(Paru à Bruxelles, en 1905, chez Dewit)
(page 134) La question ministérielle ne fut pas facilement résolue ; le nouveau ministère ne put se constituer qu’après plusieurs avatars de combinaisons hétéroclites. Malou conservait ses sympathies pour l’unionisme ; il estimait que le pays n’était pas mur pour subir le gouvernement d’un parti « Nous allons encore tâcher de brasser du mixte, écrivait-il au chanoine Malou ; le mixte médiocre, dans l’état actuel des esprits, vaut mieux pour le pays que l’homogène excellent. J’ai, à cet égard, une conviction entière. » (Lettre au chanoine Malou, 24 mars 1846).
Il avait été question, immédiatement après le départ de M. Van de Weyer, de constituer un ministère des grandes villes. « Bruxelles, Anvers, Gand, Liége, devaient nécessairement y être représentés, rapportait encore Malou ; le refus péremptoire d’un député de (page 135) Gand, le refus d’un nouveau représentant d’Anvers (Il est vraisemblablement question ici de M. Veydt), auquel on destinait le ministère des finances ; l’impossibilité où l’on se trouva de prendre un représentant de Liége, qui est le type de l’opposition extrême ; d’autres échecs essuyés dans la capitale, ont fait échouer complètement cette première combinaison. »
Le Roi avait fait appel à M. Rogier. Celui-ci s’était mis en devoir aussitôt de rechercher des collègues appartenant aux nuances variées du libéralisme ; mais des dissentiments s’étaient fait jour : « L’on assure, écrivait Malou, que les hommes les plus avancés mettent des conditions assez dures à l’appui qu’ils donneraient au Cabinet nouveau. Deux ministres devaient être choisis dans cette nuance prononcée, sinon l’Alliance se fâcherait et la gauche serait divisée. L’opinion libérale modérée repousse ces conditions : elle parait vouloir refuser d’avance son appui à un Cabinet dans lequel entreraient les hommes de l’extrême gauche. » (Lettre au chanoine Malou, 20 mars 1846).
Evidemment, M. Rogier se trouvait contrecarré dans ses démarches. Les journaux, sans doute pour tenir le public en haleine, avaient annoncé la formation d’un ministère libéral homogène Rogier-Delfosse.
Dans les milieux avertis, on n’avait pas ajouté foi à cette information « Il me paraît impossible, écrivait Malou, que l’on nomme Delfosse ministre dans l’état actuel des partis ; son temps n’est pas venu et Dieu veuille qu’il ne vienne jamais » (Lettre au chanoine Malou, 22 mars 1846).
M. Rogier se présenta enfin au Roi avec un programme détaillé. Comme conditions de son acceptation, il stipulait cette fois encore le droit de dissolution éventuelle des Chambres et réclamait des moyens de défense (page 136) contre l’hostilité des fonctionnaires publics. « Ç’eût été, disait Malou, un ministère dictateur qui eût mené la Couronne et les Chambres à coups de fouet. » Le Roi rejeta ces conditions inacceptables, derrière lesquelles se dissimulait « l’impuissance de cette opposition si fière de prétendus succès ». Il fit appel successivement à deux membres modérés de la gauche, MM. d’Hoffschmidt et Dumon-Dumortier, qui n’acceptèrent pas de former un ministère.
C’est alors que Léopold Ier s’adressa au comte de Theux.
« La situation pouvait, dit M. Thonissen, se résumer en quelques mots : impossibilité absolue d’organiser un ministère mixte ; impossibilité de former un cabinet libéral sans lui faire des concessions incompatibles avec les droits de la Couronne, l’indépendance et la dignité des Chambres.
« Placé dans l’alternative de subir les exigences de M. Rogier ou de s’adresser à la droite, le Roi prit conseil des ministres démissionnaires ; et ceux-ci, tout en regrettant l’abstention du libéralisme modéré, l’engagèrent à avoir recours au comte de ‘Theux. Ce fut là le terme de la crise. »
Le 31 mars 1846, un ministère de Theux-Malou était formé. C’était un ministère de droite, mais animé d’idées conciliatrices, décidé à maintenir la politique d’union. Le cabinet était composé du comte de Theux, à l’intérieur ; de M. Dechamps, aux affaires étrangères ; de M. Malou, aux finances ; du baron d’Anethan, à la justice ; de M. de Bavay, aux travaux publics, et du lieutenant- général Prisse, à la guerre.
Le comte de Muelenaere et le baron d’Huart, ministres d’Etat, demeuraient membres du Conseil sans portefeuille.
(page 137) Malou avait eu à un moment l’idée de « renoncer pour jamais à des portefeuilles bourrés d’épines » ; il songeait à un retour au Barreau : « J’ai à moitié le projet de prendre une position analogue à celle de Dolez, me faire avocat à la Cour de cassation. »
Sans s’arrêter davantage à ces projets, il resta au ministère, comme le soldat au poste qui lui a été confié.
L’idée du devoir seule l’y retenait.
Si quelque ambition avait pu le pousser, elle n’eût pas résisté aux épreuves successives qui lui déchirèrent le coeur. Il avait été appelé le 3 janvier au chevet de sa mère, et Mme Malou-Vandenpeerebom n’avait survécu que peu de jours à cette entrevue suprême . Trois mois s’étaient à peine écoulés, lorsqu’un nouveau coup l’éprouva dans ses plus chères affections le 8 mars, son fils aîné, Jules, un enfant de 6 ans, remarquablement intelligent, s’éteignait dans les bras de son père
« L’image de mon pauvre petit Jules me poursuivait au milieu des débats, des discussions, des Conseils, des combinaisons, » écrivait Malou à son frère le 16 mars, comme s’ouvrait la crise ministérielle ; « j’ai surmonté mes douloureuses préoccupations de famille, comprimé mes larmes pour achever la tâche difficile que j’avais entreprise ces derniers temps. »
L’achèvement de l’œuvre entreprise, un souci plus qu’un désir, le retint le 31 mars au ministère. Une nouvelle épreuve l’y attendait. Le 3 avril, Mme Malou, devenue subitement malade, recevait le viatique des mourants (Mme Malou-Vandenpeereboom décéda, à Ypres, le 17 janvier 1846).
L’âme navrée, Malou pouvait répondre à des adversaires que rien ne désarmait « On vous parle sans cesse du (page 138) bonheur d’être ministre, de rester ministre ; eh bien ! je dirai très franchement, très sincèrement devant cette Chambre que, pour moi, jamais encore, depuis que je suis ministre, je n’ai ressenti ce bonheur. Je ne resterai au pouvoir que comme on reste à son poste parce qu’on a un devoir à remplir. Je ne connais pas au monde de plus misérable ambition que celle de désirer le pouvoir, la conservation du pouvoir pour lui-même. »
Déçue dans ses espérances, la gauche libérale avait accueilli le nouveau Cabinet par une débauche d’invectives. Chacun des ministres fut pris à partie ; « cela ressemblait, a dit M. Ernest Vandenpeereboom, à une visite an corps, telle qu’elle se pratique à la frontière ».
