(Paru à Bruxelles, en 1905, chez Dewit)
(page 393) La rentrée du Parlement, en novembre 1857, s’était effectuée dans le plus grand calme. D’un commun accord, écrit M. Discailles, on ajourna la discussion sur les émeutes de mai et la chute du Cabinet de Decker.
Le ministère, son chef surtout, n’était nullement désireux de s’abandonner à une politique trop exclusive. On se souvenait d’une précédente expérience. En outre, le Roi et M. Van Praet agissaient auprès des ministres dans le sens de la modération.
Mais tous les partis ont leur mauvaise queue, a dit M. Guizot. La fraction avancée de la gauche s’affirmait de jour en jour plus remuante et audacieuse. M. Rogier semblait avoir plus de mal à se défendre contre elle que contre l’opposition de la droite. Celle-ci, en effet, s’abstint d’attaquer de front le ministère. Elle jugea de meilleure tactique de laisser le gouvernement aux prises (page 394) avec les difficultés extérieures et les discussions intestines du parti libéral.
Au lendemain de l’attentat d’Orsini, le gouvernement impérial avait prié le gouvernement belge de poursuivre les rédacteurs de petits journaux démagogiques publiés à Bruxelles.
Au grand mécontentement des libéraux avancés et malgré les murmures de la presse libérale, le ministre de la justice, M. Tesch, fit voter un projet de loi autorisant la poursuite d’office, par les parquets belges, des auteurs d’attentats contre la personne de souverains, sans attendre la plainte des gouvernements étrangers. Un projet de loi sur la police des étrangers fut également adopté sur la proposition du ministre de la justice, et un certain nombre de républicains français furent invités à quitter le sol belge.
Non contents de s’élever contre ces mesures, les avancés de la presse libérale sommaient le gouvernement de dénoncer la convention d’Anvers et de réviser la loi sur l’enseignement primaire. Un membre de la gauche, M. Wanderpepen, député de Thuin, envoya sa démission, « les espérances que lui avait fait concevoir le mouvement électoral du 10 décembre ne se réalisant pas ».
La question des fortifications d’Anvers, le vote des crédits nécessités par le projet présenté par le gouvernement allaient provoquer un redoublement d’opposition et compliquer davantage la situation déjà difficile du ministère.
Le vaste projet d’agrandissement de la ville et de l’enceinte fortifiée d’Anvers déposé par le général Berten, ministre de la guerre, prévoyait des dépenses d’ordre militaire et d’ordre économique ; elles devaient être affectées, d’une part, à la construction de bassins, (page 395) d’autre part à celle d’une ligne de forts dans la banlieue d’Anvers.
Défendu en section centrale par un commissaire royal, le général Renard, le projet, au succès duquel le Roi s’intéressait vivement, rencontra une opposition décidée ; la droite tout entière et la gauche en grande partie y étaient hostiles. La députation libérale d’Anvers surtout n’en voulait à aucun prix. Le crédit fut rejeté, par une forte majorité, le 4 août 1858. Toute la droite, à l’exception de deux de ses membres, MM. de Decker et le vicomte Vilain Xliii, avait voté contre le projet de loi.
M. Rogier écrivit au Roi, offrant la démission du Cabinet. Le chef de l’Etat estima que le vote n’intéressait pas la politique générale et maintint au pouvoir le ministre de l’intérieur et ses collègues. Dans sa lettre au Roi, M. Rogier ne dissimula pas le mécontentement que lui avait causé l’attitude de la droite « Il avait été permis de croire, écrivait-il, que les membres importants de la droite n’auraient pas poussé l’esprit d’opposition jusqu’à voter contre un projet de loi qui se présentait comme exclusivement d’intérêt national et gouvernemental. J’ignore si ces membres se sont suffisamment rendu compte de la portée de leur vote ; je me borne à le constater et à leur en laisser la responsabilité. »
Loin d’être la conséquence d’une irréflexion, ainsi que Rogier donnait à l’entendre, le vote de la droite avait été mûrement délibéré. Malou s’empressa de relever les insinuations du ministre de l’intérieur, dans une lettre adressée le 8 août à M. Dechamps. Ce document, intéressant à plus d’un titre, eût mérité d’être publié intégralement ; nous reproduisons ce qui en a été conservé :
(page 396) « Woluwe-Saint-Lambert, 8 août 1858.
« Mon cher Dechamps,
« On cite un mot ou un billet du Roi : « C’est bien dommage que ce bon M. Dechamps ne soit pas à la Chambre, il nous aiderait.
« Je n’ai pu, malheureusement, m’entretenir avec vous avant ou pendant la campagne qui vient de se terminer. Elle n’a pas été entreprise à l’étourdie, sans, avoir pesé le pour et le contre.
« Pour le prouver, causons quelques instants. Il semble, au premier abord, que les conservateurs, en se refusant à admettre des dépenses militaires, des mesures de sécurité nationales, ont été infidèles à toutes les traditions comme à tous les devoirs de leur parti ; qu’ils devaient braver l’impopularité et s’immoler en holocauste pour couronner de lauriers M. Frère et M. Rogier !
« Nous sommes trop vieux et trop instruits par l’expérience pour être si simples et si niais.
« L’intérêt national n’était pas en jeu : il n’est nullement démontré que le système défensif qui consiste à démanteler toutes les forteresses, à livrer le pays, y compris la capitale, à l’invasion soit d’une armée régulière, soit de quelques bandes d’un autre Risquons-Tout, à faire d’Anvers un Gibraltar, un nid de vautours anglais difficiles à dénicher, il n’est point prouvé que ce système soit belge, prudent et prévoyant.
