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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Troisième partie (tome III). Rogier du traité de paix de 1839 jusqu’à sa mort

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Chapitre II. Le second ministère de Rogier : 1840-1841

1. Composition du cabinet du 18 avril 1840. son modus vivendi. Rogier ministre des travaux publics, de l'instruction et des beaux-arts.

(page 20) Mais Rogier désirait-il redevenir ministre ?

A défaut d'une réponse de lui-même (ses Notes et Souvenirs) ne mentionnent que la date de ce second ministère), adressons-nous à Lebeau que le Roi chargea de constituer un cabinet, lorsque l'opposition de la Chambre à la proposition des Seize eut rendu définitive la démission du cabinet de Theux :

« ... J'eus quelque peine à décider Rogier à accepter un portefeuille. Il désirait vivement reprendre ses fonctions administratives dans une province à laquelle l'attachaient les liens de la reconnaissance, de précieuses amitiés et une vive sollicitude pour les intérêts de cette métropole des arts et du commerce... » (Note de bas de page : A la nouvelle de la rentrée de Rogier au ministère, l'Académie des beaux-arts d'Anvers, que dirigeait alors Gustave Wappers, lui écrivait : « Nous n'avons d'abord pu qu'être péniblement affectés en apprenant que notre province allait perdre son digne chef, et nous, par suite, un président sage et éclairé qui se plaisait à donner une impulsion stimulante à nos travaux et à nous prodiguer les preuves de sa vive sollicitude... Mais aujourd'hui nous voulons vous exprimer combien il nous est agréable de voir encore une fois tous les intérêts des arts si efficacement confiés à vos soins. Nous osons en tirer les plus heureuses conséquences pour notre Académie... » De son côté, M. Cops van Hasselt, membre hollandais de la commission mixte de navigation dont Rogier avait la présidence, félicitant le nouveau ministre, se plaisait à reconnaître la loyauté, l'esprit de justice et de conciliation dont il avait toujours fait preuve dans les séances où se discutaient les intérêts, commerciaux les plus graves. Un grand nombre de communes lui envoyèrent à la fois leurs regrets et leurs félicitations.)

(page 21) Dans le cabinet du 18 avril 1840, Lebeau se réserva les affaires étrangères et Rogier, les travaux publics ; l'intérieur fut attribué à M. Liedts, ancien secrétaire du Congrès national, et la justice à M. Leclercq, un autre membre du Congrès qui avait conquis le plus haut grade de la magistrature debout à la cour de cassation. M. Mercier prit les finances et le général Buzen, la guerre. Au ministère des travaux publics furent annexés les beaux-arts, les lettres et l'instruction publique détachés de l'intérieur.

Tous les ministres appartenaient à l'opinion libérale. Effet plutôt d'une coïncidence fortuite que d'une préméditation. Lebeau et Rogier n'eussent pas à cette époque reculé devant une combinaison ministérielle où l'élément libéral aurait dominé, mais d'où l'élément catholique ne serait pas exclu. Dans ce but, des démarches avaient été faites auprès d'un et même de deux catholiques non militants, mais elles avaient échoué. Dans tous les cas, il n'était pas possible de nier la modération des opinions de chacun des ministres on eût pu appeler ce cabinet « centre gauche ».

Dans son programme il n'était rien dont dussent s'effrayer les esprits les plus réservés :

«... Nous croyons que nos principes conviennent à toutes les opinions modérées et franchement constitutionnelles... Nous chercherons à accélérer, autant qu'il est en nous, la discussion de la loi sur l'enseignement moyen et primaire ; nous considérons une telle loi comme parfaitement d'accord avec l'esprit de nos institutions et nous déclarons formellement vouloir concilier avec cette loi la plus entière liberté d'enseignement ; nous déclarons en outre que la loì (page 22) doit donner aux pères de famille qui useront des écoles entretenues par les communes, la province ou l'Etat, la plus complète garantie d'une éducation morale et religieuse... Laissant à l'élément local sa sphère d'action en ce qu'elle a d'utile, respectant les usages en ce qu'ils ont de légitime, nous pousserons par tous les moyens à la consolidation de l'unité belge, au développement de l'esprit national qui doit faire notre principale force et qui seul peut aujourd'hui produire de grandes choses... Nous professons un respect sincère pour les prérogatives des Chambres ; mais nous croirions manquer au premier de nos devoirs si nous ne cherchions pas à assurer en tout temps le même respect aux prérogatives de la Couronne... institutions sont assez libérales pour que le rôle des conservateurs puisse être hautement avoué. Toutefois l'esprit de conservation n'est pas l'esprit d'immobilité. Nous sommes donc amis du progrès. Mais nous croyons que tout progrès doit avoir l'ordre pour base et qu'avant de se réaliser il doit se légitimer et se faire comprendre... »

Si Lebeau et Rogier qu'on accusait (voir les Souvenirs de Lebeau) de « dessiner le cabinet dans un sens trop anticatholique », étaient arrivés au pouvoir avec la résolution de « poursuivre une réaction anticatholique », auraient-ils demandé le concours de MM. Liedts et Leclercq, connus pour observer ouvertement les pratiques du culte catholique ? Si leur conduite n'avait eu « pour mobile que l'égoïsme », s'ils comptaient « lancer l'interdit contre une grande opinion nationale », - M. Thonissen leur en attribue l'intention - auraient-ils maintenu dans leurs fonctions presque tous les agents politiques nommés par M. de Theux ? Auraient-ils administré avec des gouverneurs tels que MM. de Meulenaere et Lamberts de Cortenbach (tome II, pp. 355-358), avec des commissaires d'arrondissement et des procureurs généraux notoirement connus pour appartenir à la nuance la plus accentuée du parti catholique - on retrouvera leurs noms dans les Souvenirs de Lebeau ?

D'ailleurs, plus d'un catholique trouvait tout naturel que Lebeau et Rogier revinssent aux affaires. Un des copropriétaires d'un journal anti-libéral, l'Espoir, écrivait à Rogier le 4 avril : « Je vais aujourd'hui unir mes efforts à (page 23) ceux de vos amis pour vous aider à reconquérir la position qui vous est due. J'ai provoqué ce matin une réunion des actionnaires de l'Espoir et j'ai la satisfaction de vous annoncer que MM. A. et F. m'ont déclaré par écrit qu'ils regardent dans la situation des choses l'avènement du ministère Lebeau aux affaires comme progrès ; ils sont disposés à faire tout ce que la couleur de l'Espoir permet pour le rendre possible. »


C'est moins la politique que le dépit, qui dicta à beaucoup de députés catholiques l'attitude malveillante, chicanière (LEBEAU, Souvenirs, p. 224) qu'ils manifestèrent dès le premier jour pour un cabinet qui leur rappelait la faute commise dans la question Vander Smissen. Le Moniteur d'avril, de juin, de décembre 1840, et de janvier 1841 nous fait assister à des débats tellement puérils que nous ne pouvons pas trouver trop poussé au noir le tableau qu'a tracé Lebeau de l'esprit de chicane et de rancune de l'opposition. Pour faire pièce à ses successeurs, M. de Theux descend à des vétilles indignes de lui : il propose la radiation des frais d'une exposition industrielle qu'il a lui-même fait décréter ; il rejette systématiquement les moyens proposés pour rétablir dans les finances de l'Etat un équilibre rompu par l'incurie ou les fautes de son propre cabinet. Lebeau, dans ses Souvenirs, entre à cet égard dans des détails péremptoires : il reproche avec âpreté au parti catholique la conduite de 1840.

En faisant même la part de l'exagération, on peut établir, par le Moniteur, qu'il fut fait une opposition tracassière et anti-administrative à ce gouvernement dont les allures n'avaient absolument rien d'agressif. Rogier était fondé à dire à ses adversaires qu'ils s'acharnaient quand même sur chaque chiffre des budgets, s'efforçant (page 24) de compromettre les services les mieux justifiés, soulevant toutes les motions incidentes qui avaient pour but de harceler le cabinet, de ralentir, d'entraver la marche de l'administration dans ce qu'il y a de plus étranger à la politique, dans ce qui partout reste en dehors de la lutte des partis parlementaires.

Il n'était pas jusqu'à de Mérode qui ne fût devenu dur pour son « cher Rogier » d'autrefois, comme en témoignent les séances d'avril et de juin 1840. On se souvient de son hostilité pour le chemin de fer (II, p. 305). Cette hostilité, dont le Roi avait eu raison en 1834, il la témoigne à nouveau et avec une vivacité plus grande le 5 juin dans la discussion d'un projet d'emprunt de 90 millions. - Vous sacrifiez tout à votre manie du chemin de fer, criait-il à Rogier ; la tour de l'hôtel de ville menace ruine et vous ne vous en préoccupez pas ! L'entretien de nos vieux monuments et les écoles dominicales, tout est sacrifié à votre chemin de fer ! (Note de bas de page : de Mérode prétendait que l'on avait sacrifié les écoles dominicales de Bruxelles dirigées par l'abbé Van Dorselaar, pour déblayer les abords de la station des Bogards et tracer une ligne droite de cette station vers l'hôtel de ville. Il fut prouvé qu'il n'en était rien.) Et ainsi de suite. ) A quoi Rogier répondait, pièces en mains, que de Mérode se trompait quant aux écoles et que c'était sous son ministère qu'avait été commencée la restauration des monuments publics, spécialement celle de Sainte-Gudule. de Mérode n'en persistait pas moins dans ses attaques. Ce ne fut pas une des moindres tristesses de la vie politique de Rogier, que cette brouille avec son ancien collègue du gouvernement provisoire. La brouille ne fit que s'accentuer. De l'amitié d'autrefois il ne devait bientôt plus rester qu'un souvenir.

