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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Deuxième partie. Rogier pendant la lutte pour l’indépendance (1830-1839)

Chapitre II. L'organisation de la victoire Première période du Gouvernement provisoire jusqu'à la réunion du Congrès National (27 septembre au 10 novembre 1830)

1. Rogier membre du comité central du gouvernement provisoire

(page 17) En faisant connaître au brave peuple belge que les Hollandais avaient cédé aux efforts des généreuses populations qui avaient combattu avec un courage digne de leur antique réputation, le Gouvernement provisoire disait qu'il s'agissait maintenant de consolider la victoire en organisant les moyens de combattre au dehors.

Il convoquait (27 septembre) les volontaires de toutes les villes et communes du royaume à se rendre autour du Parc, où ils recevraient une « organisation provisoire par compagnies et par bataillons ».

Il importait de procéder sans délai non seulement à l'organisation de l'armée, mais à celle de l'administration civile, de l'ordre judiciaire et de l'administration des finances.

Rogier qui, avec De Potter, Van de Weyer et de Mérode, faisait partie du Comité Central chargé du pouvoir exécutif, apporta dans ce travail d'organisation la même activité, la même décision que pendant le combat.

Le Comité Central délibérait sur les propositions qui (page 18) lui étaient soumises par des administrateurs généraux que le gouvernement provisoire plaça à la tête des Comités de la guerre, de l'intérieur, de la sûreté publique et des finances.


On voit dans les Notes et Souvenirs de Rogier, comme dans les Mémoires de Van de Weyer et de Gendebien, combien était attristante la pénurie des ressources de ce gouvernement improvisé !...

« Observation de Gendebien sur la position, recueillie par de Mérode : « Dans quel guêpier no0us sommes-nous fourrés ! » (Notes et Souvenirs, feuillet 3.) « Pas de finances, pas d'archives, pas d'employés », écrit Van de Weyer. « Pour tout mobilier, une table en bois blanc prise dans un corps de garde et deux bouteilles vides surmontées chacune d'une chandelle. » (Mémoires de Gendebien.)

La tâche était aussi lourde que périlleuse.

Elle eût écrasé des hommes moins résolus, moins vigoureusement trempés.

Ce qui, à certaines heures, compliqua les difficultés et aggrava le poids des responsabilités, ce furent les dissentiments profonds qui, sur les principales questions, séparaient les membres du Gouvernement. Ainsi, De Potter demandait que l'on proclamât le plus tôt possible la république, tandis que ses collègues croyaient devoir, avant tout, convoquer les députés de la nation.

Nous reviendrons plus loin sur le débat relatif à la forme du Gouvernement.

Disons pour le moment que Rogier, quoique ayant du sang de républicain dans les veines et sans manifester de préférence pour le régime monarchique, n'était pas l'un des moins ardents à combattre l'opinion de De Potter.

Il ne se prononçait pas sur le principe ; il n'examinait pas (il y reviendra au Congrès) si la forme républicaine convenait ou non au caractère du Belge. Mais il soutenait énergiquement que l'établissement immédiat d'une (page 19) république belge ne plairait guère au nouveau souverain des Français et pourrait faire perdre à la Révolution des sympathies dont avaient besoin les audacieux qui détruisaient une des œuvres de la Sainte-Alliance, ce royaume des Pays-Bas si cher au czar, à la Prusse, à l'Autriche, à l'Angleterre.

Pour ne parler que de la Russie et de l'Autriche, qu'on se rappelle l'hostilité persistante du czar, proche parent de Guillaume, contre notre jeune royauté, et l'animosité vraiment haineuse de Metternich contre les Belges, qui osaient, bien avant Napoléon III, proclamer que les traités de 1815 avaient cessé d'exister.

Le czar ne se décida qu'après de longues années à reconnaître le royaume de Belgique. Metternich, lui, écrivait cinq mois après le couronnement de Léopold Ier : « L'affaire belge est odieuse ; elle l'est à cause de son point de départ... Quelque effort que l'on fasse pour lui prêter une autre couleur, ce point de départ est la protection accordée à une rébellion... »

Nous ne devions pas être absolument rassurés quant aux dispositions du gouvernement français, qui s'inspirait, en matière de relations extérieures, des idées de Talleyrand, ami douteux de la Belgique comme la suite de cette histoire le prouvera.

Du côté de l'Angleterre, on avait lieu également de concevoir quelques craintes : le pouvoir y était aux mains des tories.

Rogier faisait remarquer que si sans raison et sans nécessité nous proclamions la République, non seulement nous deviendrions suspects à la France, mais nous provoquerions des craintes et nous envenimerions des colères.

Certes, ce n'était pas sans un vif mécontentement que les puissances du Nord et de l'Est de l'Europe voyaient s'effondrer ce royaume des Pays-Bas dont on a dit avec raison que c'était « l'une des combinaisons les plus brillantes (page 20) de cette Sainte-Alliance qui s'était imaginé de bonne foi réaliser la confédération européenne de Henri IV et de l'abbé de Saint-Pierre ». (Goblet d'Alviella, dans Cinquante ans de liberté.)

En plaçant entre la France, l'Angleterre et l'Allemagne, dans les plaines tant de fois dévastées par leurs sanglantes compétitions, un nouvel Etat assez pacifique de tempérament et d'intérêts pour ne jamais s'abandonner à des velléités conquérantes, assez puissant pour commander le respect de sa nationalité et même faire bonne figure dans le concert européen », elles avaient cru trouver la clef de voûte qui avait manqué jusque-là à l'équilibre du continent. Mais, comme le dit M. Goblet, elles n'avaient pas tenu compte d'un élément appelé à jouer un rôle de plus en plus prépondérant dans les remaniements territoriaux de l'Europe : les affinités spontanées des populations.

Les fautes du roi Guillaume (nous l'avons établi dans le volume précédent) avaient fait le reste.

Il n'en est pas moins vrai que ces puissances ne pouvaient pas être bien disposées pour une nation qui renversait leur œuvre, et qu'il importait de les ménager.

La majorité du Gouvernement les ménagea en se ralliant à l'opinion de Rogier.

Sans nous arrêter à ces dissentiments du Gouvernement provisoire, voyons ses œuvres, les œuvres puissantes, qu’un commun accord a permis de réaliser.

Le cadre de cette biographie, quelque large qu'il soit et qu'il doive être, ne comporte pas la discussion des mesures et des décrets dont le Gouvernement provisoire a pris l'initiative pendant sa dictature forcée.

Il est indispensable cependant que le lecteur connaisse, au moins dans leurs grandes lignes, les travaux de ces vaillants administrateurs, de ces hommes de cœur et de progrès.

(page 21) Les Souvenirs de Rogier et de ses collègues nous fourniront les éléments de cette revue rapide, pour laquelle nous suivrons l'ordre chronologique.

2. Le comité de Constitution. Les libertés proclamées par le gouvernement provisoire. Les griefs qu’il redresse

Cinq jours après l'établissement du Gouvernement provisoire, son autorité était reconnue dans la plupart des villes.

Le 1er octobre, il forme une nouvelle magistrature et la justice reprend son cours naturel et régulier ; il rend en même temps la liberté à la presse.

Le 4 octobre, il décrète que la Belgique, violemment détachée de la Hollande, constituera un Etat indépendant. Plein de confiance dans la sagesse du peuple, il convoque un Congrès national et établit, dit Van de Weyer, le mode d'élection le plus populaire dont la Belgique ait jamais joui.

Le 6 octobre, il nomme en dehors de ses membres une commission de Constitution, qui, par 8 voix (MM. de Gerlache, Van Meenen, Lebeau, Devaux, Nothomb, Ch. de Brouckere, Balliu et Zoude) contre 1 (Tielemans), se prononça pour la monarchie.