« Supposant même cette preuve faite, il aurait fallu un projet complet, définitif ou, pour être moins exigeant, un projet qui ne fût pas absurde et, en outre absurdement défendu par ses auteurs.
« Le parti conservateur aurait heurté l’idée nationale, il aurait été infidèle à ses traditions si, même en présence d’un projet ridicule, il avait rejeté tout et donné à croire qu’il ne voulait rien faire pour la sécurité et la défense du (page 397) pays. Mais ses vœux se bornaient à l’ajournement ; il n’a voté le rejet que comme contraint et forcé, parce que le Cabinet - c’est son affaire - a préféré se faire donner un coup de massue sur la tête au lieu d’accepter une chiquenaude bien méritée sur le bout du nez.
« Nous sommes donc restés dans notre rôle au point de vue national.
« Il y a dans le vote d’ajournement ou de rejet un petit échec au Roi : mais est-ce notre faute ? Quels mauvais conseils l’ont entraîné à user ainsi, en se mettant personnellement en cause, une popularité dont il aura encore besoin ? On sert mieux le Roi en lui résistant, en pareil cas. Il n’est d’ailleurs pas mauvais que, dans les hautes régions, on sache que les conservateurs ne sont point machines à voter complaisamment ; les partis qui ne savent ni se faire estimer ni se faire craindre abdiquent.
« Dans les circonstances actuelles, il y avait des motifs particuliers d’être très indépendants et très fermes. Le brusque revirement de droite à gauche en octobre dernier ne s’explique pas tout à fait par la peur d’une révolution ; nous avons tous été convaincus, vous le premier, que la promesse de résoudre la question d’Anvers dans le sens des désirs du Roi et pendant la session actuelle a été la cause déterminante pour laquelle on est passé, sans même entendre les vœux ou l’opinion d’aucun de nous, de de Decker à Frère, en oubliant, par une fatalité, d’ouvrir votre lettre (voir note p. 364), que telle a été aussi la cause de l’obstination avec laquelle tout délai a été refusé. Au détriment de la popularité du Roi et de la nôtre, on nous demandait donc d’acquitter à l’échéance la promesse du joyeux avènement de ces messieurs, de voter l’absurde et de nous discréditer, pour bien démontrer là-haut que l’on est assuré d’obtenir par la gauche énergique tout ce que l’on veut, que la droite est impuissante pour le faire elle-même et servile pour consolider, dans ces régions élevées, la suprématie politique des autres.
(page 398) « En résumé, sur ce point, il est utile pour l’avenir de prouver que nul ne dispose de la droite sans elle ou contre elle.
« Dans le résultat comme il était poursuivi, c’est-à-dire par l’ajournement, il y a un autre enseignement, non moins utile. Certains ingénieurs militaires et certains généraux se sont longtemps habitués à disposer des finances du pays à leur gré, bourdonnant sans cesse aux oreilles du Roi, se donnant, au moyen de nos millions réclamés ou plutôt exigés chaque jour en plus grand nombre, une importance toujours croissante et faisant voter par un tas de pékins tout ce qui leur passait par la tête.
« Nous avions ici une occasion unique de fixer un point d’arrêt à ce système si funeste pour nos finances. En effet, l’armée, loin d’être unanime en faveur du projet, y était plutôt hostile : nous ne la blessions pas en le rejetant, comme nous l’eussions blessée en rejetant la grande organisation à 100,000 hommes qui, dans ma conviction, a été une grande faute.
« L’opinion publique n’était point pour le projet. L’unanimité était bruyante et explosive à Anvers ; partout ailleurs elle se présentait avec d’autres caractères mais la pensée du pays n’était pas douteuse.
« Et la Chambre, elle en qui s’incarne ce qui subsiste encore en apparence du gouvernement représentatif après les fatales journées de mai 1857, que serait-elle devenue dans l’opinion, dans l’estime des vrais amis de nos libres institutions si elle avait voté le projet ? Je n’hésite pas à dire qu’elle serait descendue au dernier degré de la déconsidération. Il aurait été prouvé en fait que, pour obtenir d’elle le vote le plus absurde, il suffit de repaître un certain nombre d’appétits locaux, de jeter à chacun dans cette curée (selon l’expression d’Auguste Barbier) un os de cette charogne qu’on nomme le budget. » (LNote de bas de page : a partie finale de cette lettre manque et n’a pu être retrouvée).
Ainsi l’intention des conservateurs était de voter non le rejet, mais l’ajournement du projet de loi. Ils n’avaient (page 399) voté le rejet « que comme contraints et forcés » parce que le Cabinet avait préféré « se faire donner un coup de massue sur la tête, au lieu d’accepter une chiquenaude bien méritée sur le bout du nez ».
