(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)
(page 340) Le 10 juin devaient avoir lieu les élections pour le renouvellement de la moitié de la Chambre dans les provinces d'Anvers, de Brabant, de la Flandre occidentale, de Namur et de Luxembourg.
Quoique la lutte menaçât d'être vive, il ne semble pas que Rogier ait douté du résultat. Fort de ses intentions, fort des services rendus depuis trois ans, le cabinet du 12 août était en droit de compter sur l'approbation du corps électoral.
Peut-être Rogier poussa-t-il la confiance trop loin.
Ce qui nous autorise à le croire, c'est ce passage d'une lettre de Paul Devaux : «... On craint à Bruges que, malgré l'énergique activité de nos adversaires, le ministère ne s'endorme. »
Rogier était, semble-t-il, disposé à accepter partout le statu quo. Il avait fait prévaloir parmi les libéraux anversois la thèse de la réélection de tous les députés sortants, (page 341) y compris M. Osy : celui-ci n'avait-il pas dit que, malgré son opposition à la loi sur l'enseignement moyen, il entendait rester dans le camp libéral ?
Le secrétaire de l'Association libérale de Bruxelles, M. Orts, ayant demandé officiellement à Rogier s'il accepterait une candidature dans l'arrondissement de Bruxelles, il répond (21 mai) :
« C'eût été pour moi une grande satisfaction et un grand honneur que d'être le candidat de l'arrondissement de Bruxelles. Mais nommé depuis quinze ans par l'arrondissement d'Anvers, je compte me présenter encore devant les électeurs de cet arrondissement, auquel m'attachent beaucoup de liens et dont je ne crois pas avoir démérité. J'ajoute que, dans le cas d'une double élection, c'est pour ce même arrondissement que j'aurais opté, ainsi que je l'ai fait en 1845. »
Les adversaires de Rogier virent de la peur dans sa modération. Ils entamèrent le combat sur toute la ligne, et nécessairement leur exemple fut suivi par les libéraux. Les cléricaux anversois, après avoir feint d'accepter les avances du ministre de l'intérieur, travaillèrent à l'éliminer ; ils présentèrent une liste complète sur laquelle M. Malou était opposé à Rogier.
Aucun moyen d'ailleurs ne fut négligé par l'opposition pour faire échec au cabinet dans la personne de ceux de ses membres qui devaient se soumettre à réélection, M. d'Hoffschmidt aussi bien que Rogier, ou dans la personne des députés qui, comme Paul Devaux, étaient les plus fermes soutiens de la politique ministérielle.
Elle fit même intervenir le chef de l'Eglise romaine. Tous les électeurs reçurent communication des paroles suivantes prononcées par S. S. Pie IX dans un consistoire secret du 20 mai :
« Nous ne pouvons Nous défendre, dans Notre sollicitude paternelle envers l'illustre nation des Belges, qui s'est toujours fait remarquer (page 342) par son zèle pour la religion catholique, de témoigner publiquement Notre douleur à la vue des périls qui menacent chez elle la religion catholique.
« Nous avons la confiance que désormais son Roi sérénissime et tous ceux qui dans ce royaume tiennent le timon des affaires, réfléchiront dans leur sagesse combien l'Eglise catholique et sa doctrine servent à la tranquillité et à la prospérité temporelle des peuples ; qu'ils voudront conserver dans son intégrité la force salutaire de cette Eglise, et considérer comme leur tâche la plus importante celle de protéger et de défendre les saints prélats et les ministres de l'Eglise. »
Le cabinet répondit en ces termes dans le Moniteur du 8 juin :
« Nous livrons sans commentaire à la conscience publique ce tableau qui reproduit, sous des couleurs si peu conformes à la réalité, la situation du clergé et de la religion en Belgique.
« Ce n'est pas la première fois que la cour de Rome a été induite en erreur au sujet des choses et des hommes de ce pays. En le regrettant profondément, on ne peut maîtriser un sentiment de réprobation contre ceux qui ont trompé à ce point le Saint-Siège.
« Cette fois encore, nous en appelons au Saint-Père mieux informé. Nous en appelons aussi au bon sens et à la justice de tous ceux qui sont témoins du véritable état des choses en Belgique.
« Existe-t-il un seul pays dans le monde chrétien où le clergé jouisse d'une indépendance et d'une liberté plus grandes ; où sa position, sous le rapport moral et matériel, soit plus forte et mieux garantie ?
« Où sont les périls que court la religion ? Contre qui le clergé a-t-il besoin d'être défendu et protégé ?
« Si la religion avait des dangers à courir, ce serait de la part de ceux qui abusent de son nom pour satisfaire leurs rancunes politiques. Si le clergé avait besoin d'être défendu et protégé, ce serait contre l'imprudence de ceux qui se couvrent de son autorité pour la faire servir à des calculs de parti. »
Elle était bien topique, cette réponse aussi ferme que mesurée où nous retrouvons la pensée émise par Rogier. déjà en 1843 sur le tort que devait faire à la religion l'intervention active du clergé dans les élections. Mais elle arrivait trop tard : le coup était porté. Le parti libéral sortit de l'élection numériquement diminué : il perdit trois voix à Louvain, une à Turnhout, une à Thielt. Toutefois, son prestige n'était pas le moins du monde amoindri : (page 343) aucun de ses chefs n'avait succombé et les grands arrondissements de Bruxelles, d'Anvers, de Bruges, de Namur et de Malines lui restaient fidèles comme Liège, Gand, Mons, Tournai.
La politique du cabinet triomphait à Bruxelles (à 2.000 voix) de la coalition des radicaux et des cléricaux et son chef obtenait à Anvers une éclatante majorité (2.408 voix contre 1.960 données à M. Malou).
Une ovation splendide fut faite à Rogier par ses électeurs. (Note de bas de page : Quand Rogier arriva de Bruxelles à Anvers le 11 juin, à 7 heures du soir, cinq à six mille personnes l'accueillirent par des hourras et des trépignements d'enthousiasme inouïs. La jeunesse voulut s'atteler à sa voiture (Précurseur du 13 juin 1850).) Dans les remerciements qu'il leur adressa, il fit ressortir que la cause qu'ils avaient fait triompher en sa personne et qu'il défendait depuis de longues années, était la cause du libéralisme constitutionnel ; qu'elle n'était ni hostile à la religion, ni hostile au clergé. « Nous sommes, disait-il, et nous resterons amis de la religion ; nous sommes et nous resterons amis du clergé, alors même que nos sentiments seraient momentanément méconnus. »
Des publicistes ont prétendu que si le cabinet du 12 août n'a pas déposé à l'ouverture de la session de 1850-1851 le projet de révision de la loi sur l'enseignement primaire qu'il avait annoncé en 1849 lors de la discussion du budget de l'intérieur, c'est bien parce qu'il n'a jamais sérieusement voulu cette révision.
D'autres ont dit que c'est parce qu'il n'y avait pas entente complète dans le cabinet relativement à certains points sur lesquels devait porter le travail de révision. Le (page 344) jour où l'accord s'était fait, on ne put plus agir. Comment, en 1851 et en 1852, au milieu des difficultés exceptionnelles provoquées par la loi sur les successions et par le traité de commerce avec la France, comment aurait-on abordé utilement la révision de la loi de 1842 ?
La vérité est que le cabinet ne pouvait pas compter sur une majorité pour la révision. Les difficultés que rencontrait l'exécution de la loi sur l'enseignement moyen effrayaient un grand nombre de membres de la gauche. Le ministère était plus libéral que ses amis.
Il y a un fait certain, indiscutable : c'est que dans les premiers jours de 1850, Rogier saisissait ses collègues d'un projet de révision qu'il comptait soumettre à la Chambre des représentants à la rentrée des vacances de janvier.
Nous avons sous les yeux les épreuves d'imprimerie du projet, exposé des motifs compris. Le numéro de ce document parlementaire est laissé en blanc ; la date de la séance de janvier 1850 où le ministre doit le déposer est en blanc également. On lit au haut de la première page, de la main de Rogier, ces mots : « Janvier 1850 - Projet de révision en épreuves, non définitivement approuvé. Observations de Fr. Orb. »
Dans l'exposé des motifs, le ministre dit que le gouvernement apporte une solution nette et précise sur chacun de ces trois points au sujet desquels l'opinion publique s'est clairement exprimée :
1° L'intervention du clergé à titre d'autorité légale dans la surveillance et la direction de l'enseignement de la religion et de la morale ;
2° L'organisation de l'inspection civile ;
3° Le régime financier, c'est-à-dire le partage entre l'Etat, la commune et la province des dépenses résultant de l'instruction primaire.
Rogier avait conservé les observations que M. Frère avait faites et sur l'exposé des motifs et sur différents articles du projet de révision. Nous allons mettre en regard des principales dispositions du projet de Rogier, les observations de son collègue : (Cette mise en rapport n’est pas reprise dans la présente version numérisée).
(page 349) Il résulte d'une note du 29 novembre 1850, signée de M. Thiéry, chef de la 4ème direction, que Rogier tint compte de plusieurs observations de son collègue.
Depuis longtemps, on savait que M. Rolin n'avait promis son concours au cabinet que pour un an ou deux : il se devait à sa nombreuse famille que son seul talent d'avocat devait soutenir. C'était pour ne point paraître abandonner ses collègues sur la question de l'enseignement moyen, qu'il n'avait pas donné suite plus tôt à sa résolution. Une fois la lutte électorale de juin 1850 terminée, il leur demanda de lui rendre sa liberté.
M. de Haussy, dont Rogier avait eu tant de peine à obtenir l'acceptation en août 1847, désirait suivre M. Rolin dans sa retraite. Déjà, en 1848, sous le coup d'une cruelle douleur de famille, il avait voulu se retirer.
Rogier avait fini par avoir à cette époque raison de son découragement. Un an après, M. de Haussy était revenu à la charge parce qu'il trouvait de l'opposition chez le (page 350) Roi au sujet de certains arrêtés sur la question des legs collectifs :
« Bruxelles, le 27 août 1849.
« Mon cher Rogier,
« A la suite de notre conseil du mois dernier, j'ai envoyé à Van Praet la correspondance qui établit que nous sommes parfaitement d'accord sur cette question. D'après cela et ce qui avait été dit en conseil, je devais croire que les arrêtés d'Anvers m'auraient été renvoyés de suite, mais voilà trois jours que le Roi est revenu et j'ai reçu tout à l'heure une botte d'arrêtés dont ceux-là ne font pas partie ; je les recevrais même maintenant signés par le Roi sous la date du 20 courant, dernier jour du délai, que je ne sais si je pourrais les faire publier en présence de l'article 125 de la loi provinciale. Quant à l'arrêté dans l'affaire Léonard que j'ai envoyé il y a plus de deux mois, il n'en est pas plus question que s'il n'existait pas.
« Cette position est intolérable, je ne puis me résigner à la subir plus longtemps, et, si je désire avoir un entretien avec vous avant d'envoyer au Roi ma démission, ce n'est que pour nous concerter sur les moyens d'opérer ma retraite de la manière la moins préjudiciable pour notre opinion, car venant à la suite des attaques dont j'ai été l'objet de la part de la presse catholique, le parti clérical la considérera comme une victoire.
« J'espère que vous reviendrez ce soir, dites-moi l'heure qui vous convient le mieux demain matin. Nous avons à causer très sérieusement.
« Votre très affectionné.
« de Haussy. »
Pour les arrêtés qui restaient en souffrance parce qu'il lui répugnait de les signer, il se produisait souvent entre Léopold Ier et ses ministres des tiraillements qui n'étaient pas le moindre des soucis de Rogier. Le Roi avait une politique personnelle. Sans vouloir diminuer ses mérites et ses hautes qualités, il doit nous être permis de dire qu'il avait une tendance à s'exagérer l'importance de ses attributions et de ses droits. Un incident qui se produisit en avril 1850 à propos d'un voyage de M. Frère à Paris, fournit à cet égard un renseignement intéressant.
Lettre du roi Léopold à Rogier :
« Laeken, le 3 avril 1850.
« Mon cher Ministre,
« Comme vous êtes le doyen du cabinet, je vous écris ces lignes confidentielles dans l'intérêt du maintien de nos anciens usages ministériels. M. Frère vient d'aller à Paris et je n'avais aucune objection à formuler contre un voyage de ce genre, mais les anciennes habitudes étaient pour les ministres de me communiquer leurs intentions de voyager et de demander mon assentiment. Dans la circonstance actuelle, je n'ai appris le voyage de M. Frère que par les journaux. Je crois qu'il est utile de conserver les formes comme elles avaient été reçues jusqu'à présent et je pense que vous partagerez mon opinion.
« Léopold »
Réponse de Rogier :
« Sire,
« Le départ de M. le Ministre des Finances pour Paris a été l'effet d'une résolution en quelque sorte instantanée : il a été provoqué par le désir de donner quelque distraction à Mme Frère qui est un peu souffrante et qui a eu le chagrin de perdre une de ses sœurs. Le voyage de M. Frère n'a aucun but, ni caractère officiel : il sera de très courte durée.
« Quoi qu'il en soit, je suis bien convaincu que M. Frère se serait (page 352) empressé d'informer Votre Majesté de son intention et de prendre ses ordres s'il avait pu le moins du monde supposer que Votre Majesté attacherait, dans le cas actuel, quelque importance à ce que cette marche fût suivie.
« En principe, je me rallie entièrement à la manière de voir de Votre Majesté ; mes collègues, j'en ai l'assurance, partagent également votre opinion ; mais je pense qu'il sera plus convenable peut-être de produire, à la première occasion, la question d'une manière générale en conseil, que d'en écrire actuellement à M. Frère à Paris... »
En 1849, comme en 1848, M. de Haussy avait renoncé à son projet de retraite, par dévouement pour son ami Rogier. M. Rolin s'en allant, il renouvela sa demande et cette fois ses collègues acceptèrent sa démission à la condition qu'il leur rendît le service d'occuper le poste important de gouverneur de la Banque Nationale, dont la création date de ce temps.
Les deux arrêtés qui remplaçaient MM. Rolin et de Haussy, par MM. Van Hoorebeke (député d'Eecloo) et Tesch (député d'Arlon), allaient paraître au Moniteur quand il en fallut faire un troisième pour remplacer le ministre de la guerre.
Il avait paru récemment à Charleroi une brochure anonyme : De la Constitution de la force publique dans les Etats constitutionnels démocratiques, que l'on attribuait à un officier supérieur de l'armée. L'auteur appréciait en des termes inconvenants, presque injurieux (qu'il désavoua plus tard), l'institution de la garde civique : elle ne lui semblait bonne qu'à faire des révolutions (p. 93) ; elle n'était propre à rien d'autre (p. 80) ; elle avilissait l'habit et les insignes de l'état militaire en les prodiguant à des hommes qui ne (page 353) savaient pas les mettre ; on y jetait les grades à la tête de tous ; c'était un contresens constitutionnel, etc.