L'analyse des articles du Mathieu Laensbergh et du Politique que nous avons faite dans le précédent volume, aura, pensons-nous, prouvé au lecteur que Lebeau, Devaux et Nothomb étaient tout naturellement désignés pour siéger dans cette commission et pour venir en aide au Gouvernement provisoire.

Pendant que délibérait la commission, le Gouvernement travaillait à l'organisation de bataillons qui refoulaient l'ennemi vers la Hollande, en même temps qu'il envoyait des délégués ou des agents secrets auprès (page 22) des cabinets de Paris et de Londres, afin d'obtenir leur sympathie ou leur neutralité.

Il ne se contentait pas de redresser des griefs : il proclamait des libertés. Il n'eut point de repos (l'expression est de De Potter) qu'il n'eût décrété :

1° La suppression de la direction de la police, considérée comme une usurpation sur les pouvoirs communaux (11 octobre) ;

2° Des libertés que Rogier et ses amis du Mathieu Laensbergh et du Politique avaient toujours réclamées comme les catholiques :

La liberté d'enseignement en tout et pour tous sans entrave aucune, ni autorisation, ni certificat (12 octobre) ;

La liberté de s'associer dans un but politique, religieux, philosophique, littéraire, industriel ou commercial (16 octobre) ;

La liberté des opinions et de leur application pour chaque citoyen ou chaque association de citoyens, par la voie de la parole et de la presse ; l'abrogation de toute loi générale ou particulière entravant le libre exercice d'un culte quelconque et assujettissant ceux qui le professent à des formalités qui froissent leur conscience ; la suppression de toute magistrature créée pour soumettre les associations philosophiques ou religieuses et les cultes à l'action ou à l'influence de l'autorité ;

3° L'abolition du serment immoral à prêter en garantie de la sincérité des déclarations de succession et de mutation par décès (17 octobre) ;

4° La liberté entière des théâtres (21 octobre) ;

5° L'abolition de la haute police et de toute surveillance exercée par elle (22 octobre) ;

6° La publicité des budgets des communes, pour laquelle avait tant lutté Rogier (26 octobre) ;

7° La publicité de l'instruction et des débats aux conseils de guerre, ainsi que le droit des prévenus de s'y (page 23) faire assister d'un conseil librement choisi (9 novembre) ;

Etc. etc.

Si l'on ajoute à cette nomenclature, que nous trouvons dans les Souvenirs personnels de De Potter, la suppression de la bastonnade et de la loterie - encore des institutions dont Rogier avait été dans la presse l'adversaire irréconciliable -, l'institution de la garde civique (qu'il avait provoquée dès 1829), on se convaincra que son influence fut grande après la victoire, comme son courage et son sang-froid avaient été puissamment efficaces pendant la bataille.

On se convaincra aussi que l'attention du Gouvernement provisoire s'est portée partout, qu'il a montré l'exemple au Congrès national, et qu'il a résolument marché dans la voie du progrès au risque même parfois de dépasser le but, comme le lui reprochent ceux qui auraient voulu en matière d'enseignement, par exemple, des garanties de capacité et de moralité.

3. Convocation du Congrès. Composition du corps électoral

L'un des décrets du Gouvernement provisoire dont il nous importe le plus de connaître la genèse à l'heure où nous écrivons (mars 1892), le décret réglant la composition du corps électoral appelé à nommer les membres du Congrès national, est précisément celui à l'élaboration duquel Rogier prit la part la plus importante. N'avait-il pas, pendant les dernières années du royaume des Pays-Bas, traité à fond dans le Mathieu Laensbergh et dans Le Politique toutes les questions électorales ? Son Manuel n'avait-il pas été, en 1829 notamment, le vade-mecum en quelque sorte des électeurs ?

Certes, il n'était pas de ceux que pouvait satisfaire le système hollandais de l'électorat restreint et indirect : il voulait plus et mieux. Il était d'avis qu'il fallait adopter, (page 24) sans tarder, un système d'élection directe et libérale, parfaitement d'accord sur ce point avec De Potter, comme il eût été d'accord aujourd'hui - nous pouvons l'affirmer de source certaine - avec les partisans du suffrage le plus large, voire du suffrage universel. Rogier était un opportuniste avant la lettre,

Toutefois, comme les circonstances exigeaient la prompte réunion du Congrès national, qu’un système où n'aurait été conservée aucune des bases de l'ancien système électoral devait entraîner des lenteurs, et que d'ailleurs il restait entendu que le mode d'après lequel on procéderait pour cette fois ne serait que transitoire (ce sont les considérants du décret du 11 octobre 1830), Rogier se rallia à une transaction qui, tout en faisant du cens (un cens différentiel) la base du système électoral, admettait au vote les capacités (juges, avocats, avoués, notaires, ministres des cultes, officiers depuis le grade de capitaine inclusivement, docteurs en droit, en sciences, en philosophie et lettres, en médecine).

Sous l'ancien gouvernement, le cens variait de 50 à 100 florins dans les campagnes et de 15 à 150 florins dans les villes. On payait 150 florins à Bruxelles, 130 à Anvers, 100 à Gand, 80 à Liège, 50 à Namur, 15 à Arlon. Le Gouvernement provisoire réduisit le cens de moitié pour les campagnes : à 75 florins dans la Flandre orientale, à 50 dans le Brabant, à 25 dans les provinces de Namur et de Luxembourg.

Les électeurs devaient avoir 25 ans, être Belges ou naturalisés, ou avoir six années de domicile en Belgique. Le nombre des membres du Congrès était fixé à 200, avec des suppléants.

Pouvaient faire partie du Congrès tous les citoyens âgés de 25 ans, Belges ou naturalisés, et tous les étrangers ayant établi leur domicile en Belgique avant la formation du royaume des Pays-Bas et ayant continué à y résider.

4. Difficultés de la tâche du gouvernement provosoire. Les correspondances de Rogier en 1830 : son secrétaire, Joseph Demarteau

(page 25) Sans vouloir mêler les mesquines questions personnelles aux sévères questions de principes qui se débattirent alors dans les séances du Gouvernement provisoire, nous croyons intéressant de reproduire ici quelques lignes d'une lettre où Rogier traçait à ses amis du Politique un petit tableau des sollicitations infatigables auxquelles ses collègues et lui étaient en butte de la part des quémandeurs de places. Harcelés, trompés, victimes de faux renseignements, il devait leur arriver - et il leur est arrivé - , de faire des nominations malheureuses sur lesquelles ils durent revenir quelquefois.

««... A chaque heure du jour on rencontre des individus qui cherchent à tirer de leur dévouement le meilleur parti possible et qui considèrent le patriotisme non pas comme le plus saint des devoirs, mais comme la plus sûre des spéculations. Ces braves gens s'octroient ou se font octroyer un certificat de civisme, et, vite, courent à Bruxelles le présenter au Gouvernement provisoire, disant : « Vous voyez, je suis un excellent citoyen ; ceci est un billet payable à vue : je vous en prie, échangez-le-moi contre une bonne place. Je vous promets, foi d'honnête homme, d'avoir du zèle et de la capacité jusqu'à concurrence de mes appointements. »

Il est des hommes désintéressés d'ailleurs, qui ressemblent par un endroit à ces solliciteurs. Ce sont ceux qui, n'examinant la Révolution que dans ses rapports avec les fonctionnaires publics, regardent les nominations et les destitutions comme les seuls actes qui méritent d'être remarqués. Selon qu’un de leurs amis est appelé à une charge ou en est repoussé, ils déclarent sans examen le gouvernement excellent ou détestable. Ils ont grand tort. De mauvais choix eussent-ils même lieu, on devrait encore les pardonner au Gouvernement provisoire. Etrangement pressé par les circonstances, ayant beaucoup à défaire et à faire, constamment assiégé par l'intrigue, sa main peut s'égarer et dans le sac des présentations saisir un serpent en cherchant une anguille. Il faudrait alors le plaindre, non le blâmer. Mais, d'ailleurs, la question des individus est maintenant tout à fait secondaire : il s'agit, avant tout, des choses... »