Malou ne fut pas épargné ; M. Castiau et M. Verhaegen revinrent sur le passé ; l’un, le farouche républicain de Tournai, s’en prit à l’auteur des brochures en faveur de la personnification civile de l’Université de Louvain, au « défenseur de la mainmorte » ; l’autre, le fondateur de l’Université libre de Bruxelles, reprochait à Malou de faire partie d’un ministère qu’il s’était engagé à combattre ; puis ce fut le tour de M. Rogier d’attaquer le « ministre malgré lui » et celui de M. Manilius de descendre jusqu’à l’injure et d’accuser Malou de n’avoir naguère donné sa démission qu’avec une arrière-pensée ambitieuse. Pour répondre à toutes ces attaques, Malou trouva de simples et nobles paroles : « Si j’avais pu prévoir, répartit-il à M. Manilius, au mois de février, lorsque j’ai donné ma démission des fonctions que j’occupais au département de la justice, qu’au mois de septembre on déplacerait le gouverneur d’Anvers, je concevrais que l’on m’accusât ; mais, lorsque j’ai donné ma démission, cette démission a été sérieuse et lorsqu’un appel m’a été fait, huit mois plus (page 139) tard, j’ai regretté que cette interruption dans ma vie active ne fut pas plus longue. »
Le Cabinet ne recueillit qu’une majorité de dix voix. Il lui fut pénible de se voir refuser l’appui d’un membre de la droite, éminent par le talent et le savoir, M. de Decker. Celui-ci, pour justifier son abstention, déclara que le ministère n’était pas la conséquence logique des événements déroulés depuis cinq ans, qu’il était un anachronisme, s’il n’était un défi. (Annales parlementaires, du 10 au 17 avril 1846).
Tandis que de semblables débats faisaient perdre à la Chambre un temps précieux, l’attention générale fut bientôt absorbée par les délibérations du Congrès libéral, qui se réunit à l’Hôtel de ville de Bruxelles le 14 juin 1846.
La session s’acheva au milieu des préoccupations que causait au gouvernement et au Roi, pour les finances du pays, pour l’avenir, cette inquiétante manifestation politique. (Voir plus loin, p. 145).
L’été de 1846 fut marqué par une recrudescence de la crise alimentaire. Cette fois, la récolte du seigle était manquée. Une disette de pain succédait à une disette de pommes de terre. La misère devint telle que plus d’un tiers de la population de la Flandre occidentale fut inscrite sur les registres des bureaux de bienfaisance. Un demi-million de malheureux, lisait-on dans les journaux d’opposition, sont condamnés à mourir misérablement par l’impéritie et la mauvaise volonté du gouvernement.
(page 140) Cependant les ministres, en butte à ces attaques, cherchaient par tous les moyens à remédier à la situation : le froment, le seigle, l’orge, le sarrasin, d’autres denrées furent déclarées libres à l’entrée jusqu’au 1er octobre 1847.
Une intervention plus directe de l’Etat, par l’octroi de subsides ou de primes à l’importation, était proposée par le baron d’Anethan. Sa proposition rencontra, parmi ses collègues mêmes, un adversaire. « L’intervention directe du gouvernement est, à mes yeux, écrivait Malou à M d’Anethan (le 8 janvier 1847), le système le plus dangereux et, en même temps, le plus inefficace Le gouvernement anglais en est venu, malgré lui, je suppose, à verser 500,000 livres sterling par semaine en Irlande, soit 50 millions de francs par mois, pendant l’hiver et, au prix de ces énormes sacrifices, il n’a presque rien obtenu. »
Hélas la misère était si grande, les effets de la crise si désastreux, qu’après avoir affecté un crédit d’un million et demi à des mesures relatives aux subsistances, la Chambre dut, le 8 mars 1847, sur la proposition de Malou lui-même, voter un projet de loi accordant remise des droits de tonnage aux navires importateurs de denrées.
Enfin, poussé par la nécessité dans la voie où l’avait précédé sir Robert Peel, l’homme d’Etat anglais, le ministère proposait, le 28 avril, la libre entrée des céréales et des pommes de terre jusqu’au 1er octobre 1846, avec la faculté d’accorder, pour le même terme, la libre entrée des autres denrées alimentaires et du bétail, et d’en prohiber la sortie.
Grâce à ces mesures énergiques, au sacrifice que (page 141) plusieurs membres du Cabinet firent de leurs préférences théoriques pour le protectionnisme modéré, la Belgique sortit de cette crise redoutable. Elle souffrit longtemps de cette interruption inattendue dans le développement normal de sa prospérité, et ses finances, nous le verrons, s’en ressentirent. (Note de bas de page : Malou dut encore consentir à une intervention directe de l’Etat en faveur des ouvriers occupés aux fabriques de coton à Gand. Il fut chargé, avec le comte de Theux, de l’exécution de ce que l’on nomma la « convention cotonnière du 1er juin 1847 ». La situation de l’industrie cotonnière était des plus pénibles ; à la suite de crises alimentaire, financière, industrielle, tous les magasins étaient encombrés, les ateliers chômaient. Le 17 mai, de graves désordres se produisirent. Plusieurs boulangeries furent pillées. C’est alors qu’intervint, entre le gouvernement et la ville de Gand, la convention du 1er juin : afin de donner du travail aux ouvriers cotonniers, un crédit, qui pouvait, au besoin, s’élever jusqu’à 900,000 francs, était mis à la disposition du gouvernement, qui pouvait l’employer en primes à l’exportation des produits de l’industrie cotonnière. Sous l’administration de Malou, 25,000 francs seulement furent consacrés à cet usage. Le 8 février 1851, MM. de Theux et Malou publièrent une note explicative de cette convention, afin de répondre à certaines accusations. (« Convention cotonnière du 1er juin 1847. Note explicative ». Pièces déposées par M. le comte de Theux et par M. Malou. Bruxelles, Deltombe, 1851)).
(page 141) Le Cabinet des Six-Malou compte à son actif une longue série de travaux utiles ; la plupart de ses propositions législatives (Biographies des membres des deux Chambres législatives (session 1857-1858). Bruxelles, Périchon 1858) ont été préparées par l’expérience pratique ou appuyées par la voix éloquente du ministre (page 142) des finances. C’est ainsi qu’il défendit le projet de loi de répression des offenses envers la famille royale et intervint dans les débats d’autres projets non moins étrangers à son département. Ses travaux antérieurs lui avaient valu une compétence étendue en des matières très diverses, Il prit une part prépondérante aux délicates négociations qui aboutirent à la liquidation définitive des créances publiques entre la Belgique et la Hollande.
Le roi Léopold Ier stimulait l’activité de ses ministres. Le 9 mars 1847, il écrivait à M. de Theux : « Il y a trois points que je désire vivement voir régler encore dans cette session par des lois. Les deux premiers auraient besoin d’être votés par les deux Chambres réunies en une ; le troisième serait une loi ordinaire en sa forme. » (Note remise par le Roi au comte de Theux, ministre de l’intérieur (inédite)).
La triple proposition que le Roi soumettait à son ministre portait sur les trois objets suivants : Léopold Ier considérait comme indispensable, pour la sécurité de l’Etat, le vote d’une loi de régence désignant la Reine comme régente en cas de mort du Roi. « Contre ce premier point, écrivait-il, il ne peut guère exister d’objection, le bon sens et la sécurité publique l’exigent également. » La seconde proposition royale intéressait plus directement encore Léopold I : elle devait accorder au Roi, en cas de maladie ou d’absence, la faculté de confier l’exercice plein et entier du pouvoir royal à la Reine ; dans les développements dont le premier roi des Belges faisait suivre l’énoncé de cette proposition, après avoir signalé les services rendus par la Royauté à la Belgique, il se demandait « de quel droit ce royaume ainsi fondé se refuserait à faciliter à la Royauté un temps de repos (page 143) quelconque... Dans un pays aussi libre que la Belgique, ajoutait-il et qui use aussi largement de cette liberté, il serait étrange d’exclure la Royauté qui se trouverait ainsi seule exclue au milieu de tant de liberté. » L’objet de la troisième proposition était la fixation du douaire de la Reine, stipulé par le contrat de mariage.