Grand émoi parmi nos soldats citoyens dont bon nombre croyaient que le ministre de la guerre avait vu cette publication de bon œil. Rogier, saisi d'une réclamation par le général Petithan, commandant de la garde civique de Bruxelles, l'avait transmise au général Chazal. Celui-ci infligea un blâme au major Alvin.
Le blâme parut généralement insuffisant. Les protestations de la garde civique se produisirent avec une grande vivacité. Rogier et les autres membres civils du cabinet estimaient que l'auteur de cette malencontreuse brochure méritait plus qu'un blâme. On devait, selon eux, prendre en cette circonstance une mesure disciplinaire semblable à celle qui avait été appliquée (mise en disponibilité) à un lieutenant auteur d'une brochure publiée à l'occasion du budget de la guerre. Le général Chazal était d'un avis contraire : le cas du lieutenant et celui du major Alvin lui paraissaient différents.
On en était là et la presse demandait que satisfaction plus complète fût donnée à l'opinion publique, quand le major Alvin, tout en affirmant « qu'il n'a pensé faire qu'un ouvrage scientifique, sans intention de blesser personne », écrit au ministre :
« Dans les circonstances actuelles et attendu qu'il ne m'est pas permis de parler en public pour éclairer au moins les personnes raisonnables, je crois devoir vous renouveler la proposition que j'ai eu l'honneur de vous faire verbalement pour le cas où mon affaire prendrait une tournure politique. Je viens donc vous prier de me placer en disponibilité afin de donner à l'opinion publique le temps de se calmer et de reconnaître quelles étaient mes intentions en écrivant sur une aussi grave question. »
Le général Chazal ne crut point pouvoir accueillir cette demande de mise en disponibilité. Il craignait de paraître céder à des injonctions de la garde civique, dont (page 354) la conduite dans certaines villes n'avait peut-être pas été suffisamment respectueuse de la loi et de la discipline. Voici les lettres échangées entre Rogier et lui dans ces circonstances :
« Mon cher collègue,
« Le major Alvin vient de demander sa mise en disponibilité ; il me semble qu'il n'y a pas à hésiter et qu'il faut l'accepter. J'ignore si tu as des objections sérieuses à faire contre cette marche, mais je crois qu'au milieu des inconvénients que présentent tous les genres de solution, celui-ci est de beaucoup le moindre. Les exaltés trouveront que ce n'est pas encore assez ; mais les modérés reconnaîtront sans doute que cela est suffisant, et ils refuseront de suivre les autres s'ils persistent à aller plus loin : c'est là l'essentiel à obtenir en ce moment.
« Tout à toi,
« Ch. Rogier. » (Note de bas de page : Nous n’avons qu’une copie de cette lettre qui n’est pas datée.)
« Mon cher collègue,
« M. Alvin m'a adressé effectivement une demande de mise en disponibilité. Je considérerais comme un acte de faiblesse d'accéder à cette demande imposée par des démonstrations inconstitutionnelles et dangereuses.
« Mon opinion est qu'il faut résister à la garde civique et non pas lui céder. Si ma manière de voir n'est pas partagée par mes collègues, je suis prêt à me retirer.
« Je regrette profondément d'être en désaccord avec la manière de voir de plusieurs personnes que j'aime et que j'estime, mais ma conscience me dit que dans cette circonstance je ne puis faire aucune concession.
« Tout à toi,
« Baron Chazal. »
« 7 juillet 1850. »
Lorsque l'on apprit que le ministre de la guerre était prêt à renoncer à son portefeuille plutôt que de « céder (page 355) à la garde civique », un ami commun de Rogier et de Chazal, M. Loos, bourgmestre d'Anvers, écrivit à Rogier. « Certainement Chazal aurait dû sévir plus rigoureusement contre le major Alvin, mais enfin il a pu se tromper, ne pas avoir aperçu tout d'abord la gravité de l'acte posé par un officier de l'armée. Cette erreur ne devrait pas entraîner sa retraite... On pouvait sans inconvénient accepter la mise en disponibilité du major... Le parti le plus déplorable est la retraite du général, à la suite de ce que j'envisage comme une intrigue des hommes dont le général avait l'honneur d'être le Changarnier, c'est-à-dire l'adversaire le plus redouté... Les libéraux et tous les hommes d'ordre qui s'attellent à cette malheureuse querelle de la garde civique ne s'aperçoivent pas qu'ils sont dupes des rouges et peut-être aussi des noirs qui atteignent leur but, l'ébranlement du gouvernement et de la force publique... » (12 juillet). M. Loos exprimait de vives appréhensions au sujet de cet ébranlement du gouvernement, redoutant que la retraite du général n'entraînât celle du cabinet tout entier.
M. Chazal, tout en persistant à ne pas aller au delà du blâme, avait dit en conseil qu'il comprenait que ses collègues considérassent la question sous un autre point de vue. L'accord ne pouvant s'établir, il crut devoir adresser au Roi la démission de ses fonctions.
Rogier, appelé immédiatement par le Roi, lui déclara que ses collègues et lui ne voulaient en quoi que ce fût entraver les délibérations de la Couronne et qu'ils se (page 356) tenaient également à sa disposition, pour le cas où le Roi pourrait entrevoir dans la reconstitution du cabinet une issue aux difficultés existantes.
M. Chazal, qui n'avait pas d'ailleurs cessé de s'associer complétement à la politique du cabinet, exprima au Roi l'opinion que c'était un devoir pour ses collègues de rester en fonctions et que, quelle que fût sa position ultérieure, il continuerait de leur accorder son concours, sa retraite ne devant être considérée que comme le résultat d'un différend particulier sur une question spéciale et incidentelle. (Note du Moniteur du 17 juillet : partie non officielle.)
Le Roi accepta le 15 juillet la démission du ministre de la guerre et chargea Rogier de l'intérim.
(Note de bas de page : Le major Alvin fut mis en non-activité par un arrêté royal du 16 juillet. Coïncidence bizarre ! trois mois auparavant, son frère, directeur au ministère de l'intérieur, avait été suspendu de ses fonctions pour un terme de trois mois à cause d'un manquement grave au ministre. Rentré en grâce, il fut nommé conservateur de la Bibliothèque royale. Voir les journaux de mars 1850.)
A l'occasion du remplacement définitif du général Chazal, se serait-il produit dans le cabinet des divergences sur le chiffre du budget de la guerre et sur la position que prendrait le gouvernement à la rentrée des Chambres ? Nous sommes tenté de le croire, quand nous lisons cette lettre écrite par le Roi à Rogier cinq jours après l'acceptation de la démission du général Chazal :
« Laeken, le 20 juillet 1850.
« Mon cher Ministre,
« L'expérience enseigne qu'en matières politiques comme en toute circonstance de la vie, on fait sagement de diviser les difficultés et de les vaincre ainsi une à une. La retraite si regrettable et si inattendue du général nous impose le devoir de le remplacer, voilà pour le moment la seule affaire dont nous devons nous occuper.
(page 357) « L'esprit, la direction du cabinet, ne peut se trouver en aucune façon affecté par cette nécessité de nommer un nouveau ministre de la guerre. Il y a bientôt un an que nous aurions pu nous trouver dans la même position (note de bas de page : Quand le général Chazal avait failli mourir du choléra). Mon désir est donc que l'on ne s'occupe que de l'objet que la force des choses nous impose, sans créer par des discussions des difficultés qui pourraient nuire à la bonne harmonie qui a si heureusement régné dans le cabinet depuis bientôt trois ans. Il est à désirer aussi que la nomination ne se fasse pas trop attendre, car il en résulte des intrigues. De cette manière tout pourra bientôt s'arranger à notre commune satisfaction.
« Léopold. »
Le nouvel intérim de Rogier à la guerre cessa le 12 août 1850. Le Moniteur de ce jour publia les arrêtés royaux qui, acceptant la démission de MM. de Haussy, Rolin et Chazal, leur donnaient pour successeurs MM. Tesch, Van Hoorebeke et Brialmont.
Un remaniement ministériel : rien de plus. La note suivante, dont copie fut laissée à M. Van Praet, le dit expressément :
« Rien n'est changé à l'ensemble de la politique du cabinet ni aux principes qui l'ont dirigé.
« C'est par des motifs tout personnels connus depuis longtemps que M. Rolin se retire. Rien n'est changé dans ses relations avec ses collègues auxquels il prêtera son concours.
« C'est un incident particulier et spécial qui a donné lieu à la retraite du général Chazal. Rien n'est changé dans ses relations avec ses collègues auxquels il prêtera son concours.
« En ce qui concerne spécialement le budget de la guerre, les membres du cabinet persistent dans l'opinion qu'il faut au pays une armée fortement organisée et suffisante pour faire face à toutes les éventualités. Ils repousseraient tout système qui aurait pour effet d'affaiblir cette organisation. Ils persistent également dans l'opinion qu'il y a lieu de rechercher si, en maintenant l'armée dans les conditions ci-dessus énoncées, on ne peut arriver successivement et dans un avenir plus ou moins rapproché à un chiffre de dépenses moins (page 358) élevé, dans la proportion d'un à deux millions par exemple. Un pareil résultat serait désirable au point de vue financier, mais il le serait surtout au point de vue politique et de l'armée. Il importerait beaucoup en effet à la bonne marche des affaires et à l'institution de l'armée elle-même de pouvoir réunir sur cette importante question une majorité unie, fixe et durable. »
La session législative de 1850-1851 n'ayant pas été ouverte par le Roi que venait de frapper un deuil cruel, la mort de notre première Reine que tous les Belges ont pleurée, le cabinet comptait saisir la première occasion de faire à la Chambre une déclaration qui aurait eu sa place dans le discours du trône.
Le cabinet allait-il trouver dans la législature issue des élections de 1850 la majorité nécessaire pour voter le budget de la guerre tel qu'il l'avait arrêté ? A cet égard, quelques jours après l'ouverture de la session, le Roi exprimait à Rogier des doutes sérieux et ne lui dissimulait pas ses inquiétudes :
« Ardenne, le 20 décembre 1850.
« Mon cher Ministre !
« Je vois avec une grande inquiétude approcher la discussion du budget de la guerre. Quand en 1832, je crois, on a parlé d'un chiffre de 25 millions, l'unique motif était de se créer ainsi une arme contre la Hollande, en comparant les dépenses auxquelles elle nous forçait avec le chiffre de 25 millions.
« La Belgique par sa position géographique est le pays le plus exposé de la terre. Là où d'autres pays ont des mois pour se préparer (page 359) elle a des jours. Les combats de juin 1848 pouvaient l'exposer à une catastrophe immédiate ; en février 1848 le péril était également grand, quoiqu'on pût espérer une lutte intérieure plus longue. La Belgique peut être inondée, mais si elle ne s'abandonne pas elle-même, elle a des chances fort belles de résistance et même d'avantages ultérieurs.
« Tandis qu'envahie et occupée elle aura à supporter d'ennemis et même d'amis des charges énormes et ruineuses, et je dois ajouter parfaitement méritées si elles sont le résultat de son propre aveuglement. Une autre et bien grave considération est celle de l'esprit de l'armée. Tous les pays sans exception se sont occupés à exalter l'esprit et le courage de ceux qui étaient plus spécialement chargés de la noble tâche de leur défense. La Belgique au contraire ne fait pas seulement tout ce qu'elle peut pour décourager dans le présent ses défenseurs, mais elle veut déclarer pour plusieurs années de suite qu'on s'occupera de la même tâche.
« Le pays offre peu de carrières à la jeunesse, il ne lui reste que l'armée qui offre quelque chose qui puisse parler à l'imagination. Si vous vous montrez déterminés à fermer aussi cette carrière, que voulez-vous que la jeunesse devienne ?
« Je suis parfaitement impartial dans cette grave question, qui peut compromettre l'avenir du pays ; je n'ai jamais fait de l'armée, comme cela se voit dans beaucoup d'autres pays, un amusement personnel, malgré le vif intérêt que les choses militaires m'inspirent ; mais je vois en elle, comme M. Thiers me disait il y a peu de mois, l'indépendance de la Belgique ; sans bons moyens de défense vous serez le jouet de tout le monde. Je vous prie donc avec instance, soyez pour vous-même et dans l'intérêt du cabinet d'une extrême prudence dans cette grave question ; ce conseil m'est dicté par l'intérêt du pays et également par l'intérêt bien clair du cabinet et par les sentiments que j'ai moi-même pour le cabinet et pour vous, mon cher Ministre.
« Léopold. »
Il semblait que la solution du problème fût assurée par l'accord qui s'était établi entre le ministre de la guerre et ses collègues d'une part, entre le cabinet et les chefs de l'opinion libérale d'autre part.
Dans un conseil des ministres tenu avant la discussion (page 360) du budget de 1851, il avait été convenu que le chef du cabinet parlerait dans le sens de cette note :
« Les vues du cabinet sont d'arriver à ramener le budget normal de l'armée sur pied de paix au chiffre de vingt-cinq millions de francs, et d'atteindre ce chiffre par des réductions successives réparties sur un espace de trois ans.
« Le ministre de la guerre déclare qu'il est prêt à introduire et à rechercher toutes les économies qu'il reconnaîtra possible de faire, sans porter atteinte à l'organisation de l'armée.
« Il propose dès maintenant une première réduction pour 1851. Il continuera de rechercher les économies qu'il jugera possible ; mais il ne croit pas opportun de faire connaître sur quelles bases il se propose d'opérer.
« Il n'a en vue que le bien de l'armée et il repousserait toute mesure qui aurait pour effet de porter atteinte à son existence. Il serait heureux de voir une majorité forte, unie et compacte, se rallier au budget de 1851 tel qu'il est présenté. »
La minute de cette note intitulée « Rédaction convenue », est de la main de Rogier. En marge du dernier paragraphe se trouvent ces lignes de la main du général Brialmont : « Il serait heureux, afin qu'elle ne fût pas remise chaque année en question, qu'une majorité forte, unie et compacte, se ralliât au budget... etc. »
La déclaration par laquelle le général Brialmont ouvrit le 14 janvier 1851 la discussion de son budget, était l'œuvre du ministère tout entier : elle avait été délibérée en conseil. La minute est de la main de Rogier et paraphée par lui, par le général et par les quatre autres ministres :
« Messieurs, en prenant pour la première fois la parole dans cette enceinte, je n'ai pas besoin, je pense, de protester de mon dévouement absolu aux intérêts de notre armée. Toutes mes affections, toutes mes préoccupations sont pour elle. Je n'ai d'autre désir et d'autre but que de voir son existence établie sur un pied respectable.