(page 26) Rogier avait pris pour secrétaire Joseph Demarteau, un jeune homme d'esprit et de cœur, et qui s'était attaché à lui dès le premier jour avec une sincérité qui fait l'éloge de l'un et de l'autre. « J'étais à Bruxelles - écrivait plus tard Demarteau à Rogier. j'y vivais seul et sans avenir. Des circonstances fortuites me rapprochèrent de vous, je devins votre secrétaire et une carrière s'offrit devant moi. Mais non content de me placer dans une position que tout le monde enviait, vous m'élevâtes pour ainsi dire jusqu'à vous, apportant dans les relations non la froideur d'un supérieur, mais la bonté et l'indulgence d'un ami... Ma position me mettait à même de lire dans le monde comme dans un livre... »

(Note de bas de page : La lettre est du 11 avril 1831. Demarteau, placé par Rogier dans les bureaux du Ministère de l'Intérieur, « dans une position capable d'assurer une existence heureuse à tout homme de bon sens », ne peut supporter « l'idée de voir désormais sa vie enfermée dans ces quatre murailles ». Il désirait une place de sous-bibliothécaire... « Au nom du ciel, dit-il en terminant sa lettre, pas de la mort morale des bureaux ! » Nous croyons que Demarteau, après avoir été attaché à une mission diplomatique, revint dans sa ville natale fonder la « Gazette de Liège ».)

Demarteau a pu, en effet, connaître le monde en dépouillant les innombrables lettres que l'on envoyait à Rogier, et dont il lui faisait connaître le contenu avec un soin extrême, joignant parfois à son analyse une réflexion humoristique, une note piquante.

Nous avons trouvé dans les papiers de Rogier quelques-uns des cahiers où Demarteau cataloguait cette vaste correspondance. C'est comme un mémorial ou, au jour le jour, Demarteau renseignait son chef. Celui-ci consignait en marge ses observations personnelles et indiquait quelle suite il fallait donner à l'affaire.

Impossible de se faire une idée de tout ce qu'on demandait, de tout ce que l'on conseillait, de toutes les menaces qu'on adressait à ce malheureux Rogier qui, déjà surchargé de besogne, incessamment tourmenté par des (page 27) préoccupations politiques de la plus haute gravité, voyait affluer à sa table les pétitions et les remontrances, les objurgations et les plaintes...

« Un qui a toujours aimé les chevaux sollicite une sous-lieutenance dans les chasseurs à cheval ;

« « Un compagnon d'armes demande de l'avancement pour son père ;

« Un anonyme menace l'usurpateur de toute la colère des honnêtes gens ;

« Un conquérant demande une place de concierge à la cour du roi (en octobre 1830 !) ;

« Un ami du bien public propose de détruire toutes les forteresses belges, afin que les puissances ennemies ne puissent s'en emparer (!) ;

« Lettres de dénonciation contre des préférés qui ne sont que des partisans masqués du gouvernement déchu ;

« Un anonyme insinue que Rogier n'est qu'un agent soudoyé par la France (!) ;

« Demandes de places et de faveurs par d'anciens amis, des connaissances, des voisins ;

« Des récriminations à propos de demandes qui ont été rejetées ;

« Un ancien soldat liégeois prie son chef de ne pas lui en vouloir s'il a quitté les camarades : c'est la faute à sa femme qui a voulu le revoir ;

« Quantité de méconnus se recommandent à la bienveillance de l'illustre Rogier ;

« Une dame sollicite un emploi pour son mari qui fut un compagnon de collège du tribun liégeois ;

« Quelqu'un qui se croit parent du glorieux tribun espère que Rogier ne l'oubliera pas ;

« Un bourgeois bourgeoisant soumet des idées pour le choix d'un souverain, qui devrait, d'après son humble avis, n'avoir ni faste ni luxe, ne pas faire de grandes dépenses, et qui partant ne coûterait pas cher ;

« Un franc-maçon demande un secours au fr. :. Rogier qui peut tout. (Rogier aurait-il été initié à la maçonnerie ?... Nous ne le savons pas.)

« Le saint-simonien J... lui écrit un dithyrambe sur les beautés enivrantes de la doctrine, - à laquelle il semblerait que Rogier accorda à à certain jour quelque attention. »

Nous ne parlons pas des félicitations... quelques-unes visiblement intéressées, comme celles d'un professeur qui « a eu l'honneur de le compter au nombre de ses élèves et qui, encouragé par le noble caractère qu'il a déployé dans notre (page 28) étonnante et glorieuse Révolution, » prend la liberté de « se mettre sous sa protection » pour conserver sa position.

Il est arrivé à Rogier des félicitations de tous les coins de la Belgique.

Et de la France aussi... de Paris notamment, où il avait, lors de son voyage de 1829 (volume I, pp. 114 à 118), noué des relations d'amitié avec des hommes qui ont laissé un nom, tels que Considerant et Pierre Leroux, tels que Sainte-Beuve (à qui il confiera un jour une chaire de littérature à l'université de Liège).

Les plus enthousiastes sont celles d'un ancien confrère liégeois, J.-B. Teste, qui était retourné dans son pays d'origine après la révolution de Juillet et qui, après avoir été ministre des Travaux Publics, a eu une fin misérable.

Détachons de cette liasse énorme de lettres et de billets reçus pendant les derniers mois de 1830, trois lettres écrites par des hommes qui, dans des positions différentes, allaient bientôt jouer un grand rôle politique chez nous : Jules Van Praet, Auguste Delfosse et Joseph Lebeau.

Voici d'abord la lettre de celui qui devint le conseiller de Léopold Ier et de Léopold II.

« Je ne sais, monsieur, écrivait Jules Van Praet en octobre, quelle heure choisir pour aller vous voir. Devaux (c'était son beau-frère) pense comme moi qu'il vaut mieux que je vous écrive que d'aller vous interrompre.

« J'ai le malheur de n'avoir rien de précis, de bien positif à vous demander.

Dans la ligne diplomatique, je ne vois de chance pour moi que dans le cas où vous auriez l'intention d'attacher un deuxième secrétaire à l'ambassade de Paris (Firmin Rogier venait d'être nommé secrétaire à Paris) ; ou dans le cas où il se trouverait au Comité diplomatique ou au futur département des relations extérieures une place que je pourrais remplir. Dans les autres légations, je crois, les places sont occupées ou elles sont encore à créer.

« Si cette combinaison ne peut aller, les archives sont une autre branche à laquelle je pourrais me rattacher (Jules Van Praet avait fait (page 29) d'excellentes études sous la direction de son oncle, le savant bibliophile du même nom) ; mais je ne sais s'il y a aux archives des places à Bruxelles ou si l'on peut prévoir qu'il y en aura.

« Je suis embarrassé de m'expliquer avec vous pour une double raison : parce que je n'ai pas de demande décidée à faire et parce que je ne sais pas ce que l'on peut demander. J'aurais attendu le moment de vous voir seul, mais le terme de mon séjour à Bruxelles est tout voisin et comme je crois nécessaire que je songe à faire quelque autre chose que mon métier d'antiquaire, je regretterais de quitter la ville sans avoir d'une manière ou de l'autre communiqué avec vous... »

Rogier recommanda Van Praet à Van de Weyer, qui l'emmena en novembre 1830 à Londres, d'où il revint secrétaire de Léopold Ier au mois de juillet 1831.

Delfosse, qui finit sa carrière politique comme président de la Chambre des représentants en 1858, et à qui Rogier songera à offrir un portefeuille dans son troisième ministère, Delfosse écrivait le 4 octobre 1830 la lettre originale que voici :

« Vous savez que j'étais avocat et que je me suis fait teinturier. Je me suis fait teinturier parce que mon père l'était et parce que je ne me sentais pas assez de talent pour être un excellent avocat. Je pouvais bien être un avocat médiocre, mais à ce prix j'aimais mieux ne pas l'être du tout. Je pouvais aussi être un magistrat passable parce que je connaissais assez bien le droit, que j'avais quelque bon sens et de la probité ; mais je ne voulais rien être sous le gouvernement qui vient de tomber, parce que j'ai toujours eu pour ce gouvernement une antipathie bien prononcée.