Les ministres remplirent le délicat devoir d’opposer aux propositions du Souverain une respectueuse fin de non-recevoir. Malou soumit à ses collègues un projet de réponse, auquel fut préférée une note du comte de Theux ; elle rappelait que la Constitution avait prévu tout ce qui était relatif à une régence ou à la vacance du trône ; une loi ne pouvait ni ajouter ni retrancher à ces dispositions de notre charte constitutionnelle ; l’absence du Roi ne constituait pas une impossibilité de régner. En résumé, « selon l’opinion de tous les membres du Cabinet, il y avait obstacle constitutionnel aux deux propositions. »
Quant à la troisième proposition, relative au douaire de la Reine, elle fit l’objet d’un arrangement ultérieur.
Dans le domaine administratif très vaste dont il avait la direction, l’activité de Malou ne fut pas moindre. Il avait entrepris une réforme complète des cadres surannés de son département et de l’administration qui en dépendait, tâche hérissée de délicates difficultés, dont le ministre parvint cependant à triompher ; il se vit même complimenté à cette occasion par un homme de beaucoup d’esprit et de sens, qui fut souvent au nombre de ses adversaires, M. de la Coste, gouverneur de la province de Liége « Si j’ai quelquefois des craintes, écrivait-il à Malou, pardonnez cette franchise à un vieillard, c’est que vous ne fassiez trop bien ; les ressorts de votre administration étaient trop détendus ; il fallait votre main (page 144) jeune et ferme pour leur rendre leur action. » Jeune et ferme, elle devait bien l’être la main du ministre qui suffit à une telle dépense d’activité et accomplit en un temps aussi restreint une telle tâche législative et administrative.
Cependant nous n’avons encore rien dit de l’oeuvre financière proprement dite de Malou. Là se manifeste encore davantage son ingénieuse initiative, l’étendue de sa compétence, la sûreté de ses connaissances techniques, sa puissance d’assimilation, ses rares qualités de persévérance.
Nous consacrerons quelques pages à mettre en lumière le plan financier que Malou avait conçu, dont il avait commencé l’exécution, qu’il eût peut-être complètement réalisé, n’eut été la surprise du revirement électoral du 8 juin et l’avènement du cabinet du 12 août 1847.
Si vingt-quatre mois ne suffirent pas à Malou pour achever son oeuvre, on ne lui reprochera pas de n’avoir point mis largement à profit le temps qu’il passa au ministère des finances.
Durement éprouvée par les crises alimentaires de 1845 et 1846, la Belgique pâtissait, en outre, du malaise général dont souffrait, en Europe, le marché des transactions. Les fonds belges rencontraient de grandes difficultés de placement le crédit national était menace.
Les causes de raréfaction de la circulation étaient diverses ; d’une part, les demandes de capitaux se multipliaient ; les besoins croissaient chaque jour par suite du développement excessif des entreprises de chemin de fer ; (page 145) celles-ci absorbaient en ce moment entre six et sept milliards ; d’autre part, dans plusieurs pays, en Espagne, en Autriche, l’horizon politique s’assombrissait ; les fonds publics étaient réalisés ; le numéraire sortait de la circulation.
Certaines causes, particulières à la Belgique, avaient concouru à faire descendre, en 1846, l’emprunt belge de 1840 au-dessous du pair. Le 25 novembre 1846, le Roi adressait à Malou, au sujet de la crise financière, une lettre du plus haut intérêt documentaire (Lettre de Léopold Ier à Malou (25 novembre 1846)). On y trouve cette phrase, qui parait bien indiquer les sentiments vrais de Léopold Ier à l’endroit des menées du libéralisme exclusif et du Congrès libéral de 1846 : « La conduite du pays en ces dernières années, le Congrès libéral, etc., n’ont naturellement pas inspiré un enthousiasme très grand aux financiers, et les particuliers ont vendu ce qu’ils avaient. » Accusation grave, qui pèse sur les congressistes du 14 juin et semble établir que, jusqu’à ce jour, les publicistes de l’école libérale se sont singulièrement mépris lorsque, faisant allusion à la fameuse Lettre de Louis-Philippe (Note de bas de page : Effrayé de l’attitude des libéraux belges, Louis-Philippe écrivit le 16 mai 1846, à Léopold Ier, à propos du Congrès libéral qui allait s’ouvrir, une lettre qui fut retrouvée pendant le sac des Tuileries, en 1848, et publiée par la Revue rétrospective de Taschereau. Le roi des Français signalait au roi des Belges le danger de cette « audacieuse réunion » et l’engageait à garder son ministère et à le soutenir vigoureusement), ils ont écrit, comme M. L. Hymans, que « Léopold dut sourire de l’effroi de son auguste beau-père, que ni le Roi, ni les ministres ne s’en émurent » (L. HYMANS, Histoire parlementaire du règne de Léopold Ier, p. 342), ou, comme M. Discailles, lorsqu’il a formulé le voeu que les « Taschereau de l’avenir » découvrissent les raisons que notre Roi donna au roi des Français pour « lui faire (page 146) voir dans quelle erreur il versait et quelle faute politique il lui conseillait » (DISCAILLES, Charles Rogier, t. III, p. 136).
A l’agitation politique s’était ajoutée la crise économique. Plus de 100 millions de capitaux avaient été exportés depuis le 1er janvier 1845 en vue de l’achat de subsistances pour parer à la disette. Cet exode de capitaux correspondait à une rentrée considérable de fonds belges sur le marché national. Puis la conversion opérée en 1844 sur l’emprunt de 100 millions faisait craindre pour l’avenir de nouvelles réductions d’intérêt ; une certaine sécurité dans la jouissance de l’intérêt était nécessaire pour que le cours de l’emprunt se maintînt favorable.
Des causes spéciales enfin à chaque emprunt, à ses conditions d’émission (comme les clauses de non-remboursement insérées dans les contrats des emprunts de 1840 et 1842) influaient sur les divers cours.
L’emprunt belge de 1840, converti en 4 1/2 p. c., était descendu en dessous du pair (au cours de 99.25) et le gouvernement, d’après les dispositions de son contrat, devait faire agir l’amortissement, si cette cote se prolongeait durant un mois entier à la Bourse de Bruxelles.
La situation était inquiétante ; Léopold Ier s’en montrait vivement préoccupé. Au cours de divers entretiens qu’il eut avec son ministre des finances, il rechercha les moyens de remédier à cet état de choses. Malou s’efforça de rassurer le Roi. Sans doute, 372 millions de dette publique consolidée restaient à amortir ; le service annuel de l’intérêt exigeait 26,004,051 francs ; mais le budget des voies et moyens ne devait être évalué qu’à 144 millions ; à peine 23 p. c. des ressources de l’Etat (page 147) (un peu moins du quart du revenu public), étaient absorbés par la dette.
A considérer les forces productives et les facultés imposables du pays, c’était une situation relativement favorable ; elle présentait aux créanciers une garantie suffisante et ne justifiait nullement le discrédit jeté sur les fonds belges.
Malou indiquait au Roi les faibles moyens de relèvement dont disposait le gouvernement sous un régime de publicité et de contrôle, ne possédant aucun moyen d’intervention efficace, ni la libre disposition d’aucun fonds. Deux banques rivales (la Société Générale et la Banque de Belgique) pouvaient, par mauvaise volonté ou impéritie, compromettre le crédit public et privé.
