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Jules Malou (1810-1870)
DE TRANNOY Henri - 1905

baron DE TRANNOY, Jules Malou (1810-1870)

(Paru à Bruxelles, en 1905, chez Dewit)

Chapitre XIX. La crise ministérielle de 1864, le programme de M. Dechamps

1. Le succès des conservateurs aux élections de juin 1863

(page 458) La réaction ne se produisit pas seulement au Sénat ; elle gagna dans le pays les éléments conservateurs, effrayés de suivre le libéralisme dans la voie où l’engageait M. Frère. « Un grand nombre de libéraux modérés, sans se rallier encore aux catholiques, restaient cependant attachés à leurs croyances et condamnaient, dans leur conscience chrétienne, les réformes anticatholiques qui semblaient l’unique préoccupation du ministère » (L’abbé SYLV. BALAU, Soixante-dix ans d’histoire contemporaine de Belgique (1815-1884), p. 202. Louvain, Fonteyn, 1890).

Celui-ci, à la veille des élections de juin 1863, se sentait menacé de nombreuses défections dans le corps électoral. Les catholiques cherchèrent naturellement à bénéficier de la situation. Malheureusement aucune entente ne présida à leur stratégie. Les uns étaient partisans de la lutte ouverte et voulaient partir en guerre (page 459) contre le libéralisme intolérant, contre un gouvernement qui avait « interprété nos institutions dans le sens de ses passions politiques et des intérêts d’un parti exclusif » ; d’autres, au contraire, étaient d’avis qu’il fallait user surtout de ménagements, éviter de froisser aucune susceptibilité, attirer à soi par la modération l’élément inquiet de la majorité libérale.

Parmi ces derniers se trouvèrent principalement les représentants conservateurs de la partie wallonne du pays ; en Flandre, au contraire, les catholiques luttèrent à étendards déployés.

La majorité ministérielle sortit numériquement très affaiblie de la journée du 9 juin 1863. Les provinces appelées à renouveler les mandats de leurs représentants élurent 34 catholiques et 25 libéraux ; 14 catholiques furent envoyés au Sénat en même temps que 14 libéraux. La minorité catholique comptait 55 voix dans une Chambre de 116 membres. A Anvers, l’échec des libéraux était complet ; ce fut, sur toute la ligne, le triomphe du mouvement protestataire du Meeting. M. Rogier, ministre de l’intérieur, n’avait pas osé maintenir sa candidature à Anvers et s’était présenté à Dinant, où il échoua piteusement. L’effet moral du scrutin était hautement significatif.

« Le résultat dépasse mon attente, écrivait Malou le 16 juin à l’évêque de Bruges ; on prophétisait pour le Sénat bien pis que ce qui est arrivé ; on n’osait espérer pour la Chambre cc que l’on a obtenu. Au Sénat, le centre gauche, qui vote parfois avec nous, le fera d’autant plus que la droite de la Chambre sera plus forte. C’est, en effet, une illusion pour nos adversaires, c’en serait une pour nous, de croire que, comme parti politique ou comme parti pris, il y a une majorité au Sénat. Six ou sept membres, qui d’ordinaire suivent le prince de Ligne, sont les arbitres des partis.

(page 460) Pour la Chambre, je suis surtout charmé de la qualité des nouveaux. L’opinion acquiert de jeunes et intelligents organes : Delcour, van Hborde, Soenens, Jacobs. »

Le coup décisif porté au ministère partit de Bruges. Les élections de juin y avaient assuré le succès des candidatures conservatrices ; M. Devaux, « le patriarche de la doctrine », était éliminé, l’échec était retentissant. Ces élections furent annulées par la Chambre, malgré les protestations de la droite (Note de bas de page : L’annulation fut prononcée par 57 voix contre 56 et une abstention (séance du 12 décembre 1863)). Le ministère, qui avait joué sur une carte, perdit la partie. Cette dissolution en petit tourna à son désavantage. Les députés conservateurs furent réélus à une majorité plus forte. Le ministère démissionna tout entier le 14 janvier 1864.

2. L’équilibre entre la majorité et l’opposition rend difficile la constitution d’un ministère

(page 460) La crise ministérielle s’ouvrait dans des conditions particulièrement délicates et embarrassantes, autant pour la Couronne que pour les chefs de l’une et de l’autre opinion. Sans majorité, désavoué par le corps électoral, le parti de M. Frère ne pouvait conserver le pouvoir. Forte, au contraire, du succès des élections récentes, l’opinion conservatrice semblait en droit d’y prétendre ; mais elle non plus ne disposait pas d’une majorité à la Chambre, où les deux partis s’équilibraient. Un ministère de droite ne pouvait se constituer qu’avec la faculté d’une dissolution éventuelle des Chambres ; après avoir, en 1845 et en 1846, combattu la prétention de M. Rogier d’imposer au Roi la dissolution, les conservateurs pouvaient-ils, à (page 461) leur tour, recourir à ce moyen de se maintenir au pouvoir ?

Au surplus, il faut le dire net : le désir de plusieurs des chefs de la droite n’était pas d’assumer à ce moment la charge du gouvernement. Malou écrivait en ce sens à son frère, le 12 janvier 1864 :

« Le moment n’est nullement arrivé pour la droite de prendre ou d’accepter le pouvoir. Que devons-nous souhaiter dans l’état actuel des affaires extérieures et intérieures ? Qu’il se forme une administration non hostile, neutre en quelque sorte ; qu’on mette une sourdine aux passions excitées contre les catholiques ; que les questions d’Anvers, des bourses, des fabriques, des cimetières soient mises aux oubliettes.

