(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)
(page 304) Les élus de 1848 allaient achever l'œuvre de réorganisation des écoles publiques par la loi de 1850 sur l'enseignement moyen.
(page 305) Dans l'intervalle des sessions de 1849 et de 1850, Rogier avait mis la dernière main à un projet qui, à en juger par les volumineux documents que nous avons sous les yeux, rapports, enquêtes, notes, extraits, correspondances, lui coûtait bien des veilles depuis plus de deux ans.
Se placent ici également des travaux d'une autre nature.
La gestion du ministère de la guerre pendant la maladie grave du général Chazal obligea Rogier à faire de nombreuses recherches et à avoir des conférences longues et délicates avec les chefs de l'armée en vue du prochain budget. (Note de bas de page : Chazal avait été atteint par le choléra au commencement d’août. L'intérim de la guerre fut confié à Rogier par arrêté royal du 11 août 1849. Chazal alla passer les premiers temps de sa convalescence au camp de Beverloo. Rentré à Bruxelles le 19 septembre, il en repartit le 23, « chargé, disent les journaux, d'une mission à l'étranger ». Après un séjour de quelques semaines en Allemagne et en Italie, il reprit son portefeuille au milieu d'octobre.)
Trois incidents particuliers ont marqué cet intérim de Rogier à la guerre la fraternisation de l'élément civil et de l'élément militaire par une revue de la garde civique et de l'armée, l'essai d'un concours entre les écoles régimentaires, et le règlement d'une pénible affaire (une offense faite à la garde civique par le colonel (page 306) De Lannoy, gouverneur des princes, où Rogier montra autant de fermeté que de promptitude.
(Note de bas de page : M. De Lannoy dut donner sa démission de gouverneur des princes. Son remplacement donna lieu à un dissentiment assez sérieux entre le Roi et ses ministres. Ceux-ci demandèrent que le Roi ne portât point son choix sur un ancien ministre catholique. Rogier écrivit à Van Praet la lettre suivante : « Bruxelles, 28 septembre 1849.
(« Mon cher monsieur, J'ai cru devoir faire part à mes collègues, qui se trouvaient réunis au moment de votre visite, de la communication officieuse que vous avez bien voulu me faire. Cette communication a produit sur leurs esprits la même impression que sur le mien, et ils ont désiré que je vous écrivisse. Loin de nous la pensée de vouloir, en aucune manière, mettre obstacle aux actes du Roi, surtout à ceux qu'il peut considérer comme étant plus ou moins de son domaine personnel. Mais il est juste qu'il y ait, sous ce rapport, liberté réciproque ; et c'est en partant de ce principe, que je crois utile de consigner ici mon opinion qui est aussi celle du Cabinet.
(« Que la nomination d'un Gouverneur des Princes ne doive pas faire l'objet d'un arrêté contresigné par un Ministre, ce n'est pas la question à soulever ici. Contresigné ou non, un tel acte engage évidemment la responsabilité du cabinet et lui importe au plus haut degré. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que sous la Restauration un acte semblable a donné lieu à une crise ministérielle.
(« Je sais pertinemment que notre collègue, le Ministre de la Guerre, attache la plus grande importance à la nomination dont il s'agit. La confiance particulière que veut bien lui accorder le Roi, ne se concilierait que difficilement, selon moi, avec l'acte qu'il s'agit de poser, sans qu'il ait été consulté ni prévenu. Ou je me trompe beaucoup, ou la nouvelle produirait sur lui une impression de surprise et de peine. Je me garderai bien d'ailleurs de mettre en avant le général Chazal comme l'homme obstacle. Je prends ma part très personnelle dans cet incident tout à fait imprévu.
(« Je ne veux pas discuter ici les titres que peut avoir la personne dont il s'agit, à la confiance particulière du Roi. Sans vouloir porter atteinte à son caractère privé, je pense que l'opinion publique ne ratifierait pas entièrement ce choix pour divers motifs. Quant à nous, il nous suffit de constater qu'elle a fait partie du Cabinet auquel le nôtre a succédé.
(« Je vous livre, mon cher monsieur, ces premières observations. Vous jugerez s'il y a lieu de les mettre sous les yeux de Sa Majesté.
(« Je vous réitère l'assurance de mes sentiments affectueux.
(« (Signé) Ch. Rogier. »)
Rogier qui aimait, nous l'avons vu, à s'entourer des lumières de « la phalange » dont il avait fait partie dans sa jeunesse, profita de la troisième réunion du Congrès professoral (qui tenait toujours ses assises à Bruxelles à l'époque des fêtes nationales), pour consulter une dernière fois les maîtres les plus expérimentés de l'enseignement moyen sur la grave question que le Parlement allait avoir à résoudre. Soit dit sans vouloir faire à aucun des collaborateurs de la loi de 1850 la part trop grande ni trop petite, nous pouvons affirmer que Rogier se louait fort d'avoir écouté certains de « nos anciens » qui n'étaient pas seulement des pédagogues distingués, mais qui (page 307) avaient encore des aptitudes administratives incontestables.
Aux fêtes de septembre de 1849, nous constatons une innovation qui fait honneur au patriotisme de Rogier. Il décida qu'à cette époque de glorieux anniversaire l'on décernerait solennellement les récompenses que l'Etat réserve aux actes de courage et de dévouement. Rattacher tous ces actes à l'héroïsme des braves de 1830 et donner un éclat tout particulier à la distribution des récompenses, c'était une pensée heureuse et féconde. « La société, disait Rogier dans l'allocution qu'il prononça à cette occasion (26 septembre), la société a des peines pour ceux qui l'offensent ; n'est-il pas juste qu'elle ait des récompenses pour ceux qui la servent ? Le jugement et les peines sont publics ; n'est-il pas juste que la récompense soit entourée aussi de solennité... ? » Mais il voulait que, précisément à cause de la solennité qu'on donnait à la récompense, on se montrât sévère dans l'appréciation des services. Les services, la patrie les réclame de tous. Plus elle donne de droits et de libertés, plus elle impose de devoirs. La première condition pour être et rester libres, c'est d'être dévoués aux lois et de savoir pratiquer la vertu.
Un autre souvenir patriotique se rapporte aux fêtes de septembre 1849.
C'était le 25 septembre 1830 que le gouvernement provisoire, au milieu de la bataille dont le succès lui paraissait certain, avait songé à remettre nos destinées à une assemblée de la nation. Rogier voulut faire coïncider cette date avec la pensée de commémorer d'une façon éclatante les travaux de l'assemblée. Le Moniteur du 25 septembre 1849 contient le rapport au Roi que voici :
« Exécution d’un monument en l’honneur du Congrès et de la Constitution
« La Belgique fête aujourd'hui le dix-neuvième anniversaire de son indépendance. Elle a résisté aux commotions qui ont agité tant d'autres pays, et son attitude n'a pas cessé d'être calme et confiante. Les institutions nationales ont supporté victorieusement une épreuve qui a permis de constater combien étaient solides les bases sur lesquelles sont assises l'existence et les lois fondamentales du pays.
« Au sentiment de satisfaction et de légitime fierté que cette situation inspire à tous les bons citoyens, se joint une pensée de reconnaissance envers les auteurs de la Constitution. Pour traverser en paix des jours difficiles, le gouvernement et le pays n'ont eu qu'à respecter et à faire fructifier l'œuvre du Congrès national.
« Un hommage solennel est dû à ceux qui ont fixé les destinées nouvelles du pays, après la fondation de son indépendance. En leur rendant cet hommage, la génération présente ne fera, on peut l'affirmer, que devancer le jugement de la postérité et anticiper sur sa reconnaissance.
« Je propose, Sire, à Votre Majesté, de conserver par un monument public le souvenir du Congrès et de son ouvrage.
« (Suit l'arrêté royal qui décrète l'érection de la colonne du Congrès.) »
Le seul passage du discours du trône (13 novembre 1849) qui eût une portée politique était relatif à l'enseignement :
La dernière session a été close par le vote de la loi sur l'enseignement supérieur. L'exécution qu'a reçue jusqu'ici cette loi importante a été couronnée de succès. Le temps fera apprécier de plus en plus (page 309) les améliorations qu'elle comporte. Vous aurez, messieurs, à compléter votre œuvre en votant cette année les lois annoncées sur les autres branches de l'enseignement. Ainsi se trouvera définitivement établi sur des bases constitutionnelles, et parallèlement à l'enseignement libre, l'enseignement public donné aux frais de l'Etat. »
On voit que ce n'était pas seulement du projet sur l'enseignement moyen que le gouvernement comptait saisir le Parlement. A ceux qui ont pu croire que la révision de la loi de 1842 n'est jamais, à aucun moment, entrée dans les vues du cabinet du 12 août, nous pouvons opposer des faits... Nous y reviendrons quand nous aurons terminé l'historique de la loi sur l'enseignement moyen. (Voir paragraphe VI.)
Le parti catholique n'a pas cessé et apparemment il ne cessera pas de sitôt de critiquer l'insertion dans la Constitution du paragraphe relatif à l'enseignement de l'Etat.
