Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Jules Malou (1810-1870)
DE TRANNOY Henri - 1905

baron DE TRANNOY, Jules Malou (1810-1870)

(Paru à Bruxelles, en 1905, chez Dewit)

Chapitre XXIII. Les lois électorales, la retraite du ministère libéral (1870)

1. Les lois électorales : lutte contre la fraude et question du droit de vote des cabaretiers

(page 559) La Belgique possède depuis 1877 une loi électorale qui assure le secret du vote et l’indépendance de l’électeur.

Cette loi fut l’une des dernières œuvres et l’un des legs les plus précieux du ministère que Malou dirigea de 1871à 1878.

Aussi bien, n’est-ce pas l’endroit ici d’en faire l’exposé, non plus que de rapporter les incidents violents et le véritable déchaînement d’opposition que la loi du 9juillet 1877 provoqua.

Il n’entre pas davantage dans nos intentions de revenir sur les origines lointaines de ce projet, sur les propositions que Malou formula pour la première fois en 1842 (voir chapitre III, pp. 82-83), qu’il renouvela sans succès en 1859 (voir chapitre XVI, pp. 403-407). Nous n’indiquerons que pour mémoire la présentation, mieux accueillie, d’un amendement destiné à assurer le payement effectif du cens électoral et qui fut voté, après (page 560) quelques modifications, le 22 mars 1865, à l’unanimité du Sénat. Qu’il nous suffise aussi de noter que Malou s’était trouvé au nombre des adversaires de la loi Orts ; rien, d’ailleurs, n’était plus naturel, puisque cette loi n’était destinée qu’à accroître d’une manière factice, aux dépens de la minorité, le nombre des représentants.

Mais il importe de souligner davantage la part prise par Malou à l’assaut qui fut livré avec une nouvelle vigueur, en mars 1867, en faveur de réformes électorales, et spécialement sa courageuse campagne contre les cabaretiers électeurs.

Le gouvernement avait soumis aux Chambres un projet de loi de répression des fraudes. Le Sénat, à son tour, en aborda bientôt l’examen.

Malou eût adhéré d’enthousiasme à toute proposition, d’où qu’elle vînt, qui eût coupé court aux abus et donné satisfaction aux griefs les plus fondés.

Telle n’était malheureusement pas la portée du projet adopté par la Chambre. Celui-ci rappelait à Malou certaine loi de Lycurgue qui punissait les voleurs maladroits et récompensait les autres. « La même chose, disait-il, nous est proposée par l’article 1er. »

Cet article menaçait de ses rigueurs ceux qui se seraient fait inscrire indûment sur les listes d’éligibles au Sénat. Comme s’il y avait-là matière à quelque délit ! « Qu’est-ce donc qu’une liste d’éligibles ? interrogeait Malou narquois. Quel délit, quel crime, quel méfait envers la société ou envers les individus commet celui qui se fait porter, même indûment, sur les listes d’éligibles au Sénat ? Je comprends une loi qui définit les délits, mais je ne comprends pas celle qui en invente »

Autre chose était évidemment le droit d’être électeur. (page 561) L’inscription sur la liste électorale constituait un titre pour l’exercice d’un droit. La loi frappait justement ceux qui se faisaient inscrire sur ces listes en s’attribuant frauduleusement une contribution dont ils ne possédaient pas les bases.

Malou s’indignait de ce que, au nombre de celles-ci, le projet maintînt le droit sur le débit de boissons, qui avait multiplié au delà de toute mesure le nombre des cabaretiers électeurs.

Il avait rédigé, à l’adresse de ces derniers, dans le Catholique, un cinglant réquisitoire (Les Cabarets. (Extrait du Catholique.) Bruxelles, Devaux, 1867), qui atteignait, par ricochet, M. Frère-Orban. Le ministre des finances n’était-il pas l’auteur de la funeste loi de 1849 ? Ne l’avait-il pas substituée, avec une arrière-pensée plus politique que moralisatrice, à la loi de 1838, dont l’objet était de restreindre l’abus des liqueurs fortes, de les frapper d’un droit de consommation qui ne devait pas être considéré comme impôt

« En habile homme, écrivait Malou, M. Frère comprit bien vite quel parti on pouvait tirer dc cet impôt au point de vue électoral. Il proposa de changer non seulement la classification, mais le nom de l’impôt. Le droit de consommation devint un droit sur le débit, une sorte de patente spéciale.