Dans une note qu’il remit au Roi le 1er décembre 1846, le ministre ajoutait : « La Belgique ne sera constituée financièrement et industriellement, la sécurité politique ne sera même assurée au pays que lorsqu’il existera, en vertu de la loi, une banque unique à l’instar des banques de France et d’Angleterre, privilégiée, s’il le faut, sous certains rapports, mais nationale par les liens qui l’attachent au pouvoir, placée sous son influence et commanditant, selon les vrais intérêts du pays, toutes les entreprises utiles. Mes efforts persévérants tendent à amener ce résultat ; quelles que soient les difficultés du succès, je ne négligerai rien pour l’obtenir. La liquidation, peut-être inévitable, de la Société Générale en 1849, tout en aggravant les dangers de la transition vers un état meilleur, pourra offrir une occasion de réaliser ce progrès. »
L’idée que Malou caressait dès 1846, Frère-Orban eut l’honneur de la réaliser, par une conception quelque peu différente, puisqu’il interdit à la Banque Nationale de commanditer aucune entreprise.
Encore ne suffisait-il pas d’améliorer le crédit public (page 148) tant à l’intérieur qu’à l’étranger, et fallait-il plus qu’une réorganisation des établissements de crédit. Pour faire face à des besoins chaque jour grandissants, il fallait que les ressources publiques acquissent un plus grand développement. Demeurer dans une situation d’équilibre difficile à maintenir entre les ressources et les dépenses, d’équilibre que la moindre crise à l’intérieur, la moindre dépense imprévue pouvait rompre, dans une situation ne permettant aucune entreprise grande et utile, n’était plus guère possible.
Si les travaux de la paix se trouvaient entravés par cet état de gêne, quel ne serait pas l’effet d’une complication extérieure nécessitant un déploiement de forces et réduisant, du même coup, momentanément les recettes du Trésor ! La Belgique se trouverait, inévitablement et sans délai, acculée aux mesures extrêmes : anticipation de contributions, emprunt forcé, etc.
A la création de nouveaux impôts, Malou crut ne pas pouvoir penser, dans la crainte de difficultés nouvelles, d’ordre économique aussi bien que d’ordre politique. Recourir à un nouvel emprunt n’était possible qu’aux conditions les plus onéreuses : ce moyen, comme le précédent, devait être repoussé. Il n’entrait pas dans les habitudes de Malou de soulever un problème et de le laisser sans solution. « Après un mûr examen des moyens d’améliorer la situation, j’ai pensé, Sire, qu’il y aurait lieu d’introduire dans notre législation une idée nouvelle, de procurer, en retour d’un sacrifice léger pour chacun, un avantage certain et facilement appréciable pour tous. Je voudrais, après les élections de 1847, proposer aux Chambres une loi qui décrétât le système des assurances obligatoires de toutes les propriétés. L’on peut admettre, qu’en réduisant notablement les primes exigées aujourd’hui par les Compagnies belges et par les Compagnies (page 149) étrangères qui exploitent si largement le pays, l’Etat pourrait couvrir toutes les pertes et se réserver un bénéfice, tous frais déduits, de 6 à 8 millions. » (Note au Roi. 1er décembre 1846).
Le programme financier de Malou, en 1847, s’objectivait en une trilogie de réformes. Il fallait, en premier lieu, raffermir le crédit public à l’intérieur et à l’étranger par les moyens d’application immédiate et provisoire dont disposait le gouvernement ; il fallait ensuite, par la création d’une banque nationale unique, doter le pays d’un instrument de crédit souple et puissant ; il importait enfin de remédier à la situation d’équilibre instable des recettes et des dépenses publiques par l’établissement de l’assurance obligatoire par l’Etat.
Vaste programme qui fait ressortir toute l’initiative de ce ministre de 36 ans. Les vicissitudes de la vie politique devaient bien le contrarier dans la réalisation de si grands projets ; à peine en put-il exécuter partiellement la première partie ; son successeur allait réaliser la seconde ; quant au projet d’assurance obligatoire, nous verrons bientôt ce qu’il en advint.
Pour raffermir le crédit public, à quel moyen recourir ? Il importait, au premier chef, de rassurer les porteurs de fonds belges. Malou fit publier dans l’Emancipation et déclara au Sénat que le 5 p. c. ne serait pas converti en 4 1/2 p. c. Rien n’y fit : déclaration et articles passèrent inaperçus on restèrent inefficaces.
Il n’était pas moins urgent de porter remède à l’engorgement de la circulation métallique. Ce n’est pas ici l’endroit d’exposer les idées de Malou sur la question (page 150) monétaire. Il nous les fera connaître pins tard dans des brochures successives. Il s’agissait, en 1846, de décider si la Belgique allait enfin être dotée d’une monnaie d’or qui lui fût propre. L’argent demeurerait l’unité monétaire, l’or devait servir en temps de crise. Dès les premiers jours de l’entrée en fonctions de son ministre, Léopold Ier lui écrivait de Saint-Cloud : « Nous devrions avoir une monnaie d’or à nous. » (Le roi Léopold Ier à Malou, Saint-Cloud, le 7 octobre 1845).
La Belgique, dans l’idée de son premier Souverain, devait rester associée au marché monétaire hollandais et éviter d’entrer dans le marché français. Les pièces d’or hollandaises de 10 florins étaient seules usitées en Belgique ; l’agio sur les pièces françaises de 20 francs en faisait un véritable objet de luxe ; toute l’innovation eût consisté dans la frappe de quelques millions de pièces d’or de la valeur des pièces hollandaises.
Le 24 janvier 1847 s’ouvrit à la Chambre la discussion d’un projet de loi relatif à la fabrication de monnaie d’or. Le projet était dû à l’initiative du ministre des finances. Il n’y était plus question d’or hollandais, la Belgique allait enfin être dotée de sa monnaie d’or. Cela ne se fit pas sans difficultés ; le projet souleva des objections de principe et d’application. Il fut bien établi que l’argent resterait l’étalon monétaire ; la fabrication de l’or fut limitée à 20 millions, juste de quoi donner aux Belges la satisfaction d’avoir dans le gousset un peu de monnaie d’or nationale ; les objectants de principe se déclarèrent satisfaits. Mais le projet souleva des critiques acerbes en ce qui concernait l’exécution. Des pièces d’or de 10 et de 25 francs allaient être frappées ; la valeur nominale en devait dépasser légèrement la valeur intrinsèque, pour éviter que l’or monnayé ne devînt objet de commerce.
(page 151) Toute la discussion porta sur le poids à donner aux pièces d’or de 10 et de 25 francs.
Une légère altération de la valeur absolue des monnaies est aujourd’hui admise à peu près partout. Il n’en était pas ainsi il y a quelque soixante ans : la France, la Sardaigne, les Etats pontificaux, notamment, frappaient des pièces d’or de 20 et 50 francs d’une valeur nominale égale à leur valeur réelle. Il eût pu paraître déloyal d’émettre au même taux des pièces de moindre valeur. Le projet belge évitait, dans une certaine mesure, ce reproche en proposant la frappe de pièces de 10 et de 25 francs seulement. Le ministre des finances n’en subit pas moins les attaques passionnées de ses adversaires. Peu s’en fallut que le baron Osy le traitât de faux monnayeur : « Je vous démontrerai, s’écriait-il, que c’est une corruption digne des temps barbares M. le ministre veut introduire le système financier turc... » (Annales parlementaires, 24 janvier 1847).
