(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)
(page 1) Les Notes et Souvenirs de Rogier ne nous ont rien. fourni, absolument rien, sur la période si mouvementée que nous avons décrite dans le chapitre IV du tome III).
Rogier a écrit en haut d'un feuillet :
« Ministère du 12 août 1847 au 31 octobre 1852. Voir le Bulletin administratif concernant les actes de ces cinq années. »
C'est tout.
Au feuillet suivant, nous lisons :
« 1852 à.....
« Neutralité bienveillante. »
C'est tout, encore.
La bienveillance de Rogier était évidemment acquise à un cabinet dont le chef, M. Henri de Brouckère, avait dit (4 novembre 1852) qu'il se réclamait de l'opinion libérale et qu'il n'entendait modifier aucune des lois dues au ministère du 12 août.
Quant à la neutralité, il ne faut pas croire que Rogier soit resté simple spectateur des débats parlementaires. Assurément il avait conquis dans les cinq dernières années de larges droits au repos. Mais étant en pleine maturité (page 2) d'esprit et d'intelligence, il avait dans la tête encore trop de projets, il avait trop à cœur de voir se développer les institutions fondées dans ses trois ministères de 1832-1834, de 1840-1841 et de 1847-1852, pour s'enfermer à la Chambre dans un silence purement méditatif.
Ainsi, au cours des sessions de 1852 à 1854, il est un des députés les plus assidus et quand s'engagent des débats sur les chemins de fer, sur l'enseignement, sur la garde civique, sur les arts et les lettres, il fait entendre les sages conseils de son expérience et suggère des innovations heureuses.
A supposer que Rogier eût voulu d'ailleurs se laisser aller à un demi-repos, ses adversaires d'autrefois l'en auraient empêché par des attaques d'une rare âpreté sur les moindres actes de son dernier ministère. Force lui. était bien de les suivre sur ce terrain, quelque étroite et puérile que fût leur polémique. Tels députés - nous les avons déjà vus à l'œuvre - semblaient avoir pris à tâche de harceler encore Rogier, sans trêve ni relâche, à propos de tout et de rien. Que de récriminations mesquines et inutiles, par exemple, que de critiques maladroites autant qu'injustes sur l'emploi de l'un ou l'autre fonds à l'époque de la terrible crise des Flandres, ou bien sur la distribution de la chaux à prix réduit dans le Luxembourg, sur une nomination, sur les subsides accordés à des publications, etc., etc. !
Rogier sortait des débats plus honoré, plus grand sans doute, car jamais le moindre reproche ne put lui être fait quant à l'honnêteté de son administration. Mais il est des reproches qui, à force d'être répétés, produisent un effet fâcheux sur l'opinion publique : tels ceux de radicalisme, de socialisme, de communisme. Au dire des adversaires de Rogier, toutes les lois votées pendant son ministère en étaient infectées. Les journaux catholiques le criaient sur tous les tons, qu'ils en fussent, ou non, persuadés : les besoins de la politique l'exigeaient.
(page 3) Le moment était proche (juin 1854) où allait expirer le dernier mandat que les électeurs d'Anvers avaient conféré à Rogier. Ses amis n'étaient pas sans inquiétude pour sa réélection dans cet arrondissement où la presse anti-libérale faisait feu de toute arme contre lui.
Il n'eût dépendu que de Rogier d'être élu dans l'arrondissement de Bruxelles : il eût passé en tête de la liste libérale. L'immense majorité des électeurs de la capitale lui était acquise, malgré l'opposition fort vive qu'il avait faite à un projet d'annexion des faubourgs. La grande part qu'il avait prise à la discussion de ce projet (que la Chambre rejeta par 67 voix contre 26) avait augmenté sa popularité.
Il crut devoir s'en tenir à sa candidature à Anvers.
Toutefois il intervint dans la lutte électorale à Bruxelles pour défendre contre les attaques des orateurs de la banlieue, spécialement de ceux de Saint-Josse-ten-Noode, les députés bruxellois qui avaient voté l'annexion des faubourgs ; et son attitude ne contribua point peu à décider tous les libéraux de l'arrondissement à se rallier à la liste de l'association libérale bruxelloise. (<Note de bas de page : Dans la lettre du 1er juin 1854, où il décline l'honneur d'une candidature à Bruxelles, il dit : «..... J'ajoute, Monsieur le Président, que je n'aurais consenti à me laisser porter en concurrence contre aucun de mes amis politiques de la députation de Bruxelles. La scission accidentelle qui s'est manifestée à l'occasion du projet d'annexion des faubourgs n'a plus de raison d'être, et je ne comprendrais pas que les électeurs cédassent en cette circonstance à un esprit de rancune peu conforme aux sentiments libéraux et patriotiques dont ils ont donné tant de preuves. » Cf. lettres écrites par Paul Devaux à Rogier et à M. Materne à cette occasion.)
Rogier échoua à Anvers faute de quelques voix. Au premier tour il distançait M. Dellafaille de 46 voix sur 4,633 votants. Au deuxième tour (300 votants de moins), M. Dellafaille obtint 2,152 voix et Rogier 2,144. Dans un bureau exclusivement composé de campagnards, Rogier n'eut que 120 voix, tandis que la liste cléricale en recueillit 670.
(page 4) Les habiles manœuvres du parti clérical qui sema la division dans les rangs du libéralisme, la propagande inouïe faite auprès des électeurs campagnards auxquels leur ancien gouverneur était dépeint comme « un socialiste partageux », et, disons-le aussi, la répugnance qu'éprouvait Rogier à se mêler activement à la lutte ; ces diverses causes expliquent un échec qui eut dans le pays tout entier un retentissement dont les Anversois ingrats et injustes n'eurent pas à se louer.