Hier encore, un des principaux organes de ce parti, un journal qui apporte autant de franchise que d'énergie dans la défense de ses principes, Le Bien Public, disait :
« Le débat (relatif à un modus vivendi, proposé sur la question scolaire par Mgr de Harlez et agréé par M. Lorand, de La Réforme) est inextricable et ne peut être doctrinalement vidé que par la destitution de l'Etat enseignant, arbitrairement investi d’une mission pour laquelle il n’a ni compétence, ni autorité. » (Cf. discours de M. Lammens au Sénat : juin 1894.)
En regard de ces lignes, reproduisons l'opinion de M. Thonissen, dont il sera assurément difficile au Bien Public de récuser la compétence et de décliner l'autorité :
« Si, d'un côté, l'enseignement devait être affranchi de toute espèce d'entraves, il ne fallait pas, de l'autre, placer l'Etat en dehors du droit commun en lui interdisant la faculté d'ouvrir à ses frais des établissements d'instruction publique. Les écoles établies et dirigées par le gouvernement peuvent, dans des circonstances données, devenir indispensables pour écarter les abus et maintenir l'instruction publique à la hauteur des progrès de la science. Par les ressources qu'il possède, par les moyens d'émulation dont il dispose, l'Etat peut rendre à l'enseignement des services inappréciables. Dans un pays où la liberté d'enseignement est admise avec sincérité, l'action de l'Etat peut être aussi heureuse et aussi bienfaisante qu'elle peut devenir dangereuse et despotique dans un pays où le gouvernement s'est adjugé le monopole de l'instruction publique. » (Constitution belge annotée.)
Bien intéressant, le tableau du travail de transformation opéré depuis 1830 dans l'enseignement secondaire. Nous allons le résumer d'après l'exposé des motifs présenté par Rogier le 14 février 1850 à la Chambre des représentants.
Les établissements d'instruction - anciens lycées et collèges de l'Empire - réorganisés par l'arrêté-loi du 25 septembre 1816 que compléta un règlement dụ 19 février 1817, se divisaient avant la Révolution de 1830 en deux catégories : les collèges communaux qui formaient le premier degré de l'enseignement supérieur, et les athénées, institutions mixtes, à la fois collèges et facultés, car le gouvernement se réservait le droit d'y annexer des cours publics destinés à propager les lumières dans toutes les classes de la société, sans en excepter celles qui ne comptaient pas faire des études académiques. Les athénées belges étaient établis à Bruxelles, Maestricht, Bruges, Tournai, Namur, Anvers et Luxembourg. Le trésor public prenait à sa charge les deux tiers des dépenses. Mais tous les établissements d'instruction secondaire, quelle que fût leur dénomination, étaient placés sous la surveillance du département de l'instruction publique. La nomination de tout le personnel appartenait au gouvernement. C'était aussi le gouvernement qui nommait les membres des bureaux d'administration, chargés de la surveillance permanente et de l'administration des établissements.
Le décret du gouvernement provisoire, en date du 12 octobre 1830, qui proclamait la liberté d'enseignement, fit tomber les entraves que l'administration déchue avait mises à l'exercice de cette liberté ; il assura en même temps aux trois degrés de l'enseignement public la conservation des encouragements dont ils avaient joui auparavant, mais il réserva, jusqu'à ce que le Congrès national en (page 311) eût décidé, la part qui devait revenir à l'Etat dans l'éducation de la jeunesse.
Le fait caractéristique des premières années de l'indépendance, ce fut la réaction contre le régime qui venait d'être renversé, c'est-à-dire contre le monopole gouvernemental.
L'administration néerlandaise, quoi qu'elle dirigeât sans partage tous les collèges communaux, ne les avait point dotés tous de subsides. Les communes qui entretenaient à grands frais ces établissements, dans lesquels elles n'exerçaient aucune autorité, interprétèrent le décret du gouvernement provisoire dans ce sens que tous les rapports de subordination avec le gouvernement en matière d'enseignement moyen étaient supprimés. Celles qui avaient obtenu des subsides du gouvernement des Pays-Bas trouvèrent dans le décret du 12 octobre 1830 leur titre à la continuation de cette faveur.
L'enseignement privé (enseignement donné par les corporations religieuses ou par le clergé séculier) profita surtout de la situation. Dans beaucoup de localités secondaires, les Régences se déchargèrent de l'obligation d'entretenir un établissement coûteux en le cédant au clergé. Les cessions étaient habituellement indirectes. Un vote du conseil communal supprimait le collège ; une autre délibération mettait à la disposition de l'évêque diocésain les bâtiments ainsi que le matériel de l'établissement. Le collège se rouvrait sous les auspices et sous l'autorité de l'évêque. Il n'était pas rare que la commune allât jusqu'à ajouter un subside sur les fonds communaux aux autres avantages déjà concédés à l'évêque.
Cependant, un assez grand nombre de communes conservèrent leurs établissements au prix de généreux sacrifices ; quelques-unes réclamèrent les secours du gouvernement.
Les subsides que le gouvernement octroya le furent à titre purement gratuit ; on alla jusqu'à lui contester le (page 312) droit d'inspecter les collèges qu'il soutenait par ses subventions.
La présentation, quatre années après la Révolution, d'un projet de loi générale de l'instruction publique était une sorte de protestation contre l'abus qui se faisait d'une liberté qui, à l'égard des communes particulièrement, n'était point sans limites, et dont l'article 17 de la Constitution avait réservé le règlement au législateur.
Nous avons dit dans notre deuxième volume que Rogier avait déposé ce projet très peu de jours avant sa sortie du ministère (31 juillet 1834).
Fonder des établissements modèles, favoriser l'institution de bonnes écoles en donnant des secours pour leur création, accorder des subsides annuels aux communes qui en avaient besoin pour soutenir des collèges dont le mérite et l'utilité étaient reconnus, encourager les écoles spéciales tel était l'esprit général du projet en ce qui concerne l'enseignement moyen. «Tout en sauvegardant scrupuleusement la liberté de l'enseignement, on voulait garantir aux Belges des écoles créées dans un système d'instruction complet et coordonné, des écoles qui ne seraient pas exposées à l'instabilité des opinions, aux caprices des volontés et des intérêts privés. »
La phrase que nous guillemetons se trouve dans le rapport de la commission spéciale que Rogier avait chargée d'étudier cette grave question. Et cette commission qui avait été unanime à reconnaître en termes si formels l'obligation pour le gouvernement de garantir, par un enseignement donné aux frais de l'Etat, l'avenir intellectuel de la nation, cette commission comptait parmi ses membres MM. de Theux, de Gerlache, Ernst et de Behr. Le parti catholique ne les récusera pas plus sans doute que M. Thonissen.
Quelque conciliantes que fussent les idées qui dominaient dans la commission de 1834, il est certain néanmoins (page 313) que, se trouvant encore dans le courant de la réaction, conséquence naturelle et inévitable de la Révolution, elle crut devoir circonscrire dans des bornes très étroites l'action du pouvoir central pour agrandir l'action de la commune. Son œuvre était destinée à satisfaire aux exigences du moment. Elle autorisait le gouvernement à établir trois athénées modèles aux frais de l'Etat, qui en aurait la direction et la surveillance. Des subsides pourraient être accordés aux communes, la députation permanente et les inspecteurs de l'enseignement moyen préalablement entendus, pour la fondation ou le soutien d'athénées, de collèges, d'écoles industrielles, etc. Les écoles moyennes communales, même lorsqu'elles recevraient des subsides de l'Etat, devraient être librement administrées par les communes. Le gouvernement avait toutefois le droit de les faire inspecter, et il devait être consulté sur les aspirants aux chaires vacantes.
Du projet général de 1834, le Parlement n'avait voté que le titre relatif à l'enseignement supérieur (loi de 1835).
En 1840, le ministère Lebeau-Liedts-Rogier arrivant au pouvoir, déclare que « le moment est venu d'accélérer la discussion de la loi sur l'enseignement primaire et l'enseignement moyen ; qu'une telle loi est parfaitement d'accord avec l'esprit de nos institutions ». C'était là une première protestation contre l'opinion qui, pendant la période précédente, s'était efforcée de montrer l'intervention du gouvernement comme inutile, sinon comme tout à fait inconstitutionnelle. Il était temps surtout d'intervenir dans l'enseignement moyen, qui avait été laissé pendant les dernières années dans un complet abandon, ou plutôt qui avait été livré à la rivalité de la commune et du clergé, à la faiblesse de l'une, aux tentatives d'absorption de l'autre.
Le cabinet de 1840 vécut trop peu de temps pour modifier efficacement la situation. Rogier dut se contenter (page 314) (circulaires du 26 mai 1840, du 4 juillet 1840 et du 31 mars 1841) de revendiquer, par l'établissement du concours général, le droit d'inspection tombé en désuétude et d'imposer provisoirement, et en attendant une prochaine loi, certaines conditions à l'octroi des subsides de l'Etat.