« Si je calcule les probabilités, nous allons passer d’abord par une période de tâtonnements et d’hésitation. Il sera défendu à tout libéral d’accepter la succession sous peine d’être réputé traitre, renégat ou transfuge, et nos hommes d’Etat pousseront de toutes leurs forces à la formation d’un ministère de droite qui n’aurait ni force ni durée. »

Mgr Malou partageait entièrement cette opinion.

Déjà cloué à son lit de mort, le vaillant évêque redoublait d’énergie pour la défense des droits de l’Eglise, directement ou indirectement menacés. Il endurait avec une patience admirable les douleurs aigués d’un mal qui ne pardonne pas. Mais son moral restait in ébranlé et son intelligence entière.

Dans une des dernières lettres qu’il adressait à son frère, il déplorait encore le défaut d’unité, l’absence d’entente dans l’action des conservateurs. Cet appel semble plus pressant, la voix plus émue qu’à l’ordinaire :

« Les libéraux sont en permanence, leur plan est tracé, leur but marque, leurs moyens choisis. Personne ne s’aviserait (page 462) d’accepter un portefeuille en leur nom avant d’avoir pris le mot d’ordre des chefs. Tandis que les hommes de la droite sont là comme des brebis errantes sans chef ni pasteur...

« De grâce, entendez-vous donc avec nos principaux sénateurs et représentants pour former un comité permanent et empêcher qu’on ne nous donne le pouvoir comme un poison pour que le parti en crève... Agissez donc quand il est temps encore et ne laissez pas flotter le navire au hasard. » (Mgr Malou à J. Malou, 18 janvier 1864).

La perplexité des chefs de l’opinion conservatrice était grande. Ils ne savaient auquel d’entre eux il serait fait appel ; dès le 18 janvier, les journaux annonçaient que M. Dechamps avait eu un entretien avec le Roi. Malou ignorait si la nouvelle était exacte.

« Cela me parait invraisemblable et prématuré, écrivait-il ; une crise ministérielle a des règles classiques aussi impérieuses qu’une tragédie avec les trois unités. Des hommes de la droite seront probablement entendus, consultés. De là cette question : Que doit désirer la droite et que doit-elle faire ?...

« Ce que veulent nos adversaires est très clair et connu, même avant l’élection de Bruges. Pousser la droite au pouvoir pour la culbuter, non pas à tout jamais peut-être, mais au moins pour longtemps.

« Ce serait, à mon sens, une faute capitale de donner dans ce piège.

« Reste donc, comme solution, ou un ministère centre gauche (type de Brouckere), ou un ministère administratif (de gouverneurs, secrétaires généraux, etc.)

« Ne croyez pas, au reste, que tout va à la débandade, au gré des impressions individuelles, et que l’un ou l’autre va se mettre en campagne sans consulter personne. Une aussi présomptueuse étourderie n’est guère possible. Il y aura, selon les diverses péripéties de la crise, des causeries, conversations, réunions. Déjà j’ai reçu une invitation à une réunion qui doit, dit-on, être très importante ; j’irai avec le désir d’y trouver le mot de l’énigme politique, une solution raisonnable généralement acceptable et acceptée. Je la désire, sans trop l’espérer. »

La solution désirée se fit longuement attendre ; la crise se prolongea. Le Roi fit appel en premier lieu à l’élément modéré de la gauche ; M. Henri de Brouckere et M. Eudore Pirmez eussent peut-être trouvé une majorité ; ils déclinèrent tour à tour l’offre de reconstituer un cabinet libéral. Léopold Ier fit appel alors à M. Dechamps et à M. de Theux ; ceux-ci se retirèrent, en conseillant au Roi de s’adresser au prince de Ligne, président du Sénat, chef du centre gauche dans la haute assemblée. Le prince de Ligne et, après lui, d’autres libéraux modérés, MM. Faider, Dubois-Thorn, J.-B. Nothomb furent successivement consultés.

La droite persistait à refuser le pouvoir ; des raisons, assurément sérieuses, lui commandaient cette attitude ; elle ne devait pas se charger de la responsabilité d’une situation qu’elle n’avait pas faite ; sans majorité au Parlement, elle eût dû recourir à la dissolution et ne le désirait point. Dans le camp libéral, la consigne était sévère ; quiconque eût accepté de faire partie d’un ministère de transaction eût été mis au ban du parti.

Une solution restait possible le maintien au pouvoir du Cabinet Rogier-Frère ; elle fut admise au moins provisoirement, malgré le refus obstiné des ministres. Le statu quo persista durant l’absence du Roi, qui ne rentra que le 20 avril d’un voyage en Angleterre.

Ainsi se déroula la première période de la crise ministérielle de 1864.

3. Décès de Monseigneur Malou, évêque de Bruges

(page 464) Durant la trêve qui clôtura la première phase de la crise, Malou eut la douleur de perdre l’ami fidèle, le confident éclairé, l’associé vaillant de ses travaux et de ses luttes Mgr Malou mourut, le 23 mars 1864, à l’âge de cinquante-cinq ans, dans sa ville épiscopale, après avoir enduré avec une résignation admirable, pendant vingt-six mois, les plus cruelles souffrances.

Il ne nous appartient pas de retracer ici le cours trop bref, mais si largement débordant de cette admirable vie sacerdotale. (Note de bas de page : La biographie la plus complète de Mgr J-B. Malou a été publiée, en 1866, dans la revue « Der Katholik » (t. I et II, Mayence, Kirchheim), par M. JINGMANN, professeur à l’université de Louvain. Voir aussi « Oraison funèbre de J.-B. Malou, évêque de Bruge »s, prononcée le 12 avril 1864 par Mgr de Montpellier, évêque de Liége. Bruxelles, Goemaere, 1864. « Notice sur Mgr J.-B. Malo »u, par Mgr Lamy, dans l’Annuaire de l’Université catholique de Lourant pour l’année 1865. Une notice a également été consacrée à Mgr Malou par M. le vicaire général Rembry dans son ouvrage : « Les remaniements de la hiérarchie épiscopale et les sacres épiscopaux en Belgique ». Bruges, 1904).