Comme le faisait remarquer un ami de Rogier au lendemain de l'élection, c'est la destinée de tous les hommes politiques marquants d'être poursuivis jusqu'à la dernière heure par les animosités de parti. Plus élevée est leur position, plus incontestables sont leurs services et leurs talents, plus honorable leur caractère, plus aussi ils rencontreront des adversaires violents et implacables. «... Que, descendus du pouvoir, les hommes qui ont porté d'une main digne et ferme le drapeau de leur parti restent en butte à toutes les attaques, à toutes les injustices que la dispute seule du pouvoir pouvait rendre nécessaires comme moyens de succès le fait est déjà profondément regrettable. Mais que, pour avoir plus facilement raison d'un adversaire redoutable, on lui interdise le champ même du débat et que le citoyen ainsi frappé soit de ceux qui ont les premiers et le plus servi et fait honorer le pays, après avoir aidé par leur bras et par leur parole à le constituer, c'est là pour un parti, écrire de sa propre main, dans l'histoire, sa censure et sa condamnation. » (Lettre de M. V....)
L'ami de Rogier allait peut-être un peu loin dans l'appréciation d'un de ces actes d'ostracisme dont aucun parti n'a le triste monopole. A quoi bon insister là dessus ? Ne récriminons pas plus que ne le fit Rogier dans la lettre si calme et si digne qu'il adressa à ses électeurs quelques heures après son échec :
« Messieurs les électeurs libéraux de l'arrondissement d'Anvers.
« Bruxelles, 15 juin 1854.
« Messieurs,
« Le scrutin électoral du 13 de ce mois a fait cesser le mandat que j'avais eu l'honneur d'exercer sans interruption, pendant dix-sept ans, pour l'arrondissement d'Anvers.
« En acceptant sans me plaindre l'arrêt rendu par le corps électoral. je viens exprimer mon affectueuse reconnaissance à mes amis politiques, pour les généreux efforts qu'ils ont consacrés à ma défense. La majorité considérable de voix qui m'est restée acquise dans la ville et les grandes communes voisines, me donne la preuve que je n'ai pas cessé d'être le représentant fidèle des opinions les plus indépendantes et des intérêts les plus importants de l'arrondissement. Cela me suffit et ma conscience est tranquille.
« Quelle que soit désormais ma position, je n'oublierai pas les marques éclatantes de sympathie que j'ai reçues à diverses époques des Anversois et qui m'ont largement récompensé des services que j'ai pu rendre, depuis vingt-trois ans, à la métropole du commerce et des arts.
« Que mes amis politiques ne se découragent pas d'un échec accidentel. Quelque jour ils prendront leur revanche. Telle est ma conviction profonde.
« Je tiens à vous le dire, messieurs ; en ce qui me touche, cet échec n'altérera en aucune manière ni l'affection que je vous ai vouée, ni mes sympathies pour Anvers, ni ma confiance absolue dans le succès des principes libéraux que nous continuerons à soutenir, et qu'Anvers ne pourrait abdiquer sans déchoir.
« Je vous prie, messieurs, de vouloir bien agréer la nouvelle expression de toute ma gratitude et de mon entier dévouement.
« Ch. Rogier. »
Aux regrets dont la presse libérale fut unanime à lui envoyer l'expression affectueuse, correspondirent les outrages que maints journaux cléricaux eurent le triste courage de mêler à leurs cris de triomphe.
Ne nous y arrêtons pas faisons à ces ennemis impudents la grâce de ne pas citer leurs noms.
Parmi les témoignages de sympathie que Rogier avait conservés, figure une chanson d'Antoine Clesse à (page 6) laquelle il tint à répondre immédiatement, et aussi dans la langue des Dieux. (Note de bas de page : Il ne cessa jamais de taquiner la muse. Sans parler de vers badins, invitations à dîner, souhaits de fête, etc., qu'il s'amusait à composer depuis que sa sortie du ministère lui faisait des loisirs, il s'essayait à la poésie de grande envergure. Ainsi en 1853, il écrivit sur la majorité du duc de Brabant une ode commençant ainsi : « Le prince ou l'héritier d'un trône populaire... » On la retrouvera dans L'Etoile belge du 12 avril. (Le texte de ce poème et de la réplique de Charles Rogier, ne sont pas repris dans la présente version numérisée.)
(page 7) Rogier avait un grand fond de philosophie. L'ingratitude des Anversois ne lui fit rien perdre de sa bonne humeur. Qu'on lise plutôt cette lettre piquante au directeur du Moniteur qui lui avait supprimé « son journal » :
« 20 juillet 1854.
« Monsieur le Directeur du Moniteur,
« Depuis l'époque immémoriale de sa fondation, j'ai reçu régulièrement, sans interruption et sans frais, l'estimable feuille que vous dirigez avec une si haute distinction. Tout à coup, inopinément, sans avertissement préalable, je me vois troublé dans la longue et paisible jouissance de cette douceur, ingrédient essentiel de mes collations matinales. J'avais d'abord attribué à la distraction d'un porteur en kermesse l'alibi du précieux journal, et je prenais la plume pour dénoncer le coupable à votre vindicte quand une date, date fatale, est venue m'ouvrir les yeux. C'est à partir du 14 juillet que le Moniteur a cessé d'exister pour moi. Le 14 juillet, me suis-je dit en me réveillant, c'est l'anniversaire de la mémorable bataille livrée aux privilèges et aux abus ! Obscur contribuable, simple particulier tombé dans les rangs des égaux devant la loi, prétendre encore à l'octroi du Moniteur...
« Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net,
« comme disait l'autre. Mais, Monsieur le directeur, tout en acceptant avec résignation et respect ma condamnation, dois-je renoncer à tout espoir de voir la rigueur de la justice fléchir quelque peu à l'endroit d'un vieux serviteur ? Par un grand nombre de communiqués aussi intéressants que divertissants, j'ai concouru pendant de longues années à l'alimentation de la feuille officielle (Annales parlementaires comprises). Serait-ce trop exiger que de demander la continuation de l'envoi du journal à titre d'ex-rédacteur ? Les antécédents et les exemples abondent dans la presse pour justifier cette mesure. Si vous ne pouvez prendre cela sur vous, ou si le ministère craignait d'engager sa responsabilité personnelle dans ce nouveau gaspillage de la fortune publique, j'adresserais une humble requête à Sa Majesté en son conseil, et j'ose attendre de nos bons rapports, Monsieur le directeur, que vous ne refuseriez pas d'aviser favorablement sur le recours en grâce de votre ancien collaborateur et très obéissant serviteur.