De 1841 à 1845, le gouvernement sembla se désintéresser de la question. Les communes laissèrent, par impuissance ou pour toute autre raison, décliner et dépérir l'enseignement moyen. Il y eut comme une sorte d'émulation qui poussa les administrations d'un grand nombre de localités secondaires à aliéner volontairement leurs droits en faveur du clergé qui marchait vers le monopole. Les chiffres sont là. Quand Rogier revint aux affaires, quarante-cinq des cinquante-trois établissements d'enseignement libre étaient dirigés par l'épiscopat ou par des congrégations religieuses, et sur vingt-quatre établissements subventionnés par l'Etat, six étaient également administrés par le clergé ; de soixante-dix-sept donc, vingt-six seulement étaient indépendants du clergé.
M. Van de Weyer, le chef du cabinet de 1845, fut d'avis qu'il fallait s'inspirer du projet présenté onze ans auparavant, mais en élargissant ses bases : il proposa que le gouvernement tînt compte de l'expérience et des nécessités d'une situation qui n'était plus celle de 1834. La majorité - catholique - de ses collègues n'ayant point partagé ses vues, il se retira, abandonnant le pouvoir (1846) à M. de Theux qui avait promis de « résoudre la question dans un esprit de patriotisme et de conciliation » et qui déposa un projet au commencement de 1847.
Si dans ses grandes lignes le système de M. de Theux se rapprochait de celui de 1834, il n'organisait pas l'enseignement de l'Etat sur des bases suffisamment solides et durables. D'ailleurs, son projet n'était pas encore (page 315) arrivé à la discussion et la section centrale de la Chambre n'avait pas encore terminé l'étude de certains amendements qui détruisaient l'économie de l'œuvre de 1834, quand Rogier était rentré aux affaires.
Le jour même où Rogier déposait son projet sur le bureau de la Chambre (4 février 1850), il faisait envoyer par son secrétaire aux journaux amis cette note qui en résumait les principales dispositions :
« Etablissements de l'Etat. - Il y a sous la direction de l'Etat : 1° dix athénées (un dans chaque chef-lieu de province et un à Tournai) ; 2° cinquante écoles moyennes (dans ce nombre sont comprises les écoles primaires supérieures et les écoles professionnelles et de commerce actuellement existantes).
« Etablissements communaux. Ils se divisent en collèges et en écoles moyennes comprenant trois catégories : les établissements communaux subsidiés par l'Etat ; les établissements communaux non subsidiés ; les établissements patronnés par la commune.
« L'enseignement religieux fait l'objet d'une disposition spéciale applicable à tous les établissements. Les ministres des cultes sont invités à donner cet enseignement.
« Les professeurs des établissements de l'Etat sont assimilés quant à la pension, aux fonctionnaires publics. Les professeurs appartenant aux établissements provinciaux et communaux participeront aux caisses actuellement existantes ; mais leurs années de services leur compteront pour la liquidation de leur pension, s'ils passent au service de l'Etat.
« Nul ne pourra, à l'avenir, être nommé professeur dans un établissement de l'Etat ou de la commune, s'il n'est diplômé.
« Un conseil de perfectionnement est établi près du ministère de l'Intérieur.
« L'obligation des concours et de l'inspection est consacrée pour tous les établissements compris dans le projet de loi.
« L'enseignement se divise en deux branches, qui peuvent être réunies ou séparées les études humanitaires et les études professionnelles (auxquelles les écoles moyennes sont spécialement réservées).
« La dépense à la charge de l'Etat est évaluée en moyenne à 30.000 francs par athénée, et à 3.000 francs par école moyenne.’
M. Van Praet, renvoyant à Rogier le projet revêtu de la signature royale, lui écrivait :
« Monsieur le Ministre,
« J'ai l'honneur de vous remettre, signé par le Roi, le projet de loi sur l'enseignement moyen.
(page 136° « Le Roi eût désiré :
« 1° Que le nombre des écoles moyennes pût être de moins de cinquante ;
« 2° Que l'enseignement religieux donné par le clergé eût dans la loi un caractère de nécessité ;
« 3° Que le diplôme obtenu dans un établissement de l'Etat ne fût pas une condition absolue d'admissibilité pour les professeurs.
« S. M. me charge de vous communiquer ses réserves sur ces trois points.
« Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'assurance de ma haute considération.
« Bruxelles, 14 février 1850.
« Jules Van Praet. »
Dès le premier jour, le projet rencontra une vive opposition dans toute la presse catholique, comme dans les sections de la Chambre, qui en commencèrent l'examen le 26 février.
Les plaintes, les récriminations, les terreurs vraies ou feintes, les menaces même de désobéissance à la loi se succédèrent avec une abondance et une intensité qui présageaient des débats parlementaires extrêmement orageux. Il n'y aurait plus, disait l'opposition, d'indépendance pour le clergé belge, plus de liberté, plus de prospérité possible pour ses établissements d'instruction. La Constitution était violée par cette loi maudite. « L'avenir de la civilisation dans notre pays », d'après le Journal d'Anvers du 15 mars, allait se décider par le vote qu'émettrait la Chambre... La question de l'enseignement pouvait se formuler en ces termes : « La Belgique entend-elle combattre ou favoriser le gouvernement révolutionnaire ?...» Que la loi proposée par le cabinet fût adoptée et la révolution était accomplie...
Les journaux de l'étranger, faisant écho, accusaient le (page 371) gouvernement belge de vouloir faire une « loi de séparation » (Ami de la Religion du 3 mars), une « loi de monopole philosophique » (Union du 2 mars), « sous l'action d'un libéralisme dominateur, exclusif, antichrétien ». On agitait une fois de plus le spectre du socialisme.
« Il est temps, s'écriait Rogier le 9 mars, à propos d'accusations lancées contre l'enseignement de l'Etat en général et du professeur Huet en particulier (voir le paragraphe précédent), il est temps de mettre fin à ce système de dénigrement, à cet esprit de tracasserie ; il nous tarde de venir en séance publique faire justice de toutes les calomnies qui se sont produites à propos de la loi sur l'enseignement. »
Les protestations du ministre n'empêchaient pas la presse catholique de l'étranger de continuer à jeter des cris désespérés :
« Nous avons les yeux fixés avec la plus vive anxiété et les plus douloureuses sympathies sur les dangers qui menacent en ce moment la religion et la liberté en Belgique.
« La Belgique catholique a respiré depuis vingt ans. Mais un ministère doctrinaire et une majorité sortie des clubs et dominée par les clubs, sont à la veille de la rejeter dans les luttes et dans l'oppression qui ont précédé 1830. » (L'Ami de la Religion.)
On ne s'étonnera pas de voir, comme conséquence de pareilles épouvantes, s'organiser contre la loi un vaste pétitionnement dont il sera parlé tout à l'heure.
Les grands griefs invoqués le plus fréquemment par les adversaires du projet de loi étaient l'absence d'un article donnant, comme le disait la lettre de M. Van Praet du 14 février, un caractère de nécessité à l'enseignement religieux, la prétention du gouvernement d'exercer le monopole dans l'enseignement moyen, et enfin les atteintes à la liberté des communes.
Quant au premier grief, Rogier s'était hâté d'y répondre dans les réunions des sections.
Si la loi déclarait obligatoire le concours du clergé, on (page 318) ne saurait pas le contraindre à donner ce concours. La loi n'aurait donc pas de sanction vis-à-vis du clergé. Pouvait-on admettre qu'on inscrivît dans une loi une obligation qui n'aurait pas de sanction ? Ne serait-ce pas le renversement de tous les principes législatifs et sociaux...
« La loi dirait : « Il y aura un enseignement religieux obligatoire donné par le clergé » et le clergé pourrait dire : « Je ne veux pas, moi, qu'il y ait cet enseignement », et en dépit de la prescription formelle de la loi, l'enseignement ne se donnerait pas. C'est-à-dire que la loi serait déclarée nulle de par le clergé. Est-ce admissible ? Ne serait-ce pas l'anarchie dans la législation ? Ne serait-ce pas le plus déplorable exemple à donner au peuple que de lui montrer la loi impuissante, que de lui prouver qu'on peut, dans certains cas, se placer au-dessus des prescriptions du législateur ?... »
Le lecteur sait déjà ce qu'il faut penser du second grief : le monopole. Il a été établi plus haut qu'à l'avènement du ministère du 12 août, le clergé possédait les deux tiers environ des établissements d'enseignement secondaire. Entrant dans des détails qui furent communiqués à la presse, Rogier prouvait que les collèges du clergé ou des congrégations religieuses qui resteraient, quoi qu'il arrivât, en dehors de la loi, contenaient un nombre d'élèves à peu près égal à celui de tous les autres établissements réunis. En supposant, comme le faisait un journal qui commentait les chiffres fournis par le ministre, que le clergé conservât plus tard la moitié seulement et c'était le moins des vingt et un collèges qu'il dirigeait à cette époque par suite de conventions conclues avec les communes, le nombre des élèves de ses établissements serait de 6.300 à 6.500 environ. D'autre part, les dix grands athénées et les neuf collèges communaux indépendants du clergé ne comprenaient que 3.700 élèves, et ce nombre ne dépasserait certainement pas 5.000 de quelque manière qu'on voulût envisager les résultats probables de la loi projetée.