Tout s'envenimant ainsi, il n'y a rien d'étonnant que le spectacle d'une opposition aussi mesquine et - le mot de Lebeau peut s'expliquer - aussi « anarchique », ait (page 25) surexcité la colère de Devaux qui, dans sa Revue, se plaisait à la mettre en regard de l'opposition anglaise ferme et grave, et qui, dans un langage d'une sévérité parfois incisive, n'épargnait aucune critique à de Theux et à ses amis. Les catholiques devaient bientôt faire payer cher les rudes attaques de Devaux à ses vieux amis du Mathieu Laensbergh et du Politique.


La pièce suivante nous fait voir le modus vivendi qu'avaient adopté les membres du cabinet du 18 avril 1840 :

« Les soussignés, appelés par la confiance du Roi à composer un nouveau cabinet, sont convenus de ce qui suit :

« Art. 1er.

« Aucune nomination, révocation ou suspension de fonctions publiques ne sera contresignée que du consentement du Conseil des ministres.

« Sont exceptés :

« a. Les fonctionnaires municipaux ailleurs que dans les chefs-lieux de province ;

« b. Les membres des chambres de commerce et des commissions d'agriculture' ;

« c. Les agents de change et les courtiers de commerce ;

« d. Les juges et greffiers des tribunaux de commerce ;

« e. Les juges de paix et leurs greffiers ;

« f. Les procureurs du Roi ailleurs que dans les chefs-lieux de province ;

« g. Les notaires, avoués, huissiers ;

« h. Les membres des commissions des prisons ;

« i. Les secrétaires de légation de 2ème classe et les attachés, les consuls autres que les consuls généraux ;

« j. Les promotions dans l'armée jusqu'au grade de colonel inclusivement ;

« k. Les fonctionnaires du département des finances au-dessous du grade de directeur ;

« 1. Les fonctionnaires du département des travaux publics autres que le secrétaire général, les chefs d'administration générale, les inspecteurs généraux ou divisionnaires, les professeurs, les inspecteurs de l'université.

« Art. 2. Aucun arrêté conférant une décoration civile de l'ordre de Léopold à un régnicole ne sera contresigné qu'après une délibération favorable du Conseil.

« Art. 3. Il en sera de même de tout arrêté conférant des titres de noblesse.

(page 26) Art. 4. Il en sera de même de tout arrêté qui autorise des sociétés commerciales anonymes.

« Art. 5. Il en sera de même pour toute mesure de quelque importance non prévue dans le présent règlement.

« Art. 6. Les ministres se réuniront le jeudi de chaque semaine à 9 heures du matin, chez l'un d'entre eux qui présidera la réunion. A cet effet chaque ministre sera mensuellement et à tour de rôle chargé de présider cette réunion. Un autre ministre tiendra la plume pour conserver, si on le juge convenable, minute des résolutions prises.

« Art. 8. Indépendamment des réunions hebdomadaires, le président est autorisé à convoquer chez lui des réunions extraordinaires, soit spontanément, soit sur la demande d'un des ministres. La convocation sera faite par écrit, autant que possible la veille au plus tard. Elle indiquera, s'il se peut, l'objet de la réunion.

« Art. 9. Quand un des ministres sera absent de Bruxelles, toute résolution de quelque importance et non urgente sera ajournée à son retour, à moins qu'on ne puisse recevoir son avis par lettre.

« Art. 10. Quand une décision aura été prise en Conseil, aucun ministre ne pourra ni parler ni voter contre au sein des Chambres en s'abstenant ; il ne pourra s'abstenir d'assister aux séances où cette décision peut amener un vote, sans l'autorisation du Conseil.

« Art. 11. Chaque ministre s'engage à garder le secret sur les délibérations du Conseil.

« Fait en sextuple à Bruxelles le 30 avril 1840 (Signé) Lebeau, Rogier, Leclercq, Liedts, Mercier, Buzen ».

(Note de bas de page : Ce modus vivendi fut adopté par le cabinet de 1847 dans son ensemble. Les quelques changements qu'il a subis sont marqués au crayon de la main de Rogier. Nous avons omis ici l'article 7 (transitoire) qui réglait la présidence et le secrétariat pour chacun des six premiers mois.)


Par suite des modifications introduites dans les attributions des départements ministériels, le ministère des travaux publics comprenait, outre le cabinet du ministre et le secrétariat général, cinq branches principales de service : 1° division des routes, y compris les bâtiments civils ; 2° division des chemins de fer ; 3° direction des (page 27) mines ; 4° division des postes ; 5° direction de l'instruction publique, des lettres, sciences et arts.

L'activité de Rogier se déploya tout particulièrement dans la deuxième et dans la cinquième de ces branches. Il sut faire marcher de pair les travaux considérables que lui imposait son double rôle d'administrateur de l'instruction publique, des arts et des lettres et de ministre des travaux publics. Pousser au développement matériel du pays, faciliter ses relations commerciales, ouvrir à l'intérieur et à l'étranger des débouchés à son industrie, lui paraissait, comme il le disait le 24 septembre 1840, une des belles parts de sa mission. Mais il en avait une seconde non moins belle : c'était de concourir au développement intellectuel et moral, c'était de donner un noble aliment à l'activité des esprits, de prêter un appui franc et sympathique à toute entreprise ayant pour but l'instruction du peuple, le perfectionnement des études, l'amélioration constante de l'éducation,

2. Instruction publique. Les concours généraux dans l'enseignement moyen. Préparation de la loi de l'enseignement moyen votée en 1850. L'enseignement professionnel

L'institution des concours généraux de l'enseignement est le premier fruit des études nouvelles de Rogier. Nous avons, il y a quelques années, consacré un vaste travail à cette institution entrée aujourd'hui dans nos mœurs en dépit des critiques d'une école pédagogique qui oublie un peu trop ce qui convient à la jeunesse belge et au pays belge. On peut voir dans notre ouvrage de 1882-1883 (page 28) l'immense utilité de ces luttes pacifiques dont Rogier prit l'initiative au début de son second ministère (Histoire des concours généraux de l'enseignement primaire, moyen et supérieur en Belgique (1840-1881). Bruxelles, Weissenbruch. Mons, Manceaux ; 1882 et 1883. 3 volumes grand in-8° de 528, 638 et 664 pages.).

. Nous ne nous occuperons nécessairement ici que des conditions dans lesquelles se fit le premier essai de 1840.

Les athénées et les collèges du royaume n'étaient guère connus du gouvernement que par l'inscription de leurs noms dans les colonnes du budget. Rogier crut à juste titre qu'ils avaient à attendre de lui autre chose que le payement régulier du subside que leur allouait l'Etat. Mais s'il tenait à pouvoir apprécier, comme c'était son devoir, « quels établissements faisaient de ces subsides le meilleur emploi », il devait tenir en même temps à donner « une marque éclatante de l'intérêt que portait l'administration » aux progrès de l'instruction publique. Et il le dira à la distribution des prix :

« Nous avons aussi voulu montrer au corps enseignant, à cette classe estimable d'hommes laborieux dont la vie s'épuise en de si modestes et de si utiles travaux, toutes les sympathies que nous leur avons vouées. L'occasion était belle pour nous, ancien soldat de la phalange, qui n'avons pas perdu de vue le drapeau, ni fermé notre cœur aux souvenirs de la confraternité... » (Note de bas de page : Le Moniteur mentionne les applaudissements chaleureux que provoqua « de toutes parts et surtout du côté de l'estrade réservée aux professeurs », cette touchante évocation de son passé de professeur, cette affirmation bien nette des sympathies qu'il n'avait cessé de vouer aux anciens collègues.)

Vingt et un établissements d'enseignement moyen recevaient des subsides de l'Etat à cette époque : c'étaient l'athénée de Bruxelles et le collège communal de Nivelles dans le Brabant ; l'athénée de Bruges dans la Flandre occidentale ; l'athénée de Tournai et les collèges communaux d'Ath, de Chimay et de Thuin dans le Hainaut ; les collèges communaux de Liège, de Herve, de Huy, de Stavelot et l'école moyenne littéraire, industrielle et commerciale de Verviers dans la province de Liège ; les collèges communaux de Hasselt, de Beeringen, de Saint-Trond et de Tongres dans la province de Limbourg ; les (page 29) collèges communaux d'Arlon, de Bouillon, de Virton dans la province de Luxembourg ; l'athénée de Namur et le collège communal de Dinant dans la province de Namur.

Le 4 juillet, la circulaire suivante avait été envoyée aux bourgmestres des localités où se trouvaient les établissements subsidiés :

« Monsieur le bourgmestre,

« Désirant me rendre compte de l'emploi utile donné aux subsides que le gouvernement alloue à plusieurs établissements d'enseignement moyen et me faire une idée exacte du degré d'avancement auquel les études y sont parvenues, j'ai résolu de faire procéder, avant les vacances prochaines, à l'inspection prévue chaque année par la loi du budget.

« Cette première inspection se bornera aux cours supérieurs et à l'enseignement des langues anciennes, de la langue française et des mathématiques et je me suis arrêté à un mode d'examen qui m'a paru le plus propre à faire apprécier la force des élèves, en même temps qu'ils y trouveront un utile encouragement.