« Maintenant que tout est changé, que l'avenir de notre patrie, grâce à vous et à quelques autres, se montre sous un aspect moins sombre et qu'on pourra devenir et rester magistrat sans cesser d'être honnête homme, j'avoue que je serais fier de le devenir. Si donc, par suite des événements, quelque place de ce genre ou toute autre également honorable devient vacante à Liège et si vous me jugez capable de la remplir, je suis à votre disposition... »

Delfosse ayant été, quelques semaines après, nommé échevin de Liège, résigna ses fonctions au bout de peu de jours et rentra au barreau. Quoi qu'il se défiât (page 30) de lui-même, il y tint une place aussi distinguée qu'à la Chambre des représentants où il fut envoyé dès 1840. Nous le retrouverons dans la troisième partie de cet ouvrage. C'est lui qui, en 1848, prononça la fameuse phrase : « Pour faire le tour du monde, les idées de la Révolution française n'ont plus besoin de passer par la Belgique. »

Après le futur Ministre du Roi, après le futur Président de la Chambre, le futur Ministre de la Justice et des affaires étrangères.

Une des premières nominations faites dans l'ordre judiciaire par le Gouvernement provisoire avait été celle de Lebeau.

En lui écrivant que tous ses collègues avaient songé à lui pour la place de premier avocat général à la cour de Liège, Rogier disait : « Ce n'est pas moi qui ai fait la proposition, je n'ai d'autre mérite que d'avoir adhéré... »

(Note de bas de page : Dans les Souvenirs personnels de Lebeau, publiés en M. Armand Freson, nous lisons : « A peine le Gouvernement provisoire était-il installé, que mon ami et collaborateur au Politique, M. Charles Rogier, m'annonça que le Gouvernement provisoire m'avait nommé premier avocat général à la Cour supérieure de justice à Liège. Cet acte me toucha d'autant plus qu'il était tout spontané et complètement imprévu pour moi. »)

La réponse de Lebeau n'est pas seulement intéressante au point de vue de la personnalité des deux amis ; elle contient des vues très sages sur la situation générale, sur l’Etat des esprits à Liège, sur le moyen de parer aux difficultés qui ne tarderont pas à surgir.

« Je ne te remercie point, écrit-il à Rogier le 3 octobre, 1° parce que tu n'as fait qu'adhérer, ce qui me convient mieux ; 2° parce que, eusses-tu fait plus, je suis sûr que ce n'est pas de l'ami, mais du citoyen que tu te serais occupé, et ce n'est d'ailleurs pas de ton amitié, mais de ta conscience que j'aurais consenti à tenir mes fonctions.

(page 31) « Ceci dit, je suis plus libre de t'exprimer la haute estime, la vive sympathie que m'inspire ton admirable conduite. Ce caractère si pur, ce cœur si noble, cette pensée si généreuse, tout cela a donc pu se déployer et se mettre à nu. Je les avais devinés dès longtemps, mais je suis fier de les voir en évidence, arracher les suffrages, écraser l'ennemi. Mon cher Charles, tu es un citoyen modèle. Ton amitié me fut toujours bien chère, elle m'honore et m'élève aujourd’hui. »

Jamais on n'a mieux apprécié le caractère de Rogier et sa conduite pendant les rudes épreuves de la Révolution de 1830 ; jamais ami n'a mieux dit à un ami pourquoi il l'aime.

M. Raikem, une des gloires du barreau liégeois, avait été élevé au poste de procureur-général. C'était le plus digne des magistrats, l'honnêteté personnifiée, « le Merlin de la Belgique » comme disaient les jeunes avocats de Liège. Lebeau lui payait un juste tribut d'éloges, ainsi qu'à M. de Sauvage dont le gouvernement provisoire avait fait le premier magistrat de la province...

« … Mais, ajoutait-il, ni l'administration, ni le parquet ne peuvent marcher avec des instruments indociles, ou rebelles ou décrédités. Peu de réaction : le moins, c'est le mieux. Encore faut-il marcher, faut-il rendre à l'opinion qui parle haut un légitime hommage : il est des hommes dont la présence aux fonctions publiques est un scandale ... »

Suivaient des renseignements précis sur l'opinion publique à Liège et dans la province, et des conseils très sages pour les nominations ultérieures.

Il eût été à souhaiter que dans toutes les provinces le Gouvernement provisoire pût compter sur un esprit aussi sage que Lebeau. Plus d'une faute, plus d'une imprudence eût été évitée.

5. Rogier va réprimer les troubles du voisinage

Le Gouvernement provisoire ne devait pas seulement veiller à être juste et perspicace, dans le choix de ses agents ; il devait veiller encore à ce qu'ils remplissent (page 32) leurs fonctions d'une façon intelligente ; il lui fallait stimuler leur activité, réparer leurs maladresses, retremper au besoin leur énergie.

Il semble que ce soit précisément le manque d'énergie chez certains fonctionnaires, qui avait laissé prendre un grand développement à des désordres dont le Borinage fut le théâtre vers le milieu d'octobre.

Instigués peut-être par des émissaires secrets du gouvernement hollandais, les houilleurs avaient détruit des établissements industriels et commis de véritables actes de pillage.

Rogier fut l'homme à qui ses collègues songèrent immédiatement pour la répression du désordre. Il était assurément le plus populaire d'entre eux et il ne le cédait à aucun pour l'activité.

Aussitôt arrivé à Mons, le 22 octobre, Rogier lance cette proclamation :

« Habitants du Hainaut,

« Quelles nouvelles alarmantes se répandent dans la Belgique ! Tandis que vos frères se battent et remportent des victoires sur l'ennemi commun, d'autres, parmi vous, se livrent à de honteux excès contre leurs compatriotes. Ils ont pillé des grains, désolé des familles et porté la dévastation dans une des premières manufactures du pays. Que feraient de plus les Hollandais ? Est-ce là, enfants du Borinage, ce courage et cette loyauté dont vous étiez si fiers et qui inspiraient tant de confiance à la Révolution, que, des premiers, vous aviez eu l'honneur d'être appelés à sa défense ?

« Que gagne-t-on, répondez, à piller les grains ? On ruine les marchands, on jette la défiance chez les fermiers, les grains se cachent, ils deviennent plus rares, et le prix du pain ne tarde pas d'augmenter. Que gagne-t-on à briser des machines ? On ruine les fabricants, et, les fabricants ruinés, qui donnera de l'ouvrage aux ouvriers ? L'hiver viendra et ils souffriront, et l'on sera sans pitié pour eux, parce qu'on dira qu'ils souffrent par leur faute et qu'il ne faut pas de pitié pour des pillards.

« Revenez donc à vous-mêmes. Ouvrez les yeux, car ceux qui vous conduisent au pillage vous trompent et vous prennent pour des gens stupides. Ce sont là, croyez-moi, des ennemis bien plus à craindre (page 33) que les marchands de grains et les manufacturiers. Ils voudraient, les traîtres qu'ils sont, mettre le désordre au pays et jeter la défiance entre les Belges, pour profiter de leur division. Ils espèrent entraver la marche du gouvernement provisoire et faire respirer les Hollandais qui n'en peuvent plus ; ils voudraient aussi retarder les élections au Congrès national, qui va constituer la Belgique en nation libre et consacrer pour toujours son indépendance.