Le projet de loi ne créait en réalité que douze écoles (page 319) moyennes. Il en existait déjà trente-huit, qui portaient le nom d'écoles supérieures, ou d'écoles industrielles et commerciales, et que l'on transformait.
Auprès de ceux que n'ébranlaient pas les accusations d'impiété, de socialisme ou de tentative de monopole, on exploitait le grief de la violation des prérogatives communales. Avec une rare habileté, l'opposition provoquait l'irritation chez les membres des conseils communaux dont les droits n'étaient pas absolument maintenus en matière de nomination, pas plus du reste qu'ils ne l'étaient par la loi de 1842, œuvre de cette opposition elle-même.
De ce côté, la difficulté, il faut le reconnaître, était d'autant plus grave que l'un des membres du cabinet, M. Rolin, avait, sur la question, des antécédents communaux qui allaient peut-être l'obliger à renoncer à son portefeuille.
Le bruit de sa retraite courait déjà à la fin du mois de mars. Divers organes de l'opposition affirmaient qu'il entendait bien « ne pas attacher directement ou indirectement son nom à la loi sur l'enseignement moyen », etc., etc.
- C'est faux, répondaient les journaux libéraux.
- Il n'y a « rien d'exact » dans cette nouvelle, déclarait de son côté le Moniteur du 28 mars ; « les commentaires dont on accompagne cette nouvelle sont dénués de tout fondement ».
Si la nouvelle était inexacte au moment où paraissaient les démentis du Moniteur et de la presse libérale, elle allait être vraie.
Le 4 avril, Rolin écrivait à Rogier qu'il ne pourrait rester au banc des ministres pendant la discussion du projet de loi, à moins que ce projet ne reçût quelques modifications qui étaient d'ailleurs « parfaitement compatibles avec les principes essentiels sur lesquels il reposait ». Etant au conseil communal de Gand, il avait en 1841 appuyé (page 320) énergiquement une motion « tendant à ne point accepter le subside offert par le gouvernement à l'athénée de cette ville moyennant que la ville se soumît à l'inspection, participât au concours et soumît au ministre le budget de son athénée ». Il avait, à cette occasion, soutenu que les communes ne pouvaient traiter, à prix d'argent, des privilèges qui leur appartenaient, ni reconnaître au gouvernement, dans l'intérêt de leurs finances, une prérogative que la loi lui déniait. Il avait en 1846 protesté contre un projet de loi de M. de Theux qui, au point de vue de la liberté communale, ne lui semblait pas plus critiquable que le projet de Rogier. Comment pourrait-il voter en 1850 ce qu'il avait condamné quatre ans plus tôt ?
Pour ne pas se mettre en contradiction avec lui-même, pour ne pas se compromettre personnellement et compromettre avec lui la cause qu'il entreprendrait de défendre, Rolin suggérait à Rogier, avec prière de les soumettre à ses collègues, quelques modifications. Il insistait surtout sur la nécessité du concours du clergé pour les établissements de l'Etat. En terminant sa lettre, il disait à Rogier :
« Je fais appel à vos sentiments de conciliation et de modération qui me sont si bien connus, dont j'ai eu tant de preuves ; à cette disposition d'esprit et de cœur qui vous porte à voir toujours la politique et à l'embrasser par le côté le plus large et le plus généreux. Je ne dis pas que les modifications que je propose ne soient pas susceptibles elles-mêmes d'être modifiées : je ne suis pas absolu. Voyez, délibérez avec nos collègues sur ce qui pourrait se faire. Que s'ils croient que le projet de loi doit être maintenu tel qu'il est, je ne douterai pas un instant qu'ils n'obéissent à une conviction profonde ; et même en me séparant d'eux, je leur conserverai toute mon amitié et toute mon estime, comme je désire qu'ils me conservent la leur. »
M. Rolin et le conseil communal de Gand n'étaient pas seuls de leur avis. (Note de bas de page : Le conseil communal de Gand exprimait le désir que la loi fût modifiée en ce sens que les prérogatives communales fussent étendues 1° quant à la formation du bureau de surveillance (bureau administratif) et 2° quant à la nomination des professeurs. Une députation composée de MM. le bourgmestre Kerchove de Denterghem, Van Lockeren, Jacquemyns, Delehaye et Groverman fut chargée d'aller porter à Rogier les vœux du conseil. On verra qu'il y fut fait droit dans une mesure assez large. Ceux d'entre nous qui savent comment se font aujourd'hui les nominations du corps professoral et des membres des bureaux administratifs, ne seront pas peu surpris de voir les modifications introduites depuis 1850 à l'avantage du gouvernement.) Plus d'un représentant, plus d'un (page 321) sénateur libéral hésitaient à accepter le projet tel quel on le verra tout à l'heure.
C'est ce que semblent vouloir ignorer les publicistes libéraux qui font un crime à MM. Rogier et Frère d'avoir consenti à des concessions.
Aussitôt après la réception de la lettre de son collègue, Rogier convoqua un conseil des ministres. Il y fut décidé qu'il serait tenu compte de certains scrupules de M. Rolin et de son groupe, et que le cabinet se rallierait à des amendements conçus dans le sens des observations et des objections contenues dans la lettre du 4.
Une seconde lettre de M. Rolin à Rogier en date du 10 avril est comme un procès-verbal de la réunion du cabinet :
« Bruxelles, 10 avril 1850.
« Mon cher Collègue,
« La conviction où vous avez paru être, ainsi que nos collègues, qu'en me retirant, en ce moment, du ministère, je ferais du tort non seulement au cabinet, mais encore à la situation du pays, et mon extrême répugnance à prêter un appui, même indirect, même involontaire, à ceux qui attaquent des hommes pour lesquels je n'ai pas cessé un instant de professer la plus sincère estime, me déterminent à rester parmi vous. Mais, en prenant ce parti, je rappellerai brièvement les différents points dont nous sommes convenus dans notre dernière réunion et sur lesquels j'ai déjà obtenu en partie satisfaction par l'excellent discours que vous avez prononcé hier et auquel j'applaudis de tout mon cœur.
« 1° Vous n'avez pas pu admettre que la nomination des professeurs des établissements du gouvernement aurait lieu sur la présentation des candidats, soit par le bureau d'administration, soit par le conseil communal, mais vous consentez à ce que le bureau soit consulté sur chaque nomination.
« 2° Vous voulez bien accorder au bureau le droit de suspendre le personnel, mais vous ne voulez l'accorder que par arrêté royal et non par la loi même.
« 3° Vous reconnaissez au bureau le droit de surveillance sur les professeurs sur les études et sur le régime intérieur ; mais vous pensez que ce droit résulte (page 322) suffisamment de la loi, telle qu'elle est conçue, sans qu'il soit besoin de rien changer à sa rédaction.
« 4° Vous vous ralliez à l'amendement de la section centrale qui n'étend pas aux collèges communaux non subventionnés la restriction de l'article 10, quant au choix des professeurs ; mais vous croyez devoir maintenir cette restriction quant aux collèges subventionnés. Seulement, vous avez consenti à excepter de cette règle non seulement les docteurs en philosophie et lettres et les docteurs en sciences, mais encore les candidats de ces deux facultés.
« 5° Vous n'avez cru pouvoir admettre aucune des modifications que j'ai proposées à l'article 32, relativement à la faculté, attribuée aux communes, d'accorder leur patronage à des établissements d'instruction moyenne, soit purement et simplement, soit en leur concédant des immeubles ou des subsides. Conséquemment vous avez cru ne pouvoir consentir, ni à ce que l'autorisation dont les communes auraient besoin à cet effet restât dans les termes du droit commun, ni à ce qu'elle fût bornée à l'autorisation de la députation permanente, ni même, ce à quoi je tiens le plus, à ce que la loi fût dépouillée de tout effet rétroactif et ne disposât que pour l'avenir.
« Mais vous êtes prêt à déclarer que votre intention n'est nullement de refuser l'autorisation à quelque établissement patronné que ce soit, et pour en citer un exemple, vous avez déclaré que vous êtes disposé à donner l'autorisation même à la convention relative au collège de Malines. Vous avez ajouté que vous ne vous considérez nullement comme enchaîné par les termes de la loi, à refuser tout subside de l'Etat aux collèges patronnés qui en jouissent maintenant, et que vous êtes disposé au contraire à les continuer, non pas en vertu de la loi sur l'enseignement moyen, mais en vertu de la loi budgétaire et sur les ressources qu'elle met à votre disposition.
« La disposition du troisième paragraphe de l'article 6, d'après lequel les communes ne peuvent déléguer à un tiers, en tout ou en partie, l'autorité que la loi leur confère sur leurs établissements d'instruction moyenne, ne s'applique pas aux établissements patronnés qui ne sont pas des établissements appartenant à la commune, et conséquemment il n'y a aucune objection à ce que la commune n'ait rien à voir dans le personnel de ces établissements.