« Le taux fut établi, selon les communes et les décisions des répartiteurs des patentes, à un chiffre variant de 12 à 60 francs.

« Le nom étant changé, on crut avoir suffisamment changé la nature même des choses ; l’idée morale disparut si ce n’était plus qu’un droit fiscal, il fallait bien le faire payer d’après l’importance des débits, il fallait bien le classer au budget des voies et moyens, à la suite des autres impôts (page 561) directs et le faire compter pour le cens électoral aux divers degrés. L’une et l’autre chose eurent lieu. (Les Cabarets, p. 4).

La loi de 1849 abaissait de 20 à 12 francs le minimum du droit sur le débit. Aussi, dès la première année, le nombre des cabarets augmentait-il de 24 p. c. On comptait, en 1866, 94.925 cabarets pour une population de 4,940,570 habitants, soit, en moyenne, un cabaret par 52 habitants.

Au point de vue électoral, on en était arrivé à ce résultat, qu’il y avait, en Belgique, 104,362 électeurs pour les Chambres et, sur ce nombre, 11,425 cabaretiers. Ceux-ci formaient à eux seuls la neuvième partie du corps électoral. Le régime constitutionnel était vicié dans sa probité essentielle.

« Je ne sais, écrivait Malou dc sa plume ironique, si quelqu’un soutiendra qu’une loi donnant lieu à de telles conséquences est salutaire, nationale, excellente en principe et en fait. Jusqu’à preuve du contraire, je dirai que cette loi est à rebours du sens commun et de l’intérêt national.

« Est-elle, du moins, utile à l’une des opinions qui divisent le pays ? Comme tant d’autres, je le croyais ou plutôt, malgré les affirmations récentes de M. le ministre des finances, j’incline à le croire encore. C’est, en effet, une idée assez généralement accréditée que la prépondérance de l’opinion qui dirige actuellement les affaires en Belgique n’est pas seulement fondée sur les immortels principes de 89 et sur l’horreur de la nation pour les ténèbres du moyen âge, mais que son appui plus réel, la cause décisive de ses victoires, dans certaines luttes très vives et disputées de très près, serait ou pourrait être l’influence électorale du cabaret. M. le ministre des finances ne partage pas cette opinion ; il fait remarquer, avec raison, que, depuis la loi de, 1849 la droite a (page 563) gagné des batailles et compté à deux reprises des succès (dont elle n’a malheureusement pas su profiter). Eh bien ! soit ne discutons plus puisque nous sommes ingrats envers les cabaretiers, accomplissez à votre profit la réforme que nous avons l’étourderie ou l’ingratitude de provoquer.

« Assurément le pays en profitera, et la droite, ayant demandé cette réforme, renonce, par cela même, à s’en plaindre, si elle éprouve des mécomptes. »

Pourquoi, interrogeait-il, ne pas étendre à d’autres professions la faveur faite aux cabaretiers, du moment où l’on ne s’en tient pas à l’idée constitutionnelle que le droit électoral ne doit être attaché qu’à des impôts avant un caractère général, représentant la fortune ?

« Je ne veux pas faire de métaphysique ou de théorie ; mais enfin notre régime constitutionnel, franchement prosaïque, repose sur la possession du cens représentant la fortune, seule présomption légale, juris et de jure, de l’intérêt matériel, abstraction faite de l’intelligence ou de la capacité. Newton, Descartes, Arago et tous les brillants génies qui ont laissé des traces si lumineuses dans le ciel de l’humanité ne seraient pas électeurs à moins de justifier du paiement effectif de 42 fr. 32 c. d’impôts directs dont ils posséderaient les bases, c’est-à-dire de posséder des valeurs réelles, fixes, appréciables, foncières, mobilières ou industrielles. Ils auraient aujourd’hui, il est vrai, comme tant d’autres Belges qui usent ou abusent de cette faculté, le droit de prendre une patente de débitant de boissons distillées. La base légale, en ce cas, je l’ai dit ailleurs, consiste à posséder une bouteille d’eau-de-vie de grain ou du franschen et trois petits verres. Une branche de genêt, de pin ou de genévrier, suspendue à la porte, complète l’installation et achève la conquête de la plus précieuse prérogative du citoyen belge.