« A cet effet, dans chacun des établissements qui reçoivent un subside de l'Etat, tous les élèves de la classe supérieure littéraire (rhétorique) et de la classe supérieure des mathématiques se livreront, pendant plusieurs jours, à des travaux écrits, sous la surveillance d'un délégué du gouvernement.

« Les matières de composition seront au nombre de quatre, savoir une composition latine (discours, narration, amplification), une version grecque, une composition française (discours, narration, amplification) et une composition en mathématiques.

Le travail de ces élèves sera transmis au ministre par son délégué. Il sera assigné à chaque composition, par un jury nommé à cet effet, un nombre de points correspondant à son degré de mérite, de telle sorte que le gouvernement puisse se faire une idée exacte de la force respective des études dans les établissements qu'il soutient. Des récompenses honorifiques pourront être décernées.....

« Le ministre des travaux publics,

« Ch. Rogier. »

La tenue du concours fut l'objet de prescriptions toutes particulières, dont la plupart sont encore en usage aujourd'hui.

Deux jurys apprécièrent les concours. Le jury littéraire était composé de MM. Raoul, professeur émérite de l'université de Gand, Lesbroussart, professeur à l'université de Liège, et Loumyer, chef de division au ministère des affaires étrangères. Le jury des mathématiques était composé de MM. Lemaire, professeur à l'université de (page 30) Liège, Verhulst, professeur à l'école militaire, et Timmermans, professeur à l'université de Gand.

C'était une heureuse idée que d'avoir choisi pour la distribution des récompenses aux lauréats l'une des journées consacrées à célébrer l'anniversaire des fêtes de l'indépendance nationale. Rogier, inspiré par les sentiments patriotiques qui ont toujours fait sa force et son honneur, trouva de nobles accents pour féliciter les vainqueurs, élèves et maîtres (24 septembre) :

« ... Parmi les fêtes que la Belgique consacre au souvenir des journées qui ont fondé son indépendance, celle à laquelle nous vous avons conviés est offerte au pays pour la première fois. Inspirée par un vif sentiment de la nationalité, une pensée d'avenir la domine, et une place lui semble désormais réservée dans le programme de nos solennités nationales. C'est la fête de l'intelligence, la fête de la jeunesse, la fête du maître et celle de l'élève ; c'est le triomphe du travail pacifique après de pacifiques combats.

« Il y a dix ans que nos communes, d'un élan unanime, envoyaient à la capitale les plus dévoués de leurs concitoyens pour concourir à l'affranchissement de la patrie.

« Les combats d'aujourd'hui ne mènent à leur suite ni haines ni désordres. Les enfants de la Belgique, réunis en ce jour dans la capitale, ne s'y livrent qu'à des luttes scientifiques.

« Mais ces luttes ont aussi leur gloire, mais la patrie aussi couronne les vainqueurs, mais elle attend d'eux qu'ils assurent par leurs travaux ce que d'autres ont cherché à conquérir par leur sang : une nationalité, un rang pour la Belgique parmi les nations les plus civilisées. »

Le rapprochement entre les hommes de 1830 et les adolescents de 1840 émut profondément tous les cœurs.

Rogier trouva la récompense de son heureuse initiative dans l'approbation de l'opinion publique, aussi bien que dans les remerciements de ses anciens compagnons de lutte, de ses camarades de 1824 à 1830, de ses vieux professeurs. Il n'exagérait pas quand il disait que les (page 31) concours avaient été accueillis avec empressement et bonheur (Note de bas de page : M. Alvin, mort conservateur en chef de la Bibliothèque royale, était alors à la tête du service des concours. Il a dit avec raison : « L'institution nouvelle a été accueillie avec une faveur marquée par le pays et en particulier par le corps enseignant. »

Mais on ne peut contenter tout le monde et... ses adversaires politiques.

Lorsque la Chambre des représentants discuta le budget de l'instruction publique, à la séance du 26 février 1841, des critiques furent adressées à Rogier au sujet de l'institution et de l'organisation des concours.

M. Doignon lui reprocha d'avoir « outrepassé ses pouvoirs en instituant sans loi un jury d'examen » ; il fit en même temps toutes ses réserves sur « la constitutionnalité de l'institution du concours ».

M. Dechamps fit un grief à Rogier de n'avoir pas compris dans le concours l'enseignement moral et religieux. Par là, disait-il, le ministre a implicitement décidé pour l'enseignement moyen que ces matières, n'étant pas obligatoires dans les collèges subsidiés, pouvaient par conséquent être négligées. La conclusion était tout au moins forcée.

Reproches et griefs se perdirent dans le débat politique qui surgit à l'occasion de ce budget, et dont il sera parlé plus loin. Rogier s'appliquait à améliorer l'œuvre des concours quand le pouvoir passa à d'autres ministres.


Les études classiques sont chaleureusement préconisées dans le discours du 24 septembre. Rogier estime qu'au point de vue de l'épuration du goût, de l'élévation des (page 32) âmes et des intelligences, rien ne pourra jamais les remplacer. Toutefois, il n'est pas exclusif.

Il veut faire une part et une part très large dans l'enseignement moyen à « l'industrie, cette reine de l'époque ». Nous avons signalé précédemment (volume I : Correspondance avec J. Desoer et Rogier journaliste) les tendances pratiques de Rogier. Quand il quitta le ministère en 1841 il mettait la dernière main à un projet de loi sur l'enseignement moyen dont il annonçait la prochaine présentation et qui, disons-le dès maintenant, était conçu, suivant les engagements du discours du trône, dans un esprit d'union et de conciliation. Il y jetait la base d'un enseignement moyen professionnel.

Les fonctionnaires qu'il chargea de la rédaction d'un programme complet, avaient reçu de lui les instructions suivantes :

« Inculquer à la jeunesse les éléments dont paraît devoir se composer aujourd'hui une éducation solide.

« Lui présenter les moyens d'acquérir les connaissances spéciales nécessaires à la pratique intelligente du commerce et de l'industrie.

« Il importe sans doute de spécialiser les études ; les progrès incessants des sciences et des arts font sentir cette nécessité chaque jour davantage. Mais l'homme ayant dans la vie sociale d'autres fonctions à remplir que celles d'agent de l'industrie, il semble qu'une spécialisation trop exclusive en faveur de ce dernier rôle ne serait qu'une mutilation de l'éducation publique.

« Il faut donc chercher à concilier le mieux possible les avantages incontestables de la division des études, avec les exigences d'un bon système d'instruction générale et d'éducation.

« L'enseignement agricole devant faire l'objet d'une organisation spéciale, on se bornera à étudier la question de l'enseignement professionnel dans ses deux autres grandes divisions : le commerce et l'industrie. »

Il y aura lieu de revenir sur cette question quand, dix ans plus tard, sera mise en discussion la loi sur l'enseignement moyen (Troisième ministère de Rogier : 1847-1852)

3. Lettres et beaux-arts. Projet de création d’une académie flamande.

Les hommes de lettres et les artistes n'ont pas eu moins à regretter que les professeurs le peu de durée du second ministère de Rogier.

Il aimait à les encourager : il s'ingéniait à leur fournir des occasions de déployer leur talent. Il discutait leurs théories, leurs procédés. Il traitait quelquefois des questions des plus délicates avec les littérateurs, des plus profondes avec les savants.

Les études auxquelles il s'était livré quand il collaborait au Mathieu Laensbergh et au Politique, et les relations personnelles qu'il avait entretenues avec les plus illustres maîtres de l'école d'Anvers pendant sa carrière de gouverneur, lui avaient à cet égard donné une compétence à laquelle un jour le Cercle artistique et littéraire de Bruxelles rendra un hommage mérité en l'appelant à le présider.

Il confia à des artistes, à des hommes de lettres le soin d'aller visiter les musées, les conservatoires, les académies de l'étranger. Les concours académiques sont dus à son initiative. Il voulait faire un recueil de chansons nationales et populaires avec illustrations.

Estimant avec raison qu'en matière d'art il ne faut laisser passer aucune hérésie, aucune faute de goût, il entrait quelquefois dans les détails les plus minutieux - de minimis curabat prætor, - par exemple pour les inscriptions sur les monuments. Nous le voyons échanger des lettres curieuses avec M. Baron, mort professeur de littérature française à l'université de Liège, au sujet du (page 34) monument de la place des Martyrs dont (on se le rappelle) il avait fait décréter l'érection pendant les combats de septembre 1830. L'inscription serait-elle en français ou en latin ? Serait-ce : Ob patriam pugnando vulnera passis ? ou bien : Liberis pugnando defunctis grata parens patria ? ou bien encore : Aux morts de septembre 1830 la patrie reconnaissante ? Se contenterait-on de Grata Patria ? de Patria Victrix ? de Patria Memor ? Rogier s'en tint à PATRIA.

Il discuta longtemps aussi avec son collègue des affaires étrangères, et plus particulièrement avec Materne, le projet du rétablissement du tombeau de Godefroid de Bouillon en Palestine. Art et patriotisme ! Il était d'avis qu'un petit monument érigé par la Belgique à ce Belge que, depuis le Tasse jusqu'à Chateaubriand, les étrangers appellent un héros français, serait d'une bonne et nationale politique. Notre pays devait tendre à rentrer en possession de toutes ses gloires. Seulement, fallait-il, comme le proposait le département des affaires étrangères, un monument en fer coulé, de style gothique, qui supporterait la statue couchée du héros chrétien ? Un simple médaillon ne suffirait-il pas ? Ou ne vaudrait-il pas mieux encore consacrer une somme importante à construire un monument en Belgique même ? Le temps lui manqua pour trancher la question.