Malou reconnaît sans difficulté que le rejet a été un échec au Roi et le regrette. Mais qui en fut la cause ? Si la droite est coupable, c’est d’avoir cru mieux servir le Roi en résistant qu’en cédant. Elle avait d’ailleurs des raisons très spéciales de montrer de l’indépendance et de la fermeté. Nous avons déjà fait remarquer combien un passage de la lettre de Malou à M. Dechamps confirmait la conjecture émise par M. Woeste d’un engagement, pris par le Cabinet du 9 novembre 1857, de faire voter le projet de transformation du système défensif d’Anvers. Encouragée par l’opinion publique, la droite eût volontiers affirmé par un vote d’ajournement qu’elle n’était pas « machine à voter complaisamment ». En somme, « tant que la chose a dépendu de la droite, un plus ample informé était la solution. Ce sont les amis du Cabinet qui ont voulu plus et qui l’ont fait. »
Plus persuadé que ne l’était Malou de la nécessité de faire d’Anvers le centre de la défense du pays, M. Dechamps ne partageait pas entièrement les idées de son ancien collègue. Peut-être, s’il eût été à la Chambre, se fut-il, avec MM. de Decker et Vilain XIIII, séparé de la majorité de la droite ? Malou raillait finement le militarisme de son ami, et, en passant, pressentait quelle serait la fin de l’empire de Napoléon III.
« Vous paraissez croire, lui écrivait-il, qu’il est bon et prudent de faire d’Anvers un Gibraltar, un nid de vautours anglais difficiles à dénicher. Cela convient aux Anglais et aux Autrichiens, leurs alliés d’aujourd’hui ; mais nous autres, Belges, n’y avons pas le même intérêt, bien au contraire.
« L’Empire, qui est officiellement la paix, finira par la guerre ; cette carte est dans le jeu, mais elle sera jouée la dernière. Anvers, comme on voulait le faire, eût été une provocation à la conquête et au partage. Quant à dire que nous sommes une puissance militaire de deuxième ordre, c’est un conte à dormir debout. Nous avons les 100,000 hommes et 100,000 gardes civiques imprimés tout vifs chaque année dans l’Almanach de Gotha : ils ne sont que là et nul ne l’ignore en Europe. Nous pouvons avoir 60,000 hommes de troupes bonnes ou passables. Le reste est de la fantasmagorie pure ct dispendieuse. » (Lettre à M. Dechamps, 24 août 1858).
Malgré les meilleures raisons, la droite ne cessa d’avoir grand tort au regard de la presse libérale ; celle-ci blâmait sévèrement ce qu’elle qualifiait de vote antipatriotique du 4 août. Répandues à l’étranger, ces attaques étaient de nature à léser le parti conservateur.
Aussi Malou entreprit-il de mettre les choses au point en livrant à la revue La Belgique ses Quelques réflexions sur le vote du 4 août. Dire publiquement sa pensée, s’ouvrir aux lecteurs de la Revue comme il s’était ouvert à son ami Dechamps n’était pas possible « J’ai de nouveau constaté, écrivait-il à ce dernier, combien il y a de vérités intimes qui ne sont pas bonnes à écrire. »
Dans cet article, qu’il ne signa pas, Malou se demandait si le vote du 4 août n’avait pas induit les amis sincères que la Belgique comptait à l’étranger à penser qu’une majorité mixte s’était trouvée pour repousser un projet patriotique en haine du ministère.
Il n’en était pas ainsi ; la droite, répondait-il, se fût contentée d’un ajournement, qu’elle estimait seul nécessaire : « Le projet était mal conçu, mal présenté, et il a été plus mal défendu ; à bon droit, la majorité de la Chambre, fidèle écho de la majorité du pays, l’a jugé mauvais. »
(page 401) Le ministère repoussa toute proposition d’enquête ou de disjonction. Une demande d’ajournement formulée par la droite échoua ; il ne lui resta plus qu’à voter le simple rejet.
Malou était loin de penser que la Belgique eût le droit de se draper dans sa neutralité. Pour lui, la neutralité belge devait rester armée. Déjà en 1847, il exprimait cette conviction, puisée dans l’étude raisonnée de l’histoire de son pays :
« On croit, disait-il (Annales parlementaires, 29 décembre 1847), avoir tout dit lorsqu’on a proclamé que la Belgique est neutre. Mais, messieurs, reportons-nous aux motifs pour lesquels notre neutralité a été établie. Sans doute, elle est de l’intérêt des puissances, comme elle est de notre intérêt mais elle impose à la Belgique, comme on l’a dit dans le conseil des puissances, des devoirs européens, et cette part des devoirs européens, la Belgique, si elle comprend bien sa situation, si elle comprend bien ses intérêts d’avenir, elle doit les remplir en ayant une neutralité sérieuse, une neutralité armée...
« En étudiant l’histoire, surtout celle de nos provinces, je suis demeuré convaincu que, dans certaines hypothèses, la neutralité armée de la Belgique peut détourner d’elle de très grandes calamités, tandis que le pays est presque certain qu’à la première collision sa neutralité n’est qu’un mot, et si elle n’est pas appuyée par une force réelle, elle cessera d’exister.
« En consultant les enseignements de l’histoire, on voit que les traités sont souvent violés dans les guerres, quand il n’y a pas un intérêt supérieur. Or, cet intérêt supérieur, cette garantie que nous créons consistent surtout dans la force dont notre neutralité sera accompagnée. »
(page 401) La conviction que Malou possédait de la nécessité pour la Belgique de veiller elle-même à la défense de sa neutralité s’était encore affermie après dix ans :
« Une petite nation, écrivait-il, placée, comme la nôtre, entre de grandes puissances militaires et, pour ainsi dire, sur leur chemin le plus facile et le plus droit, ne doit ni s’abandonner à une trompeuse sécurité en ne faisant rien, ni se mettre en danger en faisant trop s’annuler ou s’exagérer son rôle est également mauvais.