« Vous admettez que l'enseignement de la religion soit inscrit au programme (article 22), et même vous êtes disposé à admettre à l'article 8 un paragraphe additionnel portant « que le gouvernement et les communes se concerteront dans ce but » avec les chefs des cultes afin de donner aux pères de famille toutes les « garanties d'une éducation religieuse » ; tout en déclarant que ce paragraphe additionnel ne comporte aucune garantie réelle et sérieuse. Notre collègue M. Frère ne s'est pourtant pas expliqué à cet égard, et il y a paru plutôt opposé. Le conseil n'en a pas délibéré.
« Quant à l'entrée d'un ministre du culte soit dans le bureau d'administration, soit dans le conseil de perfectionnement, en vertu de la loi même, quoiqu'il n'en ait pas été délibéré, le conseil m'y a paru positivement contraire. On a admis généralement que ce serait une chose désirable et qui arriverait régulièrement, pourvu que le clergé prêtât son concours ; mais en même temps on a déclaré que ce droit ne pouvait être écrit dans la loi.
« Le conseil a consenti du reste à proposer le renvoi à la section centrale des amendements qui concerneraient les propositions que j'ai faites, ou d'autres amendements assez importants pour légitimer ce renvoi ; et nous en ferons l'objet de délibérations spéciales.
« Enfin, il a été convenu que mon droit personnel de vote sur les (page 323) amendements serait réservé, et que je pourrais même, si je le jugeais nécessaire, voter pour tel ou tel amendement qui n'aurait pas été admis par le conseil. Mais je n'ai pas besoin d'ajouter, quoique je n'en aie pas fait la déclaration au conseil, que j'userai de ce droit, si j'en use, avec une très grande sobriété. Je désire, mon cher collègue, que vous me disiez si nous sommes d'accord sur tous les points que je viens de rappeler. Je ne me propose pas de porter la parole aujourd'hui, parce que je me sens encore indisposé ; mais je parlerai demain, et je le ferai de telle sorte que vous vous convaincrez facilement que je n'ai jamais eu deux langages. Je désire même m'expliquer avec une entière franchise, montrer comment je concilie ma présence dans le cabinet avec mes antécédents communaux et avec mes convictions religieuses, avouer même qu'à certains égards j'aurais désiré obtenir davantage, et, en parlant selon mon cœur, rallier à la loi, si c'est possible, quelques esprits hésitants ou hostiles.
« Votre affectionné,
« L. Rolin.
« Dites-moi que c'est bien ; c'est tout ce qu'il me faut. »
Il est assez probable que ce qui décida aussi le cabinet à faire de la conciliation, c'est l'exaspération de la presse catholique, qui ne connaissait plus de bornes. « On apprendra, dit le Denderbode du 17 mars, dans les soixante (sic) nouveaux collèges de M. Rogier, à devenir savant sans étudier, à devenir riche sans travailler ; en un mot, on y apprendra tout, on y enseignera tout, on y parlera de tout, excepté de la religion, de la justice, des devoirs et des bonnes mœurs. »
Le pétitionnement contre le projet de loi était considérable.
Par trois exemples pris l'un dans le Luxembourg, l'autre en Flandre, un troisième en Brabant, nous voyons comment on avait organisé ce mouvement spontané.
Un journal du Luxembourg écrit le 14 avril :
« Voici comment on recueille des signatures à Bastogne : on s'adresse à tout le monde, aux journaliers, aux domestiques, aux vieillards, aux femmes, aux jeunes gens. On leur dit : On veut nous prendre notre Séminaire, on veut supprimer la religion et les curés, on veut nous faire protestants, etc. »
Des habitants de Zantvoorde, parmi lesquels des (page 324) membres du conseil communal, écrivent à la Chambre que les signatures qu'ils ont apposées au bas d'une pétition contre le projet de loi leur ont été arrachées par surprise. Un sieur B. qui colportait la pétition, dont ils n'ont pas compris le sens, leur a allégué que « c'était le vœu de M. le ministre de l'intérieur ». Ils demandent qu'on annule leurs signatures (Voir le rapport du commissaire d'arrondissement d'Ypres au gouverneur baron de Vrière. Documents parlementaires.)
Il avait été envoyé de Louvain sept pétitions contenant 508 signatures. Il fut constaté qu'il s'en trouvait 175 d'enfants âgés de 7 à 12 ans.
A la Chambre, la discussion générale - que la droite avait vainement essayé de retarder pour que le Sénat ne fût pas saisi de la question pendant la session - s'ouvrit le 9 avril par un discours de Rogier, très mesuré dans la forme, très énergique dans le fond, mais laissant la porte ouverte à toutes les tentatives de loyale conciliation (M. Rolin y fait allusion dans sa lettre du 10).
Rogier était impatient d'aborder la discussion d'un projet déposé en exécution d'un article de la Constitution et d'une promesse faite par tous les ministères depuis quinze ans, projet qui avait été complètement dénaturé et odieusement calomnié hors de la Chambre. Il espérait que le débat serait calme et modéré. Il était, quant à lui, animé d'un désir sincère de conciliation, tout en restant ferme dans ses principes. La discussion ferait successivement disparaître toutes les préventions accumulées autour de la loi. Quand cette loi aurait été exécutée pendant quelque temps, elle ne laisserait pas plus de traces d'irritation dans le pays que n'en avait (page 325) laissé la loi sur l'enseignement supérieur à propos de laquelle on avait cherché à agiter le pays et à effrayer la liberté. Elle tarirait au contraire la source des discordes qui régnaient depuis quinze ans. C'était le but véritablement conservateur qu'il poursuivait. La question n'était pas de savoir si l'Etat est ou n'est pas compétent pour distribuer l'enseignement. Devant la prescription formelle de la Constitution, une étude théologique, historique, philosophique sur cette compétence n'était pas de circonstance. Il ne transporterait pas davantage la discussion en dehors des limites du pays : on faisait une loi pour la Belgique.
Bien loin de tendre à favoriser l'arbitraire du gouvernement, la loi détruisait celui dont les ministres étaient en possession, par l'absence de toute loi sur la matière ; elle posait des limites précises à la volonté ministérielle qui n'avait alors d'autre limite que la limite du budget. On avait tort de l'accuser de restreindre les droits des communes, puisqu'elle concédait aux administrations sur les écoles primaires supérieures et les écoles commerciales, transformées en écoles moyennes, des droits dont elles ne jouissaient pas dans l'état actuel des choses.
Le droit pour l'Etat de nommer des professeurs dans ses établissements s'imposait ; mais les bureaux administratifs seraient consultés et auraient la surveillance de l'exécution des règlements et des programmes. Il n'était pas vrai de dire que par le grand nombre de ses athénées et de ses écoles moyennes, le gouvernement empêchait la liberté de l'enseignement de se développer, et transportait de France en Belgique le monopole universitaire créé par l'Empire. Il s'agissait d'autoriser le gouvernement à créer, dans les limites de la loi, douze établissements nouveaux : rien de plus.
La liberté n'avait pas été faite seulement pour l'enseignement cher à la droite. Rogier ne voulait pas que, sous (page 326) la forme de la liberté, elle étendît sur le pays un vaste monopole. Quand il défendait l'enseignement de l'Etat, c'est par amour de la liberté qu'il le faisait. Qu'on lui citât trois établissements libres dirigés exclusivement par des laïcs ! Une influence, une seule, usait de la liberté d'enseignement : c'était le clergé. Si donc l'enseignement donné par l'Etat n'existait pas, en fait il y aurait en 1850 un monopole pour le clergé :
« J'admets que très consciencieusement d'honorables membres de cette Chambre pensent que cet enseignement du clergé est le seul utile, le seul qu'il soit permis de donner et de recevoir. Je conçois que l'on conteste à l'Etat sa compétence en matière d'enseignement. Il y a une opinion qui professe qu'il ne peut rien sortir de bon d'un enseignement donné par l'Etat. Mais nous n'appartenons pas à cette catégorie de penseurs. Tout en reconnaissant qu'il est utile et nécessaire d'avoir un enseignement religieux, nous croyons qu'il faut laisser une part, une large part à l'Etat. »
L'Etat inviterait le clergé à venir dans ses établissements donner et surveiller l'enseignement religieux. Trouvait-on une meilleure formule, une formule qui fût plus en rapport avec la Constitution, avec la dignité réciproque, l'indépendance réciproque de l'Etat et du clergé ? Faisait-on une loi impie, athée, parce que, au lieu de commander au clergé une chose qu'il aurait eu le droit de ne pas faire, on le priait de venir donner l'enseignement religieux dans les établissements du gouvernement ?
Il paraissait résulter de l'examen des travaux des sections que l'on méconnaissait, quant au côté politique, le but et le caractère de la loi. Le ministre espérait bien, grâce à sa modération, détacher de l'opposition quelques voix qui viendraient se joindre à la majorité ordinaire pour imprimer à la loi le caractère d'impartialité qu'il avait cherché à lui donner et qu'il chercherait à lui maintenir.