Une innovation qui fit sensation dans le monde de l'intelligence, ce fut l'organisation de soirées littéraires et artistiques au ministère. On trouvera dans l'Indépendant du 1er mars 1841 un feuilleton de L. R. (Louis Robin) donnant un curieux compte rendu de la première de ces soirées où Rogier, dans son éclectisme vraiment national, ménagea un égal succès à un poète flamand De Jonghe et à un poète de langue française, Weustenraad, l'auteur du Remorqueur. Louis Robin loue chaleureusement les efforts que fait Rogier, amant passionné de la nationalité belge, pour venir en aide aux littérateurs. Rogier, dit-il, sent la (page 35) faiblesse de notre jeune nationalité dans une des manifestations extérieures dont les nationalités anciennes se montrent les plus fières : les arts prospèrent en Belgique, mais les lettres y languissent.

Mais quand Rogier travaillait à relever les lettres de leur langueur, il se heurtait à des refus de la Chambre. La section centrale l'accusa de « prodigalités inouïes » parce qu'il proposait d'élever de 400,000 à 550,000 le budget des beaux-arts et de la littérature. Il demandait 70,000 francs au lieu de 50,000 pour des encouragements, des souscriptions, des achats : prodigalités ! 50,000 francs pour l'érection de monuments à la mémoire de Belges illustres : prodigalités ! 10,000 francs pour la Bibliothèque royale : prodigalités ! 4,000 francs pour l'impression des chartes et des diplômes, 2,000 francs de plus pour l'Observatoire : prodigalités, prodigalités inouïes ! La Chambre refusa 5,000 francs pour la carte géologique du pays !


Par l'effet d'une réaction toute naturelle, la langue néerlandaise n'avait pas été, dans les premiers temps de notre nationalité, l'objet d'une sympathie gouvernementale aussi vive que la langue française. On croyait politique de rapprocher la Belgique de la France par des préférences accordées à la langue française : une lettre de Rogier à Palmerston le prouve. (Not de bas de page : La lettre à Palmerston a été écrite en pleine effervescence orangiste : les dates ont leur importance.)

Dans la crainte de froisser les populations wallonnes qui avaient à se plaindre des exigences hollandaises en matière de langage, le gouvernement provisoire et les premiers ministères ne se préoccupèrent pas suffisamment des intérêts et des besoins du flamand. Pendant trop d'années, les justes revendications des populations du nord et de l'ouest de la Belgique ne furent guère écoutées, (page 36) parce qu'on se défiait des sympathies de leurs principales villes en faveur du gouvernement hollandais.

Les amis de la langue néerlandaise ont enveloppé dans une même réprobation les ministres qui n'ont rien fait pour elle et ceux qui ont, comme Rogier, cherché à corriger les abus et les injustices des premiers temps.

Nous ne voulons pas envenimer cette querelle de Wallons et de Flamingants qui, hélas ! prend parfois des proportions inquiétantes pour l'avenir de notre nationalité. Wallon de naissance, mais ayant appris au cours d'une carrière déjà longue, à estimer et à aimer les Flamands ; Wallon de cœur et d'âme mais Belge avant tout, nous nous sommes toujours efforcé de recommander à nos amis politiques la tolérance et la bienveillance surtout dans cette question si délicate des races et des langues. Maintes fois nous leur avons répété le mot fameux : « Cherchons ce qui nous rapproche et non ce qui nous divise. » Nous n'écrirons pas une ligne, pas un mot qui puisse froisser la Flandre. Mais nous avons le devoir de dire et nous disons que l'on a de parti pris méconnu les sentiments de Rogier vis-à-vis de nos frères flamands.

La suite de cette histoire fournira de nombreuses preuves de la sympathie chaleureuse et active qu'il leur a toujours témoignée.

Pour le moment, et nous en tenant à la question traitée dans ce chapitre, nous citerons le projet qu'il avait conçu dès 1841 d'organiser une Académie flamande.

Voici les arrêtés qu'il venait de préparer quand il tomba du pouvoir :

« Nous, Léopold, etc.

« Vu le grand développement que l'étude de la langue et de la littérature flamande a acquis depuis quelques années ;

« Considérant que, dans un but de civilisation et de nationalité, il importe de favoriser ce développement ;

(page 37) « Considérant qu'un des moyens les plus propres à aider aux progrès de la langue flamande doit être l'institution d'un corps régulateur permanent et légal ;

« Sur le rapport de notre ministre des travaux publics en date du ...

« Avons arrêté et arrêtons :

« Art. 1. Il est institué, sous le titre de Koninglyke academie van tael en letterkunde, une académie flamande chargée de régler tout ce qui se rattache aux intérêts littéraires actuels et futurs de la langue flamande.

« Art. 2. Le siège de l'Académie sera établi à Bruxelles ; des assemblées auront lieu périodiquement dans le local affecté aux séances de l'Académie des sciences et belles-lettres.

« Art. 3. L'Académie sera composée de vingt membres.

« Art. 4. Il ne sera choisi pour le moment que quinze membres dont nous nous réservons la nomination. Les nominations ultérieures seront faites par l'Académie elle-même et soumises à notre sanction royale.

« Art. 5. L'Académie choisira son président et son secrétaire.

« Art. 6. Il est alloué à l'Académie pour frais de premier établissement une somme de ... francs imputable sur l'article ... du budget des travaux publics de l'article courant.

« Art. 7. Il lui est accordé tous les ans la somme nécessaire pour la mettre à même d'instituer des concours et de publier des mémoires.

« Art. 8. L'Académie constituée comme il est dit à l'article 4 rédigera son règlement d'organisation intérieure et le soumettra à notre approbation.

« Art. 9. Notre ministre des travaux publics est chargé de l'exécution du présent arrêté, qui sera publié par le journal officiel.

« Donné à Bruxelles... »

« Nous, Léopold, etc.

« Vu notre arrêté en date de ce jour, portant institution d'une académie flamande ;

« Vu la proposition de notre ministre des travaux publics ;

« Avons arrêté et arrêtons :

« Art. 1er. Sont nommés membres de l'académie flamande instituée à Bruxelles sous le titre de Koninglyke academie van tael en letterkunde Messieurs :

« F. Blieck, littérateur à Wervicq ; Ph. Blommaert, littérateur à Gand : Bormans, philologue à Liège ; H. Conscience, littérateur à Anvers ; J. David, chan., littérateur à Louvain ; N. De Cuyper, littérateur à Anvers ; J. A. Delaet, littérateur à Anvers ; K. Ledeganck, littérateur à Somerghem ; F. H. Mertens, littérateur à Anvers ; F. Rens, littérateur à Gand ; C. P. Serrure, littérateur à Gand ; F. A. Snellaert, littérateur à Gand ; P. Van Duyse, littérateur à Gand ; P. F. Van Kerckhoven, littérateur à Anvers ; J. F. Willems, littérateur à Gand. »

4. Réformes dans l'administration et l'exploitation des chemins de fer. M. Masui, principal collaborateur de Rogier

A peine Rogier est-il installé au ministère, qu'il insiste auprès des chefs du service du chemin de fer sur la nécessité d'étudier sans retard des projets de réformes qui doivent compléter son œuvre de 1834.

Il a, pour ce motif, de nombreuses conférences avec eux, surtout avec M. Masui, directeur de l'exploitation, dont il avait su discerner le mérite exceptionnel dès le premier jour.

Au nombre des réformes que le public accueillit avec enthousiasme figure celle qui avait pour objet de remplacer par des panneaux à glaces les rideaux de coutil des chars à bancs.

Rogier voulait aussi supprimer les convois de 2ème classe et établir un prix uniforme pour les places de wagons pour tous les convois.

Sur le second point, il rencontra de l'opposition dans le cabinet et même chez le Roi. Le 1er octobre 1840, M. Van Praet écrivait à Rogier : « Le Roi est très opposé, me dit-il, à l'abaissement du prix de transport des voyageurs. »

Quant au premier point, il était sur le point d'obtenir gain de cause et, du même coup, il allait pouvoir réorganiser le service du transport des marchandises, quand le cabinet tomba.

(Note de bas de page : Dans un Memorandum où il consignait jour par jour, heure par heure presque, les réflexions que lui suggéraient ses études (habitude de jeunesse), les débats de la Chambre, les questions qu'il se proposait de résoudre ou les projets dont on l'entretenait, nous trouvons la preuve de l'ordre qu'il faisait régner dans les divers services de cette administration déjà alors si vaste des chemins de fer. L'organisation du factage et du camionnage, l'établissement de la ligne de Pepinster, le pont de la Boverie à Liège, l'envoi d'une commission d'exploration aux Etats-Unis, semblent l'avoir beaucoup occupé pendant ces onze mois.)


Le fonctionnaire éminent dont nous avons cité le nom (page 39) tout à l'heure, jouissait de la haute confiance de Rogier. Il y avait même entre eux des relations d'amitié qui malheureusement se rompirent, par suite de malentendus, vers le mois de mars 1841.

Rogier avait conservé la plupart des lettres que M. Masui lui écrivit lors d'un voyage d'exploration scientifique et administrative en Allemagne. Nous en reproduirons plusieurs passages qui présentent de l'intérêt autant pour l'histoire des chemins de fer que pour la biographie de Rogier.