Malou, « voulant faire passer l’opposition du financier pour celle de l’homme de parti » (Ernest Vandenpeereboom, Du Gouvernement représentatif en Belgique, p. 217), répondait ironiquement au député d’Anvers : « Je ne m’arrêterai qu’un instant aux considérations semi-politiques de l’honorable membre. Je ne croyais pas que l’or eût une couleur catholique ou libérale ; je ne lui connaissais que sa couleur naturelle. » (Annales parlementaires, 24 janvier 1847). Le projet, plusieurs fois amendé, fut adopté.
(page 151) L’une des causes du discrédit dont souffrait la Belgique était l’incertitude entretenue dans le public par les orateurs (page 152) et les journaux de l’opposition sur l’état réel de la situation financière. Des accusations de dilapidation avaient été lancées. Avant de passer à d’autres la gestion des intérêts de l’Etat, Malou résolut de publier dans le Moniteur un exposé à la fois justificatif et rassurant.
Le moment sera propice pour jeter un coup d’oeil sur sa gestion. Ministre des finances à l’âge de 35 ans, il avait mis, comme condition à son acceptation, l’entrée dans le Conseil, comme ministre sans portefeuille, du baron d’Huart, ministre d’Etat et ancien ministre des finances, alors gouverneur de la province de Namur. De la part du jeune ministre, cette défiance de ses propres forces ne pouvait être blâmée. La tutelle, d’ailleurs, semble n’avoir été que purement platonique. Doué d’une puissance de travail remarquable et d’une égale facilité d’assimilation, Malou avait été bientôt au courant des moindres rouages de son administration comme de tous les détails de la situation et des nécessités financières du pays. Son exposé inséré au Moniteur du 23 juillet 1847, en faisait foi. (Situation financière de la Belgique (juillet 1847). Extrait du Moniteur du 23 juillet 1847, Bruxelles, Deltombe).
Malou divisait ce travail, qu’il appelait son « testament financier », en quatre chapitres, relatifs respectivement à l’impôt, aux recettes, aux dépenses, à la dette publique. Considérés dans leur ensemble, les impôts, de 1830 à 1845, s’étaient plutôt trouvés réduits qu’augmentés ; aucune imposition nouvelle n’avait été établie ; des révisions de détail avaient été introduites, non dans une pensée fiscale, mais en vue d’une plus équitable répartition des charges publiques, ou pour la garantie des intérêts agricoles ou industriels. Le développement sans cesse croissant des recettes publiques ne pouvait donc (page 153) être dû à de nouveaux impôts, ni au changement des bases de perception. L’accroissement de la prospérité nationale en était l’unique cause. Le commerce général avait plus que triplé et le commerce d’exportation largement doublé. Sans doute, le mouvement ascensionnel des recettes avait eu pour contrepoids un mouvement progressif des dépenses publiques.
Il n’en demeurait pas moins, au 1er janvier 1845, tout compte fait, des exercices de 1830 à 1844, un boni de 2,586,894 francs au moment où s’ouvrit la gestion de Malou. Les années 1845 et 1846, années de disette que suivit une année de crise financière, se soldaient, il est vrai, par un déficit de 1,300,961 francs ; mais, en somme, c’était un boni que le Cabinet léguait à ses successeurs.
« Telle est, sous ce rapport, dans toute sa vérité, la situation des finances du pays, disait Malou, en terminant cette partie de son rapport.
« L’on ne doit pas perdre de vue, dans l’examen de cette gestion que la Belgique, indépendante et libre, s’est constituée eu présence de grandes difficultés de politique extérieure, que tout était à créer chez elle, ni surtout que, durant les deux dernières années, elle a subi la crise de subsistances, il n’aurait fallu ni s’étonner, ni s’effrayer pour l’avenir si, au milieu de ces circonstances désastreuses, l’équilibre entre les recettes et les dépenses avait momentanément cessé d’exister et si quelques charges nouvelles avaient été léguées par ces deux années à celles qui les suivront.
» Mais il n’en est pas ainsi : l’équilibre financier a été maintenu malgré la crise. Dans des temps meilleurs, si les ressources du pays sont ménagées avec prudence et habileté, il peut espérer un excédent des recettes sur les dépenses, et même la création d’une réserve, dont l’utilité a été maintes fois proclamée an sein des Chambres. »
(page 154) Malou terminait son exposé par un relevé de la dette flottante et de la dette consolidée.
La dette flottante, créée sous la forme de bons du Trésor, s’était accrue assez fortement sous son ministère. Ces bons du Trésor servaient à la fois de moyen de trésorerie et d’emprunt provisoire ; comme moyen de trésorerie, ils fournissaient à l’Etat des ressources en attendant la rentrée régulière des produits ; comme emprunt provisoire, ils paraient momentanément à des dépenses dont le capital devait un jour être couvert par l’emprunt définitif. Pour l’émission de ces bons du trésor, un appel était fait aux capitaux disponibles ; les échéances se succédaient comme les versements. Le danger de cette opération était la trop grande facilité d’émission ; un arrêté royal du 20 juin 1847 établissait un mode nouveau d’émission, dû à Malou, facilitant le renouvellement à l’échéance et multipliant le nombre des preneurs ; l’article 10 de cet arrêté admettait même les bons du Trésor en payement des impôts, pourvu que le payement égalât la valeur du bon, intérêts échus compris ; Malou ne craignait pas de rendre l’Etat à la fois emprunteur et créancier.
L’opposition signala le danger des émissions multipliées et trop facilitées des bons du Trésor (Note de bas de page : Nous ne discutons pas ici les dangers de la dette flottante ; nous exposons les idées de Malou) ; la dette flottante semblait grossir dans des proportions effrayantes : « C’est aux dépenses, causes des émissions de bons du Trésor, et non à la dette flottante elle-même, répondait Malou, qu’il est logique de s’attaquer, lorsqu’on se préoccupe des dangers qui peuvent menacer les finances de l’Etat. » Or si, sous son administration, les émissions, autorisées successivement par les lois, avaient atteint un (page 155) total de 28,950,960 francs, il ne craignait pas, disait-il, de soumettre au jugement de l’opinion l’emploi qu’il en avait fait, consacrant presque entièrement cette somme des travaux d’utilité publique. (Note de bas de page : Il en avait été affecté : Au chemin de fer : fr. 11,972,960 ; aux canaux, rivières, etc. : fr. 12,348,000 ; à des objets divers (subsistances, défrichements, irrigations, acquisitions de bateaux à vapeur, immeubles : fr. 4,630,000. Total : fr. 28,930,960).
Quant à la dette consolidée, enfin, elle s’élevait à un total de fr. 506,487,285-25, dont deux cinquièmes étaient la représentation non de dépenses stériles faites en des temps d’adversité, mais de capitaux placés de manière utile et productive .Mise en rapport avec l’ensemble du budget des voies et moyens, la rente de la dette constituée n’en formait que les 229 millièmes ; il n’y avait pas de quoi alarmer les porteurs de fonds publics belges.
Malou clôturait son exposé par une profession de « ferme confiance dans l’avenir financier de la Belgique. »
La presse libérale resta dans son rôle ; l’exposé du ministre des finances fut traité de « plaidoyer officieux », d’ « apologie ingénieuse, habile et pleine de finesse » ; à l’en croire, Malou « dresse une situation financière comme le Père Loriquet fait de l’histoire » ; elle consent à reconnaître qu’il est un habile homme, expert en l’art de grouper des chiffres, « capable de faire voir blanc ce qui est noir ».
Mais elle n’en fut pas moins obligée de convenir qu’il fallait savoir gré à Malou de cette publication ; elle dissipait l’inquiétude qui s’était répandue dans le public et traduite à la tribune même par des accusations de prodigalité et de dilapidation.