« Ch. Rogier. »
(page 8) Les arts et les lettres procurèrent à Rogier des distractions précieuses.
Il vivait dans un milieu d'hommes de lettres et d'artistes qu'il avait encouragés lorsqu'il occupait le pouvoir et qui, voulant lui témoigner une sympathie dont il était si digne, l'appelèrent au comité et plus tard à la présidence du Cercle artistique et littéraire de Bruxelles.
Rogier prit fort à cœur sa besogne de président. Il s'ingéniait à composer des soirées dont le programme était des mieux fournis, si nous en jugeons par une lettre où il annonce à M. X... que, dans la soirée du 28 avril 1856, la partie musicale comprendra : M. Lemmens (piano), M. Léonard (violon), et Mme Léonard et Duprez (chant) ; et la partie littéraire la lecture par M. Nestor Considérant, de la traduction d'une épître d'Horace par M. Mathieu, et d'une poésie de M. Louis. Hymans sur la paix.
Par son influence, Rogier aida puissamment le Cercle à sortir des embarras financiers qui avaient failli le faire sombrer.
Il s'occupait beaucoup aussi des publications historiques et politiques du jour ; même il reprenait les ouvrages qui avaient attiré son attention quelque trente ans auparavant. Fidèle aux habitudes de sa jeunesse (voir 1er volume), il lisait la plume à la main, notant les passages dont quelque application pouvait être faite à sa carrière, à ses opinions ou au parti qu'il avait dirigé.
Parmi les cahiers qui servirent à cet usage, nous retrouvons celui-là même où, un quart de siècle auparavant, il avait fait transcrire les arrêtés pris à Anvers, sous le feu de l'ennemi, au nom du gouvernement provisoire. (Voir dans le second volume les pages 41 à 44.)
Sans doute, il lui paraissait piquant, à présent qu'il n'était plus rien, de faire suivre les arrêtés rappelant sa (page 9) dictature, aussi honnête que vaillante, des lignes qu'écrivait en rentrant dans son home, le vaillant et honnête Washington :
« La scène est enfin à son terme. La veille de Noël, au soir, les portes de cette maison ont vu entrer un homme plus vieux de neuf ans que je n'étais quand je les ai quittées. Je commence à me sentir à l'aise et libre de tout souci public. Je n'ai plus rien à démêler dans les affaires publiques... J'espère passer le reste de mes jours à cultiver l'affection des gens de bien et à pratiquer les vertus domestiques. »
Les ouvrages commentés avec le plus de soin sont ceux de Ranke, de Guizot, de Mignet, de De Carné (Histoire du gouvernement représentatif, 1855), de Combes (Histoire générale de la diplomatie européenne, 1854.)
Il semblerait qu'à certain jour - tant le désœuvrement lui pesait ! - Rogier ait eu des velléités sérieuses de publier des études historiques, dans le genre de celles où devaient s'illustrer un jour deux de ses amis, Devaux et Van Praet.
Çà et là, en effet, après de nombreux extraits qui sont vraiment topiques, on trouve quelques réflexions destinées. à figurer dans un récit suivi ; on distingue comme les premiers linéaments d'une esquisse qui pourrait, le temps et les circonstances aidant, se transformer en un grand tableau d'histoire.
Il a déjà médité l'avant-propos de ses études historiques..... Donnons tel quel le feuillet où il explique son but :
« Introduction
« Deux objections :
« 1° Besoin de se produire. Un théâtre lui fait défaut : il lui en faut un autre. Ne pas s'y arrêter. Moi seul en souffre... Je la brave.
« 2° Cette tâche nouvelle, serez-vous de force à l'accomplir ?
« Objection plus grave, qui m'a plus longtemps arrêté. Voici comment je l'ai résolue. Pour rendre la tâche plus accessible pour moi, je ne l'ai point placée dans de trop hautes régions, ni dans de trop vastes limites.
« Procédé simple suivi :
« Etudes solitaires - J'en ai recueilli quelques bons fruits. Ces fruits dois-je les garder pour moi seul ? - ou les partager avec d'autres ?
(page 10) Ce n'est pas aux savants que je m'adresse ; je m'adresse à tous ceux qui ont vécu dans le même milieu que moi - à ceux qui ont su et qui ont oublié - à ceux qui ne savent pas encore. D'autres occupations ne leur permettent pas de se livrer à des études et à des recherches. Ces études, ces recherches, je les ai faites pour eux, les faisant pour moi : je viens leur en offrir modestement le résultat. On a le droit d'être sévère pour moi, car nul ne me force à parler. Mais j'invoque l'indulgence, car si je parle, ma conscience me rend ce témoignage que nul ressort vil ne me pousse, que nul sentiment bas ne m'inspire.
« Etre utile, être bon à quelque chose, voilà tout mon mobile, toute mon ambition. »
Il semble qu'il doive s'agir là d'un travail d'histoire générale. Mais Rogier songe aussi à des sujets d'intérêt plus spécial.
Parmi ceux-ci, il en est un dont l'originalité nous a frappé : Des femmes au XVIe siècle et en particulier des femmes belges.
Rogier avait réuni là-dessus quantité de notes, puisées un peu partout. Elles étaient précédées de ces lignes :
« Ce serait une histoire vraiment intéressante que celle des femmes illustres de la Belgique. L'écrivain qui l'entreprendrait aurait bien mérité du pays. Il attirerait tout d'abord à lui la plus belle moitié du pays, et initierait nos femmes d'aujourd'hui à la connaissance de notre histoire, qui pour la plupart est lettre morte. Tandis que leur goût s'égare, tandis que leurs sentiments s'exaltent à faux ou se dépravent dans la lecture des romans, il y aurait à offrir à leur esprit et à leur imagination le tableau vrai des réalités de la vie, de grands exemples de courage, de dévouement à la chose publique. La mère mieux instruite initierait ses enfants à la connaissance de la vie de nos pères ; ce serait dans les familles l'objet d'entretiens remplis d'intérêt ou de haute utilité... »
Nous retrouvons le jeune maître qui rédigeait les programmes de l'Institution de Mme Rogier de 1820 à 1826, le rédacteur de La Récompense (voir notre premier volume), le ministre de l'instruction publique.