Il était heureux de constater que du moins les sections avaient paru rendre justice à la loi sous le rapport (page 327) scientifique. Pas une seule objection en effet n'avait été faite contre le programme des cours, contre la distribution et la direction des études. C'était un bon symptôme, un signe rassurant quant à l'objet même de la loi.
« ... Je n'ai pas remarqué, non plus, que les dispositions qui concernent le corps professoral aient donné lieu à de graves objections. La loi aura ce résultat immense pour l'avenir de l'enseignement public, qu'elle procurera aux professeurs un sort ; qu'elle ouvrira à un grand nombre de jeunes gens des perspectives nouvelles, qu'elle viendra par là renforcer les études universitaires. A l'avenir, les jeunes gens qui prendront dans les universités des grades scientifiques proprement dits, seront au moins assurés de ne pas avoir perdu leur temps, leurs peines, leur argent. Ils auront une carrière devant eux : ils apporteront dans l'enseignement des éléments qui leur font aujourd'hui défaut. Lorsque les professeurs appartiendront à une sorte de corporation officielle, lorsque la loi leur assurera de l'avancement, un avenir, une position, vous rendrez le courage à beaucoup d'hommes capables... ! »
La discussion, assez calme dans le début, cessa bientôt de l'être. M. Rodenbach fit, le troisième jour, l'éloge d'une pétition où quatre anciens membres du Congrès national reprochaient au cabinet d'avoir pris pour base de son projet le rétablissement du monopole existant sous le gouvernement hollandais. Rogier ne sut pas contenir l'émotion que lui faisait éprouver cette comparaison injurieuse avec les procédés du gouvernement qu'il avait combattu au péril de sa liberté et de sa vie :
« ... Si ces quatre anciens membres du Congrès sont fidèles aux traditions de cette assemblée et veulent franchement et complétement l'exécution de la Constitution qu'ils ont contribué à faire, ils voudront qu'à côté de la liberté d'enseignement il y ait aussi un enseignement donné aux frais de l'Etat. Il est d'une injustice flagrante, je dirai plus, il est d'une mauvaise foi révoltante de soutenir que notre projet de loi ait pour but de rétablir le monopole hollandais. Je ne puis me dispenser de traiter cette opinion de véritable calomnie. On nous accuse de violer la Constitution, on fait appel aux passions, et en même temps on invoque le secours céleste pour le maintien de nos institutions, comme si ces institutions étaient le moins du monde menacées... »
(page 328) Il venait d'apprendre qu'on avait été jusqu'à demander au pape d'intervenir dans la mêlée. Il avait lu ceci dans le Journal de Bruxelles du 7 avril :
« Un auguste témoignage est venu justifier les appréhensions des pères de famille et les encourager à persévérer dans les sentiments qui peuvent seuls arrêter la désorganisation dont la société est menacée. Nous savons de source certaine que Sa Sainteté Pie IX, s'entretenant tout dernièrement avec des personnes de sa cour des questions d'enseignement agitées en même temps en Irlande, en France et en Belgique, a dit que le projet de loi présenté à la Chambre belge est une véritable déclaration de guerre à l'influence de la religion, mais que c'est à la société que les blessures seront faites. »
Rogier répétait que ceux-là étaient de mauvaise foi qui prétendaient que le gouvernement faisait au clergé une guerre à mort, qu'il l'excluait de ses établissements, qu'il ne voulait pas de l'instruction religieuse dans les écoles. Puis, quand M. Osy, qui faisait sa conversion à droite, se fut laissé entraîner, dans son zèle de néophyte, jusqu'à lui reprocher de méconnaître les traditions de 1830 et de travailler à l'oppression des communes, de les dépouiller de leurs droits, Rogier, qui avait toujours présents à la mémoire certains regrets orangistes de son collègue, répliquait :
« Nous dépouillons les communes, mais de quoi ? Les communes n'ont absolument rien à dire aujourd'hui dans les écoles primaires supérieures et dans les écoles industrielles et commerciales ; la loi nouvelle leur donne des attributions qu'elles n'ont pas, et vous appelez cela de la spoliation ! Ah ! messieurs, si le gouvernement, avide de domination, s'y était toujours pris de cette façon en Belgique, il n'est pas à croire que l'honorable préopinant eût jamais eu à regretter les mouvements de 1830 (Interruption)... Nous sommes affligés profondément de voir de quel côté des reproches nous sont adressés, à nous qui avons vieilli dans la défense de toutes nos libertés, nous qui n'avons jamais dévié d'une ligne des principes libéraux, nous qui faisions partie de l'union libérale avant 1830 et qui avons continué à en faire partie après 1830, nous qui, s'il y avait à choisir entre (page 329) l'enseignement libre et l'enseignement de l'Etat, n'hésiterions pas à nous prononcer pour l'enseignement libre, parce que nous avons toute confiance dans la liberté... » (Séance du 11 avril 1850. Le discours que Rogier prononça ce jour-là est un de ses plus remarquables. Les tribunes ayant mêlé leurs applaudissements à ceux de la gauche, le président menaça de les faire évacuer.)
Deux des collègues de Rogier prirent une part brillante au débat MM. Frère et Rolin, le premier surtout. Tous les hommes marquants des deux partis d'ailleurs y intervinrent : les de Theux, les De Decker, les Dumortier et les Dechamps, comme les Lebeau, les Delfosse, les Devaux, les Delehaye, les Dolez, les Le Hon, les Orts. Discussion superbe et qui pourrait être proposée en modèle à nos législateurs actuels.
On n'aborda la discussion des articles qu'à la fin du mois d'avril : trois semaines avaient été consacrées à la discussion générale.
A cause de la question des prérogatives communales, quelques membres du parti libéral (une dizaine) se joignirent aux trente catholiques qui, eux, votaient avec une parfaite unanimité pour restreindre le nombre des établissements de l'Etat : de là un amendement (rejeté par assis et levé) tendant à réduire le nombre des athénées à quatre ou cinq, un autre (rejeté par 60 voix contre 39) qui limitait l'action de l'Etat à dix athénées auxquels seraient jointes dix écoles moyennes.
Par contre, plusieurs amis du gouvernement, Lebeau, Alphonse. Vanden Peereboom et Devaux, auraient désiré donner au gouvernement plus qu'il ne demandait. Leur amendement maintenait les écoles primaires supérieures sous le régime de la loi de 1842, c'est-à-dire sous l'administration exclusive de l'Etat ; il laissait subsister également sous la dépendance absolue de l'Etat les écoles (page 330) commerciales et industrielles existantes, tout en créant dix athénées, plus dix autres établissements s'appelant soit collèges royaux, soit écoles royales suivant leur programme. La part faite à l'Etat parut trop belle à Rogier et à M. Frère : ils combattirent l'amendement, qui fut rejeté par 57 voix contre 40.
Furent également rejetés, par 60 voix contre 32, un amendement tendant à rendre la création des dix athénées facultative et non obligatoire, et, par 58 voix contre 38, un amendement ayant pour but de réduire les écoles moyennes de 50 à 24, en empêchant la transformation en écoles moyennes des écoles primaires supérieures. Les dix athénées et les cinquante écoles moyennes du projet furent adoptés par 59 voix contre 27 (gauche contre droite).
L'article 8 du projet, où les adversaires du cabinet découvraient surtout le caractère d'immoralité et d'irréligion qu'ils reprochaient à la loi, était conçu en ces termes :
« Les ministres des cultes seront invités à donner ou à surveiller l'enseignement religieux dans les établissements soumis au régime de la présente loi. »
Cela supposait, remarqua Rogier, qu'il y aurait un enseignement religieux ; donc le projet de loi n'était pas athée, il ne devait pas, comme le prétendaient les pétitions qui continuaient à arriver à la Chambre, introduire l'irréligion dans l'enseignement de l'Etat.
Cependant, pour aller au-devant de tous les scrupules dont parlait M. Rolin, le gouvernement déclara se rallier à un amendement de M. Lelièvre qui faisait précéder l'article 8 des mots suivants, lesquels en formaient le premier paragraphe :
« L'instruction moyenne comprend l'enseignement religieux. »
La section centrale (MM. Verhaegen président, (page 331) Destriveaux, De Decker, De Perceval, Devaux, Deliége et Duquesne, rapporteur) partagea l'avis du gouvernement.
M. Dumortier lui-même s'était d'abord rallié à l'amendement Lelièvre qui, disait-il, lui offrait désormais au point de vue religieux plus de garanties qu'aucun de ceux qui avaient été soumis à la Chambre même par M. de Theux. Mais non ! mais non !... lui crièrent les radicaux de la droite. Vous vous trompez !
M. Dumortier, se ravisant, ne donna pas un vote approbatif à l'ensemble de l'article 8.
Avec quatorze de ses amis (dont MM. de Theux, Dechamps, De Decker, de Haerne, de Mérode, Osy), il s'abstint. L'abstention de la plupart de ces représentants était basée sur ce que « l'article, tout en consacrant l'enseignement religieux, consacrait aussi la faculté de faire donner cet enseignement par des laïques, et même en opposition avec le clergé, si le gouvernement le jugeait convenable ». (Ce sont les motifs de l'abstention de M. de Theux à qui Rogier cria : « Je n'ai rien dit de cela. » Séance du 30 avril.)