La personnalité de Mgr Malou se détache en puissant relief du rang vénérable de l’épiscopat belge, dont il demeurera l’une des grandes figures. L’autorité et le renom scientifique de l’évêque de Bruges s’étendaient bien au delà des frontières de sa patrie ; le pape Pie IX le tenait en particulière estime.

Sa jeunesse avait déjà fait concevoir de grandes espérances. « il n’en trompa aucune, il les dépassa toutes », proclamait, avec une fierté émue, Mgr de Montpellier dans l’oraison funèbre qui restera comme le monument d’une grande et sainte amitié.

(page 465) Appelé par Mgr de Rani à l’Université de Louvain, promu au professorat à l’âge où d’autres s’inscrivent aux Facultés, Mgr Malou, par l’élévation et la solidité de son enseignement, par l’ardeur de son zèle et son dévouement à la jeunesse, s’était montré digne de la confiance de ses supérieurs dans la hiérarchie ecclésiastique.

« Pourvu du cours le plus important de la faculté de théologie, investi des fonctions de bibliothécaire, assujetti à une nombreuse correspondance de lettres, il se chargea encore de faire des conférences hebdomadaires sur la religion à la jeunesse académique et de diriger bon nombre d’élèves clercs et laïques. Son activité intellectuelle était si grande, son application au travail si infatigable qu’il suffisait à tout. Et cependant telle était la délicatesse de sa conscience et l’ardeur de son zèle, qu’il se livrait tout entier à chacune de ses occupations, comme si elle avait été la seule dont il fût chargé.

« Il trouva néanmoins le temps, non seulement de creuser la théologie jusqu’à ses plus sublimes profondeurs, mais encore d’étendre ses connaissances aux autres parties de la littérature sacrée et même d’explorer les territoires qui confinent au domaine de celle-ci. Le nombre de livres qu’il a lus, qu’il a dévorés, est prodigieux. Et cependant aucune de ces lectures n’était superficielle... Sa mémoire était si ferme, qu’elle n’oubliait aucune des choses importantes qu’il lui avait confiées ; sa critique était si sûre, qu’il n’avait lainais à réformer un premier jugement. Ces qualités, aidées d’un travail assidu et méthodique, firent de lui l’un des plus savants bibliophiles de notre époque. » ((Mgr DE MONTPELLIER, Oraison funèbre de J.-B. Malou, pp. 20-21).

Elevé, après dix ans de professorat, au siège épiscopal de Bruges, Mgr Malou, malgré le fardeau de sa (page 466) nouvelle charge, n’avait cessé de se livrer avec passion à des travaux scientifiques. Ses amis eux-mêmes ne pouvaient comprendre qu’il pût suffire à des tâches si multiples.

« Si l’on considère, dit encore Mgr de Montpellier, l’étendue des devoirs de l’épiscopat, le grand nombre de labeurs et de préoccupations qu’il suscite, le peu de liberté et de loisir qu’il laisse ; si l’on envisage, en outre, tout ce que le zèle a fait entreprendre et exécuter à ce grand évêque pour l’édification et le salut de ses ouailles, pour la prospérité spirituelle de son diocèse, pour la défense des droits et de la liberté de l’Eglise, on ne comprend plus comment il a pu se ménager des intervalles de loisir pour se livrer à ses chères études et pour composer ces ouvrages qui ont ajouté un nouveau lustre à son nom. » (Mgr DE MONTPELLIER, loc. cit., p. 22)

Si Mgr Malou fut l’honneur de l’Eglise enseignante, il n’occupe pas une moindre place dans l’épiscopat militant de son époque. La politique l’intéressait vivement : ce n’était un mystère pour aucun de ses contemporains. Il suivait de près les travaux parlementaires, s’intéressant même aux débats étrangers au domaine religieux ou moral. Nul n’affronta avec plus de courage et de ténacité que l’Evêque de Bruges la lutte contre les empiètements du radicalisme antireligieux. Du haut de la chaire, dans ses lettres pastorales, dans la presse, dans des brochures politiques, il fustigeait le libéralisme de sa cinglante dialectique.

La rigueur de sa doctrine se tempérait toutefois de charité et de mansuétude. « Prompt à repousser toute attaque contre l’Eglise de Dieu, toujours sur les remparts de la cité sainte et au plus fort du combat, intrépide (page 467) dans la mêlée, infatigable dans les veilles sous les armes, ce vaillant soldat de Jésus-Christ combattait des deux mains, avec le glaive de la parole et les armes de la charité ; il priait pour ceux qu’il combattait ; il frappait, non pour blesser mais pour guérir, il anathématisait, non pour perdre mais pour sauver. » (Mgr DE MONTPELLIER, loc. cit., p. 38)

Au surplus, les nombreux extraits que nous avons produits de la correspondance de l’Evêque de Bruges auront-ils édifié sur l’élévation de ses intentions. Il apportait dans la discussion quelque chose de la haute distinction de manières et de langage qu’il tenait de son éducation.

En butte aux attaques quotidiennes des ennemis de l(Eglise, Mgr Malou connut la joie réconfortante de chrétiennes amitiés. La plus vive fut celle, fortifiée par les liens du sang, qui l’unit à son frère Jules. Cette amitié nous l’avons vue naître, grandir, s’épanouir en toute franchise ; elle ne s’éteignit qu’avec la mort de Jean-Baptiste Malou.

Bien différentes étaient souvent les conceptions des deux frères, notamment quant à la politique du parti conservateur ; nous avons souligné en diverses circonstances les divergences d’opinion, les concessions réciproques auxquelles ils furent amenés. Ces divergences allèrent plutôt s’accentuant que s’atténuant ; les dernières lettres en font foi.