«... Si vous pouviez, monsieur le ministre (écrivait Masui, de Dessau, le 15 septembre 1840), parcourir ces riches et belles provinces de l'Allemagne, vous recueilleriez le fruit de l'arbre de vie que vous avez planté en 1834. Partout il y a unanimité pour opérer le plus promptement possible la jonction avec le chemin de fer Rhénan-Belge ; partout il y a sentiment de reconnaissance envers la Belgique qui a su poser sur son territoire cet admirable réseau de communication... »

La question qui préoccupait alors tous les esprits en Allemagne était de savoir s'il fallait aller de Berlin et de Magdebourg sur Cologne par le Brunswick, le Hanovre et le riche pays de Berg, ou s'il fallait y arriver par Halle et Cassel. « Quoi que l'on fasse, disait M. Masui, pourvu que l'on aille promptement, le chemin de Cologne à Bruxelles sera le plus fréquenté du monde et nous tâcherons qu'il soit aussi le mieux administré du monde, mais je reconnais chaque jour qu'il reste beaucoup à faire pour conserver la supériorité sur des voisins habitués à une discipline sévère. »

Afin de remplir les intentions de Rogier, M. Masui avait visité en détail (août-septembre 1840) le chemin d'Aix-la-Chapelle à Cologne qui allait être ouvert en 1841, celui de Dusseldorf à Elberfeld, ouvert déjà sur 10,000 mètres, ceux de Brunswick sur Harbuck et de Magdebourg à Leipzig. Il prenait acte, suivant son expression, de toutes les innovations utiles qu'il serait désirable de voir introduire en Belgique, à quelque service qu'elles appartinssent : le ministre les apprécierait ensuite à leur valeur.

(page 40) On l'avait prié d'assister à une réunion à Berlin pour les tracés vers la Belgique. On l'engageait beaucoup également à visiter le chemin en exploitation d'Olmutz et de Brünn sur Vienne et Neustadt. Il lui faudrait pour cela prolonger son voyage de trois semaines environ. Or, sa présence étant très nécessaire à Rogier, il lui écrit le 15 septembre :

« ... Je crains, en voulant économiser quelques jours de temps, de ne pas voir tout ce qui pourrait présenter de l'intérêt et par conséquent de ne point remplir toutes vos intentions, et je crains aussi, en restant 15 à 20 jours de plus, de vous mécontenter.... J'ai recueilli de nombreux renseignements sur les transports de marchandises et sur le service de la poste. Je puis vous assurer que notre service des marchandises ira parfaitement bien, après quelques légères modifications et qu'il sera admis généralement en Allemagne comme conciliant à la fois les intérêts du gouvernement, des sociétés et du commerce... »

« Pour vous procurer, lui avait dit Rogier, le plus de renseignements possible, sur les transports, adressez-vous aux spécialistes allemands. » M. Masui, qui n'y avait pas manqué, écrit au ministre :

« ... Exclusivement occupé de l'avenir des chemins de fer, je discute avec des hommes qui tous ont intérêt à rechercher toutes les combinaisons qui peuvent en augmenter la prospérité. Ce voyage me fait le plus grand bien... De retour, retrempé, je me livrerai de nouveau avec ardeur à l'amélioration d'un service auquel vous attachez avec raison tant d'importance et qui exige de la part de tous ceux qui sont appelés à vous seconder, le dévouement que je vous ai toujours porté... »

Rogier n'avait pas manqué d'autoriser M. Masui à prolonger son voyage : l'administration ne pouvait que gagner à ce voyage d'exploration de l'intelligent directeur. Et de fait Rogier introduisit un certain nombre d'améliorations dans les règlements, dans l'organisation des bureaux et dans le service spécial du transport des (page 41) bagages et des marchandises, d'après les indications puisées par M. Masui, notamment à Dresde et à Leipzig.

M. Masui se louait beaucoup de l'accueil qui lui avait été fait dans la capitale de la Prusse ; il était fier de l'admiration que les hauts fonctionnaires de Berlin témoignaient pour notre chemin de fer :

« ... Comme fonctionnaire belge, j'ai été reçu à Berlin avec une attention et des sentiments de bienveillance marqués. Les fonctionnaires supérieurs des ministères des finances et des travaux publics et des autres départements ont tous montré la plus grande sympathie pour la Belgique et leur admiration pour nos chemins de fer. Tous ont fait comprendre combien ils attachaient de prix aux relations qui s'établiraient avec nous et combien la jonction de nos chemins aux leurs devait contribuer à une union plus intime entre la Belgique et l'Allemagne... »

Il revient sur ce dernier point à la fin de sa lettre. Ce n'est pas seulement l'industrie belge qui bénéficiera des relations avec l'Allemagne : la consolidation de notre nationalité y est grandement intéressée :

« ... Quels avantages nous pourrions tirer de notre réunion aux douanes allemandes ! L'industrie de ces provinces est grande, mais elle est bien inférieure à la nôtre et nous trouverions ici, par la supériorité de nos produits, des débouchés que nous n'obtiendrons jamais en France... Cela aurait un autre avantage important pour notre nationalité, car nous parviendrons difficilement à faire comprendre en Allemagne que la Belgique veut avant tout être indépendante, qu'elle a autant de sympathie pour celle-ci que pour la France, et que son ennemie sera la puissance qui touchera la première à son territoire... »

L'expérience seule pouvait assurer la solution des grandes questions de bonne exploitation : M. Masui suggéra à Rogier l'idée de réunir à Bruxelles les directeurs des principaux chemins de fer, à l'occasion de l'inauguration du superbe travail des plans inclinés de Liège, sur lequel l'attention du monde scientifique était vivement attirée :

« ... Puisque par vous la Belgique a commencé sur une si vaste échelle la grande entreprise du continent, peut-être penserez-vous, (page 42) comme moi, qu'il nous appartiendrait, dans l'intérêt de l'avenir et afin de poser les grands principes d'exploitation, de former un Congrès des chemins de fer à Bruxelles, à l'occasion de l'inauguration des plans inclinés, où seraient invités les huit ou dix directeurs des principaux chemins de fer de l'Europe, avec prière de répondre à des questions posées au préalable et toutes fondamentales pour la prospérité des chemins de fer... »

L'exécution du projet comportait bien quelques difficultés ; elles n'arrêtèrent pas Rogier. L'administration des chemins de fer se félicite encore tous les jours d'une initiative d'où est sortie l'organisation des grands congrès internationaux des chemins de fer qui rendent d'immenses services au monde entier.

M. Masui revient sur son idée dans une lettre du 13 octobre (de Munich) :

« ... Plus je discute avec les chefs des différents chemins de fer, plus je suis persuadé que la proposition que j'ai eu l'honneur de vous faire par ma lettre de Leipzig, du 30 septembre, serait avantageuse aux chemins de fer en général, en ce qu'il serait possible, ensuite de ce Congrès, d'imprimer l'historique et la situation des principaux chemins et de poser les bases de la législation continentale des chemins de fer... »

Il se félicite beaucoup (même lettre) d'avoir visité le chemin de fer de Brünn à Vienne, le plus long de l'Allemagne, et où il a constaté quelques procédés meilleurs d'exploitation qu'il signale à l'attention du ministre. En Autriche d'ailleurs, comme en Prusse, on avait, paraît-il, les yeux fixés sur la petite Belgique ; on y admirait le système qui avait été établi par Rogier en 1834 malgré la vive opposition que l'on sait ; on attendait avec anxiété tel arrêté qui devait « déterminer l'essai des chaudières des locomotives ».

Le début de la dernière lettre de M. Masui, écrite d'Allemagne (21 octobre, Carlsruhe), montre mieux encore que les autres comme Rogier avait été bien inspiré en lui confiant sa mission d'exploration :

« J'ai terminé ce soir la visite des chemins de fer d'Allemagne ; j'ai recueilli les fruits de leur expérience ; je me suis mis en relation (page 43) avec les chefs de ces administrations et j'ai acquis quelques amis à la Belgique. J'ai tout lieu d'être satisfait de mes excursions : j'ai l'espoir que vous le serez aussi. Je vous ramène un nouveau directeur ayant l'expérience de l'ancien, mais ayant des idées toutes nouvelles ; animé du besoin de faire mieux que ce qui a été fait jusqu'à son départ ; dégagé de toute idée stationnaire ou de toute habitude résultant du contact des hommes et des choses qui l'entouraient, et enfin décidé à vous seconder avec le dévouement le plus absolu afin de donner aux chemins de fer belges une supériorité incontestable, Quel admirable avenir est réservé à nos chemins, si nous conservons la paix !... »

Mais la paix ne serait-elle pas troublée ? L'horizon politique était bien noir. La question d'Orient allait peut-être bientôt mettre aux prises les grandes puissances.

Il paraît qu'en Allemagne on craignait que la Belgique ne sût pas, le cas échéant, faire respecter sa neutralité ; qu'elle se laissât entraîner dans l'orbite de la France ou qu'elle permît à une des armées françaises de franchir son sol pour marcher sur l'Allemagne. Toutefois, on espérait beaucoup de la sagesse de son roi et du patriotisme du ministère.

Il eût été fâcheux qu'après avoir visité tous les chemins de fer d'Allemagne, M. Masui eût été dans l'impossibilité d'apprécier le mérite ou les inconvénients des rares chemins de fer qui existaient alors en France. Rogier lui accorda l'autorisation de continuer ses études comparatives chez nos voisins du sud.