« Ayons donc, quoi qu’il en coûte, une bonne et solide armée ; sachons la conserver, même aux époques où la paix semble la mieux assurée... Et quant au système défensif, qu’une enquête nationale soit ouverte et vigoureusement poursuivie. Il est très essentiel que notre système défensif soit belge, exclusivement belge, n’ayant pour but que la défense de notre neutralité et de l’inviolabilité de notre territoire. Nous avons chance de demeurer neutres de fait (en cas de conflit entre nations voisines de la nôtre) si nous créons, pour qu’on respecte notre territoire, un intérêt supérieur à l’intérêt qu’aurait l’ennemi à s’emparer de nos provinces. » (Quelques réflexions sur le vote du 4 août, dans la Belgique, 1858, pp. 13-14).
Après avoir ainsi répondu aux accusations d’antipatriotisme de la presse hostile, Malou développait encore, le vœu exprimé par la droite, qu’une enquête sérieuse établit la nécessité et l’éventuelle efficacité d’un système basé sur le développement de la défense d’Anvers ; il réclamait un examen plus approfondi de la question de savoir si Bruxelles ne devait pas être la base de la défense nationale.
« Lorsque la lumière aura succédé au chaos actuel des systèmes et des idées, que le ministère propose un projet complet ; qu’il le propose dans sa simplicité, qui sera sa grandeur et sa force, sans y accoler ni canaux, ni chemins de fer, (page 403) ni ports de refuge, ni égouts ; qu’il le défende comme le meilleur, sinon le seul bon, ayant pour lui la majorité des hommes spéciaux, la raison politique et la raison militaire, le sentiment public qui ne fera jamais défaut aux choses vraiment nationales ; qu’il ne refuse aucun renseignement, qu’il propose enfin un plan financier acceptable et, dans ces conditions nouvelles, dont aucune n’existait naguère, il n’aura pas besoin de faire fonctionner à haute pression tous les organes de la machine constitutionnelle ; il trouvera dans les rangs de la droite de nombreuses, sinon d’unanimes adhésions.
(page 403) Jamais Malou ne laissa échapper l’occasion de combattre les abus qui étouffaient ou falsifiaient l’expression vraie des volontés électorales. Doter en ce sens le pays d’une législation honnête fut l’une de ses préoccupations constantes.
Dès 1842, nous l’avons dit (page 82-83), Malou préconisait, sans succès, l’emploi de bulletins électoraux officiels et appuyait le projet de répression des fraudes électorales présenté à la Chambre par M. Nothomb. Depuis, aucun nouvel effort n’avait été tenté ; les moyens de pression et de corruption étaient restés nombreux : billets marqués, votes contrôlés, etc.
Les élections de 1857 avaient donné lieu à de véritables abus. Le vote se faisait au chef-lieu d’arrondissement. Les électeurs étaient l’objet de la pression la plus éhontée ; les candidats prenaient à leur charge tous les frais de logement et de nourriture des électeurs étrangers au chef-lieu d’arrondissement. Des sommes énormes étaient englouties à chaque élection. Les libéraux (page 404) avaient tout intérêt à écarter des urnes les électeurs des campagnes ; le vote au chef-lieu d’arrondissement les servait à souhait, surtout en cas de ballottage ; pressés de regagner leurs foyers, les campagnards n’attendaient pas le résultat du premier scrutin et ne prenaient point part au second scrutin, qui avait lieu immédiatement, sans nouvelle convocation.
Quelques membres de la droite avaient profité de l’occasion de certaines pétitions pour ouvrir, dans le cours de la session de 1857-1858, un débat sur le lieu du vote. (Voir Annales parlementaires, 9 février 1858).
Le remède semblait à première vue s’indiquer : le vote à la commune. MM. Coomans, le comte de Theux, Barthélemy Dumortier se déclarèrent partisans de ce mode de voter. Malou se sépara de ses amis, accordant ses préférences au système du vote au chef-lieu de canton. Il estimait que, dans la plupart de nos communes, le nombre d’électeurs était insuffisant pour la formation de bureaux indépendants et l’exercice d’un contrôle sérieux. La solution préconisée par ses amis lui paraissait trop brusque, trop radicale. Ses préférences, dans des questions de ce genre, allaient plutôt aux demi-mesures ; il pensait que, pour arriver au but, il ne fallait pas négliger les relais ; d’ailleurs, constatait-il, « dans tous les pays où le gouvernement repose sur les élections, l’examen des lois électorales est à l’état permanent ».
Fort de la division de ses adversaires, M. Rogier n’eut pas de peine à écarter momentanément la question de l’ordre du jour de la Chambre.
Au cours de ce débat sommaire, - on disait alors beaucoup de choses en peu de temps, - l’occasion fut donnée aux orateurs qui prirent la parole dans l’un ou l’autre sens de faire connaitre leurs vues en matière de (page 405) réformes électorales. MM. Malou, de Theux et de Decker se trouvèrent d’accord pour repousser l’idée d’un fractionnement des collèges électoraux. Malou se prononça de façon très nette et très catégorique contre le système du scrutin uninominal, « question, exposait-il, qui a été à l’ordre du jour il y a bien longtemps et dont depuis longtemps aussi on ne s’occupe plus ».