« Si l’on veut rester fidèle à l’idée constitutionnelle sincère, le droit électoral ne doit être attaché qu’à des impôts représentant une base réelle, tangible, à des impôts ayant un (page 564) caractère général. Si la taxe qui frappe une classe ou une profession déterminée est la source de l’électorat, nous n’avons plus le self-government libéral et de droit commun, mais une oligarchie et un régime de privilège. Il serait facile, en continuant à marcher dans cette voie, d’attribuer la suprématie politique à quelques petits groupes, au moyen de taxes spéciales de profession.

« Toutes les industries qui concourent à la nourriture de l’homme, les bouchers, boulangers, meuniers et pâtissiers, par exemple, auraient autant de titres, sinon de meilleurs, que les cabaretiers à former cette aristocratie électorale. » (Les Cabarets, p. 11).

Découvrant la plaie, Malou signalait le remède. Abolir le droit de débit, rétablir le droit de consommation par abonnement sans qu’aucune prérogative politique y fût attachée, c’était tailler dans le vif d’un abus qui n’avait que trop pesé sur les destinées des partis en Belgique ; élever le taux minimum du droit de débit, revenir à l’ancienne fixation à 20 ou même à 25 francs, c’était compléter, au point de vue moral, la plus urgente des réformes électorales. (Note de bas de page : Malou revint à la charge dans la séance du 17 décembre 1869. Il déposa et développa une proposition tendant à porter le minimum du droit sur le débit des boissons alcooliques à 30 francs. Cette proposition, combattue par M. Frère-Orban, fut prise en considération par le Sénat).

A M. Victor Jacobs, le second successeur de M. Frère-Orban au ministère des finances, reviendra l’honneur de la suppression du privilège légal en faveur des débitants d’alcool.

II n’en convient pas moins de louer Malou d’avoir courageusement dénoncé le cabaret, « qui vicie les générations, qui appauvrit le sang de la classe ouvrière, qui lui ôte, à la fois, la force physique et le sens moral », (page 565) d’avoir montré « que là est l’ennemi de la classe ouvrière, que c’est là qu’il faut le combattre et le détruire dans la mesure du possible. »

(page 565) Le Sénat vota, malgré ses lacunes et ses contradictions, l’article 1er du projet de loi.

Celui-ci, en dehors des dispositions répressives de certaines fraudes, comportait un ensemble de dispositions organiques que Malou et ses amis combattirent vivement ; elles devaient, à leur sens, altérer, au détriment de la minorité, une situation électorale qu’ils estimaient déjà inéquitablement défavorable.

C’est dans cette pensée qu’ils s’opposèrent à l’adoption du vote suivant l’ordre alphabétique (article 4 du projet de loi) et à l’établissement, au local du vote, d’une cloison destinée à abriter l’électeur, et que Malou qualifiait plaisamment de rafraîchissoir des consciences (article 5).

Diverses dispositions du projet avaient, en outre, pour but de mettre fin aux dépenses occasionnées par les transports d’électeurs et les diners électoraux.

On s’étonnera que Malou ne se soit pas élevé contre des usages qui, au premier aspect, apparaissent comme abusifs et que, au contraire, il ait défendu une proposition tendant à allouer aux électeurs qui devaient se transporter à plus d’une lieue de leur résidence une indemnité de voyage égale à celle qui était allouée aux témoins en justice, ainsi qu’une indemnité de séjour de francs. L’amendement fut rejeté ; mais les transports d’électeurs et les diners électoraux restèrent permis. Il (page 566) fut seulement interdit de donner ou promettre des sommes d’argent aux électeurs.

Malou avait d’excellentes raisons de ne point désirer la suppression de certaines dépenses électorales dont l’usage généralisé était moins abusif en réalité qu’en apparence. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que le vote avait lieu au chef-lieu d’arrondissement. Le déplacement des électeurs entraînait à des dépenses qui eussent maintes fois arrêté les électeurs des campagnes si les candidats eux-mêmes n’y avaient pourvu. En sorte que l’abus, ou plus justement l’inégalité, eût peut-être été plus considérable si, par suite de l’interdiction de toutes les dépenses électorales, ces électeurs s’étaient trouvés effectivement écartés des urnes par la crainte de débours à faire.