(page 11) Il avait songé aussi (Voir volume Ier, pages 5-6) à recueillir ses Souvenirs. Mais comme s'il avait eu le pressentiment que sa carrière politique n'était pas terminée, et que le moment n'était pas encore venu pour lui d'écrire ses mémoires, il se contenta de jeter quelques lignes de renseignements biographiques sur le papier, ainsi qu'on a pu le voir par les extraits que nous avons donnés de ses Souvenirs dans les volumes précédents.
Sur la page de garde de son cahier de Souvenirs il traçait en même temps le plan d'une histoire de cette période de vingt-cinq ans où il avait figuré si brillamment.
« Vingt-cinq ans de l'histoire belge (Sommaire)
« On pourrait diviser ce livre soit sous forme de lettres, soit sous forme de mémoires, en quatre ou cinq groupes principaux.
« 1° De la constitution de la Nationalité. Intérieur. Extérieur.
« La Révolution ne voulait pas aller d'abord à la séparation absolue. Elle a été logique, modérée. C'est pour cela qu'elle a réussi. Comme toujours, trop tard, transaction proposée par le prince d'Orange.
« 2° De la constitution politique du pays.
« Congrès - Régent - Roi.
« Loi provinciale - Loi communale - Code pénal - Instruction publique
« 3° Constitution matérielle. - Chemin de fer
« 4° Constitution des partis et du régime parlementaire.
« 5° Constitution de l'Indépendance. Neutralité. Institution morale définitive au sein de l'Europe. Mesures militaires défensives. La Belgique agissant da se.
« Majorité et mariage du Prince.
« 6° Constitution administrative du pays. Arts et lettres, Commerce, Industrie. (Flandres.). Caisse de retraite, agriculture, travaux publics, restaurations, chaussées, voirie vicinale, hygiène publique, finances. »
On le voit, la carrière de l'historien et du publiciste tente encore Rogier, qui est sur le point de retourner à ses premières amours.
Mais la politique active le reprend bientôt tout entier.
Au commencement de 1856, on annonçait qu'un siège parlementaire allait devenir vacant à Mons. Les libéraux de cet arrondissement avaient déjà fait entendre que Rogier serait leur candidat, lorsque la démission de M. Charles de Brouckère se produisit à Bruxelles (Note de bas de page : M. Charles de Brouckère, étant en dissentiment avec ses collègues de la gauche au sujet du projet de loi sur la charité déposé par le ministère De Decker-Vilain XIIII-Nothomb, avait donné sa démission). Rogier accepta la candidature dans la capitale à la demande de ses amis qui voulaient que la réparation revêtit en quelque sorte un caractère national.
Maints exaltés du parti catholique manifestèrent d'abord quelques velléités de s'opposer à la rentrée de Rogier dans le Parlement ; c'eût été donner les proportions d'un triomphe à un succès qui n'était pas douteux. Les chefs du parti eurent assez d'adresse et de prudence pour faire prévaloir l'abstention dans les rangs de leur armée.
1816 électeurs prirent part au vote du 12 février ; Rogier recueillit 1737 suffrages.
Et les félicitations d'abonder chez lui.
Faisons un choix dans ces lettres ou d'amis, ou d'anciens obligés qui ont de la reconnaissance, ou d'admirateurs de son talent et de son honnêteté :
De M. Borgnet (l'historien, ancien recteur de l'Université de Liége) : « ... Je vous félicite de votre succès ; mais je félicite encore davantage mon pays de retrouver parmi ses représentants un homme qui a si glorieusement attaché son nom à l'établissement de notre nationalité, et que ses ennemis sont forcés d'estimer alors même qu'ils l'att »aquent... »
De M. de Vrière (gouverneur de la Flandre occidentale) : « ... Croyez-moi, ce n'est pas Bruxelles qui vous a élu, c'est le pays entier ; c'est la grande voix de la reconnaissance et du bon sens... »
(page 13) De Prudens Van Duyse, l'éminent littérateur flamand : « ... Permettez moi aujourd'hui, Monsieur, de venir m'associer de cœur aux nombreux citoyens qui vous ont appelé, comme représentant, à votre ancien poste : je partage toute la confiance qu'ils placent dans vos lumières, dans vos talents, dans votre intégrité... »
De M. Ch. Pécher : «... Il était impossible de vous donner une réparation plus éclatante et en même temps de donner une leçon plus sévère à ceux qui ont méconnu les services que vous avez rendus au pays. Les électeurs de Mons avaient assuré votre élection pour le mois de juin prochain ; ils caressaient cette idée avec tant de bonheur qu'il y aura des désappointements pour eux ; mais ils se consoleront en présence de la signification que porte avec elle votre élection dans la capitale, une élection que vos adversaires ont été impuissants à contester... »
De Michel Chevalier : « ... Cher et illustre, je savais vos grandes chances à Bruxelles. Le succès a encore dépassé mon attente. Dieu soit loué ! Votre rentrée à la Chambre coïncide avec le retour à la paix (Note de bas de page : Fin de la guerre de Crimée)... Aux hommes qui ont eu de l'influence sur les affaires publiques et sur l'opinion, de faire sortir de la circonstance tout ce qui peut cimenter l'union des peuples européens et donner une idée juste enfin de la véritable grandeur de la paix. C'est un devoir auquel vous manquerez moins que personne. Vous êtes déjà grand coutumier du fait... »
Au mois de juillet de cette année, le Roi, à l'occasion du 25ème anniversaire de son avènement au trône, était intentionné de conférer à Rogier, en même temps qu'à Lebeau et aux comtes Félix de Mérode et de Muelenaere, le grand cordon de l'ordre de Léopold.
Rogier, voulant épargner un déplacement extraordinaire à ses électeurs, exprima le désir qu'il ne fût pas donné suite aux intentions du Roi (Ce n'est que douze ans après, sous le règne de Léopold II, haute distinction lui fut conférée). Une note dans ce sens parut au Moniteur du 21 juillet 1856.
(page 14) La première fois que Rogier prit la parole après sa rentrée au Parlement, ce fut pour demander que le nombre des députés et des sénateurs fût, conformément à la Constitution, mis en rapport avec le chiffre réel de la population; il y avait plusieurs fractions de 40,000 habitants qui n'étaient pas représentées. M. de Decker, alors ministre de l'intérieur, promit à Rogier de lui donner satisfaction, immédiatement après le recensement.