« Je dirai bien franchement mon opinion sur le fractionnement des collèges électoraux. Si, dans notre pays, on admettait l’unité du collège électoral par 40,000 âmes, on créerait, au lieu d’influences politiques, des influences personnelles ; et c’est là pour moi une raison décisive contre le fractionnement des collèges électoraux. On ne pourrait être élu autrement qu’à titre de propriétaire et non à titre de représentant d’une opinion ; ce système nous rapprocherait de celui qui a été abrogé en Angleterre, où l’on était propriétaire d’une circonscription électorale ; je repousserai à tout prix un système qui fausserait à ce point nos institutions. »
Tenace à défendre une idée qu’il avait faite sienne, Malou saisit le premier moment opportun pour poser à nouveau, le 29 janvier 1859, la question du vote au chef-lieu de canton. La Chambre était saisie d’une pétition demandant que les électeurs fussent appelés au vote par ordre alphabétique, plutôt que de l’être par commune. Cette proposition semblait dirigée contre les électeurs des campagnes ; elle fut combattue par MM. Dumortier, de Theux, Tack et par Malou, qui réclama vainement le vote au chef-lieu de canton.
Trois mois plus tard, Malou reprenait pour la troisième fois sa proposition, sous la forme d’un amendement quelque peu différent dans le fond et dans la forme. Un projet de répartition nouvelle des membres des Chambres législatives entre les divers arrondissements était venu en discussion. Malade et empêché de se rendre à la (page 406) Chambre, Malou ne put présenter et défendre en personne son amendement.
Il écrivait, le 7 avril 1859, au comte de Theux, qu’il avait réussi à rallier à sa proposition, et lui adressait le texte de celle-ci :
(L’amendement était conçu dans les termes suivants :
(« Les collèges électoraux seront divisés pour le vote en sections formées par communes les plus voisines entre elles ou par fractions de communes, conformément aux dispositions suivantes :
(« A. Dans les villes et communes où le nombre des électeurs dépasse 600, la division se fait de manière que chaque section comprenne au plus 600 électeurs et au moins 200 ;
(« B. Pour les autres communes, la division se fait par circonscriptions ayant au maximum un rayon de 10 kilomètres, sans que le nombre des électeurs de chaque section puisse dépasser 200.
(« En cas de ballottage il y aura une nouvelle convocation des électeurs. »)
« Voici la formule la plus simple que j’aie trouvée pour introduire la réforme conservatrice. Nous commettons une faute énorme et irréparable si nous ne saisissons pas cette occasion de poser et de soutenir la thèse du bon droit, de l’équité et du bon sens.
« Je regrette infiniment de n’être pas sur pied aujourd’hui ; mais suppliez nos amis de sacrifier au besoin quelques dissentiments sur des points secondaires, en vue d’un grand résultat...
« La réforme proposée se réduira à ceci : nous ne voulons pas que l’électeur ait à parcourir plus de deux lieues à l’aller et deux lieues au retour pour exercer ses droits. »
Signé par MM. de Theux, de Nayer, de Liedekerke et de la Coste, l’amendement Malou fut vivement combattu par MM. Rogier, Devaux, Orts et Lelièvre (Note de bas de page : Revenu, sur ces entrefaites, à la Chambre, Malou eut avec M. Lelièvre une altercation personnelle à propos d’une allusion faite aux conditions dans lesquelles certains ministres avaient, en 1847, acquis des droits à la pension. M. Lelièvre accusait Malou et ses collègues d’avoir prolongé la crise ministérielle pour atteindre le terme de deux ans exigé par la loi. Malou répondit qu’il avait donné sa démission dès le 12 juin et que le Roi ne l’avait acceptée que le 12 août). Le débat (page 407) fut clôturé après le vote d’une vague déclaration de principe : on reconnut qu’il y avait lieu de chercher à faciliter l’exercice des droits électoraux. En fait, les réformes furent encore ajournées.
La révision du Code pénal, entreprise par la Chambre en 1851, fut une œuvre de longue haleine. Elle s’était poursuivie avec une calme lenteur, sans provoquer des débats orageux, sur le ton de courtois échanges de vues, jusqu’au moment où il fut question de frapper de rigueurs exceptionnelles les infractions commises par les ministres des cultes dans l’exercice de leurs fonctions.
Le ministre de la justice proposait la rédaction suivante :
« Les ministres des cultes qui, dans des discours prononcés ou dans des écrits lus dans l’exercice de leur ministère et en assemblée publique, auront fait la critique ou censure du gouvernement, d’une loi, d’un arrêté royal ou de tout autre acte de l’autorité publique, seront punis d’un emprisonnement de huit jours à un an et d’une amende de 26 à 500 francs.
Les catholiques n’étaient pas unanimes à repousser la proposition. Quelques-uns d’entre eux, non des moindres, notamment le comte de Theux et Malou, sans s’opposer en principe à des mesures d’exception, se bornaient à réclamer un texte non équivoque. Des publicistes catholiques s’élevèrent, au contraire, avec vigueur contre des dispositions qu’ils prétendirent inconstitutionnelles ; Mgr Malou se rangea à leur opinion. A l’extrême opposé, (page 408) M. Louis De Pré contesta lui aussi, dans une pensée évidemment différente, la constitutionnalité du projet.
Entre l’évêque de Bruges et son frère, il y eut, sur ce point, un désaccord momentané que reflète leur correspondance.
Le conflit était délicat, tout en nuances.