Le 30 octobre, au moment de rentrer en Belgique, M. Masui envoie à Rogier ses impressions sur cette partie de son voyage.

Il a étudié les chemins de Paris à Versailles, celui de Saint-Germain et la première section du chemin de Paris à Orléans.

Il a trouvé Paris parfaitement tranquille et ne désirant pas plus la guerre que l'Allemagne. Au besoin, la garde nationale saurait assurer la tranquillité, au maintien de laquelle elle est éminemment intéressée. Rogier, qui est (page 44) toujours préoccupé du rôle conservateur de la garde nationale ou civique, prend note de ces indications.

Rogier aura bien soin d'envoyer encore des ingénieurs à Paris, pour qu'ils en reviennent avec les sentiments semblables à ceux qu'exprime Masui :

« Après avoir visité tant de pays, je dois déclarer que dans mon opinion, Paris est la première ville à visiter par un ingénieur belge pour agrandir le cercle de ses idées, sans tomber dans l'exagération des Anglais ; pour concevoir le vrai beau ; pour se mettre en contact avec des hommes supérieurs par leur science, leurs sublimes théories, leurs vues élevées en économie politique ; enfin pour étudier les mœurs françaises et revenir dans son pays fier de sa patrie, de son gouvernement et de ses institutions... »

Dans cette dernière lettre, nous trouvons quelques détails sur un projet d'institution auquel songeait sérieusement Rogier et que la chute du cabinet de 1840-1841 a fait également avorter il s'agissait d'un hôtel d'ouvriers invalides. M. Masui, dont le cœur était digne de comprendre celui de Rogier, écrit :

«... J'ai visité l'hôtel des Invalides afin de vous rappeler notre hôtel d'ouvriers invalides. Par suite des révolutions, tout le monde a gagné, l'ouvrier seul est resté isolé ; on n'a rien fait pour lui qui a tout fait : les deux tiers de sa vie sont pénibles, le dernier tiers est misérable. Par le chemin de fer, par les ponts et chaussées, on pourrait déjà accomplir ce grand acte d'humanité : bientôt toutes les professions chercheraient à s'attacher à cette institution toute de bienfaisance ; l'armée elle-même pourrait y prendre part. Il ne faut qu'une volonté comme la vôtre et votre amour du bien pour accomplir cette œuvre. Après le chemin de fer dont vous avez doté la Belgique, conservez-lui l'établissement de Seraing (il périclitait) et fondez un hôtel d'invalides : il sera difficile (page 45) alors de ne point vous compter au nombre des grands bienfaiteurs de l'humanité et surtout de la Belgique. »

Mais pour cela il fallait du temps... il fallait vivre !

Et il ne plaisait pas à la majorité catholique du Sénat que le ministère vécût plus longtemps.

5. Malgré une vive opposition, le budget des travaux publics est adopté par la chambre. Adresse du Sénat au roi contre le ministère. Le roi n'accordant pas la dissolution du sénat, le cabinet se retire. Avènement du premier ministère mixte de Meulenaere-Nothomb (13 avril 1841)

Nous avons parlé du dépit que les catholiques avaient éprouvé en voyant se constituer par leur faute le ministère du 18 avril 1840. Le caractère de parti pris mesquin et puéril que ce dépit donna dès le premier moment à l'opposition, s'accentuait tous les jours davantage. Ses critiques de détail étaient de moins en moins « à la hauteur du rôle que doit ambitionner une grande opinion parlementaire ». De là cette sortie piquante d'un de ses membres, Barthélemy Dumortier, qui voyait dans l'attitude des ministres tombés « le regret d'avoir perdu leurs portefeuilles ».

Malgré ce que Lebeau appelle « les embûches de ses adversaires, leurs chausse-trapes », le ministère s'abstenait de prendre les allures d'un gouvernement de parti. Il conservait « beaucoup de modération dans les formes » (Cf. THONISSEN qui reconnaît également que c'était par « une guerre à coups d'épingle » que l'opposition manifestait sa méfiance à l'endroit du ministère). Mais... « il montrait assez que ses sympathies penchaient du côté du camp libéral ».

« ... Quel crime abominable ! - Rien que la mort n’était capable - D’expier son forfait !

L’opposition le lui fit bien comprendre déjà à commencement de décembre ; mais alors ce ne fut qu'une démonstration sans grande importance. Les liens de l'intrigue n'étaient pas encore noués.

En attendant, on rendait Lebeau et Rogier responsables des opinions de ceux-là même qui, comme Verhaegen et Delfosse, reprochaient au ministère sa modération. On n'était pas éloigné de leur attribuer la paternité des articles de la Revue Nationale dont l'âpreté augmentait à mesure que se développait « la guerre à coups d'épingle » où se complaisaient les ministres tombés. On les sommait en quelque sorte de désavouer les critiques qu'inspirait à leur vieil ami Devaux le triste spectacle parlementaire devant lequel la patience d'un saint eût fléchi. (L’expression est de Lebeau (Souvenirs).

A la fin de février 1841, la droite de la Chambre s'en prend cette fois ouvertement à la politique du ministère et à ses tendances présumées. Elle reproche au gouvernement d'être un gouvernement d'irritation qui fait aux frais du trésor une concurrence nuisible à l'enseignement privé : le concours général de juillet 1840 l'atteste ! L'enseignement de l'Etat, dit un des membres les plus ardents du parti catholique, est une utopie. L'Etat est incompétent en matière d'instruction. Le libéralisme, dont relève le ministère, est une doctrine antisociale, exclusive et fatale au pays.

C'était la guerre franche cette fois. Les catholiques disaient nettement qu'ils ne voulaient pas de ce cabinet libéral homogène, quelque modéré qu'il fût ; ils n'entendaient pas qu'il présidât aux élections législatives de 1841. Le gant était jeté : le cabinet le ramassa.

Nous ne reculerons pas, dit Lebeau, vers une sphère d'idées qui nous ramèneraient à 1790, c'est-à-dire à Vander Noot !

Et Rogier, dont la Chambre discutait le budget, lui (page 47) demanda d'émettre loyalement, à propos de ce budget, un vote de confiance ou de défiance !

49 représentants contre 39 (il y eut 3 abstentions) accordèrent leur confiance au cabinet (séance du 3 mars 1841).

Mais le Sénat entre alors en scène.

Le budget de l'intérieur y était en discussion depuis le 12 mars. Les orateurs de l'opposition avaient réédité les griefs (?) de leurs amis de la Chambre des représentants. Sans doute, les membres du ministère étaient personnellement des hommes très sympathiques et de caractère fort conciliant et fort modéré ; mais, pris dans son ensemble, le cabinet n'en constituait pas moins un danger public à cause de son homogénéité libérale, et surtout de ses relations avec le directeur radical de la Revue Nationale - Paul Devaux, un radical !... qu'en disent les radicaux de 1893 ? - un cabinet semblable serait inévitablement amené à persécuter le catholicisme ; ses intentions en matière d'enseignement ne pouvaient être qu'hostiles à la religion.

M. Liedts (un catholique pratiquant, ne l'oublions pas) protesta contre ces attaques que rien ne justifiait.

Rogier déclara, lui, que sa loi sur l'enseignement moyen s'inspirerait des principes d'une large tolérance et que sur le terrain religieux il entourerait de toute espèce de garanties la liberté des pères de famille.

Tous deux revendiquèrent seulement le droit de s'opposer à ce que l'on fît de la religion « un instrument de domination politique ». Où étaient en définitive les actes qui autorisaient l'opposition à condamner le ministère ? On n'en pouvait citer qui fussent de nature à justifier une pareille levée de boucliers.

L'opposition insista. Dans l'intérêt de la paix publique (!), il fallait que le cabinet disparût, ou tout au moins quelqu'un de ses membres. On croit rêver quand on voit M. de Briey dire : « En considération des maux qui résulteraient (page 48) de leur plus long séjour aux affaires, les ministres ne reculeront pas devant un sacrifice honorable dont le repos et le bien de l'Etat seront pour eux la plus digne récompense. » (Séance du 12 mars.)

Après Rogier et Liedts, Lebeau démasqua la tactique de l'opposition :

« ... Vous faites la guerre non pas à quelques hommes qui se résoudraient volontiers à l'ostracisme si l'intérêt du pays le demandait : vous la faites à la majorité de la Chambre... »

Les discours des ministres ne firent que surexciter l'opposition. M. Dellafaille donna clairement à entendre que le cabinet disparaîtrait... ou bien désavouerait Paul Devaux, son « porte-parole », son « chef invisible », suivant l'expression des catholiques.

« Je n'ai jamais désavoué mes amis ! » s'écria fièrement Rogier. (Note de bas de page : ( Le jour même (15 mars) Rogier recevait cette lettre : « Mon cher Rogier, Vous et Lebeau avez été sublimes. Vous vous êtes montrés à la hauteur de la position et vous avez fort bien compris qu'une autre position ne vous convenait pas. A nous l'avenir et, j'ose le prédire, à nous aussi le présent. Tout à vous. Verhaegen.)

Puis il prouva que les écrits de l'homme éminent que la droite poursuivait de sa haine implacable, étaient ou dénaturés ou mal compris par ses adversaires ; que quant à lui, il se faisait gloire de continuer à marcher sous le drapeau de cette monarchie constitutionnelle libérale, dont depuis dix-sept ans (depuis le Mathieu Laensbergh) il défendait les principes avec Lebeau et Devaux.