« Chaque année le budget de la guerre donne lieu à de longs débats.
« Notre régime constitutionnel comporte, je le sais, de tels débats : mais ils ne laissent pas que de jeter dans l'armée des incertitudes et des inquiétudes fâcheuses. Ce serait donc à ce point de vue rendre un véritable service à l'armée que de pouvoir parvenir à placer le chiffre du budget de la guerre en dehors de toute contestation.
« C'est pour atteindre ce but que, m'associant aux vues du cabinet, j'ai (page 361) cherché à introduire certaines réductions dans les dépenses et que je continuerai à introduire toutes celles que je jugerai possibles.
« On me demandera peut-être si tout en cherchant à ramener le chiffre du budget à 25 millions dans un temps donné, j'ai la conviction intime d'arriver à ce chiffre sans porter atteinte à l'organisation de l'armée. Les études que j'ai fait faire n'étant pas terminées, je ne puis en ce moment répondre d'une manière catégorique à cette question dont la solution présente des difficultés. » (Note de bas de page : Tout ce paragraphe a dû être assez discuté au conseil des ministres. Les ratures et les surcharges sont nombreuses sur le projet primitif de Rogier. Au lieu de « dans un temps donné », il avait écrit d'abord « dans un espace de trois ans ».)
« J'examinerai avec soin toutes les questions qui concernent l'ensemble de notre établissement militaire ; je m'entourerai au besoin des lumières d'une commission composée d'hommes éclairés et impartiaux, et quand mon opinion sera définitivement formée, je ferai connaître loyalement ma manière de voir et ma détermination.
« En ce qui concerne le budget de 1851, je demande à la Chambre de le voter tel que j'ai eu l'honneur de le proposer. Il se présente avec une diminution de... comparativement au budget de l'année dernière. A la vérité, le prix de l'adjudication des fourrages pour 1851 nécessitera une augmentation extraordinaire de 400,000 francs, mais je me propose d'absorber cette augmentation 1° en demandant au budget de 1851 l'application des économies que j'ai introduites au budget de 1850 en vue même de cette augmentation prévue, et quant au surplus je ferai en sorte de le retrouver sur l'ensemble des articles du budget de 1851.
« Je parle ici d'un budget normal sur pied de paix en dehors des prévisions de circonstances extraordinaires.
« La Chambre comprendra que si de telles circonstances se présentaient, je n'hésiterais pas à venir lui demander immédiatement des sacrifices que son patriotisme ne refuserait pas. »
Les séances du 14 et du 15 janvier furent consacrées à la discussion générale du budget. Pour M. Thiéfry, l'organisation de l'armée était détestable et le chiffre du budget trop élevé. Pour le prince de Chimay, pour MM. de Liedekerke et de Theux, l'organisation était excellente, mais le chiffre du budget insuffisant. M. Dolez estima qu'il serait sage de s'en rapporter aux déclarations du gouvernement et d'attendre l'issue du travail de la Commission qui aurait à examiner toutes les questions relatives à notre établissement militaire.
(page 362) La séance du 16 avait commencé par un discours du ministre de la guerre répondant à M. Thiéfry. La Chambre n'écoutait guère : elle paraissait en proie à des préoccupations étrangères au débat. Soudain M. Malou demande la parole pour une motion d'ordre :
« Messieurs, dit-il, il est impossible que la discussion du budget continue en face de l'émotion qui domine l'assemblée. Cette émotion a une cause juste. Nous venons d'apprendre qu'une provocation a été adressée à un représentant à l'occasion des opinions qu'il a émises dans cette enceinte. Je demande que la Chambre se forme en comité secret pour examiner la suite qu'il convient de donner à cette affaire. »
Le comité secret est prononcé.
Une lettre provocatrice avait été en effet adressée à M. le représentant Thiéfry par le général Chazal. L'ancien ministre se considérant comme offensé par une phrase où le député bruxellois avait traité d'erronées certaines de ses assertions, lui demandait une rétractation ou une réparation par les armes.
Le 17, le président ouvrit la séance publique en disant que « l'incident qui avait motivé le comité secret s'était terminé de manière à sauvegarder les prérogatives parlementaires ».
L'incident Thiéfry-Chazal était à peine terminé qu'un autre, plus grave, surgit.
Le général Brialmont s'était déjà, dans les séances du 15 et du 16, en réponse à des demandes de MM. Osy et de Chimay, engagé dans une voie où il avait été entendu que le cabinet n'entrerait pas. Ce n'étaient pas seulement ses collègues qui avaient le droit d'être mécontents de ce revirement inexpliqué, mais le Roi lui-même qui écrivait à Rogier aussitôt après avoir appris ce qui s'était passé le 15 :
(page 363) « Goë, le 17 janvier 1851.
« Mon cher Ministre !
« Je vous supplie de ne pas vous laisser entraîner en dehors du texte précis de votre déclaration. Je considérerais le cabinet dans le plus grand péril si l'on sortait de ces limites, car il est impossible de prévoir comment même dans le cabinet on s'entendrait.
« En plus, je dois faire observer que le cabinet ne peut pas aller constitutionnellement au delà de sa déclaration sans qu'il y ait au préalable une nouvelle entente.
« Léopold. »
Le général Brialmont fait plus le 17. Répondant à des observations d'un adversaire du budget de 25 millions, il va jusqu'à retirer en quelque sorte les paroles qu'il a prononcées au début de la discussion. Il déclare qu'il lui sera impossible de se rallier à l'idée de créer une commission d'enquête, parce que l'enquête, qui a été proposée tout d'abord par les ennemis de l'armée, laisserait supposer que l'organisation de notre établissement militaire est défectueux.
Le soir même, Rogier écrit au Roi que tous les moyens ont été employés pour conserver dans le cabinet l'union dont il a besoin pour conduire les affaires ; que des déviations notables ont été apportées par le ministre de la guerre à des engagements pris en commun ; et qu'en présence de ce dissentiment inattendu, il a envoyé au général la lettre suivante :
« Monsieur le général,
« J'ai l'honneur de vous informer que mes collègues et moi, justement surpris de l'attitude que vous avez prise et du langage que vous avez tenu depuis l'ouverture de la discussion du budget de la guerre, nous ne pouvons consentir à demeurer plus longtemps associés à vous.
« Nous venons d'informer S. M. de notre résolution en la priant de bien vouloir aviser.
« Le Ministre de l'intérieur,
Ch. Rogier. »
(page 364) Rogier priait le Roi de vouloir bien prendre les mesures que comportaient les circonstances ;
« Mes collègues et moi nous tenons à l'entière disposition de Sa Majesté, ne voulant en aucune manière apporter le moindre obstacle à la liberté de ses délibérations, pour le cas où elle jugerait que la situation exigerait aux affaires un autre système et des hommes nouveaux. »
Notification fut faite à la Chambre, au début de la séance du 18, des résolutions prises par le cabinet.
La discussion du budget fut ajournée.
Le Roi accepta la démission du général Brialmont et confia encore une fois l'intérim de la guerre à Rogier. Voici la lettre qu'il lui écrivit en cette circonstance :
« Bruxelles, le 21 janvier 1851.
« Mon cher Ministre !
Les circonstances où nous nous trouvons n'indiquent qu'une seule solution de la difficulté ministérielle, c'est que vous vous chargiez de l'intérim du portefeuille de la guerre. Vous savez quelle est ma confiance en vous, je suis persuadé que le sentiment du pays à votre égard est le même.
« Sans sécurité nationale il n'y a pas d'existence politique ; tous les intérêts les plus précieux sans exception aucune se rattachent à cette sécurité ; les garanties les plus fortes doivent donc être données au pays et à l'armée, que nous défendrons les éléments de cette sécurité comme notre trésor le plus précieux. Je remets ce dépôt entre vos mains courageuses et dévouées ; la tâche, je le sais, est laborieuse et difficile, mais vous défendrez le plus grand intérêt national.
« J'ai assez de foi dans votre dévouement et dans votre caractère pour m'en remettre à vous de l'accomplissement d'un devoir sacré pour nous tous et je vous prie de vous en charger en vous assurant de mes sentiments les plus sincèrement affectueux.
« Léopold. »
Une des premières mesures que dut prendre le ministre intérimaire, ce fut de confirmer par un acte les paroles du président de la Chambre des représentants qui avait dit (page 365) le 17 que les prérogatives parlementaires étaient sauvegardées. Elles ne pouvaient l'être malheureusement que par une punition infligée au général Chazal.
Rogier ne s'était séparé qu'avec une profonde tristesse de son ancien collègue resté toujours son ami. Combien ne devait-il pas lui en coûter maintenant de contresigner, comme chef de l'armée, un arrêté qui le frappait d'une disgrâce d'ailleurs méritée ! Chazal, à sa sortie du ministère, avait été appelé à la direction de la première division militaire et au commandement de la Résidence royale. La mesure disciplinaire la moins sévère qu'on pût lui appliquer était le changement de position. Rogier lui écrit officiellement :
« Mon cher Général,
« Je crois devoir vous informer que je viens de proposer à S. M. de vous charger du commandement de la quatrième division militaire. Je n'ai pas besoin de vous dire que cette mesure, qu'il me coûte beaucoup de proposer à S. M., m'est impérieusement commandée par les circonstances, et j'aime à croire que vous n'y verrez, de la part du gouvernement, aucune marque de défiance ou de désaffection.
« Nul plus que moi ne connaît et n'apprécie les services que vous avez rendus et ceux que vous pouvez encore rendre, et vous serez, j'en suis convaincu, le premier à sentir la nécessité de vous résigner à une mesure qui n'affecte en aucune manière votre caractère. Je ferai tout ce qui sera en moi pour adoucir dans l'exécution ce que cette mesure pourrait avoir de pénible pour vous, et si vous désirez qu'un délai vous soit accordé avant d'opérer votre transfert définitif à Mons, vous me trouverez tout disposé à vous faciliter la transition.
« « Recevez, mon cher Général, l'assurance de mes sentiments d'estime et d'affection.
22 janvier 1851.
« Le Ministre de l'intérieur, chargé par intérim du département de la guerre,
« Ch. Rogier. »
M. Van Praet fait savoir à Rogier le 23 que le général Chazal a dit au Roi qu'il aimait mieux être mis en disponibilité que de prendre un autre commandement. « Il ne (page 366) voudrait cependant pas que la disponibilité eût lieu sur sa demande. Le Roi trouve qu'on ne peut pas le forcer à préférer une position plus avantageuse à une autre qui l'est moins. » Rogier écrit immédiatement à Chazal :
« 23 janvier 1851.
« Mon cher Général,
« Ayant appris que vous aviez témoigné au Roi que vous préfériez votre mise en disponibilité à un changement de position, je crois devoir vous informer que j'ai eu l'honneur de proposer à Sa Majesté, qui l'a approuvé, un arrêté qui a pour but votre mise en disponibilité. Cet incident fâcheux n'aura, je l'espère, que des effets temporaires, et vous ne douterez pas, je pense, du désir que j'éprouve de vous voir par la suite remis en position de rendre au pays et au Roi tous les services actifs qu'ils sont en droit d'attendre de vous.
« Recevez, mon cher Général, l'expression de mes sentiments d'estime et d'affection.
« Le Ministre de l'intérieur, chargé par intérim du département de la guerre,
« Ch. Rogier. »
Le général Chazal resta cinq mois en disponibilité. Le 7 juillet, il fut appelé au commandement d'Anvers.
La question militaire qui avait amené entre ces deux frères de 1830 des difficultés dont, quoi qu'on ait dit, il resta toujours quelque chose, devait également mettre Rogier en désaccord (mais pour peu de temps) avec deux autres amis, Lebeau et Devaux.
La Chambre avait repris le 23 la discussion du budget de la guerre. Dans un discours plein de dignité, de fermeté et de modération tout à la fois, un véritable discours d'homme d'Etat, Rogier protesta éloquemment des sympathies du cabinet pour l'armée. Elle aurait une bonne position, une position forte tant que le ministère du 12 août (page 367) serait aux affaires. Il la voulait solide, capable de remplir ses devoirs dans toutes les occasions, et à cet égard il invoquait près d'elle ses discours antérieurs. Mais en même temps il voulait ne pas désorganiser l'opinion libérale qui l'avait amené au pouvoir et qui l'y maintenait loyalement.
Il est bien certain que la grande majorité de l'opinion libérale désirait à cette époque une réduction considérable du budget de la guerre. Elle se ralliait volontiers à M. Delfosse qui déclarait avoir l'intime conviction (23 janvier 1851) que la France ne sortirait pas d'une politique pacifique - comme si l'Empire qui était dans l'air ne devait pas inévitablement être la guerre !
Le cabinet partageait-il complétement l'illusion de M. Delfosse ? Pensait-il que la guerre ne surviendrait pas à courte échéance ? Estimait-il que les liens formés entre les grandes puissances étaient assez étroits et les raisons qui leur commandaient de rester unies assez puissantes pour les décider à mettre fin au conflit oriental par les voies diplomatiques ?
Ou bien, Rogier et ses collègues ne se trouvaient-ils pas dans la position des chefs qui doivent suivre leurs hommes parce qu'ils sont leurs chefs ?
Quoi qu'il en soit, MM. Lebeau et Devaux ne voulaient pas marcher avec la plupart de leurs amis sur cette question bien controversable assurément. Ils ne croyaient pas que le cabinet fût bien inspiré dans sa politique militariste. Ils voyaient une menace, un danger pour l'armée dans la proposition de faire examiner par une commission spéciale toutes les grandes questions relatives à notre établissement militaire. Il n'était pas sage, d'après eux, de laisser à l'armée le moindre prétexte de croire que sa cause n'était sincèrement défendue à la Chambre que par la droite. Contrairement à l'avis du cabinet, que partageaient MM. Dolez, d'Elhoungne et Verhaegen, ils estimaient que l'on courait un grand danger en donnant un commencement (page 368) de satisfaction à ceux qui croyaient possible l'utopique programme des 25 millions.
L'avenir devait donner raison à Lebeau et à Devaux.
Ils mirent dans la défense de leur opinion une vivacité que pouvaient expliquer les attaques de quelques journaux libéraux qui leur reprochaient durement leur « attitude militariste » et leur « défection » (sic).