Le cabinet de Brouckère-Piercot, qui en novembre 1854 avait vu se détacher de lui plusieurs libéraux, mécontents de la Convention d'Anvers parce qu'elle accordait au clergé la censure des livres employés dans les Athénées, n'avait plus guère vécu depuis lors que d'une vie factice et en quelque sorte avec la tolérance de la droite. Au mois de mars 1855, à la suite de quelques votes hostiles au ministre de l'Intérieur, celui-ci ayant donné sa démission, ses collègues avaient déclaré le suivre dans sa retraite. Ni M. Delfosse, ni M. Tesch n'ayant accepté de former un cabinet libéral, les cléricaux étaient arrivés aux affaires : M. de Decker (Intérieur), le vicomte Vilain XIIII (Affaires étrangères), Mercier (Finances), Nothomb (Justice), Dumon (Travaux publics), Greindl (Guerre).
A côté de catholiques éprouvés figuraient dans ce ministère des libéraux convertis depuis peu à l'opinion qu'ils avaient jadis combattue.
M. de Decker avait au début fait preuve d'une certaine (page 15) modération qui n'était pas du goût des purs de son parti. Ce « Pierre l'Apostat » ne s'était-il pas avisé de leur refuser la révocation de deux professeurs de l'Université de Gand, de M. Brasseur qui avait, dans son cours, fait un vif éloge de la Réforme et de M. Laurent qui, dans ses Etudes sur l'histoire de l'humanité, avait nié l'origine surnaturelle du Christianisme. (Note de bas de page : M. Brasseur fut également dénoncé par quatre ou cinq de ses élèves, comme ayant nié la divinité du Christ. Une enquête établit l'injustice de l'accusation. Rogier n'ayant pas assisté aux débats que provoqua l'affaire Laurent-Brasseur, nous ne les commenterons pas.)
Dans la prévision que la journée électorale du 10 juin 1856 grossirait encore leur majorité qui s'était renforcée depuis le 30 mars 1855 de quelques libéraux (?) défectionnaires, les militants du parti catholique annonçaient que MM. de Theux et d'Anethan remplaceraient MM. de Decker et Vilain XIIII, décidément trop mous.
Les prévisions s'étaient réalisées. Les libéraux avaient encore perdu cinq voix, dont quatre à Gand. Fort de ce succès, l'évêque de Gand avait lancé l'interdit - ou quelque chose d'approchant - contre l'Université et la Société littéraire où l'on entendait parfois des paroles qui n'étaient point marquées au coin de la plus pure orthodoxie catholique. (Note de bas de page : L'effet de l'interdit contre l’Université (qui est du mois de septembre) ne peut pas se contester. Le nombre des élèves de l'Université de Gand descend de 313 (chiffre du 15 novembre 1855) à 283 (chiffre du 15 novembre 1856). Dans les trois autres universités, il y a augmentation : à Liége 509 élèves en 1855, 553 en 1856 ; à Bruxelles 341, 36 7; à Louvain 566, 638. Autres temps : Dans cette Société littéraire, les catholiques vont volontiers écouter aujourd'hui des conférences qui ne sont pas plus orthodoxes que celles qui provoquèrent, il y a tantôt 40 ans, l'anathème de l'évêché. Les idées de tolérance ont incontestablement fait du chemin.)
Si M. De Decker trouva grâce en ce moment, si les radicaux de la presse catholique firent trêve pour quelque temps à leurs attaques, c'est qu'il leur donna des gages en travaillant à hâter la mise en discussion du projet de loi (page 16) sur les établissements de bienfaisance, appelée par les divers partis « la loi sur la charité », « la loi des couvents ».
On avait d'ailleurs le moyen de « le faire marcher », comme disait un journal. Il faisait beau voir La Patrie de Bruges, (le journal de M. Amand Neut, l'ancien employé du gouvernement provincial de la Flandre orientale au temps de M. Lamberts de Cortenbach), La Patrie qui fut impitoyable à certains jours pour l'honnête mais faible M. de Decker, il faisait beau voir ce journal parler dédaigneusement de la petite minorité de 39 libéraux en face des soixante-trois « unionistes » (pourquoi ce mot nouveau ?) et des six libéraux modérés qui votaient généralement avec les unionistes ! Une majorité aussi compacte et aussi résolue saurait bien forcer M. de Decker à se soumettre ou à se démettre.
Il est cependant certain que le ministre eut parfois des velléités de résistance. Les débats de la Chambre en novembre 1856 (discussion de l'adresse) nous le montrent hésitant entre la crainte de déplaire à cette majorité redoutable et le désir de ne pas mettre les professeurs de l'enseignement supérieur à la portion congrue quant à la liberté de conscience et à la liberté de la presse. Dans une même séance il s'associe aux exigences de la commission de l'adresse qui ne laisse guère au professeur d'autre liberté que celle de l'hypocrisie, - et il déclare que jamais il ne permettra qu'on enseigne dans les universités l'Encyclique de Grégoire XVI parce qu'elle fait bon marché des libertés constitutionnelles. Le même jour il déplore la rédaction de publications qui, comme celle du R. P. Boone (catalogue de livres mis à l'index) « ne tendraient à rien moins qu'à préparer à la Belgique une génération de crétins » - et il vote contre cette phrase de Devaux : « Les services signalés, qu'en tout pays les écrits des professeurs de l'instruction supérieure rendent à la science, réclament pour ce genre de travaux une indépendance qui soit en (page 17) rapport avec la gravité de leur caractère scientifique (Séance du 27 novembre 1856). Il trouve absurde qu'on interdise la lecture d'un philosophe ou d'un juriste du 18ème siècle, et il maintient qu'il a eu raison d'infliger un blâme à M. Laurent, professeur de droit, pour ses études sur le christianisme.