« La loi, disait Malou, ne doit laisser subsister entre les citoyens qu’elle investit des mêmes droits que les inégalités qu’il n’est pas en son pouvoir de faire disparaître.

« En 1848, les Chambres ont été unanimes pour abaisser le cens à la dernière limite fixée par la Constitution. Supposez que cette limite eût été beaucoup inférieure encore ; qu’elle eût été de 5 ou 10 florins, et qu’elle eût été admise. A quoi eût-il servi de conférer le droit électoral à un plus grand nombre de citoyens si, par une loi subséquente, vous en veniez à rendre l’exercice de ce droit à peu près impossible ?

« Vous dites qu’un citoyen belge peut participer à la souveraineté nationale à condition qu’il paye 10 florins, et pour exercer ce droit il devra en payer encore 10 ou 15. Que devient le droit dans dc pareilles conditions ?

« Il devient illusoire ; ce n’est pas un droit. C’est, permettez—-moi le mot, une mauvaise plaisanterie légale. »

Un journal accusa Malou de s’être fait l’avocat de la fraude « J’admets la bonne foi de ce journal, repartit-il, (page 568) mais à une seule condition, c’est que ce soit au détriment de son intelligence. »

L’une des dispositions de la loi électorale les plus propices aux manœuvres louches de la dernière heure était celle qui permettait que les ballottages eussent lieu immédiatement après le dépouillement du premier scrutin.

Le Sénat estima, avec M. Bara, que le moment n’était pas venu d’adopter un amendement, bien timide cependant, que Malou avait soumis à ses collègues relativement aux ballottages. (Note de bas de page : « Lorsque le ballottage pour les élections législatives ne peut commencer, au plus tard, à 3 heures de l’après-midi, il sera remis à un autre jour à fixer par le président du bureau principal. Dans ce cas, les électeurs seront convoqués de nouveau, en suivant le délai déterminé par l’article 10 de la loi électorale. ») Il n’eut pas plus de succès avec une autre disposition additionnelle destinée à assurer la vérification des opérations du dépouillement des bulletins de vote. (Note de bas de page ; « Les articles 38 dc la loi électorale, 33 de la loi provinciale et 44 de la loi communale, sont abrogés et remplacés par les dispositions suivantes :

(« Après le dépouillement, les bulletins seront mis sous enveloppes cachetées, en présence de l’assemblée.

(« Le président de la section et deux scrutateurs signeront ces enveloppes, et ils apposeront leurs cachets de manière qu’aucune substitution de bulletins ne puisse avoir lieu.

(« Les candidats élus et ceux qui auront obtenu plus du quart des suffrages pourront aussi apposer leurs cachets.

(« Les enveloppes cachetées seront remises intactes aux commissions de vérification des pouvoirs, s’il s’agit d’élections législatives ou provinciales, et aux députations permanentes, s’il s’agit d’élections communales. »)

Malou se consola de ces échecs répétés en affirmant au Sénat sa conviction que ces idées feraient leur chemin et seraient tôt ou tard accueillies.

Ce fut l’œuvre du ministère conservateur de 1871.

2. Les lois électorales : la diminution du cens et le suffrage universel

(page 568) L’année 1870 fut fatale au gouvernement issu des journées de mai 1857. Dans la presse comme au parlement, les questions électorales continuaient de servir de thème à l’agitation politique.

La division des libéraux contribua beaucoup à la chute du ministère. La fraction jeune gauche applaudissait, dès 1865, à une proposition de M. Guillery tendant à conférer l’électorat pour la province et la commune à ceux qui payeraient 15 francs d’impôts et sauraient lire et écrire. En somme, les radicaux ne faisaient autre chose que reprendre l’un des articles du programme soumis au Roi, en 1865, par M. Dechamps.