Dans sa réponse à ses amis, Rogier fit preuve de beaucoup de tact et de modération. Son exorde - qui rappelle celui du discours de Nothomb évoquant, à propos d'un désaccord avec ses anciens coreligionnaires, la séparation de Burke et de Fox - son exorde était un hommage élevé, délicat à leur patriotisme. Réfutant plus particulièrement les arguments de Devaux, il disait :
« Je l'ai trouvé toujours le même, dévoué avant tout aux intérêts de son pays, appréhendant tout ce qui pourrait porter atteinte à la force de nos institutions et menacer notre nationalité. Je le remercie de son langage, de ses appréhensions, de ses conseils. Les conseils donnés par un homme qui a rendu de si grands services au pays doivent être pris en mûre considération. J'espère qu'à son tour mon honorable ami voudra bien avoir quelque confiance en mes paroles, se rappeler que moi aussi, j'ai concouru à fonder, à consolider notre nationalité. Ainsi que lui, je resterai un défenseur inflexible de toutes nos institutions. Particulièrement l'institution de l'armée n'a rien à redouter tant que je resterai sur ces bancs. »
Devaux avait dit que la conduite du ministère lui était dictée par trois motifs honorables : - que d'abord il voulait donner plus de fixité à l'institution de l'armée et espérait arriver à un chiffre qui eût quelque permanence ; qu'il (page 369) craignait ensuite pour le vote des impôts des difficultés qu'il comptait lever par des concessions sur le budget de la guerre ; qu'il avait enfin le désir très légitime d'amener plus d'union, plus de fusion dans les diverses nuances de l'opinion qui le soutenait. Mais aucune de ces trois raisons ne paraissait à Devaux suffisamment puissante pour enlever à la résolution du ministère ce qu'elle avait à ses yeux de dangereux et de compromettant pour la sécurité du pays. Rogier répondit à Devaux :
« ... Trois motifs que l'on reconnaît être honorables ont, dit-on, dicté notre conduite :
« 1° Etablir sur une base fixe une institution soumise chaque année à l'instabilité des votes parlementaires. C'est pour cela que nous aurions choisi le chiffre rond de 25 millions. Non la base fixe que nous cherchons, c'est un vote parlementaire assuré, c'est l'opinion fixe de cette Chambre qu'il n'y a plus lieu, à l'avenir, de contester le budget de la guerre.
« 2° Faciliter le vote des impôts, l'amélioration de notre situation financière. Oui, c'est un but que nous avons la conscience d'atteindre. Augmentez nos ressources et vous aurez plus fait pour l'armée que par les discours les plus éloquents et les plus patriotiques.
« 3° Nous voulons, dit M. Devaux, unir la majorité, l'unir à jamais sur toutes les questions... Oui, nous voulons tenir unie la majorité. L'unir à jamais, nous ne faisons pas un pareil rêve ; mais nous cherchons à l'unir le plus fortement et le plus longtemps possible. Oh ! oui, c'est notre vœu, c'est notre but, c'est notre ambition. Nous l'avons cherché pendant les six ans où nous étions dans l'opposition. Nous avons alors plus d'une fois (et je ne regrette rien de ce que j'ai fait) tendu la main à une nuance de l'opinion libérale qui n'était pas la nôtre. Cette union, nous l'avons continuée dans le gouvernement et nous continuerons à la maintenir.
« L'opinion libérale modérée a rendu de très grands services au pays ; mais l'opinion libérale toute entière, l'opinion libérale nouvelle, celle-là aussi aura un glorieux passé à revendiquer.
Formée de toutes les nuances constitutionnelles du libéralisme, elle a l'honneur insigne de présider dans ce seul pays en Europe au maintien de l'ordre ; elle veut l'honneur de leur donner la paix, la tranquillité, la prospérité et l'extension de toutes les libertés. »
La conclusion du débat fut le vote, par 87 voix contre (page 370) 26 et 6 abstentions, de cette proposition de MM. Verhaegen, Delehaye, Delfosse, d'Elhoungne et Dolez :
« La Chambre, s'associant avec confiance à la résolution prise par le gouvernement d'examiner murement, avant la discussion du budget de 1852, les diverses questions relatives à notre établissement militaire et de s'entourer, à cet effet, des lumières d'une commission qu'il nommera, passe à la discussion des articles. »
MM. Devaux, Lebeau et Dumon (le dernier devait accepter quatre ans plus tard un portefeuille dans un cabinet clérical) furent les seuls membres de la gauche qui refusèrent leur assentiment à cette proposition.
Le budget de la guerre fut voté par 74 voix contre 2.
Rogier envoya aux commandants de l'armée la lettre suivante :
« Bruxelles, le 27 janvier 1851.
« Messieurs,
« Par arrêté du 20 de ce mois, il a plu à Sa Majesté d'accepter la démission du Lieutenant Général Brialmont, et de me charger provisoirement de la direction du département de la guerre.
« En me désignant pour cette mission temporaire, Sa Majesté a bien voulu se souvenir de mon dévouement absolu et constant aux intérêts de l'armée et me donner, dans un document devenu public, un témoignage bien précieux pour moi de sa haute confiance.
« La Chambre des représentants vient à son tour de donner aux intentions exprimées par le cabinet, une éclatante adhésion.
« Les opinions qui se sont produites dans la discussion générale du budget de la guerre ont pu différer quant au meilleur système à adopter pour la bonne organisation de l'armée. Mais à aucune autre époque les sentiments de sympathie pour cette institution nationale ne se sont manifestés avec plus de vivacité et plus d'ensemble.
« Sous ce rapport, la discussion qui vient de se terminer, a été un fait heureux pour l'armée et l'on peut dire que son avenir en est sorti plus assuré.
« Je me plais à croire, Messieurs, que les intentions du Gouvernement et de la Chambre seront comprises et appréciées comme elles doivent l'être. Il vous sera facile et je vous prie, le cas échéant, de rectifier les erreurs ou les préventions que l'esprit d'opposition chercherait à répandre, notamment à propos de la commission que le Gouvernement a le dessein de nommer, pour examiner les diverses questions qui concernent notre établissement militaire.
« Vous pouvez donner l'assurance que les travaux de cette commission (page 371) n'auront pour but, comme ils ne peuvent avoir pour résultat, que d'établir notre constitution militaire sur une base respectable et fixe, en la plaçant désormais en dehors des débats politiques, trop souvent renouvelés.
« La nature du Gouvernement représentatif comporte l'examen et la discussion, nous n'avons pas à nous en plaindre. Je comprends aussi que l'armée se préoccupe de questions qui l'intéressent directement. Toutefois, je ne saurais approuver que MM. les officiers se mêlassent à une polémique irritante, et ils sentiront, je n'en doute pas, la convenance de s'en abstenir, particulièrement dans les réunions publiques.
« Veuillez, Messieurs, porter cette circulaire à la connaissance des officiers sous vos ordres et m'en accuser réception.
« Le Ministre de l'intérieur, chargé par intérim du département de la guerre,
« Ch. Rogier. »
Il fit envoyer copie de la circulaire aux gouverneurs des provinces, parce que les débats qui venaient d'avoir lieu avaient revêtu à certains égards un caractère politique. Dans la lettre de cabinet, du 29 janvier, qui accompagne cet envoi, il leur recommande d'insister, dans le cercle de leurs relations ordinaires, sur les déclarations qu'il avait faites pendant la discussion du budget.
Des comités spéciaux reçurent l'ordre d'étudier toutes les questions relatives à notre établissement militaire. Rogier comptait, après avoir pris connaissance de leurs rapports, instituer une grande commission qui devrait lui faire des propositions définitives. Mais il fut déchargé de ses fonctions intérimaires avant que les travaux préliminaires des comités spéciaux eussent été terminés. Le 19 octobre 1851, le général Anoul prit le portefeuille de la guerre. (Voir paragraphe 14.)
Quelque rapidité qu'eût mise Rogier dans les travaux nécessités par la mise en vigueur de la loi sur l'enseignement moyen, quelque bonne volonté qu'eussent montrée (page 372) les fonctionnaires dont il stimulait l'ardeur, il n'avait pas été possible d'appliquer la loi en son entier au mois d'octobre 1850.
Le programme de l'enseignement, la question des locaux, les engagements financiers avec les villes, la nomination du personnel enseignant étaient autant de problèmes dont la solution comportait de grandes difficultés et demandait à Rogier beaucoup plus de temps qu'il ne lui en restait avant la reprise des cours.
En dépit de toutes les impatiences, spécialement des localités en cause et des professeurs des collèges communaux qui avaient hâte de connaître leur sort, force était, pour la plupart des cas, d'attendre jusqu'en octobre 1851. Les intérêts généraux du pays, l'avenir de l'enseignement, la justice distributive ne pouvaient s'accommoder de la précipitation que réclamaient certains journaux.
A propos par exemple des programmes, une brochure d'un membre du conseil de perfectionnement faisait remarquer que, si pour les humanités il ne s'agissait généralement que d'améliorer ce qui existait, il en était tout autrement de l'enseignement professionnel. De ce côté-là il n'y avait pas la moindre conformité entre les programmes suivis dans les divers établissements, bien rares d'ailleurs, où l'on préparait les jeunes gens à d'autres carrières que celles du barreau et de la médecine.
Quand on aurait résolu les difficultés relatives au choix des autorités centrales, du conseil de perfectionnement et des inspecteurs, des autorités locales, des bureaux administratifs, on se trouverait devant la question la plus épineuse, celle de la nomination des préfets des études et des professeurs des cours professionnels pour lesquels on serait bien loin « d'avoir l'embarras du choix ». Nous sommes plus, disait l'auteur du travail que nous analysons (et qui avait certainement été inspiré par Rogier), au temps de l'Empire, et cependant (page 373) Napoléon qui posait en 1806 les bases de l'Université prit plusieurs années de réflexion pour promulguer ses décrets organiques. En Belgique on avait attendu vingt ans une loi sur l'instruction moyenne : était-ce trop de quelques mois pour la mettre à exécution ? Le gouvernement, on n'en doutait pas, ferait tout ce qu'il lui serait possible de faire sans compromettre l'avenir.
Dans l'opinion du publiciste, il pourrait reprendre sous toutes réserves et en maintenant l'organisation actuelle, les athénées à dater du 1er janvier 1851, à l'exception de ceux pour lesquels il viendrait à s'élever des difficultés particulières. Il dirigerait avec le concours des bureaux qui pourraient ainsi acquérir une connaissance plus réelle des hommes et des choses, et faire des propositions plus réfléchies. Des inspections spéciales permettraient au gouvernement de s'entourer de nouveaux renseignements. L'année scolaire 1850-1851 serait ainsi bien et complètement utilisée pour préparer une organisation coordonnée, à laquelle tous les établissements soumis au régime de la loi devraient se conformer graduellement, à mesure que les transitions inévitables le permettraient.
Ceux qui taxaient le gouvernement de paresse oubliaient du reste que la loi donnait six mois aux conseils communaux pour se prononcer sur la reprise de leurs établissements d'instruction et qu'elle n'avait ouvert aucun crédit pour l'exercice 1850. Preuve évidente que la législature n'avait point songé que les athénées royaux pussent être organisés avant 1851.
Dans le discours qu'il prononça lors de la distribution des prix aux lauréats du concours général de l'enseignement le 24 septembre 1850, Rogier fit allusion aux critiques que certains journaux adressaient au cabinet « trop lent » :
« L'œuvre législative qui vient de s'accomplir assure à la fois l'avenir de l'enseignement public et celui des professeurs. Il leur tarde, je le comprends, de voir leur position fixée dans la nouvelle (page 374) carrière qui s'ouvre devant eux. Mais ils seraient les premiers à condamner une impatience irréfléchie qui pourrait tout compromettre en voulant tout précipiter. Le plan de l'édifice est excellent, je le crois. Il s'agit de l'asseoir sur des bases solides et durables. Il s'agit d'apporter à sa construction une main énergique, active et prudente. Nul ne pressera de vœux plus ardents, nul ne saluera avec plus de bonheur que nous le jour de l'achèvement de cette grande œuvre nationale. Que tous ceux qui doivent y concourir soit par le conseil, soit par l'action, rivalisent de zèle et de bonne volonté et l'année ne se passera pas sans que l'édifice s'élève en ses parties essentielles et offre un abri protecteur à la science et à ceux qui ont mission de la propager. »
Ce même discours révèle la faiblesse des études dans quelques établissements. Elle avait été constatée non seulement par le concours général, mais par l'examen d'élève universitaire que la législature allait supprimer cinq ans après, pour le rétablir, puis le supprimer encore. (Note de bas de page : On sait que les efforts de l'immense majorité, pour ne pas dire de l'unanimité des professeurs de l'enseignement supérieur, n'ont pu réussir à le faire inscrire dans la loi de 1890.)
La fin du discours du 24 septembre 1850 avait provoqué un réel enthousiasme dans le corps enseignant :
« Jusqu'ici, messieurs les professeurs, nos relations ont été moins fréquentes et moins directes que je ne l'aurais voulu. Ce n'est que de loin en loin et pour ainsi dire accidentellement que des rapports s'établissaient entre nous. Cet isolement va bientôt cesser. Le même intérêt, la même pensée, les mêmes devoirs nous lieront désormais. Tous ouvriers de la même œuvre, travaillons sans relâche à la consolider et à l'embellir. Que les cœurs, que les volontés, que les mains s'unissent, que la passion du bien, l'amour du pays, la confiance réciproque nous animent, et que sur ces bases indestructibles la grande famille professorale soit constituée ! »
Il nous souvient encore de l'émotion que ressentit Rogier lorsque, trente ans plus tard, dans le Congrès de l'enseignement moyen du 24 septembre 1880, nous lui rappelâmes ces belles paroles. « Ah ! nous disait-il, j'étais bien content le jour où je prononçais le discours dont vous venez de citer quelques lignes. J'avais pu tenir la (page 375) promesse que j'avais faite les années précédentes à mes « collègues de la phalange » ; et quand on est ministre, il est si difficile de tenir toutes ses promesses ! »
Lorsque, le 16 juillet 1851, pendant la discussion de son budget, Rogier fut interpellé sur les négociations entamées avec le clergé au sujet de l'exécution de l'article 8, il fit savoir que ces négociations n'avaient commencé qu'à la date du 31 octobre 1850 :
« J'aurais encore différé de le faire si je n'y avais pas en quelque sorte été forcé par une circonstance que je dirai tout à l'heure. Il n'avait encore été pris avant le 31 octobre que des mesures toutes préparatoires, toutes extérieures... J'aurais voulu appeler le clergé dans nos établissements seulement alors que l'organisation de ces établissements aurait été assez complète pour que je pusse lui dire : « Voilà comment les établissements de l'Etat sont organisés : vous convient-il d'y entrer ? » C'eût été une position plus digne et pour le gouvernement et pour le clergé ; mais enfin, je le répète, j'ai été forcé d'adresser au clergé la lettre du 31 octobre. »
Voici à quelle occasion cette lettre, que Rogier considérait comme prématurée, avait été envoyée au clergé.