Le 16 mars, les membres les plus exaltés de l'opposition prennent une résolution hardie.

Ils proposent d'envoyer une adresse au Roi pour attirer son attention sur les « dangers des discussions déplorables » (qui donc les a provoquées ?) dont la représentation nationale est le théâtre, sur l'impuissance où se (page 49) trouve le Parlement de s'occuper des besoins réels de la nation lorsque les partis s'éloignent au lieu de se rapprocher. Ils invoquent la nécessité de maintenir l'union, qui, seule, permettra le développement des nombreux éléments de prospérité que possède la Belgique et garantira son existence politique. Le projet d'adresse se terminait ainsi :

« Une telle situation, Sire, entrave la marche régulière de l'administration et lèse les intérêts les plus chers à la Belgique. C'est sous ce point de vue surtout que le Sénat a dû s'en préoccuper. Pouvoir essentiellement modérateur, ses efforts tendront à concilier les opinions dans l'intérêt général. · Le Sénat a la conviction que, quels que soient les moyens que Votre Majesté croie devoir employer pour arrêter de funestes divisions, les hommes sages et modérés viendront s'y rallier... »

On a contesté la constitutionnalité de cette adresse. Nous croyons que c'est à tort : il est toujours permis aux Chambres d'attirer, d'une façon ou d'une autre, l'attention du Roi sur des points qui touchent à la prérogative royale Cf. discours de M. Leclercq dans la séance du 17 mars 1841). Mais le procès que l'adresse faisait au ministère était injuste comme tous les procès de cette nature, puisque, de l'aveu du plus distingué des publicistes catholiques eux-mêmes, on ne pouvait lui reprocher d'autre grief réel que les tendances de sa politique. La résolution était en outre prématurée et grosse de périls pour le parti catholique lui-même. En cherchant à renverser le ministère sans raison sérieuse, non seulement on aggravait l'agitation que l'on prétendait précisément apaiser, mais on provoquait le ralliement de toutes les forces du libéralisme : les chefs du parti catholique le reconnaîtront plus tard (cf. discours de M. Dechamps en 1841).

Inquiets des attaques de la presse libérale qui menait (page 50) grand tapage, et des manifestations d'un grand nombre de conseils communaux qui sollicitaient du Roi le maintien du ministère, il semble que ceux qui tenaient au Sénat et ailleurs les fils de l'intrigue aient eu un moment d'hésitation. D'une part, leurs journaux protestent de la modération de l'adresse projetée et du caractère de ceux qui en ont pris l'initiative. D'autre part, les sénateurs qui sont les partisans les plus résolus de l'adresse s'efforcent d'en atténuer la signification. Ils n'ont, déclarent-ils à l'envi, d'autre but que d'éclairer le Roi sur la situation. Ils n'entendent pas entraver la marche des affaires. Ils voteront les budgets. Tout au plus désirent-ils que le ministère modifie sa composition exclusive, parce qu'elle cause de vives alarmes... chez ceux qui ne veulent pas qu'un ministère libéral préside aux élections de juin.

Aucun des membres du ministère ne se paya de mots. M. Leclercq comme Lebeau, M. Liedts comme Rogier, tous déclarèrent qu'ils n'acceptaient pas d'équivoque. La question de cabinet fut posée.

L'adresse fut votée par 23 voix contre 19.

Le Roi répondit à la commission qui la lui porta : « Je n'ai jamais douté des bonnes intentions du Sénat. J'examinerai cette adresse avec attention. »


Les ministres étaient unanimement d'avis de demander au Roi la dissolution des deux Chambres. Pourquoi ?

La minorité de la Chambre des représentants était trop forte pour permettre au cabinet d'administrer sans entraves. Elle était, disait Lebeau, plus passionnée comme opposition, que la majorité ; elle était plus assidue que celle-ci sur laquelle on ne pouvait compter que dans un moment de crise ; elle harcelait le cabinet et n'hésitait pas à sacrifier « les affaires les moins politiques à ses rancunes et au besoin de tuer son ennemi, fût-ce à coups d'épingle ».

D'ailleurs, le bruit s'étant répandu « à tort ou à raison » que le ministère n'avait point les sympathies du Roi, que le Roi en désirait la chute, qu'il avait promis à ses adversaires de lui refuser la dissolution. La Chambre, rassurée contre cette éventualité, se sentait encouragée et se permettait tout. Il importait de la détromper.

Quant à la dissolution du Sénat, elle paraissait là conséquence naturelle du vote de l'adresse.

Le Roi se montra tout d'abord opposé à la dissolution des deux Chambres. Il semblait redouter, dans l'état d'agitation où la crise ministérielle avait mis le pays, « quelques choix empreints d'une exagération démocratique ».

Après une nouvelle délibération, les ministres résolurent de se contenter de la dissolution du Sénat.

Ils regardaient toujours comme nécessaire la dissolution des deux Chambres ; mais voulant pousser la déférence pour l'opinion de la Couronne aussi loin que le leur permettait le soin de leur dignité, ils se bornaient à insister sur la dissolution du Sénat qu'ils considéraient comme indispensable. Il fallait dissiper l'erreur, si c'en était une, qui faisait croire à la minorité considérable et fort agressive de la Chambre que la Couronne était décidée à refuser au ministère tout moyen d'avoir raison de l'opposition. On verrait que le Roi tenait à conserver son cabinet. D'ailleurs, le langage de plusieurs ministres, et notamment celui de M. Leclercq, avait été tel au Sénat qu'il leur était moralement impossible de se représenter devant cette assemblée sans dissolution.

Tels étaient les motifs (LEBEAU, page 228) de la résolution ministérielle développés dans un rapport au Roi que nous croyons inutile de reproduire, parce qu'il a déjà paru dans une (page 52) monographie de Lebeau par M. Juste en 1865, Les papiers de Rogier contiennent le brouillon de ce rapport, que les deux amis avaient probablement rédigé en commun. Ce brouillon a servi plus tard à reconstituer le document, dont le Parlement et la presse s'étaient occupés souvent sans le connaître exactement. Si Rogier et Lebeau l'ont reconstitué, c'est même parce qu'on en dénaturait la portée. (Note de bas de page : Notamment en décembre 1841, pendant la discussion politique à la quelle donna lieu la constitution du nouveau cabinet).

Le Roi n'accorda pas plus la dissolution du Sénat que la dissolution du Parlement entier. Mais il pria les ministres de conserver leurs portefeuilles.

Ils n'en firent rien.

Après de longs et difficiles pourparlers au cours desquels M. de Muelenaere, chargé de composer un cabinet, fit inutilement des instances à deux des démissionnaires pour les décider à faire partie de la combinaison nouvelle, un ministère à peu près mixte se forma le 13 avril 1841.

M. de Muelenaere entrait aux affaires étrangères, M. Nothomb à l'intérieur, M. Van Volxem à la justice, M. de Briey aux finances, M. Desmaisières aux travaux publics, le général Buzen à la guerre.

MM. Dumon-Dumortier, sénateur de Tournai, et De Cuyper, avocat général à la cour de cassation, avaient refusé d'entrer dans la combinaison.


A cette chute d'un des ministères assurément les mieux composés que la Belgique ait eus, des influences qui n'étaient nullement parlementaires avaient grandement contribué. Nous voulons parler des influences de cour.

Il se disait bien haut dans le public que l'entourage du Roi était fort hostile au cabinet Lebeau-Rogier ; que les (page 53) ministres étaient fort desservis auprès d'un prince qui, tout scrupuleux observateur qu'il entendît être des règles constitutionnelles, n'en avait pas moins contre le libéralisme des préventions puisées dans sa première éducation et soigneusement entretenues par quelques hommes d'Etat de France et d'Allemagne ; que les hauts fonctionnaires du palais ne se gênaient pas pour faire entendre aujourd'hui contre Lebeau, demain contre Rogier, des accusations injustes, dont il restait toujours quelque chose. Le libéralisme comptait dans ses rangs quelques républicains et d'anciens orangistes ; il était un peu suspect à un prince dont le beau-père avait maille à partir avec la république, et qui crut longtemps au péril orangiste. En 1847, lors de la formation du cabinet libéral du 12 août, nous verrons le Roi se préoccuper du choix de M. Frère-Orban, allié à une famille dont les sympathies pour le roi Guillaume s'étaient jadis manifestées ouvertement. (Voir chapitre III.)

Les Souvenirs personnels de Lebeau donnent quelques détails intéressants sur les causes extra-parlementaires de la disparition du cabinet de 1840-1841. « Les plus exaltés parmi les catholiques du Sénat, dit-il, entre autres un noble comte connu par ses excentricités, avaient si imprudemment compromis par leurs propos le nom d'un auguste personnage, que des représentants et des sénateurs croyaient faire chose agréable à Sa Majesté en attaquant ses ministres. » Comment, dans de pareilles conditions, les rapports ne seraient-ils pas devenus assez tendus entre le Roi et le cabinet ?

Nous nous en apercevons, en ce qui concerne Rogier, par maintes particularités de la correspondance échangée entre lui et le secrétaire du Roi. Le Roi lui fait demander par M. Van Praet des explications sur la portée de telle mission scientifique et artistique, sur tel arrêté pris par le ministre dans les limites de ses fonctions, sur ses intentions concernant tel ou tel objet qui n'est pas de la (page 54) compétence royale... Un jour, le Roi ayant oublié qu'il a donné sa signature à un arrêté que lui avait soumis le ministre, Van Praet écrit à Rogier :

« Monsieur le Ministre,

« Bruxelles, le 17 septembre 1840.