Rogier soutint de sa parole et de son vote ceux qui revendiquèrent les droits de la pensée en faveur de M. Laurent. A cette occasion, il rétablit la vérité sur la prétendue destitution de M. Huet, que certains journaux mettaient à sa charge. M. Huet, malade, avait obtenu l'éméritat ; il ne s'était d'ailleurs nullement montré disposé à renier ses principes, ce qui lui avait acquis l'estime des libéraux. M. Huet, disait Rogier, était de la trempe de M. Laurent qui, lui non plus, ne sacrifierait pas ses convictions. M. Laurent, après tout, défendait une cause juste et il avait revendiqué son droit avec autant de logique que de convenance lorsque, au mois d'août 1855, à la lettre du recteur Lefebvre qui lui notifiait le blâme du ministre, il répondait : « Le fonctionnaire sans doute ne peut pas se mettre en opposition avec l'Etat qu'il sert; mais en Belgique l'Etat n'a rien de commun avec la religion, l'Etat est étranger à toute croyance religieuse ; il n'a pas le droit de statuer sur cette matière, ni en ordonnant, ni en défendant. Le fonctionnaire est aussi libre que le particulier en ce qui concerne la religion. L'Etat ne peut plus rien prescrire à l'Eglise, mais aussi il ne lui doit plus aucune protection... Si le gouvernement pouvait empêcher un fonctionnaire de donner de la publicité à ses convictions religieuses, il aurait aussi ce droit si le fonctionnaire les manifestait en pratiquant un culte autre que ceux que reconnaît je ne dis pas la loi, mais le budget... Je n'ai pas à m'expliquer sur la question de savoir si le professeur peut librement discuter dans sa chaire des questions religieuses : un cours est étranger par sa nature à ces matières... Mon livre étant entièrement étranger à mon enseignement, je ne vois pas en quoi les doctrines de (page 18) l'auteur pourraient rendre suspectes les leçons du professeur... et si des attaques étaient dirigées contre l'université à l'occasion de mon livre, ces attaques seraient malveillantes et calomnieuses... » Nous renvoyons sur ce point aux Annales Parlementaires qui ont reproduit le 22 novembre 1856 les lettres échangées entre le Ministre de l'Intérieur et le Recteur de l'Université de Gand.
Il est à noter que, à la fin du discours qu'il prononça le 28 sur les actes et les intentions du gouvernement en matière d'enseignement et de bienfaisance, Rogier prophétisa en quelque sorte l'agitation que provoquerait la loi sur la charité, qui allait arriver bientôt en discussion. On annonçait que M. Malou, rapporteur de la section centrale, était sur le point de terminer son travail. Les nécessités de l'enseignement obligèrent le Parlement à aborder en premier lieu l'examen du projet de loi sur les jurys d'examen chargés de la collation des grades académiques.
M. Devaux proposa - erreur d'un homme d'esprit - que les cours fussent divisés en deux catégories: Cours à examens et cours à certificats.
Quoique M. de Decker se déclarât l'adversaire de ce système, il voulait bien, disait-il, consentir à l'admettre à titre d'expérimentation.
Rogier lui, ne voulait l'admettre à aucun titre, ni à aucun prix.
Si, à force de ténacité et grâce à l'appui tacite du gouvernement, son ami Devaux réussit à faire passer dans la loi cette innovation malheureuse dont le temps fit vite justice, ce ne fut pas sans une résistance non moins tenace de Rogier. Les deux anciens collaborateurs de La Récompense (Voir notre volume I) se retrouvaient en dissentiment pédagogique au (page 19) milieu de leur carrière, comme ils l’avaient été plus d’une fois au début.
Mais Rogier et Devaux se retrouvèrent d'accord pour demander le rétablissement de l'examen d'élève universitaire qui, au mois de mars 1855, avait été supprimé par une majorité de hasard et de coalition.
C'est surtout dans ses discours du 24 janvier et du 19 février 1857 que Rogier a insisté en faveur du rétablissement de cet examen d'entrée à l'université qui, rétabli sous le nom de graduat en lettres pendant son quatrième ministère, a de nouveau disparu au grand dam de nos études supérieures.
La section centrale proposait de remplacer l'épreuve par des certificats. Mais par qui seront délivrés ces certificats ? disait Rogier. Par les directeurs des petits collèges, par les premiers venus et on se contentera d'une simple légalisation de leurs signatures par les autorités communales. Il citait un grand nombre d'autorités professorales et scientifiques qui insistaient sur la nécessité de cet examen pour relever les études, en même temps que pour éclairer les familles sur l'avenir des jeunes gens.
Nous voyons Rogier prenant également la parole le 6 février pour le maintien des bourses aux universités de l'Etat. Un député, connu par son amour des économies radicales, proposait de supprimer les bourses universitaires. Ah ! vous voulez supprimer les bourses par mesure d'économie. Eh bien, il y a au budget de la Justice des bourses pour le clergé. Voulez-vous que nous les supprimions aussi, celles-là ? Voilà le moyen de réaliser une économie bien autrement importante.
Cette question de bourses provoqua une discussion assez vive, préliminaire de celle, bien autrement ardente, de 1863.
M. Frère proposait par amendement que, en attendant la révision du régime de fondation de bourses en faveur de (page 20) l'instruction, le gouvernement conférât les bourses ayant pour objet l'enseignement universitaire, après avoir entendu les administrateurs de ces fondations.
La proposition ayant été repoussée, Rogier revint à la charge le 13. Voici un passage assez mouvementé de la discussion de ce jour :
« M. Rogier. Par la circulaire de 1833, qu'on a rappelée dans la discussion précédente, il avait été décidé que le choix de l'Université par l'élève-boursier ne pouvait être influencé ni d'une manière directe, ni d'une manière indirecte. La circulaire s'exprime très fortement à cet égard. Mais si les élèves allant où on les somme d'aller, quittent l'université de Gand pour aller à l'université de Louvain...
« « M. de Mérode-Westerloo. - C'est leur affaire.
« M. Rogier. - Sont-ils moralement libres ? Les parents catholiques sont-ils moralement libres d'envoyer leurs enfants à l'université de Gand ou à l'université de Bruxelles ?
“M. Dellafaille. - Oui. C'est une affaire de conscience.
« M. Rogier. - Sont-ils moralement libres ? Que faites-vous donc des mandements de vos évêques ?