L'ecclésiastique qui donnait à l'athénée d'Anvers l'éducation religieuse, M. l'abbé Bulo, avait cessé ses fonctions 1° parce que le collège communal d'Anvers était converti en établissement du gouvernement placé désormais sous l'empire de la loi du 1er juin 1850, et 2° parce que l'accord entre l'évêque et le gouvernement que suppose l'article 8 de cette loi n'était pas encore intervenu. (Lettre du cardinal de Malines en date du 10 octobre 1850.)
Comme il paraissait résulter de la correspondance échangée à ce sujet entre Rogier et le cardinal, que l'épiscopat attendait les vues du gouvernement, Rogier écrivit à chacun des évêques :
« Le gouvernement n'a pas perdu de vue les prescriptions de l'article 8 de la loi. Il en veut la franche et complète exécution... Je viens vous prier de vouloir prendre, en ce qui vous concerne, les mesures nécessaires (page 376) pour que l'enseignement religieux soit donné ou surveillé dans les établissements d'instruction moyenne de votre diocèse, placés par la loi sous la direction du gouvernement. Veuillez m'indiquer à cet effet les ecclésiastiques que vous jugerez les plus aptes à remplir cette mission... Existe-t-il, à votre avis, d'autres points à déterminer pour faciliter l'exécution de l'article 8, je vous prie de vouloir bien me les signaler... »
Nous renvoyons nos lecteurs à la longue correspondance de Rogier et des évêques. (Documents parlementaires : Chambre des représentants session de 1850-1851, n° 253.)
Dans son discours du 16 juillet 1851, Rogier citait un passage de cette correspondance qui établissait que « ses explications avaient fait disparaître quelques-unes des difficultés, qu'il ne restait plus qu'une partie de la première et de la deuxième, la quatrième, la cinquième et une partie de la sixième ».
Le document suivant nous fait comprendre ce que ce sont ces difficultés (sauf rédaction) :
« Bases d'après lesquelles l'autorité épiscopale semble disposée à traiter.
« Art. 1er. La convention à intervenir fera l'objet d'un arrêté royal.
« Art. 2. Les membres du clergé chargés de donner l'enseignement de la religion et de la morale dans les établissements d'instruction moyenne seront nommés par le chef diocésain. Leur admission par le gouvernement sera publiée par la voie du Moniteur (ceci répond aux 2ème et 3ème difficultés.
« Art. 3. Les membres du clergé ainsi nommés auront seuls la direction de l'enseignement religieux (1ère difficulté) et resteront pour tout ce qui concerne leur mission spirituelle sous la surveillance du chef diocésain (7ème difficulté).
« Art. 4. Dans les établissements où la majorité des élèves professerait un culte dissident, les ministres de ce culte donneraient seuls l'enseignement de la religion et de la morale. Réciproquement dans les établissements où la majorité des élèves professent la religion catholique, les ministres de ce culte seront seuls chargés de cet enseignement. Les élèves du culte dissident recevront l'instruction religieuse de la manière qui sera réglée, selon les circonstances, par des arrêtés spéciaux pour chaque établissement (4ème difficulté).
(page 377) « Art. 5. Si des professeurs à la nomination du gouvernement, par leurs doctrines, par leurs écrits ou par leur conduite, cherchaient à détruire les effets de l'enseignement religieux, le ministre des cultes fera des représentations soit au gouvernement, soit au bureau administratif, soit au conseil de perfectionnement. Il serait entendu que si l'évêque croit ses représentations fondées et qu'on n'y fasse pas droit, il pourra retirer le professeur de religion et de morale (5ème difficulté).
« Art. 6. Le gouvernement fera établir dans les athénées où la disposition des locaux le permettra, une chapelle à l'intérieur de l'établissement, afin que les élèves y puissent entendre la messe et les sermons des ministres du culte (6ème difficulté). »
Dans sa péroraison, le ministre indiquait bien nettement les points sur lesquels il était impossible à l'autorité civile de faire des concessions, que n'aurait pas d'ailleurs ratifiées la Chambre :
« Nous tenons à ce qu'on le sache : nous ne nous sommes pas montrés absolus dans nos négociations avec le clergé. Lui-même reconnaît que nous avons résolu à sa satisfaction plusieurs des difficultés qui avaient été soulevées. Il en est, il est vrai, de radicales et sur lesquelles nous ne nous entendrions pas si nous devions le faire aux conditions qui nous ont été indiquées par l'honorable M. de Theux, conditions que nous considérons comme avilissantes pour le pouvoir civil, conditions que M. de Theux, je lui en porte le défi, n'oserait pas ouvertement accepter, s'il était ministre du Roi. Au fond, l'honorable M. de Theux réclame pour le clergé la censure préalable des professeurs et la censure préalable des livres. Voilà à quoi aboutissent ces difficultés sur lesquelles nous ne nous entendrons pas, si les prétentions sont maintenues dans ces limites extrêmes...
« Il n'est pas, je n'hésite pas à le dire, un seul membre qui, chargé de la responsabilité des fonctions de ministre, aurait dans une correspondance officielle poussé plus loin que nous les concessions... Non, si quelque jour l'honorable M. de Theux revient au banc ministériel qu'il a si honorablement occupé et qu'il est si digne d'occuper encore, il n'ira pas officiellement plus loin que nous n'avons été dans les concessions faites au clergé. Je dirai plus : il ira moins loin que moi ; il aura à garder vis-à-vis de l'opinion des ménagements que nous n'avons pas à garder, et il se montrera plus timide que nous ne l'avons été. »
Le débat sur la question de savoir si le gouvernement, comme M. de Decker le lui reprochait, avait commis trois fautes en négociant avec le clergé, s'il avait fait fausse (page 378) route, s'il avait mal choisi le temps, le lieu et l'objet des négociations, ce débat prit parfois un caractère de vivacité assez prononcé, surtout lorsque s'y mêla M. Osy, qui décidément devenait bien agressif contre Rogier (cela promettait pour la prochaine élection d'Anvers).
Comme après tout ces négociations n'étaient que suspendues, la gauche, d'accord avec Rogier qui plus que jamais se montra tout prêt à la conciliation, fut d'avis de surseoir à la discussion. La conduite du ministre fut approuvée par 53 voix contre 23.
Les négociations continuèrent donc. Plusieurs fois la presse annonça qu'elles allaient aboutir : puis soudain on apprenait que tout était à recommencer. Sans craindre d'être accusé de radicalisme, nous dirons qu'il y eut de la mesquinerie dans le refus de la messe du Saint-Esprit aux établissements de l'Etat en octobre 1851, lorsque l'organisation fut achevée. Or, ce refus contribua à envenimer les choses. En même temps l'attitude batailleuse d'un des évêques, Mgr Van Bommel, de Liège, qui alla jusqu'à attaquer M. le bourgmestre d'Anvers, le très modéré M. Loos, à cause de l'application qu'il faisait de la loi, rendit l'entente de moins en moins possible. A preuve cette lettre de Rogier à son ami Loos (en date du 13 novembre 1851) :
« Mon cher Bourgmestre,
« Je viens de recevoir et de lire votre réponse à Mgr l'évêque de Liège. Elle est ferme, digne, raisonnable : c'est bien ainsi que devait parler le magistrat de la commune et le représentant du gouvernement. Je vous y ai reconnu tout entier, et je n'attendais pas moins de vous.
« Nous sommes sur le bon terrain : la passion aveugle et entraîne le haut clergé. Il ne parviendra pas à obscurcir des questions si clairement et si nettement posées, et il finira par détacher de sa cause (page 379) toutes les familles indépendantes appelées à se prononcer entre lui et nous. Tant que nous aurons la raison et la modération avec nous, nous resterons les plus forts. Fasse le ciel que les excès de nos adversaires ne fassent point perdre un jour patience aux esprits les plus pacifiques et les plus disposés à la conciliation ! C'est plus que de l'imprudence de la part de Mgr Van Bommel, que de reparler des révolutions antérieures : vous le lui faites sentir avec beaucoup de tact. Savent-ils bien, ces messieurs, quelles seraient les premières victimes d'un nouveau bouleversement ?
« Recevez, mon cher bourgmestre, toutes mes félicitations et l'assurance de mon ancienne et bien sincère amitié.
« Le ministre de l'intérieur,
« Ch. Rogier. »
Toutefois, Rogier ne se rebuta jamais dans cette lutte. Ainsi, peu de mois avant son départ du ministère, nous le voyons essayer une tentative indirecte et officieuse de conciliation. L'intermédiaire qu'il employa pour cette mission délicate dont nous ne sachions pas que la presse ait jamais eu connaissance était le gouverneur du Brabant, M. Liedts, qui se présenta à l'archevêché de Malines, non pas comme envoyé du ministre, mais « comme père de famille et comme chef d'une des provinces soumises à son autorité spirituelle ».
Nous voyons dans le rapport confidentiel adressé par M. Liedts à Rogier le 5 mars 1852, que les bases d'après lesquelles le gouvernement eût consenti à régler l'exécution de l'article 8 étaient celles-ci :
« 1. L'enseignement religieux est donné par les ministres du culte professé par la majorité des élèves de l'établissement ; ils sont nommés par les chefs des cultes. Les enfants qui n'appartiennent pas à la communion religieuse en majorité dans l'établissement recevront cet enseignement dans le temple consacré à la célébration de leur culte.
« 2. La surveillance, quant à l'enseignement religieux, sera exercée par les délégués des chefs des cultes.
« 3. Ces inspecteurs pourront en tout temps faire, soit par écrit, soit par délégué, tant au ministre qu'au bureau administratif et au conseil de perfectionnement, des observations sur l'enseignement en général, aussi bien que sur tous les faits qui leur paraîtraient de nature à contrarier l'enseignement religieux.
(page 380) « 4. Les livres destinés à l'enseignement religieux seront désignés par les chefs des cultes seuls.
« 5. Dans les sections préparatoires annexées aux écoles moyennes en vertu de l'article 27 paragraphe 2 de la loi du 1er juin 1850, les livres de lecture employés en même temps à l'enseignement de la morale et de la religion, sont soumis à l'approbation commune du gouvernement et des chefs des cultes.
M. Liedts avait, d'après ce qu'il écrivit à Rogier, « essayé, mais toujours en vain, de redresser la manière de voir du cardinal sur certaines circonstances et sa façon de les apprécier. Il avait fait des efforts non moins inutiles pour l'amener à aborder séparément chacune des difficultés qui d'après la correspondance officielle (voir le document cité plus haut) restaient à aplanir... Le cardinal lui avait fait entendre à diverses reprises qu'il ne pouvait rien sans avoir conféré avec ses collègues et que ces derniers ne le trouvaient déjà que trop facile » ! L'impression qui nous est restée de la lecture du rapport de M. Liedts, c'est qu'il y avait bien peu d'espoir d'arriver à un arrangement.
Pendant la session de 1850-1851, le ministère eut à résoudre une autre question non moins épineuse que celle de l'enseignement moyen ou du budget de la guerre. Nous voulons parler de la question économique et financière.
Un projet de loi en faveur des sociétés de secours mutuels, qui établissait sur une base prudente et généreuse les rapports de ces sociétés avec l'Etat, fournit à Rogier le sujet d'un de ses meilleurs discours (17 février 1851). C'est la saine démocratie qui l'inspire. Il prouve (page 381) que le but vers lequel doivent tendre les gouvernements libres, ce n'est pas seulement de moraliser le peuple et de l'instruire, mais de le rendre prévoyant. Pas de déclamation, pas d'exagération dans les changements progressifs que réclame la marche de la société, mais aussi pas de préventions, tel est le résumé de ce discours. Il ne faut pas plus d'hésitation à appliquer les remèdes reconnus utiles, que de précipitation à se jeter dans les expériences dangereuses qui peuvent amener des bouleversements...
« Le véritable esprit conservateur n'est pas celui qui repousse à priori toutes les innovations, mais celui qui examine au contraire tous les systèmes, prend à chacun d'eux ce qu'il peut avoir de bon, de véritablement utile à la société, et en fait l'application. »
Le gouvernement rencontra de l'opposition chez certains députés qui ne le voyaient pas avec plaisir prendre une semblable initiative, et qui prétendaient que son intervention était un commencement de socialisme d'Etat.
L'institution d'une caisse de crédit foncier provoqua chez les mêmes députés des terreurs et des plaintes assez vives (mars-avril 1851).
Il s'agissait de créer une caisse où les propriétaires fonciers trouveraient à emprunter des capitaux aux conditions suivantes : 4 p. c. par an pour intérêts du capital emprunté ; 1 p. c. pour amortissement de ce capital remboursable ainsi en 41 annuités ; 1/4 p. c. pour frais d'enregistrement, inscription, recouvrement, etc. ; total 5 1/4 p. c. par an, amortissement compris, payables par trimestre. Indépendamment des 41 annuités, l'emprunteur pourrait être tenu au payement de trois annuités supplémentaires, dans le cas où la caisse viendrait à supporter des pertes qu'il faudrait combler. La caisse ne devait prêter que sur première hypothèque et seulement jusqu'à concurrence d'un quart de la valeur du gage pour les propriétés bâties et les bois et de la moitié pour les autres (page 382) biens-fonds. Elle délivrerait à l'emprunteur non pas des espèces (car elle était instituée sans premiers fonds de roulement), mais des lettres de gage transmissibles, que l'emprunteur aurait à négocier pour avoir de l'argent. Ces lettres de gage seraient amorties annuellement par tirage au sort. La caisse garantirait aux porteurs de ces lettres le payement des intérêts, et se chargerait de l'expropriation, en cas de non-paiement ou de non-remboursement du capital.
- Mais c'est du pur socialisme cela, c'est du communisme !, disait M. de Liedekerke dans un discours très ému, où d'ailleurs il émettait des critiques de détail qui étaient fondées et qui eurent pour effet d'améliorer le projet du cabinet.
Sur ce reproche de socialisme (fort à la mode alors, on l'a vu et on le verra encore), la discussion dura plusieurs jours. MM. Frère, Orts et Lebeau firent éloquemment justice des accusations de M. de Liedekerke. Ce fantôme du socialisme, ce croquemitaine du communisme allaient donc revenir périodiquement au Parlement ? Avec de pareils arguments, il ne serait plus possible de venir en aide au peuple ; le projet de loi sur les sociétés de secours mutuels, celui sur les caisses de retraite et bien d'autres eussent dû être repoussés. L'intervention de l'Etat dans la création du crédit foncier était un simple patronage ; et quant au caractère qu'elle pourrait prendre en cas de crise, ce serait au nom du salut public qu'elle se produirait.