Quelques mois avant sa mort, Mgr Malou eut la consolation d’assister au revirement politique que marquèrent les élections de juin 18630. A Bruges même, M. Devaux avait été culbuté.

Le vaillant évêque voulut exprimer sa joie à son frère ; ses forces trahirent l’effort de sa volonté ; il ne pouvait (page 468) plus écrire ; mais, auprès de lu, prête à l’assister, se tenait attentive Mlle Marie Malou, « son incomparable sœur, cet ange de charité qui pendant deux ans a veillé à son chevet » ; elle écrivait sous sa dictée : Mgr Malou eût désiré de la part de ses amis une offensive plus délibérée, moins d’habiletés de tactique, plus de résolution et une adhésion plus franche à quelques principes directeurs de leur politique. « Ce n’est pas, dictait-il à sa dévouée secrétaire, ce n’est pas en louvoyant dans tous les sens pour échapper au meilleur compte possible à ses adversaires et en acceptant à moitié ou aux trois quarts leurs principes que l’opinion conservatrice se fera jamais une position politique dans le pays. C’est en résistant à ces faux principes, en formulant son propre programme sur ces matières qu’elle peut s’assurer un avenir. Grâce donc des transactions, des conciliations, des concessions, qui ne servent qu’à faire passer avec une apparence de justice et de raison des lois injustes, liberticides, déplorables »

La rigueur doctrinale de l’évêque de Bruges se fut-elle accommodée des transactions auxquelles Jules Malou fut contraint de se plier lorsqu’il fut chargé, entre 1871 et 1878, du gouvernement ? Quels eussent été les rapports de l’évêque et du ministre ?

Mieux que d’autres catholiques, Mgr Malou connaissait la sincérité profonde des convictions religieuses de son frère, son attachement à la Foi dans laquelle il avait grandi et vécu ; il n’eût pas douté que les concessions faites à l’adversaire par le ministre de 1871, les diversions habilement opérées,, l’eussent été sous l’empire et dans les limites de la contrainte morale.

Dans la dernière des correspondances politiques échangées entre les deux frères, Jules Malou paraît avoir tracé, (page 469) en quelque sorte par anticipation, une esquisse sommaire de la politique générale du ministère du 7 décembre 1871. Quelques semaines avant la mort de Mgr Malou, il lui adressait cette page, que l’évêque ne releva pas : « Selon une de mes plus vieilles convictions, confirmée par l’expérience, nous continuerons à patauger et à recevoir des horions aussi longtemps que la lutte des partis sera sur le terrain des intérêts moraux et religieux ; il faudrait faire une diversion puissante, passionner, par exemple, le pays pour des réformes économiques, des réductions d’impôts. On sabrerait en passant des obstacles et des abus tels que la patente des cabaretiers, les exagérations des dépenses de l’enseignement officiel, etc. Mais où se trouve le Robert Peel de cette campagne hardie ? S’il se révélait, serait-il compris et suivi ? » (Lettre à Mgr Malou, 19 janvier 1864).

Peut-être, lorsque Malou sera devenu ce Robert Peel et l’artisan nécessaire d’une œuvre ingrate, conviendra-t-il, en certaines circonstances, de regretter que les conseils de l’amitié fraternelle aient fait défaut au ministre de 187’.

Quoi qu’il fût advenu si, en pleine maturité de l’âge et du talent, l’évêque de Bruges n’avait été arraché par la mort aux labeurs féconds de son épiscopat, les catholiques belges ont le devoir d’honorer une amitié vouée sans ménagements à la défense de leurs intérêts les plus sacrés.

Le terme des jours de Mgr Malou fut digne de sa courageuse existence. Durant le long calvaire des derniers mois de sa vie, il ne cessa de consacrer au travail ce qui lui restait de force dans les tourments qui le tenaillaient.

(page 470) « A peine le mal lui laissait-il quelques instants de relâche, il les consacrait aux affaires du diocèse, et il les traitait avec autant de calme et de force de jugement que s’il eût été en pleine santé. Il rouvrait ses livres, il reprenait ses travaux scientifiques, il écrivait de solides et lumineux traités peur la défense du Saint-Siège et de nos droits religieux. Que de fois nous l’avons vu, s’écriait avec émotion son éloquent panégyriste, saisi par un accès subit de souffrance, interrompre un entretien sur des questions d’administration, de science ou de piété, puis, l’accès cessant, et après une interruption parfois assez longue, reprendre la conversation ou le raisonnement à l’endroit même où il l’avait laissé ! » (Mgr DE MONTPELLIER, loc. cit., p. 43)

La mort de Mgr Malou, douloureusement pleurée de ses proches, de son clergé, du peuple du diocèse de Bruges, qui lui fit de splendides funérailles, affligea non moins vivement les personnalités éminentes du monde catholique, liées d’amitié avec l’Evêque de Bruges. Des témoignages de la haute estime dont jouissait l’éminent prélat, nous ne rapporterons, en terminant, que la lettre de l’illustre Cardinal Pitra à Jules Malou :

« Au risque de renouveler une grande et trop légitime douleur, lui écrivait-il de Rome, à la date du 25 avril 1864, permettez à l’un des plus anciens et des plus dévoués amis de l’Evêque de Bruges de prendre la liberté de vous exprimer ses condoléances profondément affligées. Parmi ceux qui ont aimé et pleuré ce grand et cher prélat, je ne sais s’il en est qui ont senti plus vivement que moi la perte que nous venons de faire. J’ai eu avec lui, de vive voix et par écrit, des relations si cordiales, j’ai passé auprès de lui et dans sa bibliothèque des jours et des nuits où nous formions ensemble des projets de long avenir si cruellement brisés, qu’en ce moment encore, je puis à peine maîtriser mon (page 471) émotion. Mais puisque je l’ai si bien connu, nul ne doit s’étonner moins que moi que Dieu l’ait trouvé mûr et prêt pour la récompense. Il a si bien travaillé et combattu ! A lui donc la couronne et que nos regrets soient tempérés par l’assurance de son repos, le désir de l’imiter et l’espérance de le rejoindre.