« Ces odieuses machinations seront déjouées, le pays est trop raisonnable, la Révolution trop forte, pour que quelques brouillons puissent les perdre ; mais il est utile que nous réduisions à l'impuissance jusqu'au dernier de nos ennemis. Ces ennemis, il est un moyen sûr de s'en défaire. Arrêtez vous-mêmes et livrez à l'autorité ceux qui vous excitent aux désordres. Vos magistrats sauront châtier les traitres et les mettre dans l'impuissance de compromettre la cause de la liberté, pour laquelle tant de vos généreux compatriotes ont prodigué leur sang. Depuis quinze ans, le Hainaut jouissait, entre toutes les provinces de la Belgique, d'un insigne honneur : c'est la province la plus morale, celle où la justice avait à punir le moins de crimes et de délits. Habitants du Hainaut, vous ne perdrez pas cette belle réputation. Honte et malheur à ceux qui, en déshonorant votre nom, voudraient, par leurs coupables excès, déshonorer aussi la cause de la patrie !

« « Le Commissaire délégué du gouvernement provisoire,

Ch. Rogier. Mons, le 22 octobre 1830. »

Si les traditions du Gouvernement provisoire s'étaient perpétuées, si le Rogier de 1830 avait eu un émule en 1890, on n'eût pas vu le drapeau rouge et le drapeau français, avec la Carmagnole et la Marseillaise, se substituer dans le Borinage et le bassin de Charleroi au drapeau national et à la Brabançonne, et le Hainaut n'eût point perdu l'insigne honneur d'être la province la plus morale et la plus fidèle du pays.

C'en fut assez en 1830. Le temps d'afficher et de répandre cette proclamation, c'est-à-dire deux jours après, Rogier écrivait de Fontaine-l'Evêque à ses collègues du Gouvernement provisoire :

« Depuis hier à 3 heures que j'ai quitté Mons, j'ai parcouru dix à douze communes des plus accusées de désordre. (page 34) Plus l'ombre d'un désordre ne s'y montre. Esprit excellent, accueil patriotique, sérénades, garde communale sous les armes, vin d'honneur, vivats, adresses : voilà ce qui accueille le Gouvernement provisoire. Je vous répète et répèterai encore le même avis : Parcourons les provinces. Quelques bonnes paroles à tous ces braves gens valent mieux que cent mille coups de fusil... »

Et il donnait au gouvernement de 1830 un conseil dont plus d'un gouvernement ultérieur aurait dû faire son profit. « Ne soyons pas si prompts à la défiance, ni aux soupçons, ni aux vaines frayeurs... »

(Peu après le passage de Rogier à Fontaine-l'Evêque, racontaient des paysans de la localité, le bourgmestre de Renlies – une commune voisine d'où l'aïeul de Ch. Rogier était originaire - et ses deux échevins, tous trois ceints de leur écharpe tricolore, étaient arrivés la nuit, courant à travers champs pour raccourcir la route, afin de saluer à son passage le « grand citoyen » qu'ils appelaient naïvement « le voyageur du gouvernement » !)


Etrange retour des choses : l'ancien commandant en chef des journées de septembre, don Juan Van Haelen, avait été impliqué dans l'accusation de trahison et de provocation aux troubles et au pillage, qui fut à cette époque lancée contre les orangistes du pays de Mons. Une série de malentendus et de coïncidences malheureuses, quelques paroles de dépit échappées à Van Haelen mécontent d'une décision de l'autorité : voilà à quoi il faut attribuer sa mise en prévention et sa détention pendant près d'un mois.

Tout en donnant sur Van Haelen les témoignages les plus favorables, Rogier ne voulut pas faire intervenir l'influence du pouvoir dans une affaire dont la justice était saisie.

Ses collègues du Comité central partagèrent sa manière de voir.

L'administrateur de la Justice, M. Isidore Plaisant, leur avait écrit :

(page 35) « On me demande si, pour le cas où la chambre du conseil du tribunal de Mons acquitterait Van Haelen et consorts, il faut faire opposition à l'ordonnance de non-lieu.

« Je pense que non : le gouvernement ne doit prendre aucune part dans l'odieux de cette poursuite.

« Le Comité est-il de mon avis ? »

Réponse du Comité :

« J'approuve l'opinion de M. Isidore Plaisant. (Signé) Ch. Rogier.

« - J'approuve l'opinion de M. Plaisant. (Signe) Félix de Mérode.

« - Le gouvernement est et doit rester en dehors de cette accusation comme de toutes autres. (Signé) A. Gendebien. » (Nous avons extrait ces pièces d'une lettre écrite par Van Haelen au Courrier Belge le 11 octobre 1832.

L'instruction de l'affaire avait été confiée à M. le juge Laisné, auquel avaient été adjoints MM. Harmignie et Defuisseaux, commissaires spéciaux délégués par le gouvernement à l'effet de recueillir les preuves de diverses inculpations.

Avec Van Haelen avaient été mis en prévention son aide de camp, le major d'état-major Joseph Trumper, ses deux ordonnances J.-Bte Ghodaux et Vincent De Wattines, soldats au 1er chasseurs, et Joseph-Denis Isler, particulier.

La chambre du Conseil, composée de MM. Laisné, Fonson et Rupert Petit, ordonna, le 19 novembre, la mise en liberté de tous les prévenus.

« Attendu - dit le Jugement - que Van Haelen fit placarder sur les murs de Mons et de Bruxelles et dont Rogier avait placé deux exemplaires dans ses papiers importants, - attendu que de toutes les pièces de l'instruction il ne résulte aucun indice à charge des prévenus, qu'ils auraient ou que l'un d'eux aurait participé en rien que ce soit directement ou indirectement aux troubles qui ont eu lieu à Mons et dans d'autres communes de la province dans le courant d'octobre dernier, et dont quelques-uns ont été accompagnés ou suivis de pillages... etc. »

6. Rogier maintient l’ordre parmi les troupes nationales sous les murs d’Anvers. Le bombardement d’Anvers. Le gouvernement provisoire délègues ses pouvoirs à Rogier

(page 36) Le succès que Rogier avait remporté dans le Hainaut le désignait pour une autre tâche qui ne demandait pas moins de décision, de sang-froid et de tact : celle d'aller maintenir l'ordre parmi les troupes nationales qui après avoir, à la suite des combats glorieux de Walhem et de Berchem, refoulé les Hollandais jusque dans la citadelle d'Anvers, manifestaient des velléités d'indiscipline fort dangereuses. D'ailleurs, la cause de la Révolution était loin d'être gagnée à Anvers. Une notable partie de la population était très sympathique au gouvernement de Guillaume. La plupart des fonctionnaires de l'ordre administratif lui étaient encore acquis. C'était presque de la conquête d'Anvers que Rogier était chargé.

Le 26 octobre, quelques heures après son retour du Borinage, Rogier part pour Anvers avec le général Nypels et Chazal, commissaire ordonnateur de l'armée, un ami, un compagnon des journées de septembre.

Ecoutons-le narrer lui-même cet épisode dramatique de la Révolution, le bombardement d'Anvers par le commandant de la citadelle :

« Je passe la nuit du 26 au 27 à Malines, où je rédige la proclamation suivante aux Anversois :

« Au nom de la patrie, hâtez-vous d'expulser de vos murs d'odieux ennemis qui préparent à votre belle cité ces exécrables excès dont ils se sont souillés à Bruxelles... D'un prompt et vigoureux effort peut dépendre votre salut. Entre le joug hollandais et la patrie belge votre choix ne peut être douteux. Dans quelques jours un Congrès national va consacrer notre indépendance, garantir nos intérêts politiques et commerciaux, conclure avec des nations amies des traités avantageux à notre industrie... Courage ! et la ville d'Anvers pourra aussi figurer avec honneur au Congrès belge...

« Dans la journée du 26 je m'étais rendu au quartier général (page 37) de Mellinet à Berchem, de là à Borgerhout à pied jusque sous les murs d'Anvers.