Le ministre des finances, qui apporta dans la discussion toute sa verve, tout son esprit, toutes les ressources de la science économique, dut revenir plusieurs fois à la charge pour triompher des terreurs, vraies ou feintes, de plusieurs députés et pour leur démontrer les bienfaits d'une pareille institution. Il présenta un relevé duquel il résultait qu'en supposant que la nouvelle caisse attirât à elle tout ce qui était placé jusqu'alors à 4% et au-dessus, on ferait (page 383) jouir la propriété foncière d'une réduction annuelle d'intérêt de 4 millions 500.000 francs, tout en prenant un tantième pour l'amortissement. Or, la dette hypothécaire étant de 800 millions environ, la propriété foncière arriverait graduellement à être déchargée de la moitié de la dette qui pesait sur elle.
Le ministre ne croyait pas d'ailleurs que cette loi produirait immédiatement tous les effets qu'on serait en droit d'en attendre. Il faudrait de longues années, dix ans, vingt ans peut-être avant que l'institution nouvelle passât dans les mœurs. La grande affaire était de trouver des preneurs pour le premier million de lettres de gage. Mais, dans la pensée du cabinet, l'institution du crédit se rattachait intimement à la création d'une caisse d'épargne placée sous la direction de l'Etat. Cette caisse, qui serait un preneur naturel pour les lettres de gage, le gouvernement était résolu à l'établir dans un très bref délai. (Il ne tarda pas en effet à présenter le projet.)
La loi sur les sociétés de secours mutuels avait été votée à l'unanimité : il n'en devait pas être de même de la loi sur le crédit foncier. Il fut impossible au cabinet de vaincre les répugnances de la droite. On pourra se faire une idée de ces répugnances par l'article suivant de la Gazette de Liège, un des principaux organes de l'opposition :
Maintenant, les lois sur l'enseignement, sur le chemin de fer, sur les caisses de retraite, sur les secours mutuels, sur la banque, sur le crédit foncier, et les arrêtés sur la charité n'ont-ils pas un point commun, qui établit entre eux une sorte de lien ? N'ont-ils pas reçu également l'empreinte du socialisme ? Ne consacrent-ils pas enfin chacun un nouvel envahissement du pouvoir central ? »
Plus aucun projet de réforme sociale ou économique n'avait chance de rencontrer l'approbation d'une opposition qui se plaçait à un point de vue dont l'étroitesse apparaît bien mieux aujourd'hui que la question sociale et les réformes économiques sont inscrites au programme de tous les partis politiques. Plus d'institutions de secours (page 384) si l'on eût écouté les amis de la Gazette de Liège, plus d'institutions de crédit, plus de facilités de communications pour mettre en contact les diverses provinces... l'immobilité dans l'ordre moral et presque dans l'ordre physique ! La Chambre adopta le principe du projet de loi par 56 voix contre 27 dans la séance du 8 avril. Au vote définitif (2 mai), il y eut 53 voix pour, 19 contre et 6 abstentions. La loi rencontra aussi une sérieuse opposition au sénat.
Rogier ne prit part ni au vote, ni à la discussion de cette loi qui était si conforme à ses principes d'économie sociale et politique.
Il venait d'éprouver la plus profonde douleur de sa vie. Sa mère vénérée s'était éteinte dans ses bras le 4 avril.
Mme Rogier était morte au ministère. L'inhumation eut lieu à Laeken le 6 avril. Le Roi, qui venait de passer par des épreuves non moins douloureuses que celles de Rogier, lui envoya une lettre de condoléance des plus touchantes. Tous les adversaires politiques du ministre lui donnèrent également des témoignages de sympathie qui lui furent extrêmement sensibles.
Voici en quels termes émus un des amis de Rogier annonçait dans L'Indépendance le malheur qui le frappait :
« La famille de M. Rogier vient d'être cruellement éprouvée. La mère de M. le ministre de l'intérieur a succombé ce matin à la maladie dont elle était depuis longtemps atteinte. Mme Rogier meurt pleine de jours. Elle était âgée de 85 ans. Sa vie peut être offerte en exemple ; elle n'a été en quelque sorte qu'un acte continuel de dévouement et d'abnégation. Douée des qualités les plus aimantes, peu de femmes ont montré, cependant, autant de force et de volonté. Il y avait en elle tout à la fois une grande douceur et une grande énergie. Devenue veuve, jeune encore, elle accepta avec courage et remplit jusqu'au bout, dans toute leur étendue, les nouveaux devoirs qui lui étaient imposés. Ses enfants, presque tous en bas-âge, trouvèrent en elle un guidé et un appui. Pour apprendre la loi du devoir et pour la pratiquer, ils n'eurent qu'à suivre l'exemple de cette bonne et respectable mère à laquelle, on peut le dire, pas une vertu ne manquait. »
La vivacité déployée par la droite dans la question du projet de crédit foncier et l'acharnement avec lequel elle (page 385) avait exploité contre ce projet le reproche de socialisme, donnaient comme un avant-goût de l'âpreté des débats qui allaient s'engager sur la loi des successions revenue au jour. (Cf. Galopin, Les Droits de succession, 1893.)
Le projet de 1848 avait été ajourné, mais non retiré. En le représentant, le cabinet faisait le sacrifice de la disposition établissant l'impôt en ligne directe. « Nous ne faisons nullement, déclarait M. Frère à la Chambre le 2 mai, d'une question aussi grave une question d'amour-propre. Dans l'état actuel des choses, le projet de 1849 échouerait sinon dans cette enceinte, en tout cas au sénat. Tout en considérant le principe de l'impôt en ligne directe comme bon et applicable, nous réservons la disposition de la loi qui y a trait ; mais nous demandons la mise en discussion des autres dispositions. »
Le ministre annonçait en outre le dépôt prochain d'un projet établissant des impôts sur la bière et le genièvre, et d'un grand projet de travaux publics.
On disait que sur la question du serment à prêter par les héritiers, il y avait eu tout d'abord divergence dans le cabinet.
Quoique les antécédents de l'ancien membre du gouvernement provisoire semblassent autoriser cette rumeur (« Si le gouvernement provisoire abolit le serment en matière de successions, disait Rogier le 16 mai 1851, c'est parce qu'il mettait celui qui le prêtait à l'abri de toute poursuite ultérieure. »), nous ne croyons pas qu'elle ait jamais été fondée. En effet, nous n'avons trouvé dans les papiers de Rogier aucune trace d'un désaccord entre ses collègues et lui au sujet du serment.
Mais s'il n'y eut à aucun moment de désaccord dans le cabinet, il y en avait entre lui et une fraction de sa majorité.
(page 386) Pour le dissiper, le ministre des finances avait modifié la disposition primitive du projet (l'article 14). Le serment, au lieu d'être imposé par la loi dans tous les cas, aurait pu être seulement déféré par l'administration, lorsqu'elle croirait nécessaire de le faire pour éviter un dol. Le cabinet s'était même rallié à un sous-amendement de M. Delfosse portant que dans chaque cas l'autorisation du ministre des finances serait requise pour l'exercice de ce droit.
Les concessions du cabinet ne purent triompher des scrupules d'une dizaine de membres de la gauche qui firent cause commune avec le parti catholique. Ils ne voulaient pas, disaient-ils, d'un serment qui plaçait l'héritier entre ses intérêts et sa conscience.
Le cabinet avait été énergiquement unanime dans son opposition à un projet par lequel il comptait renverser le cabinet.
Le serment fut rejeté le 16 mai par 52 voix contre 39.
Le soir même, le Roi recevait la lettre suivante :
« 16 mai 1851.
« Sire,
« Dans la séance de ce jour, la Chambre a émis un vote qui frappe la loi sur les successions dans une de ses dispositions essentielles et doit, suivant nous, en entraîner le retrait.
« M. le ministre des finances, après avoir consenti dans des vues de conciliation à retirer la disposition qui concernait le droit sur la ligne directe, s'était aussi dans les mêmes vues rallié à un amendement qui enlevait tout prétexte d'opposition à ceux qui s'étaient montrés les adversaires du serment. Cet amendement n'ayant pas obtenu la majorité des voix, M. le ministre des finances a trouvé qu'il ne lui était plus possible d'espérer le concours de la Chambre pour l'exécution de son plan financier, et il nous a fait part de son intention formelle de se retirer.
« Les collègues de M. Frère n'ont pas hésité à s'associer à lui et nous venons en conséquence prier Votre Majesté de vouloir bien recevoir la démission de chacun des membres du cabinet et pourvoir à leur remplacement.
« J'ai l'honneur d'être, etc.
« Ch. Rogier. »
En même temps, Rogier soumettait au Roi un projet de clôture de la session.
Le lendemain, au début de la séance de la Chambre, il lut, au nom du cabinet, la déclaration suivante :
« Le projet de loi en discussion avait pour but, dans sa rédaction primitive, de procurer au trésor des ressources évaluées à plus de trois millions de francs. Ces ressources devaient être prélevées sur de grandes valeurs immobilières et mobilières qui, en matière de succession, échappent aujourd'hui à l'impôt.
« En présence de l'opposition qui s'était manifestée dans la majorité de la Chambre contre une disposition principale de la loi, le cabinet, guidé, dans l'intérêt du pays, par la pensée de maintenir l'unité et le bon accord au sein de l'opinion libérale, avait retiré cette partie du projet, espérant réunir pour les autres dispositions de la loi une majorité suffisante : il éprouve le regret de n'avoir pu atteindre ce but. Les votes émis par la Chambre dans la discussion actuelle ont fait connaître au cabinet qu'il ne lui était pas permis de compter sur le concours de la majorité pour le succès des mesures financières dont le vote lui paraît importer essentiellement à la bonne marche des affaires et aux intérêts du pays.
« En conséquence, les membres du cabinet ont cru devoir remettre leur démission entre les mains de S. M.
« Nous demandons que les débats sur la loi actuelle ne soient pas continués, et nous nous tenons à la disposition de la Chambre pour la discussion des autres projets sur lesquels des rapports sont préparés et particulièrement des projets qui présentent un caractère d'urgence. »
La Chambre accepta la proposition et s'ajourna au 19 mai pour s'occuper de l'examen de crédits supplémentaires urgents.
Le Roi, ce jour-là même, écrivait à Rogier :
« Laeken, le 17 mai 1851.
« Mon cher Ministre !
« J'ai reçu ce matin votre lettre du 16 et je m'empresse d'y répondre. Le régime constitutionnel a de certaines règles auxquelles il est extrêmement désirable de rester fidèle. Nous avons ainsi des votes politiques et d'autres qui évidemment ne le sont pas ; le vote de hier a ce dernier caractère, c'est un vote de sentiment, et la composition de la majorité qui a voté contre le ministère en est la preuve. Il est important de constater ce fait d'une manière incontestable, puisqu'il prouve que ce n'est point un manque de confiance de la part de la Chambre, mais une divergence de sentiment. Je ferai les démarches que votre lettre rend nécessaires, et vous prie de croire à mes sentiments les plus affectueux.
« Léopold. »
Le 19 et le 20, MM. Verhaegen et Dumon-Dumortier, les présidents des deux Chambres, M. Lebeau, M. Charles de Brouckere furent successivement appelés au palais.
Aucun d'eux n'accepta l'héritage du cabinet du 12 août qui était fermement résolu à se retire, moins parce qu'il n'avait pu faire admettre le serment, que parce qu'il croyait voir entre la majorité et lui de profondes divergences sur la loi en général. (Note de bas de page : La presse libérale qui croyait à la retraite définitive du cabinet, faisait déjà son oraison funèbre. L'Indépendance, dont le directeur M. Perrot était un ami de Rogier, exprime, le 21, le regret que M. Charles de Brouckere ait décliné, lui aussi, l'honneur de constituer un nouveau ministère.)
M. Dumon-Dumortier fut mandé à Laeken une seconde fois, le 21. Comme on le savait très hostile à la loi, on crut qu'il se déciderait, sur les instances du Roi, à constituer un cabinet. Mais le 22, il fit savoir au Roi qu'il persistait dans son refus.
Pendant que ces pourparlers avaient lieu à Laeken, une cinquantaine de représentants de la gauche se réunissaient chez M. le questeur Thiéfry. Le ministère assistait à la (page 389) réunion. Des explications qui furent échangées, il résulta que « la majorité qui ne s'était trouvée fractionnée que sur une seule question, avait l'intention bien arrêtée de rester unie et compacte et d'empêcher que le pouvoir ne passât à une autre opinion, soit catholique, soit mixte ». Ce sont les termes d'un articulet inséré dans les journaux libéraux du 24 et qui a tout l'air d'un communiqué.
La session durait toujours. La Chambre s'était ajournée au 19 mai, mais le Roi ne signait pas le projet de clôture dont il était saisi depuis le 16 au soir.
Rogier, qui désirait vivement la clôture de la session pour ne pas devoir entrer au sénat dans des explications avant la lettre, aura apparemment rappelé au Roi le projet, verbalement ou par écrit. Voici la minute d'une lettre qui contient des passages assez piquants :
« Sire,
« La Chambre des représentants s'étant ajournée au 19 de ce mois, j'ai eu l'honneur de soumettre à Votre Majesté un projet d'arrêté qui avait pour but de prononcer la clôture de la session. Plusieurs jours s'étant écoulés sans que cet arrêté me fût renvoyé, je me suis permis d'insister, dans la journée d'hier, pour obtenir la signature de Votre Majesté, de manière que l'arrêté pût être inséré au Moniteur qui partira pour la province demain matin samedi. C'était le seul moyen d'informer les représentants des localités éloignées de la capitale assez à temps pour leur épargner lundi 19 un déplacement inutile. Votre Majesté s'étant abstenue de donner suite à ma proposition, il en résultera un retard fâcheux qu'on ne manquera pas d'imputer à la négligence du ministre. Mon intention n'est pas de déposer ici l'expression d'une plainte personnelle. Je ne puis toutefois fermer les yeux à l'évidence de plusieurs faits qui se sont passés depuis un certain temps et qui sembleraient annoncer que Votre Majesté n'aurait plus dans le ministre de l'intérieur la confiance dont elle a bien voulu l'honorer par le passé. S'il en est ainsi, Sire, je me permettrai de faire observer à Votre Majesté que cette absence de bonne entente entre le Roi et son ministre se concilie mal avec la marche des affaires et... si en cet état de choses il ne serait pas opportun que Votre Majesté s'entourât de conseillers qui, mieux en harmonie avec sa pensée, puissent être assurés de ne pas se voir entravés dans la gestion des affaires. Le défaut de bonne entente avec le Roi donne lieu à des tiraillements, à des hésitations... « (La lettre s'arrête là.)