Sous la pression de l’opinion publique, M. Frère-Orban s’était décidé, en 1867, à déposer un projet dérisoire, diminuant le cens de moitié pour ceux qui auraient fréquenté pendant trois ans un cours d’école moyenne. « Il est original, faisait remarquer Malou, de donner un privilège à ceux qui étudieront trois ans, alors que le programme peut être exécuté en deux ans. En définitive, vous ne donnez de privilège qu’aux plus mauvais élèves, c’est-à-dire qu’à ceux qui auront doublé et qu’en termes techniques on appelle des fruits secs. »

Le projet de loi fut voté, le 1er mai 1867, par la Chambre ; la jeune gauche l’avait vivement combattu ; quelques-uns de ses membres revendiquaient, dès lors, le suffrage universel.

M. Frère-Orban, qui paraissait regretter le premier pas qu’il avait été contraint de faire, ne présenta le projet au Sénat que l’avant-veille des élections de juin 1870. (Note de bas de page : Dans l’intervalle, M. Pirmez, ministre de l’intérieur, avait défendu au Sénat un projet de loi apportant des modifications aux règles qui présidaient à la formation des listes électorales (avril 1869). La droite approuva diverses dispositions de ce projet destiné à améliorer le régime électoral.

(Malou combattit l’intervention de la magistrature, appelée à juger, en ressort d’appel, les décisions des députations permanentes : « Je vois aujourd’hui, avec un profond regret, disait-il, qu’on charge la magistrature d’attributions nouvelles, qui ne sont pas nécessaires et qui peuvent, plus ou moins, dénaturer son caractère, qu’il est désirable, pour toutes les opinions, qu’elle conserve parfaitement intact »).

(page 569) Malou se trouva d’accord avec Frère-Orban pour repousser le suffrage universel, comme une calamité pour la Belgique

« Le premier, le plus grand intérêt du pays, c’est l’inviolabilité de la Constitution. Pendant de longues années, je ne me rappelle pas qu’on ait, même par des suppositions, des vœux ou des espérances, admis la possibilité de réviser la Constitution. Malheureusement, il n’en est plus de même depuis quelque temps.

« Dans une discussion récente à la Chambre des représentants, M. le ministre de la justice, lui-même interrompu par un membre de la droite, disait : J’ai le droit d’exprimer une opinion qui mène à la révision de la Constitution, du moment que je ne propose pas de loi inconstitutionnelle. Dans nos séances mêmes, à plusieurs reprises, on a admis cette révision comme la chose la plus simple du monde.

« L’idée ne soulève plus, comme autrefois, de vives et unanimes protestations, c’est un grand mal ; on nous conduit ainsi lentement, mais sûrement, à cette révision.

« Le suffrage universel, - je le dis, bien que deux ou trois membres de la droite parlementaire en aient vanté les avantages, - c’est le renversement de la Constitution et des institutions qui, depuis quarante années, font le bonheur de la Belgique.

« Aussi, non seulement je le combattrais, s’il se présentait, mais je voudrais que ma voix fût assez puissante pour que (page 570) personne ne songeât plus désormais à la possibilité d’y arriver.

« Là se trouve, en effet, je le répète, le plus grand danger qui puisse menacer le pays et l’on nous y conduit en répétant incessamment que c’est la chose la plus simple que de réviser la Constitution. »

Bien différente avait été l’initiative prise par la droite, dans le programme de 1864 :

« M. le ministre des finances, rappelant les origines du projet actuel, nous dit : C’est une faute que la droite a commise de mettre en avant la question de la réforme électorale.

« Le programme de 1864 disait qu’il était nécessaire d’abaisser, dans une certaine proportion très modeste, le cens électoral pour la province et la commune ; c’est une faute, dit-on. Oui, si l’on peut prouver qu’il n’y avait rien à faire, qu’il n’est pas juste et, en quelque sorte, nécessaire d’abaisser le cens pour la province et la commune ; mais c’est, au contraire, une idée vraie, et dictée par la saine appréciation de la situation, si l’on peut prouver que, dans les circonstances actuelles, il est utile et équitable d’abaisser le cens pour la province et la commune. »

Malou considérait le projet du gouvernement, qui devait augmenter de 2,000 tout au plus un corps électoral composé de 230,000 électeurs, comme insignifiant en fait et dangereux dans son principe :