» Le 27 je pars pour Anvers. J'insiste pour entrer pendant le bombardement... »

Le général Chassé, furieux de ce que quelques volontaires ivres n'avaient pas respecté scrupuleusement un armistice que l'on ne soupçonnait guère dans la ville, venait en effet d'ordonner de bombarder Anvers.

De la citadelle, des forts et de la flotte, des bombes, des boulets, des projectiles de toute espèce étaient lancés sur tous les quartiers de la ville, y portant le ravage et l'incendie.

« J'arrive à l'instant à Anvers, écrivait Rogier, le 27 au soir, à ses collègues. La citadelle tire à boulets rouges et lance des grenades sur la ville. La Révolution en est maîtresse ; mais il parait que nos lâches despotes ne veulent pas lui abandonner intact leur dernier retranchement. Il y a incendie sur deux points. Nous sommes arrivés à quatre cents pas de l'incendie, baissant de temps en temps la tête sous les boulets. Mais nous avons cru qu'il fallait venir installer le gouvernement provisoire à Anvers, comme il l'avait été à Bruxelles. Si un boulet vient tout à l'heure nous emporter, veuillez-en tenir note. Mes fenêtres tremblent de minute en minute. Tout cela, comme vous savez, sans exagération ; je vois les horreurs de mes yeux et j'y crois... Nous sommes forcés de quitter l'hôtel du gouvernement : l'incendie nous chasse et gagne l'hôtel. Nous voici chez M. de Robiano, place de Meir, d'où nous voyons l'incendie en trois endroits.

« Il est sept heures et demie du soir, le feu se ralentit et l'incendie aussi. Nous croyons que les brigands ont voulu masquer leur retraite : nous l'espérons. Huit heures et demie. Les habitants d'Anvers viennent nous demander l'autorisation de faire cesser le feu de la citadelle jusqu'à ce que les négociations puissent être reprises demain matin. L'écrit signé de nous et de M. de Robiano les y autorise, mais avec la fermeté et la dignité qui conviennent au gouvernement provisoire. Nous considérons la suspension comme un acte d'humanité ; rien de plus... »

(Note de bas de page : Une bombe pénétra par la fenêtre dans un appartement du gouvernement provincial où se trouvait Rogier. Heureusement, elle n'éclata pas et Rogier la rapporta à Bruxelles, où on la conserve).

Deux parlementaires furent envoyés au général (page 38) Chassé : l'un, le commissaire ordonnateur de l'armée, « le brave et pur patriote Chazal » comme disait Rogier dans une seconde lettre, du 28, au Gouvernement provisoire ; l'autre, M. Ch. Dubois, délégué de la régence d'Anvers.

Aux termes de la convention qu'ils conclurent avec Chassé et qui fut approuvée par Rogier au nom du Gouvernement provisoire, les hostilités étaient suspendues pendant cinq jours ; leur reprise devait être annoncée douze heures d'avance.

En notifiant la suspension d'armes « aux Anversois et aux étrangers résidant en cette ville », Rogier leur disait le 31 octobre que tout permettait d'espérer que les négociations avec la Hollande auraient un résultat favorable... « Quoi qu'il en soit, notre sécurité présente est garantie par un engagement sacré... »

On peut juger des angoisses des collègues de Rogier pendant que se déroulaient à Anvers les scènes inoubliables de ce bombardement dont l'on apercevait les flammes du haut de l'hôtel de ville de Bruxelles.

« Votre rapport - la lettre du 27 - arrivé ce matin (écrit Van de Weyer le 28) est déjà imprimé et placardé. Depuis nous sommes sans nouvelles. POUR DIEU, ENVOYEZ-NOUS COURRIER SUR COURRIER. Dites-nous s'il vous faut renfort d'hommes et de munitions... »

La population de Bruxelles était partagée entre la colère et la stupeur. Parmi les partisans du régime hollandais il n'en était pas un qui ne déplorât les violences du général Chassé.

C'est alors que tous les patriotes furent conquis à l'idée de réparer les désastres du bombardement par l'établissement d'une grande voie de communication en fer entre Anvers, Bruxelles et l'Allemagne : une idée que Rogier préconisait depuis quelque temps et qu'il aura un jour la gloire de réaliser.

(page 39) Un document officiel nous permet d'établir aussi exactement que possible les pertes subies par la ville d'Anvers.

En 1834, Rogier, alors ministre de l'intérieur, reçut de M. White, qui préparait ses Esquisses historiques sur la Révolution belge, une demande de renseignements officiels sur le bombardement.

« ... Voici, lui répondit Rogier le 19 avril, ce qui résulte du rapport des autorités locales :

« 1° La valeur des marchandises brûlées dans l'entrepôt Saint-Michel, calculée sur le prix du jour de la catastrophe, s'élève, d'après les certificats de la douane, à fl. 1.888.287,11. Mais ce chiffre est encore loin de représenter la valeur réelle des effets consumés, plusieurs négociants et courtiers ayant refusé jusqu'ici de faire des déclarations ; on peut sans exagération évaluer le total de ces pertes à fl. 2.200.000.

« 2° Quant aux bâtiments de l'entrepôt et de l'arsenal et au matériel qui se trouvait dans ce dernier établissement, aucune expertise n'ayant été faite par la commission, on n'a pu me donner d'évaluations à cet égard.

« 3° Les pertes en bâtiments dans la ville ont été expertisées à fl. 429.466.

« 4° Les marchandises et meubles dans la ville n'ont pas pu être taxés, une grande partie ayant été consumée par les flammes. Mais les intéressés ont déclaré le montant et la nature de leurs pertes. Ces déclarations s'élèvent à la somme de fl. 440.886,71. Mais on croit ce chiffre fort au-dessus des pertes réelles qui ne peuvent guère surpasser, à ce qu'il parait, la somme de fl. 250.000.

« Outre les dégâts dont le détail précède, quelques navires ont été endommagés, pour une valeur de fl. 5.200 si l'on s'en rapporte aux déclarations faites à cet égard.

« 5° Le nombre des tués, d'après les déclarations reçues à l’Etat civil, est de 85 dont 68 bourgeois et 17 militaires.

« Le nombre des blessés traités à l'hôpital civil s'élève à environ 80. Mais il est à remarquer que d'autres se sont fait traiter chez eux ... »

Rogier songea tout d'abord à calmer les alarmes excessives que manifestait une grande partie de la population et qui donnaient lieu à une émigration qu'il importait de faire cesser promptement. Nouvelle proclamation :

(page 40) « Habitants d'Anvers !

« Bannissez des craintes presque aussi funestes dans leurs exagérations que le serait le mal lui-même, et attendez avec calme l'issue des négociations. Soyez convaincus que rien de ce que vous avez intérêt à connaître ne vous sera caché et que le gouvernement provisoire s'empressera de faire, à la conservation de votre belle cité, tous les sacrifices compatibles avec la sûreté générale et l'honneur de la Belgique. »

Selon ces prévisions, le 5 novembre, toujours en sa qualité de commissaire délégué, membre du gouvernement. provisoire, il approuvait la convention suivante qui avait été conclue l'après-midi :

« Les affaires continueront à rester dans le statu quo. La reprise des hostilités sera annoncée de part et d'autre trois jours d'avance.

« Le parlementaire fondé de pouvoirs, ordonnateur en chef de l'armée belge, (signé) F. Chazal.

» Le lieutenant général, (signé) Baron Chassé. »


En même temps qu'il prenait ses précautions du côté de la citadelle, Rogier se précautionnait du côté des orangistes, qui, nous l'avons dit, étaient nombreux et remuants à Anvers.

Comme il a organisé la victoire à Bruxelles, il l'organisera dans cette ville dont la prise est miraculeuse (expression de Gendebien). Il fera produire tous ses fruits à cette brillante opération militaire (autre expression de Gendebien). Il n'aura qu'à persévérer d'ailleurs, comme le lui écrit De Potter : il a déjà donné trop de preuves de force et de constance d'âme (expression de De Potter) pour qu'on en puisse douter.