La lettre a-t-elle été envoyée ?
(page 390) Quoi qu'il en soit, le sénat s'étant réuni le 27, des explications furent échangées entre Rogier et M. Dumon-Dumortier.
Le président du sénat exprima d'abord l'avis que le ministère avait fait preuve d'une susceptibilité trop grande en donnant sa démission, qu'il n'y avait rien à changer à la ligne politique suivie depuis quatre ans, que nul cabinet ne pouvait mieux la continuer que celui qui l'avait inaugurée.
Rogier se contenta de dire que sa retraite et celle de ses collègues n'étaient pas motivées par un excès de susceptibilité, qu'ils s'en allaient parce qu'ils désespéraient de trouver une majorité pour l'exécution d'un plan tout entier, touchant aux plus graves intérêts du pays, tant au point de vue financier qu'à celui du maintien de l'ordre, du travail et du bien-être des populations, comme du développement de la richesse publique.
Une semaine plus tard, la crise se dénoua par le maintien du cabinet :
« Laeken, le 4 juin 1851.
« Mon cher Ministre !
« A la suite du rejet par la Chambre de l'article relatif au serment de la loi des successions, vous m'avez écrit, en date du 16 mai, pour me prier d'accepter votre démission et celle de vos collègues.
« J'ai fait alors appeler successivement MM. Verhaegen, président de la Chambre, Dumon-Dumortier, président du sénat, Lebeau et Charles de Brouckere, membres de la Chambre des représentants, en offrant à chacun d'eux de se charger de la formation d'un nouveau cabinet. MM. Verhaegen, Dumon-Dumortier, Lebeau et Charles de Brouckere ont, l'un après l'autre, décliné cette mission et ont unanimement conseillé de conserver le cabinet actuel. Je dois donc insister pour que les ministres actuels conservent leurs portefeuilles. Je suis plein de confiance en eux et je regarde leur maintien aux affaires comme la meilleure solution de la difficulté où nous sommes. Soyez toujours persuadé de mes sentiments les plus sincères pour vous.
« Léopold. »
En réponse à une interpellation qui lui fut faite au sénat le jour même où il avait reçu cette lettre, Rogier déclara que, dans le but de faire cesser une crise qui, en se prolongeant, aurait pu produire des inconvénients graves, le cabinet avait cru devoir accéder au désir exprimé par Sa Majesté de le voir reprendre la direction des affaires ; qu'il espérait, du reste, au moyen de modifications dans les mesures présentées et à présenter encore aux Chambres, obtenir que la divergence d'opinions qui s'était manifestée dans l'autre Chambre viendrait à cesser.
Quelles étaient les modifications que, dans ce but de conciliation, le cabinet proposa à la Chambre le 23 juin ?
Tout en représentant l'impôt en ligne directe, il en modifiait la quotité suivant que l'héritier voudrait ou non faire connaître et laisser frapper par l'impôt le passif de la succession. Le cabinet attendait de ce chef un produit annuel d'environ 2.400.000 francs, c'est-à-dire les ressources nécessaires pour rétablir l'équilibre dans les finances. Il affecterait exclusivement aux travaux publics le produit des nouveaux droits sur les objets de consommation, droits qu'il modifiait de manière à ne plus exiger des bières que 3 à 400 mille francs, au lieu d'un million ; des tabacs 300 mille francs, au lieu d'un million ; et enfin des genièvres, toujours 14 à 1500 mille francs : total, environ deux millions, c'est-à-dire les ressources jugées nécessaires pour les travaux publics. Quant aux travaux publics dont le gouvernement provoquerait l'exécution à l'aide de cette dépense annuelle de deux millions, ils s'élèveraient à la somme de cent millions. Il y aurait là tout à la fois une satisfaction donnée aux réclamations de diverses provinces et du travail assuré pour les classes laborieuses pendant plusieurs années.
La Chambre reçut ce jour-là communication de la nomination du général Anoul au ministère de la guerre : le (page 392) troisième intérim de Rogier avait donc duré près de six mois. On avait attendu, pour nommer le ministre nouveau, la fin des travaux des divers comités et leurs conclusions. Rogier et ses collègues civils du ministère s'étaient mis d'accord avec le général Anoul sur toutes les questions relatives à l'armée.
Après quatre jours de discussion, la Chambre termina l'examen de la loi des successions, amendée comme il est dit plus haut.
Le principe de l'impôt en ligne directe fut voté par 61 voix contre 31 et 4 abstentions (de gauche). Trois membres de la droite (dont M. De Decker) faisaient partie des soixante et un.
Mais on n'en avait pas fini avec la loi des successions ; le cap n'était pas encore doublé.
La Chambre aborda le projet de loi sur la bière, le tabac et les distilleries, ainsi que le projet relatif à l'exécution des grands travaux publics (120 millions, dont 26 à exécuter par l'Etat, soit directement, soit avec le concours des provinces, des communes et des particuliers).
Pendant que MM. Frère et Van Hoorebeke tenaient tête avec Rogier aux récriminations et aux objurgations de ceux qui trouvaient leurs arrondissements sacrifiés ou les arrondissements voisins trop bien partagés (plus des trois quarts des députés parlèrent ou furent prêts à parler, 81 sur 108 !), on apprenait que, avec l'aide de quelques libéraux irrévocablement hostiles à l'impôt en ligne directe, le parti clérical se préparait à prendre au sénat une revanche de l'échec subi à la Chambre.
(page 393) Les meilleurs esprits étaient vivement préoccupés à la pensée d'un conflit surgissant entre les deux Chambres sur une question d'impôt, c'est-à-dire sur une question qui, d'après la Constitution, doit être soumise en premier lieu à la Chambre des représentants. Et à quel moment ce conflit allait-il se produire ? A la veille d'une crise européenne, que rendait imminente la situation de la France ballottée entre les terreurs du socialisme et les ambitions du césarisme.
On conçoit que le chef du cabinet ait voulu prévenir le conflit autant qu'il était en son pouvoir. Aussi s'efforça-t-il de montrer le plus grand calme dès le commencement du débat qui s'engagea au sénat le 27 août sur le rapport de M. Cogels, qui concluait au rejet de l'impôt en ligne directe. Nous n'oserions pas affirmer qu'il y réussit toujours. Il faut bien reconnaître qu'il y avait quelque chose d'irritant dans la persistance avec laquelle les opposants prétendaient identifier leur opinion avec celle du pays. Rogier nia que cet impôt excitât la répulsion, comme l'affirmaient les journaux et les orateurs catholiques. Où étaient les symptômes de cette répulsion ? Chaque citoyen ou chaque autorité constituée pouvait faire parvenir au corps législatif l'expression de ses plaintes contre une loi. Où voyait-on des manifestations contre le projet nouveau ? Où étaient le mécontentement et la répulsion qu'on invoquait au sénat ? La loi n'était plus telle qu'elle avait été présentée en 1850. Elle avait subi de profondes modifications. Sur les deux dispositions qui déplaisaient tant, la disposition concernant l'impôt en ligne directe et la disposition qui rétablissait le serment, le gouvernement s'était-il montré intraitable ? Le projet était si peu impopulaire que dix ans auparavant, lorsque Rogier indiquait comme moyen de ressources (page 394) l'impôt sur les successions, avec le serment que le gouvernement provisoire avait supprimé par une mesure irréfléchie, il avait vu se joindre à lui un des chefs de la droite, un des hommes les plus recommandables par sa fortune, par son caractère, par les services rendus à l'Etat. Il finissait par rappeler au sénat qu'il n'a pas d'initiative à prendre en matière d'impôt, que la disposition constitutionnelle relative au vote de l'impôt avait été empruntée à l'Angleterre et qu'il n'y avait pas d'exemple que la Chambre des lords eût modifié une loi d'impôt.
M. Frère essaya vainement à son tour, le 28 août, de dissuader certains libéraux de voter contre le projet avec toute la droite. Ces libéraux s'obstinèrent dans leur opposition.
L'un d'eux même, le président de l'assemblée, M. Dumon-Dumortier, le fit avec une âpreté que seul peut expliquer le mal dont il souffrait et qui devait l'emporter quelques mois plus tard. Il dressa un véritable acte d'accusation contre le ministère, lui qui avait été jusqu'alors son soutien le plus ferme, lui qui, quelques semaines plus tôt, disait au Roi que c'était le ministère indispensable. Aujourd'hui, ce même ministère était à ses yeux coupable d'empiétement sur les libertés publiques ; il faisait appel aux appétits locaux ; il attentait à la famille !... M. Dumon-Dumortier allait jusqu'à lui reprocher (1er septembre) d'avoir « fait violence à la Chambre » ce qui était assurément peu aimable de la part du président du sénat. Mais il n'entendait pas, lui, être le « complaisant » de ce ministère qui importait dans la direction des affaires des « idées nouvelles, fatales au pays », qui introduisait dans la législation des « mesures destructives de la (page 395) famille et qui ne faisaient que développer dans le cœur de l'homme les plus mauvaises pensées ». Revenant, par exemple, sur la loi des caisses de retraite - qu'il avait fini par voter après s'être tout d'abord abstenu, - signalait une « atteinte à l'esprit de famille », puisqu'on engageait le père à soustraire une partie de sa fortune aux siens pour s'en faire une rente viagère, et qu'on engageait les enfants à soustraire quelque chose à la famille pour s'en faire eux aussi une rente viagère, etc., etc. Et c'était une atteinte aux libertés publiques, également, la loi sur les successions ! elle établissait en Belgique une inquisition insupportable... Non, certainement non, il ne ferait pas au « despotisme ministériel » le sacrifice de sa conscience et de son honneur.
De tous les discours de Rogier, celui qu'il prononça en réponse au véhément réquisitoire du président du sénat est peut-être celui où il montra le mieux les véritables qualités de l'orateur parlementaire, la netteté de l'argumentation, le sang-froid, la modération du langage.
Il débutait par rappeler que l'orateur avait eu en mains le pouvoir de faire cesser cette administration si remplie de dangers. S'il était convaincu que le ministère conduisait le pays dans une mauvaise voie, qu'il portait atteinte à la propriété, à la famille, c'était un devoir pour lui de prendre la direction des affaires.
On suppliait le sénat de ne pas se laisser circonvenir comme avait été circonvenue la Chambre, de ne pas se laisser amoindrir, subjuguer...
« Ne soyez pas, vous dit-on, les complaisants du ministère ! » Nous sommes membre de la Chambre et nous protestons contre de pareilles accusations ; nous les repoussons de la manière la plus formelle. Nous n'admettons pas que ce langage soit constitutionnel, ou tout au moins convenable dans cette assemblée. Il faut faire justice de toute cette fantasmagorie ! On nous fait plus puissants que nous ne sommes ; nous aurions exercé sur l'autre Chambre une pression irrégulière ; la Chambre aurait cédé, ayant reçu satisfaction sur des intérêts (page 396) locaux... On veut bien ne pas descendre aux intérêts personnels. Nos moyens de pression sur l'autre Chambre sont absolument les mêmes que ceux que nous employons dans cette enceinte ; nous avons pour nous la tribune ; nous tâchons d'y rester modéré... On comprendra de quel sentiment pénible nous devons être affectés, lorsque, après avoir fait preuve, de l'avis de tous, d'un véritable esprit de conciliation, nous nous voyons condamnés à la même défense, à la même justification, absolument comme si le fruit de nos longs et laborieux efforts devait être absolument perdu... »
M. Dumon-Dumortier s'était montré très sensible aux attaques que les journaux libéraux dirigeaient contre les sénateurs de la gauche qui faisaient à la loi une opposition d'où pouvait naître une crise politique des plus dangereuses. Rogier disait à ce propos :
«... Je remercie publiquement les journaux du concours qu'ils prêtent au cabinet, de leurs efforts pour nous aider à traverser cette crise. J'ignore si parmi ces journaux il en est qui ont dirigé des attaques inconvenantes contre le sénat ou contre l'un ou l'autre de ses membres. Mais entend-on rendre le ministère responsable des opinions de journaux qui le soutiennent ? Ce serait aussi injuste que si on voulait le rendre responsable des opinions qu'ont, dans cette discussion, les honorables sénateurs qui d'ordinaire le soutiennent. Mais que diriez-vous si nous venions reprocher à l'opposition du sénat le langage tenu par les journaux de l'opposition ! Ces journaux trouvent que tout ce que fait le ministère est mal fait. Tous les jours, je trouve contre la Chambre et contre le ministère les outrages les plus violents, non seulement dans cette presse de bas-étage que méprisent tous les partis, mais dans les journaux sérieux appuyés par l'opposition. Loin de nous de vouloir appeler sur ces journaux la moindre répression. Nous avons le bonheur de vivre depuis vingt ans sous le régime de la liberté illimitée de la presse et la Belgique ne s'en porte pas plus mal... Oui, nous sommes tous les jours vivement attaqués et, j'ose le dire, nous ne nous en portons pas plus mal... »
- Mais, avait dit M. Dumon-Dumortier, pourquoi n'avez-vous pas consulté vos amis politiques avant de lancer ce projet de loi ?....
« ... Eh ! c'est ce que nous avons fait. Le ministère a consulté ses amis dans une réunion très nombreuse et il a été convenu que le projet pouvait être présenté et accueilli. Et vous-même, monsieur le président, je vous engage à vouloir bien vous rappeler d'abord que vous (page 397) avez été consulté par le cabinet relativement au projet de loi, et ensuite que vous avez déclaré que dans un cas donné (si de votre vote devait dépendre l'adoption de la loi) vous la voteriez... »
Tout fut tenté, mais inutilement, pour conjurer la crise imminente.
Le gouvernement se rallia à un amendement de M. Forgeur qui avait pour but de ne donner à la loi qu'un caractère temporaire : 27 voix (dont celle de M. Dumon-Dumortier) contre 24 le repoussèrent (séance du 2 septembre).
Puis l'article 1er du projet de loi fut rejeté par 33 voix contre 18.
La dissolution du sénat s'imposait : elle fut signée par le Roi dans les quarante-huit heures.
L'impression que nous a laissée l'étude du volumineux dossier de l'élection du 27 septembre 1851, c'est que, d'une part, le gouvernement ne trouva pas chez tous les fonctionnaires politiques l'appui sincère qu'il était en droit d'en attendre, et, d'autre part, que l'aristocratie et le clergé exploitèrent avec une grande persistance et une rare habileté auprès des électeurs campagnards l'argument toujours puissant de l'augmentation des impôts.
