manquent pas non plus d'intérêt :
(page 182) « ... Sa Majesté m'a parlé de son espoir de te trouver prêt à lui remettre ton travail (le programme)... Elle m'a de nouveau témoigné sa satisfaction des hommes que tu t'étais adjoints (que je te dise en passant que cette satisfaction est partagée par tout le monde ici en haut lieu). Puis le Roi a ajouté : Ce à quoi il faut prendre garde, c'est à ne pas se laisser dominer par les influences des associations et emporter trop loin. Mon Dieu ! si la Belgique occupait la place des iles Sandwich, si nous étions à 1500 lieues de tout voisin, nous serions parfaitement libres de nous donner le régime le plus démocratique possible ; personne ne s'en inquiéterait. Mais nous avons des voisins auxquels il ne faut pas porter ombrage... »
Le Roi était toujours préoccupé du danger de l'influence prépondérante des clubs sur la détermination du nouveau cabinet. En même temps il ne cachait pas qu'il lui serait pénible de devoir révoquer des fonctionnaires, de modifier des lois. Quelques heures avant son départ de Paris, il avait encore fait part de ces répugnances et de ces craintes à Firmin qui en a immédiatement informé son frère (lettre du 7 août).
« ... Le Roi m'a encore parlé de la nécessité de ne pas trop se laisser aller aux influences extra-parlementaires, alias des clubs... Sa Majesté aimerait mieux toute autre chose que des révocations à prononcer et des modifications à certaines lois, à consentir. Il y aura des répugnances à vaincre, mais on en triomphera au moyen de concessions mutuelles. » (Note de bas de page : Cette lettre, la dernière écrite par Firmin avant le 12 août, contient des détails piquants sur les terreurs que l'imminence de l'avènement des libéraux avait déjà causées l'année précédente dans certains salons aristocratiques de Bruxelles. Mme la baronne de S. a dit à Firmin que plusieurs dames et demoiselles appartenant à la plus haute société ont fait alors des neuvaines à la Vierge pour que ce fléau fût détourné de la Belgique. Bien plus, elles ont commandé des messes de remerciement quand le Roi eut refusé d'agréer les propositions de Rogier.)
Rogier fut reçu le 8 août par le Roi qui agréa les ministres et leur programme.
En même temps, le Roi agréa, entre autres propositions, (page 183) celle de nommer M. Leclercq, procureur général de la cour de cassation, à la légation de Rome en remplacement de M. Van den Steen.
A ce sujet, nous allons publier une lettre très digne de l'éminent magistrat auquel une vile intrigue devait bientôt infliger une humiliation imméritée :
« Bruxelles, le 9 août 1847.
« Mon cher Monsieur Rogier,
« Ce matin après votre départ vos dernières paroles me sont revenues à l'esprit, que vous feriez signer l'arrêté relatif à la mission de Rome en même temps que les arrêtés de nomination des ministres. Il me semble qu'après la manière coulante avec laquelle le Roi vous a concédé toutes vos conditions sur les personnes et sur les choses, cette signature simultanée pour n'être publiée et exécutée que quelque temps après, serait considérée avec raison comme le résultat d'une excessive défiance de votre part. Ne serait-il pas plus convenable dans la position qui vous est faite, de vous en rapporter à la parole royale pour ma nomination ? Ne serait-ce pas même un moyen d'intéresser le Roi au succès de la mission, tandis qu'exiger une signature dont on ne veut pas faire usage immédiatement, ce serait l'aigrir sans utilité aucune et vous préparer peut-être un surcroît d'embarras. J'abandonne ces observations à votre discernement et à votre prudence ; mais j'aurais cru manquer à la confiance que vous m'avez témoignée, si je ne vous les avais communiquées, persuadé que je suis de leur vérité et de leur importance. Agréez mes salutations les plus affectueuses.
« M. N. J. Leclercq. »