(page 156) Nous nous garderons d’exagérations dans un sens ou dans l’autre. Un journal libéral concluait : « En somme, nos finances, sans être dans un état aussi brillant que voudrait le faire croire M. Malou, sont dans une situation satisfaisante… et le crédit de la Belgique n’a pas souffert des derniers événements. » (L’Observateur du 27 juillet 1847).
C’était là, à peu près, la note juste. Les budgets s’équilibraient, mais péniblement. Malou lui-même, dans son exposé, ne dissimulait ses appréhensions que pour rassurer les alarmistes.
En réalité, nous l’avons constaté, l’insuffisance des recettes le préoccupait grandement. Il espérait trouver dans l’établissement d’un système d’assurance obligatoire de toutes les propriétés par l’Etat un moyen d’accroître annuellement de 4 millions le compte des rentrées.
Malou a rapporté lui-même la genèse de ce projet, qui eût sans doute passé dans notre législation si les événements politiques n’en avaient décidé autrement.
« C’est en cherchant quelle était la meilleure ressource à créer pour subvenir aux besoins du Trésor que mon attention s’est fixée sur la question des assurances d’Etat, » disait-il aux membres de la Commission. (Procès-verbal de la treizième séance de la Commission des assurances, 1847).
Il l’avait étudiée et y avait reconnu un élément productif et peu onéreux de revenu. Il avait ensuite communiqué son projet à ses collègues ; il fut décidé qu’il y serait donné suite par la présentation d’un projet de loi.
« Le Roi, ajoutait-il, que j ‘avais eu l’honneur d’en entretenir, l’avait également accueilli avec faveur. »
(page 157) Léopold Ier écrivait, en effet, à Malou, le 27 mars 1847 :
« J’ai lu avec grand intérêt les procès-verbaux des séances de la Commission chargée d’examiner le plan d’une assurance par le gouvernement. M. Ch. de Brouckere surtout y brilla par des observations pratiques et intelligentes. » Or, à cette occasion, comme en d’autres encore, abandonnant ses principes manchestériens (Voir Théodore JUSTE, Charles de Brouckere. Bruxelles, 1867. P. MICHOTTE, Etude sur les théories économiques qui dominèrent la Belgique de 1830 à 1866, Louvain, 1904, p. 275 et sv. Collections de l’Ecole des sciences politiques et sociales). M. Charles de Brouckere représentait dans la Commission l’interventionnisme outrancier.
Cette appréciation du Roi méritait d’être notée.
Fort de l’appui de ses collègues et de l’approbation royale, Malou soumit son idée au Parlement, avec une conviction bien arrêtée. « Pourquoi, généralisant l’action protectrice du gouvernement, n’introduirait-on pas le principe nouveau des assurances obligatoires par l’Etat ?... Pour moi, j ‘ai longuement et mûrement réfléchi sur cette idée que je viens d’émettre ; je la crois pratique ; je la crois dans la mission du gouvernement ; je crois que les difficultés que sa réalisation présentera disparaîtront par suite d’un examen approfondi... J’appelle donc tous les moyens d’examen ; j’espère que la session de 1848 ne se passera pas sans qu’il me soit donné de faire entrer cette grande idée dans le domaine des réalités. » (Annales parlementaires, 2 décembre 1846. Discussion du budget des voies et moyens).
Des protestations, assez faibles, se firent entendre ; MM. Pirmez et Osy’ s’élevèrent, au nom du libéralisme économique, contre le principe même de l’assurance par l’Etat ; de la droite, aucune protestation ne surgit ; sur (page 158) certains bancs de la gauche, la mise à l’étude du projet fut vivement appuyée.
Une Commission spéciale fut instituée par arrêté royal du 27 décembre 1846 pour étudier la question des assurances pour compte de l’Etat et pour formuler un projet de loi.
Cette Commission tint quatorze séances, du 28 janvier 1847 au 8 décembre de la même année. Les douze premières séances furent présidées par Malou. Après la retraite du ministère de Theux et l’avènement du cabinet Rogier, le nouveau ministre des finances, M. Veydt, représentant d’Anvers, lui succéda à la présidence.
L’opposition a reproché à Malou d’avoir fait entrer dans cette Commission sept partisans du monopole (MM. Brabant, Cans, Ch. de Brouckere, Mast de Vries, Orban, Verhulst, Van der Straeten) et de n’y avoir appelé qu’un seul adversaire, M. Cogels. Celui-ci représentait particulièrement l’opposition de l’Association commerciale et industrielle d’Anvers ; jugeant qu’avant même que la Commission eût délibéré, les convictions de tous ses collègues étaient faites, M. Cogels se retira dès la seconde séance, privant la Commission des lumières de sa critique et de ses connaissances techniques. Les discussions de la Commission eurent donc lieu entre convaincus ; elles perdirent notablement de leur intérêt.
Il fut décidé que le gouvernement couvrirait seul et pour son compte certains risques ; le système à primes, avec but financier pour l’Etat, fut préféré au système d’assurance mutuelle obligatoire sons le contrôle de l’Etat ; l’Etat assurerait contre tous les risques d’incendie les bâtiments, meubles, navires, marchandises commerciales, récoltes coupées ; contre la grêle, les récoltes sur pied contre la mortalité, le bétail.
(page 159) Toutes ces assurances, sauf celles des marchandises commerciales, seraient obligatoires.
Les assurances sur la vie, ainsi que l’établissement d’une Caisse d’épargne et de prévoyance dont l’Etat aurait le monopole, feraient l’objet d’un projet de loi spécial.
Cinquante-deux questions furent successivement soumises à la Commission et discutées à la lumière de nombreux documents exposant les systèmes usités dans les divers pays (Voir Documents sut le système des assurances par l’Etat, 2 vol. in-4°, publiés par le ministère des finances et distribues aux membres de la Commission. Bruxelles, Devroye, 1847). Il fut décidé notamment que les communes participeraient aux primes dans la mesure de l’organisation des moyens de secours. Le tarif maximum des primes devait être le plus bas des Compagnies. Pour éviter les fraudes, l’assurance n’était pas complète ; chacun restait son propre assureur pour une certaine part (1/10 pour les bâtiments et les meubles, 2/3 pour le bétail et 5/6 pour les pertes du bétail par l’épizootie).
Il y aurait lieu à une expertise générale des immeubles ; les meubles seraient estimés d’après la valeur locative multipliée par un coefficient à déterminer ; les marchandises et les bestiaux, les récoltes coupées seraient admis sur déclaration, sauf contre-expertise, les récoltes sur pied, d’après le cadastre et la nature des produits.
Les primes seraient perçues en même temps que les contributions, par les mêmes agents, et payables par douzièmes, sauf celles des assurances facultatives, payables par anticipation.
Les réclamations seraient soumises, en règle générale, aux Députations permanentes, sauf recours en cassation pour les questions de droit et devant les tribunaux pour (page 160) les contestations relatives à la liquidation des indemnités.
La mission de constatation des sinistres incomberait aux administrations communales, dont le procès-verbal serait adressé à l’administration centrale ; celle-ci liquiderait l’indemnité.
Pour les assurances obligatoires la réassurance serait interdite ; interdiction absolue était faite d’exercer en Belgique la profession d’assureur à l’égard des risques dont 1‘Etat se chargeait.
L’une des grosses questions était de savoir si une indemnité serait allouée aux Compagnies à raison de leur suppression.
En ce qui concernait les Compagnies étrangères, il n’y avait pas de difficulté, l’Etat n’ayant envers elles aucun engagement. La question était plus délicate en ce qui concernait les Compagnies belges, autorisées par le gouvernement pour un terme déterminé. Vingt-deux de ces sociétés existaient au 20 décembre 1846, avec un capital social de 43,892,856 francs, dont 6,818,610 francs seulement avaient été versés.