La défection d'un certain nombre de ses anciens amis dont il était obligé de combattre la réélection, et la difficulté d'avoir raison des exagérations et des mensonges de ses adversaires, doivent avoir causé un profond chagrin à Rogier, si nous en jugeons par la fin d'une lettre que lui envoyait du fond du Luxembourg son collègue M. Tesch, cloué sur son lit par la maladie :
«... Le clergé exploite principalement et avec beaucoup de perfidie l'impôt sur les successions en ligne directe ; il exagère le montant des droits et les inconvénients de leur perception. Le moyen réussirait au point de faire dire (page 398) aux paysans auxquels on parle du chemin de fer (note de bas de page : La ligne du Luxembourg était au nombre des grands travaux projetés), qu'avant la construction de celui-ci ils ont le temps d'être ruinés par la loi sur les successions... Je ne vous dirai pas, mon cher Rogier, à quelle rude épreuve ma patience est soumise. Ce que vous pouvez avoir de dégoûts et de découragements n'est pas comparable à ce que j'endure ici... »
Le passage suivant d'un article de L'Ami de l'Ordre n'est qu'un pâle échantillon des attaques contre lesquelles le cabinet eut à se défendre :
« Oui, des monstres et des barbares avaient établi cet impôt, des monstres et des barbares le rétablirent. Ce furent des révolutionnaires français qui nous l'imposèrent.
« Quand fut-il encore aboli ?
« A l'arrivée des alliés, en 1814, cet infâme impôt fut aboli à la grande joie du peuple.
« Ainsi les cosaques nous en délivrèrent, M. Frère le rétablit !
« Qui demande aujourd'hui l'établissement de cet infâme impôt ?
« Les socialistes, les républicains, les révolutionnaires et les Liégeois qui en retireront 16 à 17 millions pour leur province. »
L'élection déplaça la majorité.
Vingt-huit des élus étaient favorables à l'amendement Forgeur ; vingt-six y étaient hostiles.
Le gain numérique était peu sensible, mais le gouvernement pouvait se prévaloir de l'attitude des quatre grands arrondissements de Bruxelles, Gand, Liège et Anvers qui avaient donné à sa politique une éclatante adhésion.
En présence d'un résultat qui ne leur paraissait pas suffisamment concluant en faveur de l'opinion libérale, un certain nombre de libéraux très modérés estimaient que l'on ferait peut-être chose sage en retournant à la politique mixte.
Tel n'était pas l'avis de M. Delehaye, député de Gand, qui alors encore marchait avec l'opinion libérale. Il avait observé vis-à-vis du sénateur catholique M. Vergauwen, un de ses amis intimes, une attitude de neutralité (page 399) absolue où d'aucuns voyaient presque une trahison. Il écrivit au Messager de Gand le 29 septembre une lettre où l'on trouvera, outre sa justification et sa critique de la politique mixte, une appréciation de l'électeur censitaire campagnard qui, à l'heure où disparaît le cens, présente un certain intérêt :
« Appartenant à l'un des corps dont la dissidence a motivé l'appel au pays, il m'avait paru, à l'exemple de plusieurs représentants, convenable d'attendre silencieusement le jugement à intervenir : c'est ce que j'ai fait. Il existe un second motif qui me conseillait cette attitude ; le voici. Lié d'amitié depuis nombre d'années avec Messieurs Vergauwen, qui ont appuyé chaudement ma candidature chaque fois qu'elle s'est produite, j'ai pensé que le souvenir de ces bons rapports m'imposait la neutralité.
« Cette neutralité, je l'ai religieusement gardée malgré ma vive sympathie pour l'honorable sénateur que viennent d'élire les électeurs de Gand ; il n'est pas, je pense, de cœur généreux qui me condamne.
« C'est assez vous dire que je n'ai pas conseillé de s'abstenir aux élections. Mais il est vrai que dans un entretien que j'ai eu avec une personne que je croyais digne de confiance, j'ai exprimé l'opinion, opinion qui n'a pas varié, qu'il était prudent de ne pas trop compter sur l'appui d'un grand nombre d'électeurs des campagnes qui, recevant avec une égale facilité les avis et les bulletins et ne connaissant qu'imparfaitement la mission qu'ils ont à remplir, ne sont souvent que trop disposés à donner raison à celui qui a eu avec eux la dernière entrevue...
« Ce que je regrette profondément, c'est que les récriminations malveillantes dont quelques-uns de mes collègues et moi avons été l'objet, aient trouvé de l'écho à Gand où l'on doit connaître nos actes, je dirai même nos pensées. N'avions-nous pas droit d'espérer que nos amis n'accueilleraient point des bruits contre lesquels proteste une longue et honorable carrière ?...
« Nos amis accueillent toutes ces accusations d'abandon de principes, d'ambition qui nous pousse au retour du système mixte, système que tout cœur honnête repousse comme un système de déception !... »
A côté des partisans du retour à la politique mixte, il y avait des cléricaux ardents qui n'entendaient pas désarmer. On le vit bien, au lendemain de l'élection, quand ils donnèrent une approbation entière et absolue au refus du clergé de célébrer la messe du Saint-Esprit pour la réouverture des athénées et des collèges de l'Etat. (Note de bas de page : Les nominations dans le personnel, avaient été faites dans le courant de septembre à la suite d'inspections nombreuses faites dans les divers établissements par des délégués du gouvernement, et d'examens subis par les aspirants-professeurs devant des commissions spéciales.)
Il y avait eu ceci de particulier que la demande d'une messe spéciale avait été faite à Bruges par un sénateur clérical, M. de Pélichy, le bourgmestre de la ville, en sa qualité de président du bureau administratif. Comme il ne l'avait pas obtenue, il était allé en costume officiel, accompagné du gouverneur, de tout le conseil communal, des professeurs et des élèves, à une messe qui se disait à heure fixe dans la paroisse la plus proche de l'athénée... mais le clergé avait substitué une messe de Requiem à la messe ordinaire !
L'archevêque de Malines expliqua le refus de messe du Saint-Esprit dans une longue lettre insérée dans le Journal de Bruxelles du 27 octobre et d'où nous extrayons ces lignes :
«... La publication de la correspondance de M. le ministre de l'Intérieur avec l'épiscopat a rendu les vices du nouveau système d'enseignement public si patents, qu'un concours quelconque de la part du clergé eût été l'inconséquence la plus évidente... Les nouveaux athénées sont, d'après les explications de M. le ministre, constitutionnellement et légalement des établissements mixtes, et ainsi ils ne peuvent être catholiques. Dès lors, la solennité religieuse d'une messe du Saint-Esprit n'eût pas été une simple condescendance : elle eût passé avec raison aux yeux du public pour l'approbation la plus formelle et la plus éclatante que le clergé pût donner au système qu'on cherche à faire prévaloir dans l'enseignement public et contre lequel le clergé est forcé de réclamer... »
Le 29, Rogier faisait paraître au Moniteur (partie non officielle) une réponse :
« ... Le motif principal du refus de la messe du Saint-Esprit aux élèves de nos athénées, c'est qu'il résulterait de la correspondance de M. le ministre de l'Intérieur avec MM. les évêques, que ces établissements sont constitutionnellement et légalement des établissements mixtes.
« Nos athénées, en passant de la direction des communes à la direction de l'Etat, n'ont aucunement changé de nature au point de vue religieux. Ils sont ce qu'ils ont toujours été. On y reçoit cette année, comme les précédentes, comme toujours, les enfants des contribuables sans distinction de culte et de croyance. Mais est-ce là un motif pour refuser aux élèves catholiques qui les fréquentent la célébration d'une messe qui ne se refuse d'ordinaire à personne ?
« Permis aux établissements du clergé d'être exclusivement ouverts aux élèves catholiques. Nos établissements publics fondés par la loi, entretenus (page 401) par le trésor public sont ouverts à tout le monde et si, à ce titre, on dit qu'ils sont mixtes, la Constitution ne permet pas qu'ils soient autre chose.
« Que si dans ces établissements il se présente un assez grand nombre d'élèves appartenant à des cultes différents, les uns et les autres auront également droit à l'enseignement religieux, sauf à prendre les mesures nécessaires pour que cet enseignement puisse être donné et reçu à la convenance réciproque des ministres des cultes et des parents.
« Voilà la théorie. Et nous ne pensons pas qu'il puisse y avoir deux manières différentes d'expliquer et d'appliquer sous ce rapport la Constitution.
« Mais, en fait, existe-t-il dans le pays de ces établissements mixtes, où il y ait lieu de faire donner un enseignement religieux par des ministres appartenant à différents cultes ?
« Pas un seul. Dès lors, les inconvénients que redoute M. l'archevêque n'existent pas, et les objections qu'il met en avant reposent sur de fausses hypothèses... »
Les élections communales ordinaires de la fin d'octobre furent de nature à confirmer le gouvernement dans la pensée que l'opinion publique était avec lui. A peu près partout, les adversaires de l'opinion libérale avaient porté la lutte sur le terrain politique et ils n'eurent pas lieu de s'en réjouir. Dans la presque généralité des centres importants, le libéralisme triompha non pas le libéralisme radical prompt à toutes les audaces et facile aux exagérations, mais le libéralisme modéré s'inspirant des idées du cabinet. Là même où, grâce à l'appoint de l'élément rural, les adversaires du gouvernement avaient réussi un mois plus tôt à faire passer des sénateurs catholiques, Louvain, à Ypres, à Alost, à Namur, les libéraux l'emportèrent.
Le cabinet qui était engagé d'honneur (Journal des débats du 5 octobre) vis-à-vis de sa majorité, à poursuivre sa route jusqu'au bout et qui avait pour lui, pour sa politique, les grands foyers de richesses, de lumière et de travail, n'entendait pas cependant faire la guerre pour la guerre. Dans le discours du trône (du 4 novembre), il semble tendre un rameau d'olivier à l'opposition :
« Un ensemble de lois vous avait été proposé, durant la dernière session, dans le double but de rétablir l'équilibre de nos finances et de procurer au pays des travaux publics dont l'exécution, élément de sécurité, importe surtout à sa prospérité matérielle. Un dissentiment partiel et, j'aime à le croire, passager, n'a pas permis de donner suite à ces mesures d'une incontestable utilité. Je fais des vœux ardents pour que cette difficulté puisse se résoudre bientôt dans un sage esprit de modération et conformément à l'intérêt du pays. Les circonstances actuelles rendent plus que jamais désirable l'harmonie entre les pouvoirs de l'Etat, et la Belgique qui, depuis quatre années, s'est maintenue dans une situation paisible et forte, n'aura pas à subir, je l'espère, d'embarras fâcheux dans la gestion de ses affaires. »
Le sénat ne se montra guère le premier jour disposé à répondre à un appel de modération. A preuve la composition du bureau d'où fut éliminé un ancien vice-président qui avait voté avec le gouvernement ; à preuve encore une phrase du président à l'adresse des « gouvernements qui seraient tentés de substituer leur volonté à la volonté de la nation ».
Le ministère n'en restait pas moins disposé à une transaction.
Seulement, il ne lui convenait pas de souffrir en silence les attaques de ceux qui prétendaient qu'il tyrannisait la majorité libérale, ou qu'il voulait la corrompre, ou encore qu'il faisait appel aux pires ennemis de la propriété pour se maintenir au pouvoir.
Lors de la discussion de l'adresse à la Chambre, Rogier (page 403) défendit énergiquement le cabinet et la majorité contre ces accusations violentes.
Certes, il tenait compte de l'influence que peut exercer le sénat sur la gestion des affaires. Mais il n'hésitait pas à déclarer qu'il considérait l'influence de la Chambre comme plus grande que celle du sénat. On le prenait, vraiment, sur un ton inconvenant, lorsqu'on parlait de la majorité de la Chambre, et il s'étonnait de la résignation avec laquelle cette majorité accueillait les reproches, les outrages qu'on lui jetait à la tête. On parlait de servilité, d'abdication. Pour prendre une telle attitude, il aurait fallu commencer par être un parti qui s'appartînt entièrement à lui-même. Et puis, on reprochait au cabinet ses auxiliaires dans la lutte électorale. On poussait vraiment trop loin l'imagination, pour ne pas dire la mauvaise foi. Le gouvernement était représenté comme livré au socialisme, comme la proie d'une majorité démagogique. Si la presse étrangère disait que le gouvernement était aux mains des fouriéristes et appelait sur la Belgique la colère des gouvernements voisins, c'est parce que les journaux catholiques ne cessaient de répéter ces outrages dont il voulait venger et la gauche et le cabinet.
La nouvelle commission du sénat venait de se montrer défavorable au projet comme l'ancienne.
La bataille allait recommencer, plus vive, plus ardente qu'au mois de septembre, lorsque des membres de la gauche qui étaient en désaccord avec le cabinet sur cette question, mais que préoccupait le danger d'un conflit nouveau, présentèrent un amendement (amendement Spitaels) de nature conciliatrice. Le droit de succession serait remplacé par un droit de mutation de 1 p. c. qui frapperait les immeubles, les rentes et les créances hypothécaires, recueillis par succession dans la ligne ascendante ou descendante. Les biens meubles autres que les rentes et les créances hypothécaires seraient donc (page 404) exemptés de tous droits. La quotité de l'impôt ne serait que d'un demi pour cent sur les usufruits et, pour la perception du droit, on déduirait les dettes grevant les biens atteints par l'impôt.
L'amendement ne pouvait pas froisser le gouvernement dans sa juste susceptibilité et sauvegardait les droits du sénat.
Le gouvernement s'y rallia.
- Nous conservons nos convictions, dit le chef du cabinet dans la séance du 22 novembre. Nous croyons que le projet de loi tel que nous l'avons rédigé renferme des dispositions plus justes et meilleures que celles qui vous sont présentées. Mais nous trouvons dans cette proposition l'occasion de mettre fin à un conflit regrettable et d'y mettre fin d'une manière honorable pour tous et efficace pour le trésor.
L'amendement fut voté à la majorité de 46 voix contre 6 et 1 abstention. La même majorité se retrouva pour le vote définitif de la loi.
La Chambre se rallia, à son tour, à l'amendement Spitaels le 16 décembre. Vingt-quatre membres persistèrent dans leur hostilité à la loi.
Il est permis de supposer que s'il n'y eut pas plus d'irréconciliables à la Chambre, c'est que l'on s'y préoccupait fort des conséquences qu'allait avoir pour nous le coup d'Etat de Louis-Napoléon. Les dangers extérieurs font mieux comprendre la nécessité de la concorde et de la paix intérieure.