Ses collègues, tout en félicitant leur courageux délégué (expression de de Mérode), tout en lui exprimant des remerciements chaleureux, lui faisaient savoir qu'ils avaient pleine et entière confiance en lui. Dès le 28 octobre, à 5 heures du matin, ils lui avaient envoyé (page 41) par un exprès le cachet de ce Gouvernement provisoire « si glorieusement installé à Anvers » (Le cachet, du module d'une pièce de cinq francs, porte : Gouvernement provisoire de la Belgique. Comité central, UNION Belge). Ils le laissaient absolument libre d'agir pour le bien de la patrie, comme le prouve la pièce suivante :

« Le Gouvernement provisoire de la Belgique Comité central.

« Partage l'avis de leur collègue Monsieur Rogier, et l'autorise en conséquence à laisser sortir du port d'Anvers les navires étrangers. Le matériel de guerre, les vivres et munitions de guerre en charge pour la Hollande sont exceptés de la présente disposition.

« Il s'en rapporte avec confiance à tout ce que leur collègue pourra faire à cet égard comme pour tout autre objet.

« Bruxelles, le 1er novembre 1830.

« (Signe) F. Gendebien, De Potter, comte Félix de Mérode. »

Le registre où Rogier avait fait transcrire tous ses arrêtés d'Anvers ne présente pas moins d'intérêt que ses Notes et Souvenirs.

On y trouve tout d'abord le texte des deux pièces officielles du 27 et du 28 relatives aux négociations avec la citadelle :

« 27 octobre 1830, 10 heures du soir :

« Messieurs Cassiers (Jean) et Dubois (Charles) se sont rendus à la citadelle en parlementaires, portant au général Chassé la lettre suivante :

« Le feu qui se prolonge de la citadelle sur cette place sans nuire en rien aux forces de l'armée belge, mais au grand détriment de l'humanité et d'une quantité si nombreuse de victimes impartiales, est tellement opposé à toutes les idées de civilisation moderne et aux usages des nations de l'Europe que nous autorisons volontiers les habitants de cette ville florissante ce matin, à demander au commandant de la citadelle la cessation du feu jusqu'à ce que demain on puisse reprendre des négociations que la méprise de quelques ivrognes a seule, à ce qu'il paraît, malheureusement rompues cet après-midi.

« (Signe) Ch. Rogier, comte de Robiano (gouverneur). »

(page 41) « 28 octobre :

« MM. Chazal et Dubois sont chargés d'entamer les négociations que le général commandant de la citadelle demande.

« Les soussignés se plaisent à croire que les atrocités sans exemple dont cette nuit a été témoin, ne se renouvelleront pas, quoi qu'il arrive. Tout sentiment d'humanité et de justice ne peut être étouffé à ce point au cœur du chef et de ceux qui lui obéissent. Au reste, le Gouvernement provisoire, ni le peuple belge ne reculeront devant la perspective d'un grand malheur local.

« Les représailles leur sont faciles et elles seront d'autant plus terribles que les atrocités inouïes, et que l’Europe aura peine à croire, commises contre une noble cité n'ont été provoquées par aucun motif plausible aux yeux d'un homme de bon sens et d'honneur. (Signé :)

« Le Commissaire délégué du Gouvernement provisoire, Ch. Rogier.

« Le Gouverneur de la province d'Anvers, comte Fr. de Robiano. »


Impossible d'indiquer toutes les pièces ordres, décrets, arrêtés de nomination - qui sont dans le registre : nous allons analyser rapidement les plus importantes, qui sont datées du 28 octobre.

- M. d'Hanis van Cannaert est nommé provisoirement bourgmestre en remplacement de M. Guillaume Caters, destitué.

- Des quatre échevins en fonctions, un seul, M. Franz Verdussen, est maintenu : les autres sont remplacés.

- Reçoivent également leur démission, le commissaire de district, le secrétaire de la régence, le commandant de la garde bourgeoise, le directeur des postes, le bailli du port, le directeur des droits d'entrée et de sortie et des accises. Il leur est donné des successeurs provisoires, parmi lesquels nous remarquons MM. Cassiers, Dubois, Osy et Jean-Baptiste Smits qui ont été investis plus tard de mandats législatifs.

(page 43) Le nouveau directeur des postes reçoit l'ordre d'arrêter l'expédition en Hollande de toutes pièces ou dépêches officielles et de tout envoi de fonds. Il retiendra les dépêches envoyées aux anciennes autorités civiles et militaires et les enverra immédiatement au délégué du gouvernement provisoire. Il rédigera une circulaire annonçant que le service des postes se fera régulièrement et avec la loyauté qui convient à un gouvernement libre.

Le général Nypels, commandant en chef, tiendra le délégué du gouvernement au courant de ses opérations.

Ordre au général Mellinet (un des commandants en second, qui avait de grandes tendances à l'indiscipline) de ne prendre aucune mesure avant d'en avoir prévenu le délégué du Gouvernement provisoire.

– Ordre au même de ne pas laisser au poste voisin de la citadelle « le soi-disant commandant d'artillerie X... qu'on dit être un cerveau brûlé ».

-Ordre au même de faire transporter à l'arsenal tous les caissons qui se trouvent sur la place de Meir et de veiller à ce que l'artillerie stationnée sur la grand place et le quai Van Dyck soit « convenablement gardée ».

- Les avis et circulaires de l'ex-régence relatifs aux élections du Congrès sont « nuls et doivent être considérés comme tels quant à l'autorité dont ils émanent » ; cependant le travail ayant été trouvé régulier au fond, le délégué du Gouvernement provisoire y donne sa sanction et recommande à la nouvelle régence d'activer les opérations électorales pour que l'arrondissement d'Anvers, délivré enfin de l'oppression étrangère, puisse être convenablement représenté au Congrès national.

- Mise sous séquestre des biens de l’Etat et des biens de l'ex-famille royale à Anvers.

- Ordre au trésorier de la ville de mettre à la disposition de la nouvelle régence les fonds qu'il a en caisse et ceux à percevoir.

(page 44) Entre autres mesures prises les jours suivants, signalons encore :

– La recommandation réitérée (29 octobre) d'user de plus grandes précautions afin qu'aucune démonstration hostile contre la citadelle ou les frégates hollandaises ne fournisse « aux incendiaires » l'occasion de renouveler leur feu ;

- Une lettre au comité de la justice (30 octobre) pour qu'il organise promptement les tribunaux : il s'agit d'une a mesure d'urgence propre à consolider tout de suite la révolution à Anvers ;

- Une lettre du 31 octobre donnant l'assurance au Consul de S. M. Britannique que le Gouvernement provisoire, jaloux de maintenir la bonne harmonie avec les puissances étrangères, saura respecter les droits et les privilèges des consuls ;

- Autorisation (le 1er novembre) aux navires autres que les navires hollandais de sortir du port d'Anvers, l'entrée restant d'ailleurs entièrement libre ;

Translation (le 1er novembre) à Contich du siège du district électoral pour les élections du Congrès, « vu l'occupation de la citadelle par l'ennemi, l'absence d'un grand nombre d'électeurs et leur dispersion dans les diverses communes voisines d'Anvers, et l'impossibilité de garantir la liberté et la sécurité des votants ».

En résumé, Rogier exerça une espèce de dictature à Anvers pendant plusieurs jours et il n'en usa que dans l'intérêt de la patrie, veillant à tout, se préoccupant de tout, réussissant même à désarmer l'envie et la calomnie à force d'activité et de loyauté.

C'est une des plus belles pages de sa vie.


Quoiqu'il fût plus jeune que la plupart de ses collègues, ses immenses services à Bruxelles, au Borinage, à Anvers et sa popularité toujours grandissante lui avaient valu dans (page 45) le Gouvernement provisoire une influence qu'il sut mettre au service de l'union un moment troublée.