4. La seconde phase de la crise ministérielle : l’appel à Adolphe Dechamps et le refus du Roi d’agréer son projet de gouvernement

(page 471) La seconde phase de la crise ministérielle de 1864 s’ouvrit par un appel du Roi à M. Dechamps. Celui-ci, écrit M. Juste, soumit au chef de l’Etat un programme auquel la plupart des conservateurs s’étaient enfin ralliés. Eux aussi, comme les libéraux en 1847, voulaient inaugurer une politique nouvelle, politique progressive et démocratique ; ils proposaient donc à la fois une réforme communale et une réforme électorale. M. Dechamps développa ses vues, et le Roi, qui avait pour lui une grande estime et une véritable affection, l’écouta avec une attention sérieuse ; puis il lui fit quelques objections très graves. « Ce que vous dites est très sensé, très séduisant même, lui répondit-il, mais il faut aussi vous placer au point de vue de la royauté. Si vous, conservateurs, vous commencez un steeple-chase avec les libéraux, où cela nous mènera-t-il ? » Les pourparlers se prolongèrent encore : le Roi se montrait accommodant pour ce qui concernait sa propre prérogative, mais non pour ce qui touchait au système électoral ; il ne voulait pas s’aventurer sur un terrain dont la solidité lui paraissait suspecte ; il répugnait à bouleverser, eu quelque sorte, le caractère et les tendances des deux partis avec lesquels il avait jusqu’alors gouverné. (Th. JUSTE, Léopold Ier, roi des Belges, d’après des documents inédits, t. II)

(page 472) Le programme soumis au Roi par M. Dechamps ne fut point agréé.


Voici le programme que M. Dechamps soumit au Roi :

1° Nomination du collège échevinal par le conseil communal ; nomination du bourgmestre par le Roi, parmi les membres du collège échevinal

Faculté laissée au Roi de nommer le bourgmestre en dehors du collège échevinal et dans le conseil : a) en cas de refus du membre nommé ; b) en tout cas, après avoir pris l’avis motivé de la députation du conseil provincial ;

(-Faculté de nommer le bourgmestre, en dehors du conseil communal, de l’avis conforme de cette députation ;

2° Abaissement modéré du cens pour les élections communales et provinciales. Réduction de moitié dans le cens électoral communal :

10 francs dans les communes en dessous de 5,000 âmes ;

15 francs dans les communes de 5,000 à 10,000 âmes ;

20 francs dans les communes de 10,000 à 25,000 âmes ;

25 francs dans les communes au-dessus de 25,000 âmes ;

Pour la province : 25 francs

3° Extension de la compétence et des attributions des conseils provinciaux dans un but de décentralisation administrative et d’expédition plus prompte des affaires ;

4° Modification de la loi sur la milice, ayant pour base un système d’exonération destiné à restreindre les effets du tirage au sort, à alléger les charges militaires pour les familles et le pays, et, en même temps, à améliorer les éléments constitutifs de l’armée, en y fortifiant la discipline et l’esprit militaire

5° Adoption du système suivi avec tant de succès dans un grand pays voisin, l’Angleterre, d’affecter, en majeure partie, les excédents des recettes à l’amélioration de notre système financier et au dégrèvement des impôts qui pèsent le plus sur les classes ouvrières, à l’aide de mesures efficaces aussi promptes que le permettent les engagements qui grèvent l’avenir. Arrêter la progression des dépenses publiques, en simplifiant les rouages administratifs et en restreignant l’intervention de l’État dans le domaine de l’activité privée

6° Extension des réformes douanières dans le but de faciliter les échanges, et application de ce principe au bon marché des transports à l’intérieur, notamment en modifiant les tarifs des chemins de fer et le système des péages des voies navigables

(7° Examen sérieux et bienveillant des difficultés que l’exécution des travaux des fortifications d’Anvers a soulevées, dans le but de trouver une solution qui, sans changer le système de défense adopté et sans diminuer la force de la place d’Anvers, permettrait : a) de ne pas dépasser, pour les travaux entrepris, les limites des dépenses prévues et annoncées ; b) de faire cesser les inquiétudes qui se sont manifestées dans la population anversoise

8° Faculté laissée au Cabinet de déplacer des fonctionnaires dans l’intérêt de la marche régulière de l’administration et de révoquer ceux qui se montreraient ouvertement hostiles. Le Cabinet n’userait de cette faculté qu’avec toute la réserve commandée par le respect des droits des fonctionnaires et par la politique de modération qu’il chercherait à faire prévaloir ;

9° Dissolution des Chambres.


page 473) Cependant le cabinet démissionnaire occupait toujours le pouvoir. M. Rogier, peu désireux de le conserver dans des conditions aussi difficiles, insista pour que le Roi, revenant sur sa décision, discutât en détail, au lieu de le repousser in globo, le programme de M. Dechamps.

Léopold Ier fit alors appeler Malou. A la demande de Rogier, écrit M. Discailles (DISCAILLES, Charles Rogier, t. IV, pp. 225 et suiv.), Malou accepta de servir d’intermédiaire entre le Roi et M. Dechamps. « Ma mission, dit Malou au Sénat, dura ce que durent les roses, quarante-huit heures.