« M. Dumortier. - Nous n'avons pas de comptes à vous rendre.
« M. Rogier. - Vous n'y croyez pas ! Alors vous êtes en révolte contre vos évêques !
« M. Van Overloop. - Nous sommes libres.
« M. Rogier. - Vous êtes libres de désobéir aux évêques !
« M. Van Overloop. - C'est notre affaire.
« M. Rogier<. - La question est de savoir si les principes catholiques... (Interruption.)
« Plusieurs membres. - Ceci regarde notre conscience.
« M. de Smedt. - Nous sommes Belges !
« M. Rogier. - Si vous êtes libres, ainsi que vous le dites, il y a beaucoup de pères de famille qui ne se croient pas en possession de la liberté absolue de désobéir aux mandements des évêques, surtout dans les campagnes...
« Je demande ce que fera le Ministre dans le cas où les élèves de l'université de Gand, par exemple, éloignés de cet établissement public par l'influence des évêques qui l'ont frappé d'interdit, demandaient à le quitter pour aller à l'université de Louvain qui leur a été spécialement recommandée... Consentirait-il à travailler à la démolition des universités de l'Etat au profit de l'université de Louvain ?
« Il appartient au gouvernement de rétablir l'université de Gand dans une bonne position vis-à-vis du pays... »
(page 21) Il y eut des protestations diverses contre cette loi. On ne s'était pas contenté de faire de mauvaise besogne ; on s'était permis à l'endroit des professeurs des universités des impertinences que relevèrent Rogier et d'autres, et qui ne laissèrent pas insensibles les conseils académiques.
Si, écrivait le corps professoral de l'université de Liége le 5 février, notre enseignement n'a pas produit tous les bons résultats qu'on en attendait ; si le professeur a dû suivre dans cet enseignement les variations fréquentes de la législation ; s'il a dû abandonner parfois les hautes régions de la science pour mettre ses élèves à même de satisfaire à des exigences qui étaient la conséquence fatale d'institutions vicieuses ; si, par suite, on a vu diminuer le goût des études élevées et diminuer sans arrière-pensée d'intérêt c'est à l'imperfection des lois et aux tendances matérielles de notre époque qu'il faut demander compte de ces résultats. (Lettre au Ministre de l'Intérieur, signée Nypels, pro-recteur, et Loomans, secrétaire.)
Le Conseil académique de Gand (Recteur M. Serrure, secrétaire M. Callier) n'entendait pas contester l'abaissement de l'esprit scientifique dans les études universitaires : il ne cessait de le signaler à l'autorité depuis plusieurs années. Mais il y avait injustice à lui imputer un état de choses dont la cause était l'état de la société en même temps que les lois sur l'enseignement supérieur. A l'unanimité, il estimait que les dispositions déjà votées par la Chambre précipiteraient la ruine de l'enseignement supérieur et porteraient un coup fatal à ce qui restait d'esprit scientifique dans les études. Il demandait une enquête. (Lettre du 4 février.)
A l'Académie même on s'était ému des imprudences et des maladresses de nos législateurs. M. de Sélys-Longchamps avait exprimé le regret de voir l'avenir des sciences gravement compromis par certaines dispositions de la loi. Plusieurs de ses collègues s'étaient joints à lui. Le secrétaire perpétuel, M. Quetelet, transmit au gouvernement (page 22) l'expression des regrets et des craintes de la première autorité scientifique du pays.
Rien n'y fit. La loi fut votée par 52 voix contre 28 (dont Rogier).
Dans la discussion du budget de l'intérieur, Rogier se plaignit que le gouvernement laissât à la portion congrue deux agrégés de l'université de Gand dont l'avancement lui paraissait enrayé par des antipathies épiscopales ; il voulait parler de MM. Callier et Wagener :
« ... Pourquoi ? Est-ce parce que ces agrégés appartiennent à la faculté de philosophie et lettres, laquelle n'est pas en odeur de sainteté ?... Mais ils remplissent depuis sept ans les fonctions de professeurs... L'un d'eux, M. W., a été désigné, il est vrai, dans un mandement épiscopal (Interruptions)...oui, et je vous apprends du nouveau... Il a été désigné à l'animadversion publique pour avoir développé une thèse de philosophie sur le jeûne. (Interruptions). Ce n'est pas un motif pour le maintenir au régime du pain sec pendant plus de sept ans... Veut-on que ces jeunes gens, par suite d'un découragement bien naturel, abandonnent l'université. Croit-on qu'il soit très facile de trouver des hommes capables ?... »
L'amendement que Rogier déposa « pour faire cesser une injustice et une illégalité en ce qui concernait l'université de Gand » fut rejeté par 46 voix contre 39 (droite contre gauche à peu près).
A propos de l'augmentation des traitements dont il priait le gouvernement de se préoccuper sans retard, Rogier disait :
« Prenons-y garde : avec des traitements insuffisants, nous amènerons successivement et par nécessité des hommes insuffisants à la tête de toutes les carrières publiques du pays. C'est là un grand danger ; il ne faut pas que les carrières publiques deviennent en quelque sorte le refuge de tous ceux qui auraient échoué ou qui ne se croient pas les capacités nécessaires pour réussir dans les carrières privées. »
Lorsque la Chambre fut saisie des réclamations du corps universitaire contre les sorties tout au moins inconvenantes de certains législateurs (20 février), Rogier eut avec (page 23) M. Dumortier une de ces « explications » qui rappelaient les scènes de 1834 (Voir notre deuxième volume). Ce jour-là Rogier fut plus vif, plus incisif qu'il n'avait jamais été. On eût dit qu'il s'était fait en lui un renouveau d'esprit et d'éloquence : résultat du repos de dix-huit mois auquel l'avait condamné l'ostracisme de ses anciens électeurs... « Nobis haec otia fecit... Antwerpia ».
Même puissance d'émotion, même verve, soit qu'il fasse l'éloge funèbre (9 février) du comte Félix de Mérode qui, après avoir été son ami, était devenu son adversaire ; soit qu'il défende l'institution des écoles d'agriculture (3 mars) ou qu'il recommande à la générosité du gouvernement ses compagnons de Septembre (4 mars).