Pouvait-on limiter arbitrairement l’existence des Compagnies sans froisser le droit que leur garantissait leur acte d’établissement ?
D’après Malou, toute la question était de savoir si la loi pouvait, dans l’intérêt public, interdire telle ou telle industrie, même autorisée par un acte du gouvernement, comme c’était le cas pour les sociétés anonymes. Pour lui, la réponse affirmative n’était pas douteuse et M. Charles de Brouckere alléguait à l’appui de cette thèse ce qui s’était fait en France lors de l’établissement du monopole des tabacs. A plus forte raison, les Compagnies d’assurance, simples associations de capitaux, ne subiraient-elles aucune lésion qui pût motiver l’indemnité.
(page 161) Il fut donc arrêté qu’aucune indemnité ne serait due à raison de la suppression des Compagnies. La loi toutefois respecterait les contrats existants, qui seraient soumis à l’enregistrement, pour avoir date certaine. Les Compagnies seraient autorisées à se dissoudre en tout temps et à passer leurs risques à l’Etat. Les assurances qu’elles possédaient à l’étranger seraient reprises par l’État, sauf le droit, pour celui-ci, de se réassurer à des Compagnies étrangères.
La Commission exprimait le voeu que le système reçût son application le plus tôt possible. Le chiffre de 4 millions de revenu net était admis comme le produit présumable.
Les discussions en étaient arrivées à ce point ; la présentation par le ministre des finances d’un projet de loi semblait certaine ; il est même permis de penser que le projet eût été voté par une de ces majorités mixtes qu’il est souhaitable de voir appuyer tous les projets d’une importance considérable ; mais, quelques semaines plus tard, la situation politique avait changé, les élections de juin 1847 amenèrent à la Chambre une majorité libérale.
Le 12 août 1847, M. Veydt reprenait des mains de Malou le portefeuille des finances. C’en était fait du monopole.
La Commission tint encore deux séances, présidées par le nouveau ministre des finances : le projet rencontrait dans la ville d’Anvers, dont M. Veydt était l’élu, une très vive résistance ; le gouvernement semblait partagé par des courants divers. Il fut décidé qu’un avant-projet serait rédigé, par les membres de la Commission, résumant les principes généraux adoptés dans les précédentes séances.
Arrêté par la Commission dans sa quatorzième et dernière (page 162) séance, cet avant-projet, remis le 8 décembre 1847 à M. Veydt, fut porté par ce dernier à la connaissance du gouvernement.
Il devait trouver au sein du Cabinet un adversaire décidé et redoutable : M. Frère-Orban, ministre des travaux publics le 12 août 1847, qui devint ministre des finances le 19 juillet 1848. Il allait porter le coup de grâce au projet laborieusement échafaudé par la Commission.
En effet, quelques mois après son entrée au ministère des finances, M. Frère-Orban émettait publiquement et officiellement un avis défavorable au système préconisé par Malou. (Quelques considérations sur la question du monopole des assurances par l’Etat, par le ministre des finances (novembre 1849)).
On ne peut nier que sa réfutation ait été à la foisc concise et nourrie. Il avait confié à une Commission spéciale, composée uniquement de fonctionnaires supérieurs de son département, le soin de la préparer.
Résumons-la en peu de mots :
L’idée d’étendre le système des assurances par 1’Etat aux marchandises, aux récoltes et aux bestiaux apparaît comme irréalisable ; il n’en est pas ainsi de l’assurance d’Etat contre l’incendie, appliquée aux meubles et immeubles. Cependant M. Frère repousse celle-ci comme constituant pour l’Etat une occasion de charges et de pertes ruineuses, au lieu de la source de recettes que les promoteurs de l’idée escomptaient : tout le revenu brut s’engloutirait dans le montant total des sinistres à payer et des frais d’administration. M. Frère-Orban estimait comme particulièrement onéreuse l’obligation, qu’aurait eue l’Etat, d’assumer, en même temps que les bons risques, les mauvais que les Compagnies n’acceptaient pas. Il s’étonnait « que les hommes capables et réfléchis (page 163) qui composaient l’ancienne Commission, et qui avaient en quelque sorte promis un produit de près de 4 millions, fussent tombés dans une aussi grave illusion.
Il ajoutait, se plaçant au point de vue du principe même du projet, que les monopoles d’Etat, d’après lui, ne se justifiaient qu’à la condition de faire mieux et plus économiquement que l’industrie privée. Ce qui n’était pas le cas, toujours à son sens.
La question du monopole de l’assurance par l’Etat, soulevée par Malou, était définitivement enterrée par Frère-Orban.
En face de ce problème économique et financier, il semble bien que l’attitude de l’un et l’autre des deux éminents ministres des finances ne leur ait été dictée que par des convictions personnelles auxquelles la politique demeura étrangère.
Malou, après la chute du ministère de Theux, conserva une foi entière dans la nécessité et l’efficacité de son projet. Il disait à la Chambre : « Dans mon opinion, que je maintiendrai, que je défendrai toutes les fois que l’occasion s’en présentera, le seul impôt véritablement utile que vous puissiez introduire en Belgique, c’est l’établissement du système des assurances, dans son acception la plus large. » (Annales parlementaires, 2 décembre 1847).
Son projet avait rencontré des partisans et des adversaires sur les bancs les plus opposés de la Chambre. Des administrateurs éminents comme M. Ch. de Brouckere, qui fut bourgmestre de Bruxelles, l’avaient défendu avec ardeur.
M. Louis Orban, le jeune et très distingué député de Marche, auquel, en mars 1846, le portefeuille des travaux publics avait été offert, écrivait à Malou : « Je regrette, (page 163) pour ma part, que vous ne soyez pas appelé à réaliser, comme ministre, cette grande et utile conception. Toutefois les lumières dont vous l’avez entourée et la part d’influence et, au besoin, d’initiative que vous conserverez toujours dans les affaires du pays me donnent l’espoir qu’elle ne restera pas à l’état de projet. » (Lettre à Malou (Laroche, 15 juillet 1847)).
M. J.-B. Nothomb comptait aussi parmi les partisans du monopole.
Au début d’un chapitre consacré au plan économique et financier de Frère-Orban (Note de bas de page : M. Paul Hymans a publié dans la « Revue de l’Université de Bruxelles » (janvier-février 1903) un chapitre détaché d’un ouvrage en préparation, relatant la vie et l’oeuvre de Frère-Orban), M. Paul Hymans écrit : « Le Cabinet libéral, en arrivant au pouvoir, s’était trouvé en face d’un déficit considérable, legs des administrations antérieures. »
Nous ne contredirons pas M. Paul Hymans ; nous lui demanderons seulement de s’accorder avec nous sur le sens qu’il convient d’attribuer au mot déficit.
La situation du Trésor, au 1er septembre 1847, d’après l’exposé du ministre des finances, était la suivante :
« Les exercices qui sont en cours d’exécution, de 1845 à 1847, disait M. Veydt, nous laissent un déficit de 1,300,961 fr. 70 c.
» Les exercices clos de 1830 à 1844 nous donnent un excédent de ressources de 1,944,656 fr. 51 c.
« La gestion des années antérieures à 1848 se présente donc, quant aux recettes et aux dépenses portées aux budgets ordinaires, avec un solde actif de 643,694 fr. 81 c.