L’évêque prit l’offensive, effrayé de voir le gouvernement s’armer contre le clergé de mesures d’exception empruntées à l’arsenal de Joseph II et de Guillaume Ier. Pourquoi ne s’en tenait-on pas au principe du Congrès national et voulait-on, en matière de cultes, une législation spéciale ? Pourquoi infliger au clergé l’outrage d’une loi spécialement édictée pour prévenir des délits dont gratuitement on lui prêtait l’intention ? Le projet était à la fois inconstitutionnel, menaçant pour la liberté et gratuitement injurieux. (Lettre de Mgr Malou à Jules Malou, 3, 11 et 19 décembre 1858).
Sans doute, répondait Malou (Lettre à Mgr Malou, 5 et 12 décembre 1858), il ne faut pas que le texte de la loi pénale soit vague et se prête à des tracasseries, mais quand le fait est bien caractérisé, la loi civile doit ou peut le punir différemment, selon le caractère et la position reconnue des auteurs de l’infraction. Il ne s’agissait, en somme, que de la répression d’attaques dirigées par un ministre des cultes, dans l’exercice de son ministère, contre un acte de l’autorité publique, étranger aux intérêts de la religion ou de la morale. Le soupçon avait-il quoi que ce soit d’injurieux à l’endroit des ministres des cultes ? Pas plus que les dispositions du Code pénal en général, qui ne présument pas que tous les Belges soient des voleurs ou des assassins. « La liberté des cultes, ajoutait encore Malou, suppose pour le prêtre le droit le plus illimité de la parole verbale et (page 409) écrite, pour tout ce qui touche la religion et la morale, les droits et les obligations de la conscience. Mais, il y a lésion du droit de la société si le prêtre, oubliant ses attributions et son caractère, attaque méchamment l’autorité des lois, provoque à la désobéissance dans l’ordre civil ; ces faits sont des délits. »
Mgr Malou comprit que l’opinion de son frère était faite ; il renonça aux raisonnements et lui adressa cette prière : « Je vous demanderai une faveur personnelle : c’est que vous ne votiez pas ces articles, que votre nom, qui est le mien, ne leur serve pas d’appui. Vous pouvez vous absenter. J’espère que vous ne me refuserez pas cette grâce. » Malou eut égard à cette prière et promit de s’abstenir.
Le débat s’ouvrit le 8 février 1859. Dès le premier jour il en coûta tant à Malou de se taire qu’il demanda à être délié de son engagement.
« Il a fallu subir les discours de MM. Jouret et Ch. Lebeau, bazochiens de chef-lieu de canton, écrivait-il, rendant compte à son frère de la discussion.
« Mais, à la fin de la séance, M. Pirmez a placé la question sur son véritable terrain par un discours très habile et très net tout à la fois, que l’immense majorité de la Chambre a paru accueillir avec une faveur très marquée... Je suis très partial, ajoutait-il, je l’avoue, en disant cela, car la thèse de Pirmez, au fond et à part les détails, est celle que je me suis attaché à développer dans notre controverse à ce sujet. Aussi suis-je sorti de la Chambre profondément triste ; j’ai un violent remords de conscience de vous avoir promis mon abstention... Je n’irai plus jusqu’à ce que tout soit fini, si vous ne me rendez la parole donnée.
« Je vous rends votre parole, répondit l’évêque. Usez-en pour le moindre mal ou pour le plus grand bien possible. » (Lettre à Jules Malou, 10 février 1859).
(page 410) Dégagé de sa promesse, Malou, dès le lendemain, intervint dans le débat, non assurément pour défendre la thèse de l’évêque de Bruges, ni davantage pour prêter son appui au projet ministériel. Si l’opposition du premier lui paraissait d’un radicalisme excessif, la formule proposée par le ministre de la justice ne pouvait pas non plus le satisfaire. Il réclamait, avec plus de précision, plus de garantie.
« J’ai longtemps hésité devant le problème de législation pénale que nous discutons... Je me disais : Si la Constitution et la loi reconnaissent des droits, elles imposent aussi des devoirs ; ces devoirs, ne doivent-ils pas avoir une sanction pénale particulière ? Je me disais encore que, peut-être un jour, après avoir reconnu le prêtre dans le Code pénal, pour le punir s’il dit des choses qui déplaisent, vous seriez amenés, par la logique irrésistible des faits, à le reconnaître aussi dans la plénitude de sa mission sociale, pour l’enseignement et pour la charité...
« Et pourquoi, messieurs, ces hésitations ont-elles cessé ? Je le dirai franchement à la Chambre : c’est parce que, en cherchant la formule et la définition de ce délit spécial, je ne l’ai pas trouvée. Je n’ai trouvé d’autre formule que celle qui détruisait la liberté en haine de l’abus, et jamais, j’espère, dans ce pays ne seront adoptées des lois qui auront pour effet de détruire la liberté vraie, pratique, de crainte de quelques abus.
« Si cette impossibilité de trouver une formule qui laisse subsister intact le droit venait à disparaître, aujourd’hui encore j’accepterais la qualification d’un délit spécial mais aussi longtemps que cette formule n’est pas trouvée, je réclamerai l’application du droit commun. » (Annales parlementaires, 11 février 1858).