Malou eut, le 10 mai, avec M. Van Praet, un entretien au sortir duquel il soumit à M. Dechamps les modifications que le Roi désirait voir introduire au programme de l’administration dont il « considérait comme opportun l’avènement au pouvoir… et agréait complètement le personnel. »

Dans la pensée du chef de l’Etat, il y avait lieu :

1° De supprimer entièrement les n°1 et 2 du programme ; (page 474) il ne fallait pas de changement dans le mode de nomination des bourgmestres, pas d’abaissement du cens électoral] provincial ou communal ;

2° De rédiger le n° 5 en termes plus nets ;

3° D’annoncer par le n° 7 (fortifications d’Anvers) l’intention d’instituer une commission spéciale ;

4° De ne pas inscrire au programme le n° 8. Les autres points, en particulier la faculté de dissolution immédiate ou prochaine, ne soulevaient pas d’objections de la part du Souverain.

Malou transmit aussitôt à ceux de ses amis qui étaient désignés pour faire partie de la nouvelle combinaison ministérielle les désirs manifestés par le Roi. Il fut décidé, après une longue discussion, qu’il y serait déféré autant que possible ; quelques points essentiels furent seuls maintenus au programme.

Dès le lendemain, Malou rendit compte de sa mission à M. Van Praet. Dans une note au Ministre de la maison du Roi, datée du 13 mai, il a consigné, comme en un procès-verbal, les résultats de ses diverses et importantes démarches ; celles-ci aboutirent à un refus du Roi d’admettre aucun abaissement du cens électoral provincial ou communal ; M. Dechamps et ses amis, de leur côté, estimèrent qu’ils étaient liés à cet égard par des engagements formels.

Malou n ‘eut plus qu’à acter le dissentiment :

« Je me suis empressé mon cher ministre, écrivait-il le 13 mai à M, Van Praet. de me mettre en rapport avec mes amis politiques, membres de l’administration dont le personnel était agréé, me faisant auprès d’eux l’interprète complet des intentions et aussi, dans la mesure la plus large qui me paraissait possible, le défenseur de la pensée de Sa Majesté, car je tenais à bien remplir, par dévouement pour Elle et pour le pays, la mission que le Roi daignait me confier. »

(page 475) « A la suite d’une longue et mûre discussion, mes honorables amis, par déférence pour les désirs du Roi, admirent et m’autorisèrent à vous communiquer les modifications suivantes

« N°1. Nomination des bourgmestres par le Roi, dans le sein du conseil, la députation permanente entendue, Nomination des échevins par le conseil communal. Maintien de la législation en vigueur quant aux nominations des bourgmestres en dehors du conseil.

« N°2. Il aurait été convenu que le cens électoral, pour les provinces, n’aurait pas été réduit au-dessous de 30 francs ou même, si tel était le vœu du Roi, au-dessous de 35 francs.

« Pour les communes, tout en maintenant le principe d’une réduction, on aurait consulté les députations permanentes sur la quotité de cette réduction.

« N°5. Le changement du paragraphe financier dans le sens que vous aviez indiqué était admis.

« N°7. En maintenant la rédaction proposée, on ajouterait ces mots « au besoin, nomination à ces fins d’une commission spéciale ».

« En vous communiquant, mercredi 11 mai, ces propositions, pour les soumettre à l’appréciation du Roi, je vous fis remarquer que la discussion ouverte aujourd’hui avait lieu après la publication du programme considéré, par une partie de la droite, sinon comme insuffisant, du moins comme un minimum constituant une sorte d’engagement et que, dès lors, des modifications profondes présentaient, au point de vue de nos amis, plus de difficultés qu’elles n’en eussent offert peut-être si la discussion avait précédé la publicité.

« J’ajoutai que, malgré cette circonstance, mes amis, en renonçant, comme ils le faisaient, à plusieurs points qui, d’après leur conviction, sont importants. si pas essentiels, tenaient surtout à témoigner à Sa Majesté leur sincère désir d’entrer dans ses vues, même au prix du sacrifice d’un intérêt politique évident.

« J’expliquai, enfin, quelle était, dans leur pensée, le double et efficace complément de l’abaissement du cens provincial.

(page 476) « Vous m’avez informé, jeudi matin, que Sa Majesté n’admettait aucun abaissement du cens provincial ou communal. J’ai aussitôt fait connaître à mes amis cette appréciation du Roi : ils ont cru qu’il ne leur était pas possible d’admettre la suppression complète du n° 2 du programme proposé.

« Tel a été le point sur lequel s’est établi le dissentiment.

« Permettez-moi d’ajouter que, selon mon opinion personnelle, rues honorables amis ne pouvaient aller plus loin.

« Ayez la bonté, je vous prie, de me faire savoir si, comme je l’espère, j’ai correctement reproduit les faits principaux relatifs à cet incident. » (Note de bas de page : M. van Praet confirma le rapport fait par Malou : « J’ai reçu, lui écrivit-il le 13 mai, la lettre en date de ce jour dans laquelle vous rappelez le message que je vous ai porté de la part du Roi et ce qui s’est passé entre nous pour être rapporté à Sa Majesté au sujet de l’entrée aux affaires d’un Cabinet formé dans la droite de la Chambre.

(Le souvenir que vous avez conservé et retracé des conversations que j’ai eues avec vous au nom du Roi est parfaitement d’accord avec celui que j’en ai conservé moi-même. Vous établissez d’une manière claire et exacte les points sur lesquels il y a entente entre la Royauté et vos amis et ceux sur lesquels il y a eu dissidence.

(Le Roi me charge de vous remercier de l’obligeant empressement que vous avez mis à intervenir à la demande de Sa Majesté dans ces pourparlers et des nouveaux témoignages que vous avez donnés à Sa Majesté, dans cette circonstance, de votre bon vouloir et de votre dévouement. »)

Le refus du Roi de consentir, celui de M. Dechamps et de ses amis de renoncer au projet d’abaisser modérément le cens électoral provincial et communal entraînèrent l’abandon des négociations entre la droite et la Couronne.