Un profond désaccord avait de nouveau surgi entre De Potter et les autres membres sur la question de la déchéance des Nassau.

De Potter était seul à la vouloir proclamer avant la réunion du Congrès.

« … Revenez vite : nous avons besoin de vous », avait-il écrit à Rogier le 31 octobre.

Oui, on avait besoin de lui pour rétablir la concorde dans le Gouvernement. Ii s'entremit entre De Potter et Gendebien qui apportaient tous deux dans le débat une aigreur vraiment fâcheuse. « Au nom du pays et de votre popularité, écrit Rogier au premier le 3 novembre, vivons en bonne intelligence encore une semaine. »

Ses efforts ne furent pas inutiles.

La réconciliation se fit. Il fut décidé que l'on ne soulèverait plus de questions irritantes et qu'on laisserait au Congrès, dont la réunion était imminente, le soin de se prononcer aussi bien sur la déchéance des Nassau que sur la forme du gouvernement.

Il fut décidé aussi, sur la proposition de Rogier, que l'on n'autoriserait pas les volontaires à faire des incursions dans le Brabant méridional, quelque désir qu'ils en eussent.

Rogier qui avait vu de près les effectifs ne se laissait pas aller aux illusions. Les troupes de la Révolution ne manquaient assurément ni de bonne volonté, ni de courage ; mais il avait été à même, aussi bien à Anvers qu'à Bruxelles, de juger qu'elles manquaient des choses indispensables à une armée, surtout à une armée d'invasion : l'ordre, la discipline, l'organisation.

(Note de bas de page : Le Gouvernement provisoire reçut à cette époque un rapport du général en chef qui donnait pleinement raison à Rogier. Un journal de Gand a publié une partie de ce rapport en avril 1892).

7. Rogier est envoyé au Congrès national par l’arrondissement de Liège. Son discours sur la tombe de Frédéric de Mérode

(page 46) Pendant que Rogier se créait à Anvers de nouveaux titres à la reconnaissance des Belges, ses concitoyens s'apprêtaient à lui donner une première récompense en l'envoyant siéger au Congrès National.

Dans un scrutin préparatoire du 29 octobre où les suffrages s'étaient portés sur trente-six personnes, parmi lesquelles les de Gerlache, les Raikem, les de Behr, les Ernst, les Orban, les Nagelmackers, les de Stockhem-Méan, les d'Oultremont, les de Sélys, c'est-à-dire l'élite de la magistrature, de la finance, de l'industrie et de la noblesse du pays de Liége, Rogier occupait le sixième rang, l'emportant de quelques voix sur ses amis et collaborateurs du Politique auxquels les Liégeois savaient gré aussi de la part qu'ils avaient prise à la lutte contre le gouvernement tombé.

On ne savait pas cependant encore si les membres du Gouvernement provisoire accepteraient de se laisser porter candidats au Congrès.

Le 2 novembre, on apprit qu'ils s'étaient décidés à accepter des candidatures. Le Politique écrivit alors :

M. Charles Rogier est sur les rangs pour le district de Liége et beaucoup d'électeurs se disposent à lui donner leurs suffrages. Nos relations avec M. Rogier ne nous permettent pas de faire valoir ses titres. Ils sont d'ailleurs assez connus : son courage, son désintéressement, sa capacité ne sauraient paraître douteux.

Un entrefilet du même numéro du Politiquenous donne une idée de sa popularité toujours croissante :

« Dimanche (31 octobre), au théâtre, on a chanté des stances patriotiques dont les événements d'Anvers sont le sujet. L'auteur ayant parlé du dévouement de M. Charles Rogier, le couplet qui mentionnait le nom de notre estimable ami a été couvert d'applaudissements et redemandé. »

(page 47) Le district de Liége avait à nommer neuf députés et autant de suppléants.

Voici d'après Le Politique du 5 novembre, le tableau de l'élection :

« Le nombre des électeurs réunis à Liège était de 1543 ; majorité absolue, 778.

« M. de Gerlache, conseiller à la cour, a obtenu 1482 voix ;

« M. Nagelmackers, banquier, 1386 ;

« M. Raikem, procureur général, 1373 ;

« M. de Stockhem-Méan (baron), 1357 ;

« M. de Behr, président de chambre à la cour, 805 ;

« M. Ch. Rogier, 742 ;

« M. d'Oultremont (comte), 701 ;

« M. Orban, fabricant, 697 ;

« M. Bayet, substitut, 604 ;

« M. Lebeau, avocat général, 583 ;

« M. Fabry, président honoraire, 537 ;

« M. Leclercq, conseiller, 528 ;

« M. Destriveaux, professeur à l'université, 520. »

MM. de Gerlache, Nagelmackers, Raikem, de Stockhem et de Behr furent proclamés membres du Congrès et on procéda à un second tour de scrutin, où les 36 voix qui avaient manqué à Rogier pour passer au premier tour furent presque décuplées : il obtint 955 voix.

Les trois autres noms qui complétaient la liste des neuf députés du district de Liége furent ceux de MM. Orban, Leclercq et Destriveaux, qui eurent respectivement 690, 607 et 560 voix.

Le succès de Rogier était d'autant plus grand que le corps électoral, du reste bien restreint, comptait beaucoup de personnes qui n'étaient pas encore ralliées à la Révolution et que le chef des volontaires liégeois n'avait que son nom à mettre en regard des influences de famille et de position de ses nombreux compétiteurs.

Lebeau et Devaux furent élus dans leur ville natale, à Huy et à Bruges.

(page 48) Rogier avait obtenu la seule récompense qu'il ambitionnât : les suffrages libres de ses concitoyens. Les sympathies de la population s'étaient manifestées encore par l'offre d'un sabre d'honneur, produit d'une souscription à laquelle participèrent les électeurs et les non-électeurs.


Avant d'accompagner Rogier au Congrès, suivons-le aux funérailles du héros de Berchem, du comte Frédéric de Mérode mort le 4 novembre, à Malines, des suites d'une blessure reçue au combat du 19 octobre.

Il appartenait à l'honnête démocrate qui s'était donné pour devise « mieux vaut gloire que richesses », d'élever la voix sur la tombe de celui dont le blason portait « plus d'honneur que d'honneurs ».

Rogier glorifia en Frédéric de Mérode les citoyens qui avaient payé de leur vie l'indépendance de la patrie, puisant là cette noble idée qui lui fit plus tard exprimer en ces termes son premier vote pour l'élection d'un roi : « Le comte Félix de Mérode, en souvenir de son frère Frédéric. »

Honneur d'autant mieux mérité que ni l'un ni l'autre des deux frères n'avait songé à l'ambitionner, l'un payant de sa personne aussitôt qu'il en fut requis, en signant avec Rogier les premiers actes si compromettants du gouvernement provisoire ; l'autre en blouse bleue et armé de son fusil de chasse, si bien confondu parmi les combattants les plus obscurs que Rogier put rendre à sa mémoire ce noble témoignage :

« ... Quel devoir impérieux poussait notre infortuné concitoyen à affronter la mort, le forçait à parcourir quatre-vingts lieues de pays, à abandonner une existence brillante ? Ce qui le poussait, c'était la passion des âmes généreuses, un amour vif et désintéressé de la liberté. A peine avait-il touché le sol de la Belgique qu'on le vit, modeste et sans faste, se porter au rang le plus périlleux des combattants, toujours prêt à affronter les premiers (page 49) dangers, faisant la guerre en volontaire, et si simple dans son dévouement, que chacun de nous ignorait qu'il fût au combat et que nous apprîmes en même temps et son malheur et sa conduite héroïque... »

A la triste et imposante cérémonie du cimetière de Berchem, à laquelle assistèrent tous les chefs de la Révolution, en succède une autre d'un caractère non moins imposant, mais plus consolante : l'installation du Congrès qui consacrera les effets de la Révolution.