Il prit plusieurs fois la parole dans la discussion du projet de loi sur la bienfaisance et sa parole fut plus chaude, plus vibrante qu'elle ne l'avait jamais été. Il combattait « l'autorisation de créer par arrêté royal des fondations pourvues d'administrateurs spéciaux, même à titre héréditaire, et qui, ainsi constituées, acquéraient la personnalité civile ». Qu'on le voulût ou non, on arriverait à donner une extension énorme au développement, déjà si considérable, des ordres monastiques ; on favorisait la concurrence des écoles cléricales au détriment des établissements publics ; on encourageait les captations sous le couvert des fondations charitables. - L'argumentation vigoureuse et la parole convaincue de Rogier provoquèrent de nombreux applaudissements dans les tribunes publiques (16 mai).
Les débats augmentaient de vivacité tous les jours. La passion des orateurs, aussi ardents à droite qu'à gauche, s'était répandue au dehors du Parlement. Le projet de loi provoquait des colères dont l'explosion publique ne devait pas tarder. M. Frère, à la fin d'un discours superbe, avait (page 24) dit : « Une fois que vous aurez établi le privilège que vous voulez instituer, vous aurez donné au pays un cri de ralliement légal, légitime, unanime, irrésistible : l'abolition des couvents » (12 mai).
A cette phrase avait fait écho, au sein des masses, le cri de : « A bas les couvents ! » (Note de bas de page : Les libéraux modérés firent campagne avec les radicaux contre cette loi. Dans un livre récent, consacré par M. le député Nyssens à Eudore Pirmez (Bruxelles, Levèque, 1893), nous voyons que le père de l'ancien ministre catholique, pratiquant comme son fils et appartenant à la nuance la plus pâle du libéralisme, avait écrit une pièce de vers contre « la loi des couvents »).
La fièvre parlementaire s'exacerbait et avec elle la colère populaire. Effrayé des dangers d'une pareille situation, Rogier conjura le ministère de faire œuvre de sagesse en retirant le projet de loi. Le ministère, qui n'avait pas même cru devoir se rallier à une proposition d'enquête faite par M. Frère (proposition repoussée par 60 voix contre 44 et 1 abstention), considéra qu'il était de sa dignité de ne pas céder à un mouvement populaire dont on ne pouvait nier, quoi qu'on en eût, l'étendue et l'intensité. Les exhortations patriotiques de Rogier restèrent sans effet (27 mai).
Rogier ne vit pas les résultats de l'entêtement du gouvernement. Le jour même où il l'avait supplié vainement de ne pas persister dans une politique dangereuse, et où quelques centaines de Bruxellois, non contents d'avoir hué des députés catholiques et le nonce du Pape, complétaient cette manifestation hautement regrettable, en allant casser des vitres chez des catholiques, Rogier dut partir pour Trélon où son frère Tell se mourait.
Il apprit les événements du 28, du 29 et du 30 mai par cette lettre de son ami Materne :
« La position ministérielle s'est fort empirée. Avant-hier et hier, les rassemblements ont pris un caractère plus grave ; les députés (page 25) catholiques ont été hués, les libéraux applaudis ; les vitres de MM Coomans, Malou, du directeur du Journal de Bruxelles, des capucins ont été brisées ; le Roi est consterné, le cabinet fort ému, la Chambre ajournée pour l'examen de je ne sais quel amendement, mais en réalité pour donner à la droite ou à la gauche le loisir et la faculté de s'entendre afin d'arriver à un compromis. Ce compromis, dit-on, ne peut être que celui-ci : une transaction qui donne raison à la gauche, mais que la droite acceptera pour sauver les apparences, et à la condition que la loi ne sera pas exécutée. »
Ce n'est pas seulement à Bruxelles, c'est à Anvers, à Liége, à Gand, à Namur, à Verviers, à Mons, à Louvain, et ailleurs, que les adversaires des couvents manifestèrent. Leurs manifestations furent ardentes, brutales parfois ; mais si l'on excepte la mise à sac d'une école de petits frères, à Jemmapes, il faut reconnaître que l'on a singulièrement exagéré la gravité des troubles de mai 1857. Il ne viendra assurément à l'esprit de personne d'excuser les acteurs de ces journées qu'on a tant exploitées contre le parti libéral ; mais prétendre que « l'émeute a régné en Belgique » à cette époque, c'est grossir démesurément les faits.
Il n'est pas davantage exact de prétendre que le ministère ait songé à « se retirer devant l'émeute ». Ni MM. Nothomb et Mercier qui étaient d'avis de lutter contre l'opinion publique, et de faire voter la loi quand même ; ni MM. de Decker et Vilain XIIII, qui proposaient à leurs amis d'en faire leur deuil, ne parlèrent de démission au mois de mai. Les adversaires, comme les amis du cabinet de Decker doivent lui rendre cette justice, qu'il n'a voulu se retirer que devant une manifestation légale. En octobre devaient avoir lieu les élections pour le renouvellement des conseils communaux. C'était une occasion toute trouvée de consulter le pays.
Pendant que les administrations des villes les plus (page 26) importantes du pays votaient à l'envi des adresses tendant à obtenir le retrait du projet de loi, le ministère proposait au Roi la clôture de la session (14 juin).
Le Roi, en signant l'arrêté de clôture qui équivalait à un arrêté de retrait du projet, écrivait à M. De Decker :
« ... Il faut chez les partis de la modération et de la réserve. Je crois que nous devons nous abstenir d'agiter toute question qui peut allumer la guerre dans les esprits. Je suis convaincu que la Belgique peut vivre heureuse et respectée en suivant les voies de la modération ; mais je suis également convaincu, et je le dis à tout le monde, que toute mesure qui peut être interprétée comme tendant à fixer la suprématie d'une opinion sur l'autre, qu'une telle mesure est un danger... »
D'un commun accord, le parti libéral et le parti catholique avaient placé les élections communales du 27 octobre 1857 sur le terrain de la politique générale. La journée ayant été un triomphe pour les libéraux, le cabinet de Decker donna sa démission le 31.
M. Henri de Brouckère n'ayant pas accepté de recommencer la politique de 1852 à 1855, le Roi fit appeler Rogier le 4 novembre.