Il a été reproché à l’une comme à l’autre des parties en cause de s’être arrêté à un prétexte insuffisant pour provoquer une rupture définitive ; il est bien difficile d’émettre un jugement sans connaître l’ensemble des (page 477) raisons qui pesèrent sur la décision de Léopold Ier et sur celle des hommes politiques auxquels le Roi fit appel à deux reprises.

Les membres les plus éminents du parti conservateur furent unanimes à déclarer qu’il ne pouvait être question d’abandonner le principe de l’abaissement du cens électoral, après l’engagement formel pris dans le programme.

Malou exprimait à cet égard son opinion personnelle à M. Van Praet ; M. Dechamps, de son côté, écrivait à Malou, le 11 mai : « Mon avis est qu’il ne faut pas céder sur le principe de la réduction du cens électoral pour la commune. Notre concession sur les bourgmestres paraîtra déjà une reculade. On a dit que notre programme était excessif, prenons garde de le rendre ridicule, ridiculus mus ; n’oublions pas que le programme a été publié ; il ne nous appartient plus. Nous devons faire un pas vers le Roi : ne pas laisser croire que nous avons voulu être refusés ; mais il ne faut pas non plus laisser croire le contraire. »

L’opinion exprimée par le baron d’Anethan était d’autant plus significative qu’elle n’émanait pas d’un partisan aussi convaincu que l’étaient MM. Malou et Dechamps de l’opportunité d’une réforme électorale : « Personnellement, écrivait-il, le 11 mai, à Malou, je ne tiens pas à l’abaissement du cens ; mais l’énonciation de cette réduction se trouvant dans le programme publié, on ne peut abandonner tout à fait le principe ; il faut au moins s’en tirer honorablement pour le cas où le Roi ne se rendrait pas à nos raisons. »

Le Roi estima qu’il ne pouvait céder et invita les ministres démissionnaires à rester en fonctions.

5. Les conséquences pour le parti conservateur de l’échec d’Adolphe Dechamps

Plus de doute, écrit à ce propos M. Discailles dans sa biographie de Charles Rogier, les catholiques ne voulaient (page 478) pas du pouvoir. Cette affirmation appelle des réserves. Rien n’obligeait la droite à retirer le ministère de la fondrière où il s’était embourbé ; avant de se sacrifier, elle avait le droit de poser ses conditions ; celles-ci étaient devenues, du fait de leur publicité, une manière d’engagement vis-à-vis des catholiques. Une reculade sur un point essentiel du programme parut impossible. Les chefs de la droite firent de loyaux efforts pour arriver à une transaction et concilier les intérêts de leur opinion. l’honneur de leur parti et les devoirs du patriotisme. L’accord ne se fit pas.

On peut se demander s’ils eurent tort de se montrer inflexibles sur un point, même capital, de leur programme. Cette question d’opportunité fut tranchée en mai 1864 par les chefs de la droite en un sens qui a été beaucoup discuté. Une chose est certaine : les catholiques eurent fort à se repentir d’avoir laissé les libéraux se ressaisir du gouvernement, qu’ils conservèrent pendant six ans. Qui dira s’ils n’eussent pas regretté davantage une occupation prématurée du pouvoir.

Le ministère Rogier-Frère, investi à nouveau de la confiance royale, se représenta le 31 mai devant la Chambre ; appuyé sur une majorité précaire d’une voix, il eut à subir un assaut ardu.

Avant l’ouverture de ce débat, Malou invita instamment son ami Dechamps à ne point accepter la discussion sur un autre objet que le motif réel qui avait déterminé la droite à refuser le pouvoir :

« Le 12 mai, lui écrivait-il, je fus informé que Sa Majesté (page 479) n’admettait aucun abaissement du cens provincial et communal : vous avez cru qu’il n’était pas possible d’admettre la suppression du n° 2 du programme.

« Le dissentiment s’est établi sur ce point.

« Tâchez de ne point vous laisser entraîner par des questions en dehors de ce cadre, notamment en ce qui concerne Anvers. Le mot commission militaire a été prononcé, il est vrai, mais incidemment, peut-être comme on lance un ballon d’essai.

« En constatant le dissentiment sur le n° 2, on n’a plus échangé d’inutiles explications sur les autres points. Telle est la vérité historique : n’en sortons pas, et si, suivant leur louable habitude, nos doctrinaires se dressent comme des points d’interrogation plus ou moins crochus, dites que, toujours prêt à expliquer complètement vos actes, vous n’êtes point chargé d’interpréter les intentions du Roi ; ramenez-les, en les interrogeant eux-mêmes, à s’expliquer sur le n° 2. En retirant actuellement leur démission, après que le dissentiment s’est établi sur l’abaissement du cens, ils acceptent la responsabilité du rejet de ce paragraphe. »

Il semble que Malou, en ce moment, regrette de ne pas se trouver à la Chambre pour déjouer les habiletés de l’adversaire :

« Je ne sais si je me trompa, poursuit-il, mais il me parait que la droite sera cruellement mystifiée et presque ridicule si on vote le complément des budgets et si la session se clôt ensuite en douceur, sans que rien ait été fait. Au mois de novembre les griffes momentanément rentrées pour faire patte de velours reparaîtront ; vous serez sous le coup d’une dissolution hivernale, dans l’alternative d’en affronter les chances ou de vous amoindrir, sinon vous humilier.