Malou déposa un amendement aux ternies duquel les écrits lus par les ministres des cultes dans l’exercice (page 411) de leur ministère ne devaient pas tomber sous le coup de dispositions exceptionnelles ; en effet, faire de la lecture publique d’écrits un délit spécial, c’était aller au-devant de l’impossible : eût-on poursuivi tout le clergé belge s’il s’était rendu coupable de lire en obéissant, sans intention mauvaise, à un ordre supérieur, une lettre encyclique ou pastorale qui eût déplu à l’autorité répressive ? Les mots critique ou censure du gouvernement étaient également écartés de l’amendement Malou, parce qu’ils autorisaient des poursuites pour les plus vagues allusions aux actes du gouvernement. Malou voulait aussi que l’intention méchante comptât parmi les éléments constitutifs de l’infraction visée. (Note de bas de page : Cet amendement était rédigé dans les ternies suivants : « Tout ministre des cultes qui, par des discours en assemblée publique, dans l’exercice de son ministère, aura attaqué méchamment un acte de l’autorité publique étranger aux intérêts de la religion ou de la morale, sera puni d’un emprisonnement de huit jours à un an et d’une amende de 26 à 500 francs. »)
« En principe général, l’intention coupable, mauvaise, doit exister pour qu’il y ait lieu à répression. En matière de délits d’ordre public, il n’en est pas ainsi, à moins d’une disposition expresse de la loi. En effet, l’atteinte à l’ordre public est portée par le fait seul, quand même il n’y aurait pas eu intention mauvaise. C’est pour ce motif qu’il m’a paru essentiel d’insérer dans l’article les mots attaques méchantes. » (Annales parlementaires, 19 février 1859).
La rédaction proposée par le ministre de la justice fut préférée à celle de l’amendement Malou, rejeté par une forte majorité. La plupart des membres de la droite, adversaires absolus des lois d’exception portées contre les ministres des cultes, votèrent contre l’amendement, empêchant ainsi une transaction acceptable de prévaloir contre une disposition dangereusement imprécise, qu’ils ne purent empêcher la gauche de voter.
(page 412) Bien qu’il déplorât le vote de « ces mesures liberticides », Mgr Malou se réjouissait de ce que la droite ne se fût pas faite complice de cet étranglement d’une liberté. « J’étais sous l’empire de la terreur et de la douleur les plus sensibles, écrivait-il, lorsque je me représentais la droite votant, ses chefs en tête, des mesures qu’il est impossible de concilier avec les principes de la Constitution, au moins à mon avis. » (Lettre à Jules Malou, 21 février 1859).
L’évêque de Bruges ne vit pas, avant de mourir, l’article qu’il avait tant combattu inscrit définitivement dans le Code pénal. L’article 268, actuellement en vigueur, ne fut adopté qu’en 1866, à la suite d’une entente intervenue entre le gouvernement et la droite ; le texte du Code pénal n’est plus celui que défendait M. Tesch, et qui fut voté en 1859 par la Chambre, mais plutôt celui de l’amendement Malou, légèrement modifié.
(page 412) Les conservateurs recueillirent aux élections de juin 1859 quelque fruit de leurs efforts. Leur minorité se renforça de trois recrues à la Chambre : c’était quelque chose ; les chiffres électoraux auxquels ils atteignirent furent sensiblement supérieurs à ceux des précédentes élections : c’était plus encourageant encore.
Le candidat le plus favorisé de la liste conservatrice à Anvers, le baron Osy, ne recueillait qu’une centaine de voix de moins que M. Rogier. Celui-ci, par contre, était battu à Charleroi par M. Dechamps, le vaincu de 1857, et n’avait pas à se féliciter d’une incursion en pays électoral étranger.
(page 413) A Bruxelles, la fraction remuante de l’Association libérale ne cachait pas le mécontentement que lui causaient les atermoiements - on disait les « reculades » - du ministère. La scission s’était produite entre « vieux » et « jeunes » libéraux. Aux candidats « avancés » de l’Association libérale avait été opposée la liste de la Réunion libérale qui avait fait triompher les vieux libéraux. Et, malgré la division de leurs adversaires, les conservateurs n’avaient osé affronter la lutte.
L’échec de Malou à Ypres fut l’événement marquant des élections de 1859. Chacun en fut surpris, hormis Malou lui-même. Au début de l’année 1859, il avait soumis à ses amis politiques le projet de quitter la Chambre des représentants pour entrer au Sénat. Ç’avait été un tollé général. « Ii y a eu, parmi les amis politiques, écrivait Malou à l’évêque de Bruges, une véritable émeute au sujet de l’idée que j’avais de me présenter pour le Sénat. J’ai fini par dire que je laisserais faire... Les élections de juin et l’avenir décideront si j’avais tort ou raison. » (Lettre à Mgr Malou, février 1859) - « Je ne suis pas surpris, répondait Mgr Malou, de l’émeute qu’a excitée votre proposition d’aller au Sénat. La situation la rendait inévitable. Bon gré, mal gré, vous êtes chef et l’on ne peut se passer de vous, surtout lorsqu’il s’agit d’attaquer à fond le libéralisme démolisseur. »
Malou avait-il pressenti un échec ? On s’étonnerait, dans ce cas, qu’il n’eût rien fait pour l’éviter. Il eut peut- être le tort de s’abandonner avec une trop grande confiance à la loyauté de ses adversaires.
A plusieurs reprises déjà, Malou, distrait par la direction politique générale du parti conservateur et par ses multiples occupations, s’en était remis à ses collègues (page 414) et à ses amis politiques du soin de préparer les élections dans l’arrondissement d’Ypres. Depuis son mariage, il s’était fixé définitivement à Bruxelles, où M. Malou-Vandenpeereboom était venu, lui aussi, s’établir. Se trouvant en contact moins direct avec sa ville natale, peut-être Malou ne s’était-il pas exactement rendu compte du mouvement des idées politiques parmi ses anciens concitoyens.