MM. de Liedekerke, de Man d'Attenrode, de Meester, Rodenbach, Vermeire et Vilain XIIII votèrent contre. Soixante-douze représentants l'adoptèrent.
La question des nominations avait soulevé des dissentiments entre Rogier et quelques-uns de ses amis, fort soucieux des prérogatives de la commune qu'ils ne trouvaient pas suffisamment respectées par le projet. Le gouvernement montra, cette fois encore, un véritable esprit de conciliation et les dissidents de la gauche, dont l'opposition escomptait d'avance les votes pour faire échec au cabinet, le suivirent dans cette voie.
Des amendements de MM. Loos, Fontainas et (page 332) Delehaye restreignaient le droit du gouvernement dans la nomination du personnel des athénées et des écoles moyennes en lui imposant l'obligation de faire son choix sur une liste double de candidats, dressée ou par le bureau d'administration (proposition Loos) ou par le conseil communal (proposition Fontainas et Delehaye). Rogier fit observer (séance du 1er mai) que limiter le choix du gouvernement, c'était en réalité lui enlever le droit de nomination. Dès l'instant que l'on déclarait que le gouvernement devait avoir la direction des établissements - et il n'y avait pas d'hésitation à cet égard - il fallait lui laisser la nomination du personnel. Sinon, on détruisait d'une main ce que l'on avait élevé de l'autre : on ne faisait plus que des établissements communaux. Pour stimuler le zèle et l'activité des professeurs, il importait de laisser à l'Etat le moyen de leur donner de l'avancement. L'Etat connaissait bien mieux que les communes la valeur du corps professoral : il recevait des rapports sur plusieurs établissements tandis que la commune n'avait la main que sur un établissement. Un des grands bienfaits de la loi était, il y insistait, de créer aux professeurs de l'Etat une carrière nouvelle. Fidèle aux promesses qu'il avait faites aux professeurs en 1847 et en 1848, Rogier voulait qu'ils ne fussent plus condamnés au simple rôle d'employés communaux, sans avoir la moindre perspective d'avancement. Il faisait siennes ces paroles de Devaux :
« Quand la commune a fait un choix, ce qui est très difficile, si elle s'est trompée, si le professeur n'est pas apte à donner l'enseignement et si c'est un honnête homme, la commune ne le mettra pas à la porte, elle sera obligée de le garder. Le gouvernement, au contraire, sera à même de placer ce professeur dans une position qu'il sera plus apte à (page 333) remplir, soit à la bibliothèque, soit dans les archives, soit dans les bureaux du ministère.
« Si un professeur a commis un faute légère qui n'entraîne pas sa destitution, mais qui puisse nuire à sa considération, le gouvernement pourra le faire changer de localité et sauvegarder son honneur, tandis que la commune ne le pourra pas.
« Si l'on donne la nomination aux communes, il n'y aura plus de responsabilité. S'il s'établit un nouveau collège sans principes, sans religion et que l'on s'en plaigne au gouvernement, il répondra : Je n'y puis rien, je suis lié... »
Le ministre tenait à ce qu'il fût bien établi que le système du gouvernement n'annihilait point la commune, comme on le prétendait, puisque le bureau administratif de l'athénée ou de l'école moyenne était élu par elle, que le gouvernement le consulterait avant de procéder aux nominations du personnel, et qu'il serait admis également à présenter des candidats, à faire des observations sur le choix des livres, etc. Voulait-on d'ailleurs renforcer l'élément communal dans le bureau ? Le gouvernement consentait à ce que tout le collège échevinal y entrât de droit... Mais les échevins ne sont que les créatures du gouvernement, s'écria M. De Decker, que faisait sortir de sa réserve habituelle le dépit de voir un commencement d'entente entre tous les libéraux sur cette transaction librement débattue, librement consentie.
Sur les mots « créatures du gouvernement » surgit un orage violent. L'échange de vues qui suivit ne contribua pas peu à rallier au système du cabinet les libéraux dissidents.
Dix-neuf députés seulement - tous de droite, sauf un persistèrent à protester par leur vote contre l'article relatif aux nominations, contre « l'atteinte aux droits légitimes des communes », comme on disait.
Une dernière preuve de conciliation fut donnée par Rogier à la fin de la discussion.
(page 334) Se plaçant sur le terrain constitutionnel, le cabinet n'avait pas accepté un amendement qui introduisait dans le conseil de perfectionnement de l'enseignement moyen des fonctionnaires désignés par d'autres autorités que le gouvernement, notamment des délégués de l'épiscopat. Il aurait fallu pouvoir, par exemple, comme le firent remarquer M. Frère et Rogier, trouver un moyen de contraindre les évêques à nommer ces délégués dans le cas où ils ne l'eussent pas voulu. Sinon le conseil aurait été incomplet et la loi violée. D'ailleurs, par cela même que les ministres des cultes étaient appelés à donner ou à surveiller l'enseignement religieux, chacun d'eux serait toujours, déclarèrent les deux ministres, autorisé à transmettre à l'autorité supérieure les observations qu'il croirait devoir faire sur cet enseignement.
La déclaration de Rogier et de M. Frère entraîna le vote : 57 voix contre 32 rejetèrent l'amendement. Mais Rogier tint à ce que la déclaration fût traduite en fait, quoique personne à droite ne l'eût demandé. Alors que tous les articles du projet de loi étaient adoptés, il proposa ce paragraphe additionnel à l'article 8 :
« Ils (les ministres des cultes) seront aussi invités à communiquer au conseil de perfectionnement leurs observations concernant l'enseignement religieux. »
Le paragraphe fut voté à l'unanimité dans la séance du 3 mai.
Le lendemain eut lieu le vote définitif de la loi.
Cent et un membres y prirent part : 72 adoptèrent le projet, 25 le repoussèrent, 4 s'abstinrent.
Des sept membres qui étaient absents au moment du vote, quatre ou cinq étaient favorables au projet.
Il devenait difficile, comme le faisait remarquer L'Indépendance, d'appeler encore « immorale, irréligieuse, (page 335) entachée de socialisme », une loi qui recevait l'adhésion des trois quarts des représentants (Note de bas de page : Dans un but de concorde et de pacification, la demande d'enquête sur le pétitionnement (déposée le 11 mai) fut laissée sans suite.)
Rarement (jamais, pourrait-on dire) on avait vu une loi contre laquelle d'incroyables préventions s'étaient amassées, gagner autant de terrain dans la discussion. A mesure que les débats avancèrent, - il y eut vingt-quatre séances consécutives - la lumière s'était faite, les préventions s'étaient dissipées et les esprits rapprochés. Sans sacrifier aucun principe, le gouvernement avait pu consentir à des concessions importantes, et respecter les scrupules de quelques-uns de ses amis et de ceux de ses adversaires qui voulaient loyalement, sincèrement, améliorer le projet.
Le Journal des Débats appréciait ainsi la grande discussion qui venait de se terminer et le projet de loi qui en était sorti :
« La loi sur l'enseignement moyen qui vient d'être votée en Belgique, devait rencontrer des obstacles qui paraissaient formidables. Appelé par le parti libéral, redouté par le parti catholique, auquel le statu quo profitait, ce projet de loi était depuis près de vingt ans comme le champ de bataille des opinions qui divisent le pays. Chaque tentative pour le mettre au jour avait été envisagée d'un côté comme une menace, de l'autre comme une déception. Le ministère actuel résolut de mettre fin à ce conflit. Il voulut y parvenir à l'aide d'une grande modération unie à une consciencieuse fermeté... On a pu craindre un moment que le réveil des anciennes passions, quelque temps assoupies, ne troublât sérieusement le calme dont la Belgique jouit..... Mais le bon sens des masses en Belgique fait promptement justice des exagérations. Le projet de loi n'était pas entaché des vices que lui reprochaient quelques esprits inquiets et un certain nombre de journaux préoccupés surtout, il faut le dire, des élections législatives du 11 juin... Il ne recélait ni les dangers, ni les arrière-pensées qu'on lui imputait. La discussion publique a mis au grand jour et rendu évidents pour tous les esprits raisonnables, l'impartialité, la pureté des vues du gouvernement, son respect profond pour la Constitution et pour les croyances religieuses... Le cabinet s'est appliqué à rassurer les consciences timorées soit par des amendements auxquels il se prêtait ou dont lui-même prenait l'initiative, soit par des déclarations spontanées sur le sens des articles proposés ou adoptés... Ainsi, M. Rogier a fait adopter une disposition additionnelle stipulant que les membres du clergé pourraient communiquer au conseil de l'instruction publique leurs observations verbales ou écrites sur l'enseignement religieux : cette disposition nous semble (page 336) meilleure que celle de la loi française qui appelle les membres de l'épiscopat à faire partie du conseil, disposition qui reste sans sanction, contre laquelle la plupart des évêques ont protesté... Le résultat honore le gouvernement qui l'a obtenu et particulièrement M. Rogier, auteur du projet de loi qu'il a défendu avec conviction et talent. »
La modération que le cabinet avait montrée au cours de la discussion était d'autant plus méritoire, que quelques-uns de ses amis les plus dévoués estimaient qu'il s'avançait peut-être trop loin sur le terrain de la conciliation. On en jugera par la lettre suivante qu'écrivait à Rogier le bourgmestre de Liège, M. Piercot, le même qui devait lui succéder au ministère... et signer la Convention d'Anvers :
« Liège, le 15 avril 1850.