« Cette tactique est, je le reconnais, difficile à déjouer complètement, puisqu’ils tiennent le pouvoir et peuvent, à leur gré, clore la session lorsqu’ils auront les budgets. »

(page 480) Malou était partisan de m’offensive ouverte et immédiate :

« Je me suis demandé pourquoi la droite ne formulerait pas immédiatement en proposition de loi les n°1 et 2 de votre programme. Il est aisé de provoquer la prise en considération avant le vote des budgets. S’ils laissent passer, c’est pour vous une victoire ; s’ils combattent la prise en considération, ils risquent une défaite et, lors même qu’ils entraîneront toute la gauche à l’unanimité à voter contre l’extension des franchises communales et contre l’extension du droit de suffrage, vous avez dans l’opinion tous les profits de la bataille, quoique vaincus en apparence.

« Méditez ce projet. Si j’étais de la Chambre, je déposerais la proposition le jour même de la rentrée et je donnerais les développements aussitôt que la lecture aurait été autorisée. Un petit acte, un coup bien joué, vaut cent discours qui vont processionnellement s’enterrer au Moniteur. » (Lettre à M. Dechamps, le 27 mai 1864).

« Je sus cent fois de votre avis (le 28 mai 1864) : il faut un acte et un vote, » répondit M. Dechamps, en conviant Malou à venir conférer, la veille de la reprise de la session parlementaire, avec le comte de Theux et les membres du Cabinet échoué.

La Chambre consacra quinze séances à des débats à l’issue desquels le ministère recueillit un ordre du jour de confiance, voté à une voix de majorité.

Dans la discussion qui suivit au Sénat, Malou s’attacha à ne pas sortir des limites qu’il avait lui-même tracées.

« Je puis à bon droit, disait-il (Voir Annales parlementaires, 5 et 7 juillet 1864), avoir la conviction, d’après la manière dont les choses se sont passées, que, si mes honorables amis avaient consenti à la suppression complète (page 481) du n° 2, le Cabinet aurait été formé, et il ne se serait plus agi que de s’entendre sur la rédaction des autres points...

« L’admiration est une chose qui ne se commande pas ; il est parfaitement libre à l’honorable ministre de s’extasier devant ce magnifique système (d’électorat communal). Mais, pour moi, je trouve que mes honorables amis ont eu parfaitement raison d’en proposer la réforme. Aujourd’hui le cens communal n’est pas établi d’après les règles du sens commun.

« Il faut de trois choses l’une : ou bien compter l’impôt communal, ou bien établir le cens uniforme pour les communes, ou bien réduire le cens pour toutes les communes. C’est à ce dernier système que nos amis se sont arrêtés.

« Par un de ces effets d’acoustique qui se produisent quelquefois dans notre salle, j’entendais, l’autre jour, un honorable membre dire à son voisin que le but de la proposition était d’augmenter le nombre des électeurs dans les campagnes.

« Je crois que l’effet de la proposition aurait été tout à fait contraire. La raison en est simple. Tout le monde est imposé dans les villes ; dans les communes, au contraire, lorsqu’il faut un cens très bas, ou l’on n’est pas imposé, ou l’on atteint facilement le cens de 15 francs, qui est minime et que l’on aurait réduit à 10 francs...

« Je n’aurais pas la moindre peur de voir réaliser cette réforme.

« Si quelqu’un a des motifs de craindre l’abaissement du cens électoral, si l’on peut nous prouver que cette réforme doit nous faire glisser fatalement sur la pente du suffrage universel, car c’est là l’épouvantail que l’on a agité contre cette réforme, aucun progrès n’est plus possible.

« Que fera-t-on si l’on n’ose plus espérer une réforme naturelle, légitime, utile, de peur que cette réforme n’en entraîne une autre qui serait absurde ? »

M. Frère-Orban se chargea de la réplique. Il aborda tous les thèmes d’actualité : la crise ministérielle, le (page 482) programme de M. Dechamps, la question constitutionnelle, l’enseignement, les cimetières.

« Messieurs, répondit simplement Malou, je ne puis suivre l’honorable ministre des finances dans tous les développements où il est entré. Ainsi, je n’ai pas besoin de faire l’apologie de l’enseignement donné par les Jésuites. Il y a tant de libéraux qui mettent leurs enfants chez les Jésuites, que je les supplie de me remplacer dans cette tâche et de faire l’éloge des professeurs qu’ils donnent à leurs enfants...

« Nous avons, dit-on, trois programmes : un programme de l’avenir, un programme de transition et un programme du passé.

« Je ne sais si je dois suivre l’honorable ministre dans cette partie du débat.

« Je demande si, dans aucun pays. il a existé un parti où il n’y eût pas de tendances différentes. Je demande si, dans l’état actuel du parti libéral, il n’y a pas de désirs, ni des aspirations différentes. Dès lors à quoi bon discuter ?

« Il suffit que le parti au pouvoir prenne la moyenne vraie, la moyenne patriotique, nationale, dirais-je, des tendances de son opinion pour pouvoir gouverner. »

Le Sénat se prononça à son tour en faveur du ministère et lui donna sept voix de majorité. La Chambre seule fut dissoute : les élections furent fixées au 23 août. Le Cabinet en sortit raffermi et compta une majorité de douze voix. Les conservateurs, au contraire, perdirent une partie du terrain qu’ils avaient gagné en 1863 ; l’idée s’accrédita que le gouvernement n’était plus possible pour eux.

M. Dechamps fut la première victime de ce revirement électoral. Il échoua à Charleroi, à la grande surprise de ses amis et de ses adversaires. « La peur d’un ministère catholique, enfantant des émeutes et une révolution, (page 483) a été l’idée dominante dans le Hainaut, écrivait-il à Malou ; tous nos amis me pressent de rentrer ; Charles de Merode, Nothomb, Charles Vilain et du Bois, d’Anvers, m’offrent généreusement leurs sièges. Je ne puis accepter. Je veux profiter du décret de la Providence en me reposant. Plus tard, lorsque je serai éligible au Sénat, j’irai m’asseoir à côté de vous dans cette citadelle des conservateurs, qu’il faut fortifier. »