« Ce projet contient, disait-il, deux mauvais principes : il ne contient pas seulement le principe de l’abandon du cens tel qu’il a été pratiqué dans toute notre législation électorale jusqu’à présent, il contient un autre principe également mauvais : c’est l’intervention du gouvernement pour fabriquer des électeurs en gros... D’après le projet de loi, quand il y a discussion sur le point de savoir si un porteur de certificat peut être électeur, on recourt à la députation et à un (page 571) arrêté royal. Il dépendra donc d’un arrêté royal de décider, par grandes catégories, puisque certains établissements peuvent exister depuis un grand nombre d’années, si, oui ou non, il y aura 50,100, peut-être 1,000 électeurs nouveaux ou s’il n’y en aura pas.

« Nous avons fait une loi contre les fraudes électorales, contre la fabrication des électeurs en détail, je ne veux pas investir le gouvernement du droit de les fabriquer en gros. »

La majorité du Sénat vota le projet adopté par la Chambre ; celui-ci devint la loi du 30 mars 1870, qui n’entra jamais en vigueur.

3. La retraite du ministère libéral (1870)

(page 571) Les élections du 14 juin 1870 mirent fin au long règne de M. Frère-Orban et ouvrirent, avec quelque surprise, une période, de gouvernement conservateur.

Au seuil de celle-ci nous nous arrêterons.

Le parti libéral ayant perdu la majorité à la Chambre, les ministres remirent au Roi leur démission. La droite fut appelée au pouvoir. Le 2 juillet, un ministère était constitué sous la présidence du baron d’Anethan, avec la mission de dissoudre les Chambres et de présider à de nouvelles élections générales ; celles-ci eurent lieu le 2 août et renforcèrent puissamment la majorité conservatrice.

Avec l’avènement d’un ministère conservateur finit cette période de demi-effacement qui, durant dix ans, avait éloigné Malou de la direction politique de son parti.

Son rôle, cependant, depuis la crise de 1864, avait progressivement grandi ; la faveur, que les événements de 1857 lui avaient enlevée même dans l’esprit de certains (page 572) catholiques, lui était revenue ; on lui savait gré d’avoir vaincu des répugnances justifiées et de s’être détourné de ses occupations financières pour aider, avec le baron d’Anethan, au relèvement de la droite sénatoriale.

Nul n’avait eu plus de souci de la dignité de la haute assemblée et ne l’avait mieux défendue contre de puissantes volontés qui méditaient de la réduire au rôle infime d’une commission d’observation et d’entérinement. Nul n’avait montré plus de modération et plus de volonté de collaborer, chaque fois qu’il était possible, à d’utiles besognes ; ses collègues lui devaient un Manuel (Manuel à l’usage des membres du Sénat et de la Chambre des représentants. Janvier 1867. Bruxelles, Guyot), recueil des lois organiques et des règlements d’ordre intérieur des deux Chambres, qu’il avait codifiés dans la pensée de faciliter le travail parlementaire.

D’un autre côté, la haute situation qu’il s’était créée dans le monde des affaires, à la direction de la Société Générale, à la tête de la plus importante des compagnies belges de chemins de fer et dans l’administration de nombreuses entreprises industrielles, avaient valu à Malou la confiance d’hommes que le développement économique du pays préoccupait généralement plus que les destinées des partis politiques.

Il sembla bien naturel que le baron d’Ancthan, désireux de consolider sa situation, invitât Malou à prendre dans le gouvernement du pays la part la plus large que celui-ci consentit à accepter ; nommé ministre d’Etat, le 27 juillet 1870, il entra, comme ministre sans portefeuille dans le conseil de la Couronne.

Nous croyons, avec M. Woeste, que « l’heure n’est pas venue de retracer toute la vie de M. Malou pendant (page 573) cette troisième période de son existence, période qui s’est étendue dc 1870 à 1886 ».

Le moment ne paraît pas arrivé non plus d’émettre sur sa carrière un jugement d’ensemble, puisque, à cette biographie, manque encore le couronnement de seize années, de toutes les plus remplies, partagées entre les responsabilités lourdes du pouvoir et les devoirs ingrats de l’opposition.