« Mon cher ami,
« Je suis heureux d'apprendre que la démarche de la ville de Liège a été agréable au ministre notre but a été non moins de lui donner un témoignage de vive sympathie, que de lui communiquer notre sentiment sur la loi. Vous pouvez faire de la lettre en question tel usage que vous jugerez convenable. Elle était pour vous. Vous en êtes donc le maître.
« D'après ce que je lis dans les journaux, on vous annonce beaucoup d'amendements. M. Rolin indique même que le cabinet serait disposé à faire bon accueil à plusieurs d'entre eux. J'honore cette disposition d'esprit à la conciliation ; mais s'il m'était permis de dire mon avis, j'ajouterais que cela n'est pas sans danger. Votre loi est bonne, très bonne ! Prenez garde que des amendements trop nombreux ne viennent en amoindrir les effets. Une fois la brèche ouverte, l'ennemi se glisserait partout.
« La conciliation elle-même a besoin d'être contenue dans de justes limites. Vous êtes sur un terrain excellent, et tous les hommes de tête et de résolution vous y suivent.
« Quant aux libertés communales, elles me paraissent intactes. En définitive, je réponds à tous ceux qui touchent cette corde, qu'avec un ministère libéral les communes auront toujours assez de liberté et de franchises ; et que si le ministère devait changer, c'est parce que nos principes seraient vaincus.
« Et alors, ce n'est pas un amendement qui nous sauverait. La loi elle-même tomberait sous les coups de la réaction !
« En résumé j'ai confiance dans votre succès définitif, parce que vous êtes dans le vrai, et que la majorité doit vous suivre sous peine de suicide !
(page 337) « En avant donc, mon cher Charles. Nous chanterons bientôt victoire, et ce sera en votre honneur.
« Salut affectueux et dévoué
« F. Piercot. »
L'épiscopat crut devoir en appeler des représentants aux sénateurs.
Reproduisons quelques passages de la pétition qu'il adressa à notre Chambre haute :
« C'est avec un profond sentiment de douleur que nous avons vu présenter à vos délibérations le projet de loi sur l'instruction moyenne voté par la Chambre des représentants, parce que, nonobstant les modifications qu'il a subies, ce projet attribue au gouvernement un pouvoir réel en matière spirituelle, et blesse grièvement les droits de l'Eglise...
« Si elle ne subit pas dans ses principes des modifications essentielles, la loi créera pour nous une situation critique, fâcheuse, compromettante.
« Notre plus intime désir est de pouvoir concourir loyalement à l'exécution de cette loi importante comme nous avons concouru à la loi sur l'instruction primaire de 1842, comme nous avons concouru depuis 1830 à toutes les mesures pour lesquelles l'autorité civile a, dans quelque intérêt social, réclamé notre coopération.
« Ce désir, en présence des orages qui menacent la société, est d'autant plus vif que rien, selon notre manière de voir, ne contribuera autant à consolider la paix publique, dont la Belgique a eu le bonheur de jouir jusqu'à présent, que l'accord parfait de l'autorité civile et de l'autorité ecclésiastique sur la première des questions sociales, celle de l'instruction et de l'éducation de la jeunesse. »
Cinq griefs étaient indiqués : 1° Le projet ne reconnaissait pas le droit des évêques d'entrer dans les établissements à titre d'autorité ; 2° il accordait au gouvernement le droit de nommer des ministres du culte chargés de l'enseignement religieux ; 3° il attribuait au gouvernement la direction absolue de l'enseignement dans ses établissements, déniant implicitement aux chefs du culte le droit d'y régler et d'y inspecter l'enseignement religieux et moral ; 4° il permettait de créer un nombre indéfini d'établissements aux frais de l'Etat, lésant ainsi les droits acquis des catholiques ; 5° il se bornait à inviter le clergé à donner l'instruction religieuse.
(page 338) Les plaintes et les frayeurs de l'épiscopat ne parurent pas fondées à la majorité du Sénat.
Il adopta la loi par 32 voix contre 19 et 1 abstention. La discussion avait été moins longue et moins incidentée qu'à la Chambre, mais presque aussi brillante.
Une sortie des plus vives de M. d'Anethan, le leader de la droite sénatoriale, contre l'enseignement de l'Etat provoqua cette belle réplique de Rogier :
« D'après l'honorable sénateur, il ne serait sorti de l'instruction publique dirigée par les gouvernements, que des révolutions, que des révolutionnaires. Je repousse tout d'abord un pareil outrage, au nom de nos institutions qui veulent un enseignement donné par l'Etat, au nom du pays, au nom de notre jeunesse étudiante, au nom de nos professeurs. Il n'est pas vrai que l'enseignement public dirigé par l'administration de l'Etat ou par l'administration de la commune, renferme tous ces fléaux que vous avez énumérés. Depuis vingt ans, nous avons un enseignement donné aux frais de l'Etat, dirigé par des administrations laïques : vous insultez à toutes ces administrations, à la jeunesse, aux professeurs ! Tenez donc compte de la conduite admirable tenue par notre jeunesse, particulièrement par la jeunesse des écoles publiques, à une époque où tout fermentait en Europe, notamment dans les établissements dirigés par le clergé. »
M. d'Anethan avait reproché au ministre de demander plus en 1850 qu'en 1834. « Mais vous-même, lui répliqua Rogier, vous demandiez en 1846 (cabinet de Theux) plus que nous ne demandions en 1834 ! Il vous fallait alors dix athénées au lieu de trois. » Il terminait ainsi sa riposte qui mit les rieurs de son côté :
« Je ne veux pas faire un reproche à l'honorable sénateur de son inconséquence. Il a mon indulgence pour ses fautes passées. Il faut savoir reconnaître les torts qu'on s'est donnés dans certaines circonstances. Je regrette profondément la conversion qui s'est opérée dans les opinions de l'honorable préopinant. Je conçois qu'il a pu faire de tristes retours sur des erreurs passées, et que ce qu'il jugeait bon, utile, constitutionnel en 1846, il le trouve mauvais, fatal, inconstitutionnel en 1850 1848 a passé sur nous, et 1847 a passé sur lui. »
(page 339) Lorsque M. d'Anethan, revenant à la charge, fit clairement comprendre que le clergé voulait entrer dans les établissements de l'Etat à titre d'autorité et qu'il refuserait son concours parce qu'il ne pouvait pas rencontrer dans ces établissements les conditions de moralité nécessaires, M. Frère intervint dans le débat et rivalisant d'éloquence et d'énergie avec Rogier, défendit l'honneur des pères de famille qui dirigeaient ces établissements et des pères de famille qui y avaient placé leurs enfants. Il entendait bien que l'autorité civile ferait tous ses efforts, tout ce qui était compatible avec sa dignité pour obtenir le concours du clergé. Mais enfin si l'on ne pouvait l'obtenir, si malgré toutes les concessions possibles, si après avoir été jusqu'aux dernières limites, ce concours était refusé, faudrait-il fermer ces établissements ? Autant vaudrait alors déclarer que tous les établissements d'instruction appartiennent au clergé. Que deviendrait l'indépendance du pouvoir civil ?
Au moment où l'on allait passer au vote, Rogier réitéra, au nom du cabinet, l'engagement formel de s'adresser au clergé. Il avait fait tous ses efforts pour enlever à son projet jusqu'à la dernière apparence d'une loi contraire à la liberté communale ou insuffisante au point de vue religieux. Il estimait que l'émotion factice ou réelle qui avait été produite dans le pays s'était considérablement calmée à mesure que la lumière s'était faite, à mesure que la passion avait fait place à la réflexion :
« Il appartient au Sénat de continuer l'œuvre de conservation, de conciliation, commencée par la Chambre des représentants : car tel est le caractère de la loi (25 mai). On le comprendra mieux un jour. Ceux qui défendent le projet aujourd'hui pourront alors s'applaudir (page 340) du concours qu'ils auront donné à l'Etat. Ceux qui s'en effrayent verront qu'ils ne se sont effrayés que de chimères et de fantômes. Je ne demande pour la complète justification de la loi, qu'une seule année d'exécution. »
Rogier était dans le vrai.
Malgré la résistance du clergé, malgré ses refus (dont nous nous occuperons ultérieurement), le parti catholique n'a jamais trouvé de majorité pour abolir la loi du 1er juin 1850 et il ne paraît plus même songer à en chercher.
La loi est, dans son ensemble, conforme aux vœux et aux besoins du pays. Les modifications qu'on y a introduites depuis quelques années n'ont pas toutes été heureuses assurément... mais le dernier mot n'est pas dit.