Les membres de la députation d’Ypres se concertèrent, libéraux et conservateurs, en vue de machiner à l’avance l’élection de 1859 et d’en supporter en commun les dépens. Le baron Mazernan de Couthove remplacerait M. Malou-Vandenpeereboom au Sénat. MM. Malou, van Renynghe et Alphonse Vandenpeereboom seraient réélus pour la Chambre. Le résultat ne paraissait pas douteux, à en croire un des collègues de Jules Malou :
« Jamais, lui écrivait, le 3 juin, M.van Renynghe, dans notre arrondissement élection n’aura eu lieu plus paisiblement et plus de commun accord que celle du 14 de ce mois... Je puis vous assurer qu’aucune surprise n’est plus possible et que les efforts qu’on ferait pour faire arriver les électeurs au scrutin ne pourraient inspirer que de la méfiance. Ainsi donc, au lieu de s’entendre pour supporter en commun les dépenses qu’on voudrait faire pour cette élection, on devrait être d’accord avec moi pour les éviter... » Cela revenait à dire qu’une campagne électorale eût été plus nuisible qu’utile, que toute propagande était superflue.
Eu effet, la confiance des électeurs, celle du moins des électeurs des campagnes, dans les arrangements de leurs candidats fut si grande qu’ils ne se dérangèrent pas pour prendre le chemin d’Ypres ; ni équipages, ni festins ne les sollicitaient d’ailleurs de s’y rendre.
(page 415) Au premier tour, M. Alphonse Vandenpeereboom seul fut élu. il manqua à MM. Malou et van Renynghe seize voix pour atteindre la majorité absolue. Un scrutin de ballottage s’ouvrit le jour même, dans l’après-midi. Les rares électeurs venus des cantons ruraux pour appuyer les candidatures conservatrices avaient quitté la ville. Les libéraux s’aperçurent qu’ils étaient les maîtres du terrain. L’occasion était belle de jouer à l’adversaire un tour auquel il ne paraissait guère s’attendre.
Par une manœuvre de la dernière heure, dont nous préférons ne point apprécier la loyauté, les électeurs libéraux réussirent à faire prévaloir le nom d’un des leurs. M. de Florisone fut élu, tandis que Malou ne réunissait qu’une minorité de suffrages.
(Note de bas de page : Résultat des élections législatives du 14 juin 1859, à Ypres : Votants 1,500 ; majorité absolue 751. Premier tour M. A. Vandenpeereboom, 1,020 suffrages, élu ; M. J. Malou, 735 ; M. van Renynghe, 734. (Scrutin de ballottage : M. van Renynghe 820 suffrages, élu ; M. de Florisone, 667 ; M. J. Malou, 565.)
Ce fut pour les libéraux la stupéfaction d’un triomphe trop facile, pour les catholiques un inutile dépit.
Malou, qui avait été seul à prévoir la possibilité d’un échec, fut aussi seul parmi les conservateurs à ne point le regretter
« A mon point de vue personnel, écrivait-il, je suis très charmé d’être mis dehors. J’ai loyalement tenu parole à mes amis ; je ne puis être porté déserteur ni suicidé. Ils regretteront maintenant de n’avoir pas accueilli ma proposition. Pour le Sénat, j’aurais passé comme une lettre à la poste ; je leur avais dit, sachant (page 416) combien le terrain était miné, que ma réélection à la Chambre était très douteuse. » (Lettre de M. Malou à Mgr Malou, 15 juin 1859).
Parmi les amis de Malou ce fut de la consternation : « Alphonse Vandenpeereboom devrait-il s’appeler à l’avenir Iscariote Vandenpeereboom ? » s’écriait avec sa fougue habituelle M. Barthélemy Dumortier. « Toujours est-il que votre perte est irréparable et que la tribune nationale perd en vous un orateur incomparable, le parti conservateur un athlète hors ligne. » - « Je sais, écrivait de son côté, le baron d’Huart, que vous aviez un profond dégoût pour la continuation de votre mandat parlementaire et qu’il a fallu faire appel à votre dévouement pour que vous consentiez à vous laisser remettre sur les rangs. Aussi ne viens-je pas vous adresser un compliment de condoléance, je veux vous exprimer, comme bon citoyen, toute la peine que me cause votre éloignement de la Chambre où l’on avait tant besoin des lumières de votre expérience. » - « Quand on perd un général en chef, on ne compte plus les morts, on est battu », s’écrie M. Dechamps. Le baron d’Anethan, qui avait insisté pour que Malou vint renforcer l’aile droite du Sénat, ajoute : « Ce qui peut vous affliger, c’est la stupidité de vos compatriotes dont la majorité vous est indubitablement acquise et qui, par apathie, se laissent battre par cinq ou six cents libéraux. De semblables Béotiens ne devaient pas réellement être représentés par vous. » Du ton un peu solennel d’un orateur d’ancien régime, le comte de Liedekerke-Beanfort faisait cette très juste remarque : « Un système est bien près d’être jugé, quand il laisse à la porte d’un Parlement des hommes comme vous, car vous appartenez au nombre de ceux qui rachètent, par leurs qualités, les défauts (page 417) évidents d’un régime où l’intrigue a d’étranges privilèges et les médiocrités de surprenants avantages. »
Malou se promit bien de ne plus jamais se représenter aux suffrages des Yprois ; bientôt après, il partit pour l’Allemagne, où il allait enfin goûter un peu de repos.