« Et quant aux dépenses extraordinaires non comprises dans les budgets ordinaires, elles s’élèvent à 23,500,960 francs. »
« Quelle est, demandait Malou à la Chambre, le 2 décembre 1847, la conclusion de cet exposé, quant aux recettes et dépenses ordinaires ? C’est que les exercices antérieurs au 1er janvier 1848 présenteront probablement, lors de leur clôture, un boni de 643,000 francs. »
« Messieurs, je dois l’avouer, lorsque je me suis fait produire, d’après les livres de la trésorerie, d’après les documents officiels que j’ai pu réunir, tous les chiffres qui concernent la gestion de ces dix-sept années et lorsque je suis arrivé, moi aussi, à voir le solde de toute cette gestion établi par quelques centaines de mille francs de boni, j’ai été surpris, le doute m’a gagné. J’ai voulu vérifier par moi-même tous les faits.
« Je ne pouvais comprendre que nous eussions organisé à l’intérieur nos forces militaires, que nous eussions maintenu pendant dix ans notre armée sur pied de guerre, que nous eussions augmenté, dans le but de les rendre productives, de les rendre plus utiles, toutes les dépenses que nous consacrons aux services publics ; lorsque nous avions augmenté la dotation du clergé, de la magistrature, de l’armée ; lorsque nos administrations centrales, nos administrations dans les provinces avaient été réorganisées, et réorganisées de telle manière que, bien souvent, on vient de l’étranger chercher des exemples en Belgique ; je ne pouvais comprendre, dis-je, qu’en présence des circonstances politiques, en présence des crises qui avaient accompagné la naissance de notre jeune nationalité, nous fussions arrivés, après dix-sept années, à avoir tout fait dans l’ordre matériel et dans l’ordre moral et à avoir, en définitive, un boni comme résultat de cette gestion. »
Y avait-il donc ou n’y avait-il pas de déficit au 1er septembre 1847 ?
(page 166) « Pour moi, disait Malou, il existe un déficit dans les finances de l’Etat, lorsque les recettes et les dépenses ordinaires ne se balancent pas. C’est là, mais seulement là, qu’il y a un déficit. Dans l’acception qu’on donne souvent à ce mot, on est trop modeste en disant que le déficit ne s’élève qu’à 25 ou 50 millions : il faudrait dire que le déficit est de 586 millions. En effet, messieurs, qu’importe qu’une dette soit constituée ou qu’elle soit flottante ? Si toute espèce de dette est appelée déficit, vous devez appliquer la même qualification de déficit aussi bien à la dette constituée qu’à la dette flottante ; car, si vous raisonniez autrement, ce qui est aujourd’hui déficit cesserait de l’être demain ; il suffirait pour cela de convertir la dette flottante en dette consolidée. Le profit ne serait pas grand, puisque la dette consolidée se serait accrue de toute la somme de la dette flottante que vous auriez éteinte.
« Ainsi, si vous voulez donner au mot déficit le sens large que, par une erreur fondamentale, on lui donne souvent, il faudra dire que le déficit comprend les 25 ou 30 millions de la dette flottante, plus tous les capitaux dont vous êtes débiteurs, plus 586 millions de francs, capital de notre dette.
« Lorsque vous anticipez sur l’avenir, lorsque vous levez des capitaux pour créer des travaux d’utilité publique, pour faire des acquisitions d’immeubles, un emploi quelconque de capitaux, ce n’est pas réellement un déficit que vous créez, c’est un capital que vous engagez, et toute la question est de savoir si l’on ne va pas trop vite dans cet engagement de capitaux, si l’on ne crée pas des embarras pour des circonstances difficiles ; la question est encore de savoir si l’emploi auquel on affecte les capitaux est utile, réellement productif soit d’une manière directe, soit d’une manière indirecte... La question est donc double sous ce rapport. La destination donnée aux capitaux pour travaux d’utilité publique est-elle justifiée ? Ces dépenses sont-elles bonnes en elles-mêmes ? Et, enfin, le capital de ces dépenses pouvait-il, devait-il raisonnablement être demandé à l’impôt ?
« Si vous me dites que l’emploi de ces capitaux est mauvais, (page 167) qu’on aurait pu donner à cette partie du crédit public une application plus utile, vous qualifiez un acte ; vous dites : « On a eu tort de faire telle ou telle dépense !» mais vous ne dites pas que j’ai créé un déficit.
« Si vous reconnaissez, au contraire, et je pense que personne ne peut le méconnaître, qu’on a utilement géré la fortune publique en créant le chemin de fer, en développant notre système de communications, en perfectionnant nos voies navigables, en rachetant des canaux, en affranchissant notre territoire du ravage des eaux dans certaines localités, oh ! alors, il ne s’agit plus que de savoir si ces capitaux devaient être demandés soit à l’impôt, soit à la dette flottante, soit à la dette constituée.
Eh bien ! cette question ne comporte pas cinq minutes de discussion ; tous les précédents de la Chambre sont là, la nature des choses elle-même est là pour dire que, pour créer des chemins de fer, des routes, des canaux, le contribuable d’aujourd’hui n’a pas, ne peut pas avoir l’obligation de donner, au moyen de ses revenus, le capital nécessaire à ces travaux dont les générations futures doivent profiter comme lui. L’obligation que nous avons envers l’avenir est largement remplie lorsque nous, contribuables d’aujourd’hui, nous faisons face, par nos revenus, aux intérêts de ces capitaux et que nous contribuons (je vous ai démontré que nous le faisons) à les amortir...
« Il y a loin de là à un déficit, à cette espèce de fantôme financier qu’il faut se hâter de faire rentrer dans les ténèbres. La dette flottante doit être analysée non seulement quant à la nature des dépenses qu’elle représente en quelque sorte, mais aussi quant au temps pendant lequel on l’a créée. Et ici je touche à une question qui a été souvent agitée dans cette enceinte : il y a du danger dans la dette flottante ; selon moi, le danger existe lorsqu’on se lance précipitamment et étourdiment dans des entreprises trop considérables.
« Sous ce rapport, examinez le tableau de notre dette flottante actuelle et vous verrez qu’elle ne représente que la somme des travaux d’utilité publique entrepris pendant les (page 168) quatre ou cinq dernières années. Je fais des voeux pour que, à l’avenir, on soit aussi prudent dans l’adoption des dépenses nouvelles.
« Le chiffre de la dette flottante, d’après le mode d’émission actuel, n’est pas, selon moi, disproportionné avec les facultés, avec la situation du pays. »
En résumé, le legs des administrations antérieures au Cabinet du 12 août comportait :
Quant aux recettes et aux dépenses portées aux budgets ordinaires, l’équilibre avec un léger solde actif ;
Quant aux dépenses extraordinaires, couvertes par la dette flottante, un passif de 23 millions et demi, représentant une somme égale de travaux d’utilité publique.
Situation, en temps normal, parfaitement rassurante, mais qu’il importait d’affermir en prévision de nouvelles années de crise, les années 1846 et 1847 s’étant soldées en déficit.
Malou avait recherché le moyen d’augmenter de deux millions au moins le budget ordinaire des recettes ; il avait cru trouver dans l’établissement du monopole de l’assurance par l’Etat la solution désirée, parce que l’assurance n’eût pas constitué, pour les contribuables, de charge nouvelle, qu’elle n’eût été que la rémunération d’un service public.
Lorsque, dans le même but d’accroître les recettes du budget ordinaire, son successeur, deux ans plus tard, proposa l’établissement de nouveaux impôts, notamment de l’impôt sur les successions en ligne directe, Malou considéra que la nécessité absolue de l’accroissement n’était pas établie à suffisance. Il combattit, avec une apparente contradiction, une mesure qui était, en réalité, de nature radicalement différente.