« Le Roi m'envoie un Moniteur du 4 septembre où se trouve un arrêté relatif aux modifications à apporter aux tarifs du chemin de fer, qu'Il dit n'avoir jamais signé. S. M. me charge de vous demander quelques éclaircissements à cet égard.

« Veuillez agréez, Monsieur le Ministre, les assurances de ma haute considération.

« Jules Van Praet. »

Réponse immédiate de Rogier :

« Monsieur le Ministre,

« La mémoire de Sa Majesté était entièrement en défaut quand elle vous a écrit n'avoir jamais signé l'arrêté du 2 septembre, publié dans le Moniteur du 4 et relatif aux tarifs du chemin de fer. Je joins ici cet arrêté en original.

Il me serait d'ailleurs impossible d'imaginer comment un arrêté pourrait paraître au Moniteur revêtu de la sanction royale, alors qu'il n'aurait pas été signé au préalable par Sa Majesté.

« Recevez, Monsieur le Ministre, les assurances de ma haute considération.

« Ch. Rogier. »

Il y a aussi des tiraillements pour des mesures qui n'ont pas même de caractère politique, des hésitations, des retards dans l'approbation d'actes d'ordre purement administratif. Voici la minute d'une lettre à Van Praet qui est significative :

« Monsieur le Ministre,

« J'ai eu l'honneur de soumettre au Roi dans ces derniers temps divers arrêtés d'organisation qui jusqu'ici ne me sont pas revenus, j'ignore absolument pour quels motifs.

(page 55) Ces arrêtés n'ont aucun caractère politique : l'un concerne le service rural, l'autre le service ambulant, le troisième l'Académie d'Anvers. Les autres sont relatifs à des distinctions proposées en faveur d'employés qui m'ont secondé de tout leur zèle et pour lesquels je n'ai eu l'occasion de rien faire.

« Le service rural et le service ambulant ont reçu leur commencement d'organisation par d'autres dispositions ministérielles. Si j'ai soumis au Roi les mesures complémentaires de cette double organisation, c'est parce que j'ai vu qu'il serait agréable à Sa Majesté d'intervenir dans des améliorations qui ne sont pas sans importance. Quant à la réorganisation de l'Académie d'Anvers, le Roi l'a adoptée en principe par son arrêté du mois d'août dernier. Le travail a été fait avec toute la maturité désirable et j'ai attendu en vain que l'on me fît connaître les objections auxquelles il avait donné lieu.

« En insistant auprès de Sa Majesté pour obtenir la signature que j'ai sollicitée à plusieurs reprises, j'ajouterai qu'il y a engagement de la part du gouvernement vis-à-vis de la ville d'Anvers, qui, sur la foi de l'arrêté du mois d'août, a voté des fonds à son budget et s'est engagée elle-même dans des dépenses considérables.

« Je suis d'abord guidé par des vues d'intérêt public.

« Je pourrai cependant ajouter qu'il me serait personnellement fort pénible et que peut-être il ne serait pas d'une rigoureuse justice pour l'administration actuelle de laisser sans suite un travail consciencieux dont le fruit semble devoir lui revenir.

« Vous m'obligeriez, Monsieur le Ministre, en voulant bien mettre sous les yeux de Sa Majesté la présente et dernière requête. Je vous prie d'agréer l'expression de ma haute considération.

« Ch. Rogier. »

Certains froissements personnels n'étaient pas même épargnés à Rogier.

Un jour, il propose au Roi une mesure et il accompagne sa proposition de l'offre réitérée d'y joindre les explications que le Roi pourrait désirer. La signature n'est pas donnée à la mesure, aucune demande d'explications n'est envoyée à Rogier ; mais l'un de ses subordonnés est appelé au Palais et le Roi demande à ce fonctionnaire si la mesure proposée par le ministre lui convient...

«... Je considère cela, écrit Rogier à Van Praet, comme une marche regrettable, non pas pour mon amour-propre personnel qui n'a rien à faire ici, mais pour le maintien de la hiérarchie et de la discipline (page 56) administrative. Que le Roi consulte qui bon lui semble, qu'il fasse venir auprès de lui tel ou tel fonctionnaire qu'il croit utile ou convenable de consulter, rien de mieux, et je suis loin de contester en aucune manière à la Couronne sa complète liberté d'action. Ce dont je me plains, c'est que dans une mesure dont j'ai pris l'initiative et qui pouvait plus ou moins concerner l'un de mes subordonnés, on ait cru devoir entendre ce subordonné avant moi. Vous me dites que mon opinion était connue par ma proposition même. Mais il semble que cette proposition n'avait point paru suffisamment expliquée et j'avais offert à deux reprises des explications qui ne m'ont pas été demandées. En toute circonstance je me plais à reconnaître l'autorité du Roi et je n'ai laissé aucune occasion de le mettre en relief. Mais dans un gouvernement où, comme dit le Roi lui-même, tout le monde veut commander et personne obéir, il faut aussi compter pour quelque chose l'autorité d'un ministre, et c'est précisément parce que cette autorité est, de sa nature, temporaire, qu'elle doit autant que possible être respectée... » (Juin 1840.)

Ces observations de Rogier ont-elles été soumises au Roi par Van Praet qui critiquait « leur tendance exorbitante » ? Nous n'en savons rien. Elles n'en accusent pas moins la situation tendue dont nous parlions tout à l'heure ; et nous avons tenu d'autant plus à les reproduire, qu'elles font tout à la fois connaître les habitudes du roi Léopold et la façon dont Rogier. entendait la dignité de ses fonctions.


A la fin du livre où il a exposé sa carrière ministérielle, Lebeau a désapprouvé d'une façon indirecte la conduite tenue par le Roi dans la crise de 1841.

Appréciant l'attitude du nouveau cabinet, il dit ce qu'à son avis auraient dû faire MM. de Muelenaere et Nothomb le jour où le Roi les appela.

« ... S'ils avaient voulu, comme ils l'ont prétendu souvent, conserver envers nous non seulement une position bienveillante, mais (page 57) simplement la neutralité, ils auraient répondu aux avances de la Couronne que, le ministère ayant été condamné par une opinion qu'il soutenait n'être pas celle des électeurs, il était juste, avant de le forcer à la retraite, de lui laisser faire un appel au pays pour constater le véritable état des choses ; que c'était pour la Couronne l'unique moyen de conserver sa haute position d'impartialité entre les partis et de ne l'associer aux passions, aux rancunes d'aucun. Si les électeurs maintenaient l'opinion du Sénat, alors le ministère se retirait non devant le veto, devant la volonté de la Couronne, mais devant l'opinion du pays ; la Couronne en constituant un nouveau cabinet ne ferait alors que sanctionner le vœu électoral et ne blesserait aucune susceptibilité de parti. Si au contraire, les électeurs improuvaient l'opinion du Sénat, les principes du gouvernement représentatif voulaient que le ministère restât... »

Impossible de dire d'une façon plus discrète, plus piquante, que le Roi n'est pas resté en 1841 dans son rôle de souverain strictement impartial.

Nous aussi, nous pensons que le Roi a commis en ce temps-là une faute qui ressemble singulièrement à une injustice. Toute faute se paye. Il avait raison, l'ami qui, le 5 juillet 1845, lors de la crise, un moment très grave, qui suivit la chute définitive des ministères mixtes, écrivait à Rogier : « Le Roi expie 1841... »


Pourquoi ne l'avouerions-nous pas ? C'est avec regret que Rogier quitta le pouvoir. Il avait tant de travaux en tête ! Dans la pleine maturité de l'esprit, fort de l'expérience acquise pendant son premier ministère, il s'occupait avec une activité infatigable, avec un entrain qui doublait le zèle de ses collaborateurs, d'un grand nombre de projets dont l'heure était venue. Et voilà que soudain, sans que rien pût motiver ni surtout faire prévoir l'événement, il lui fallait tout abandonner... pendent opera interrupta ! Il était à la peine : d'autres auront l'honneur (Note de bas de page : Inutile de dire que plus d'un arrêté dont il avait vainement demandé au Roi de s'occuper paraîtra avec la signature de son successeur : Sic vos non vobis !) Si cette mésaventure n'a pas aigri son caractère qui était foncièrement bon, (page 58) si elle ne l'a pas fait dévier de ce libéralisme modéré qu'il a pratiqué toute sa vie, elle a pu rendre sa parole plus âpre dans les discussions parlementaires. Nous ne sommes pas des anges. Il est certain dans tous les cas que la mélancolie a eu prise sur l'âme de ce travailleur forcé au repos. Nous n'en voulons pour preuve que ce passage d'une lettre que son vieil ami Devaux lui adressait à la fin dé juin 1845, alors qu'un double succès électoral à Anvers et à Bruxelles et les progrès toujours marquants de l'opinion libérale semblaient faire de lui le chef du cabinet appelé à recueillir la succession de Nothomb « ... L'excellent Materne souffre de te voir d'humeur noire et voudrait peut-être te rendre au pouvoir pour te rendre à la sérénité. Mais à quoi serviront quelques jours de bonne humeur pour se retirer amoindri dans quelques mois d'un ministère pleutre ? » (Voir chapitre III.)