(Paru à Bruxelles, en 1905, chez Dewit)
(page 212) Il n’existe, jusqu’à présent, que des aperçus fragmentaires ou incomplets sur l’histoire du journalisme en Belgique. (Note de bas de page : Dans un ouvrage récent, très complet et remarquablement documenté, du P. J.-Laurent-M. Perquy, des Frères-Prêcheurs, sur la « Typographie à Bruxelles au début du XXème siècle » (collection de l’École des sciences politiques et sociales de l’Université de Louvain, 1 vol. in-8° de 584 pages ; Bruxelles, Schepens, 1904), un chapitre est spécialement consacré aux origines et au développement de la presse bruxelloise. On y trouvera, notamment, d’utiles indications bibliographiques). Spécialement, les origines de la presse conservatrice ont été peu fouillées.
Sans songer à combler cette lacune, il importe cependant, pour l’intelligence du rôle prépondérant rempli par Jules Malou dans le relèvement des journaux de son opinion, de jeter un coup d’oeil en arrière, de remonter aux premières années de l’indépendance nationale
(page 213) L’unionisme triomphait alors dans la presse comme à la tribune ; nulle voix discordante n’évoquait le souvenir d’anciennes divisions entre catholiques et libéraux ; tout semblait confondu dans la préoccupation de défendre la liberté conquise. Mais, au lendemain du règlement définitif des difficultés extérieures, la presse libérale jeta brusquement le masque et se fit l’ardente protagoniste de la politique préconisée par M. Devaux. Cette preste évolution s’opéra d’autant plus aisément qu’elle ne se heurta à aucune opposition sérieuse des faibles organes de la presse conservatrice. Sur le terrain du journalisme comme sur celui de l’action politique, les catholiques furent rapidement dépassés par leurs adversaires. Ceux-ci allaient délibérément de l’avant, tandis que ceux-là marquaient le pas et s’attardaient à caresser la chimère de l’unionisme. Un fait en dit long ; dès 1840, des quatre principaux organes de la presse bruxelloise, trois répandaient les idées libérales et n’avaient que mépris pour l’unionisme démodé (L’Observateur, l’Indépendant, le Journal de la Belgique) ; le quatrième, l’Emancipation, journal vaguement conservateur, s’abstenait prudemment de prendre en politique une attitude compromettante. Même dans la presse de second rang, il n’était pas un seul journal qui s’affirmât franchement catholique. Il fallut, nous le verrons, qu’un journaliste liégeois se transportât dans la capitale pour détruire cette anomalie.
Ces constatations appellent des commentaires. Bien des éléments d’appréciation font malheureusement défaut. A celui qui écrira l’histoire du journalisme en Belgique, il appartiendra de les réunir.
Malou fut tenté, en 1843, d’entreprendre ce travail ; il en reconnut bientôt la difficulté :
(page 214) « Si, depuis un grand nombre d’années, écrivait-il, des renseignements complets avaient été recueillis, combien d’inductions intéressantes l’on pourrait tirer ! Combien serait curieuse l’histoire de la presse périodique, si, mettant en oeuvre ces précieux matériaux, l’on remontait des faits à leurs causes, si l’on rapprochait des données relatives à l’existence matérielle des journaux les indications nécessaires sur les événements, les luttes, les vicissitudes qui ont réagi sur eux ! Malheureusement, je ne puis être, pour vous, cet historien de la presse belge. Les renseignements qu’il m’a été possible de réunir ne remontent pas à une date assez ancienne ; ils ne contiennent même des développements assez étendus que pour les trois dernières années. Il faudrait, d’ailleurs, pour entreprendre avec succès un travail aussi vaste, non seulement tous les matériaux dont je n’ai qu’une faible partie, mais posséder encore une connaissance intime des faits, car l’histoire de la presse, ainsi entendue, comprendrait presque toute l’histoire politique d’une époque. Il faudrait enfin, tout en ayant les moyens de mettre les résultats en évidence, se trouver à l’abri du soupçon de partialité dans l’application de leurs causes, conditions qu’il est malaisé de réunir alors que chacun est inévitablement classé d’après ses opinions réelles ou supposées. » (Notice statistique sur les journaux belges (1830-1842). Lettre à sir Francis J***, à Londres, par M. J. Malou, membre de la Commission centrale de statistique, p. 7. Bruxelles, Hayez, 1843).
A défaut d’une histoire complète, Malou a laissé une Notice statistique sur les journaux belges (1830-1842), curieuse étude, originalement échafaudée, à l’aide surtout de données chiffrées. Elle est écrite sous forme de lettre et adressée à sir Francis J°°°, à Londres.
N’était la promesse qui le liait à son correspondant d’outre-mer, il semble, à lire les premières pages, que Malou eût volontiers renoncé à cet entretien sur la presse périodique belge.
(page 215) Il s’abandonne à des confidences qui expliquent, dans une certaine mesure, pourquoi est restée si obscure l’histoire du journalisme pendant les années qui suivirent la Révolution :
« Je ne sais vraiment comment j’ai pu prendre l’engagement de vous parler de la presse.
« Lorsqu’il s’agit de constater les faits qui concernent la presse, une sorte de crainte superstitieuse semble parfois nous arrêter : nous usons assez largement de notre jeune liberté envers tous les pouvoirs pour rechercher, publier et discuter leurs actes ; nous possédons une foule de documents sur les résultats de l’activité nationale dans l’ordre moral et dans l’ordre matériel ; mais la presse, bien qu’elle occupe une place importante dans tous les pays qui jouissent d’institutions libres, est restée, jusqu’à présent, en dehors de nos recherches ; l’on n’a point constaté les conditions et le mode de son existence, ni étudié ses développements. La statistique, science si positive et si curieuse à la fois, n’a-t-elle point connu la richesse de cette partie de son domaine, on bien a-t-elle craint d’en remuer le sol ?
La Notice s’ouvre par une rapide esquisse de la législation qui régit la presse. « C’est, en quelque sorte, l’atmosphère au milieu de laquelle elle se meut. » Malou constate qu’il n’est aucun pays sur le continent où la presse jouisse d’une liberté plus grande qu’en Belgique. Point de mesures préventives ; rien n’entrave, rien n’inquiète la libre expression de la pensée : pas de cautionnement, pas de censure ; les délits de presse relèvent du jury « Il est absolument impossible de trouver une législation plus sobre dans la définition des faits punissables, plus libérale et plus douce dans l’application de Ses principes. »
A la vérité, une loi de circonstance exista, de 1834 à 1839 ; en dehors de la loi commune, « elle avait pour (page 216) objet de punir ceux qui provoqueraient le retour de la Famille royale déchue, qui feraient des démonstrations publiques en sa faveur ou qui porteraient les insignes distinctifs d’une nation étrangère ». De cette loi d’exception, avait-il fallu user fréquemment au détriment de la liberté ?
« Je ne crois pas, écrivait encore Malou, que cette loi ait été une seule fois appliquée à la presse périodique ; son effet a été purement comminatoire. Un fait bien remarquable et trop peu remarqué, c’est que la Belgique, à peine constituée, non reconnue, ayant, pour ainsi dire, chaque jour à attendre des tentatives de restauration, ait traversé cette époque sans recourir à d’autres mesures exceptionnelles, sans faire même usage de la loi de 1834 à l’égard de ceux qui, par leurs écrits, protestaient incessamment contre son existence. L’histoire n’offre pas d’exemples d’une telle conduite, et, à défaut d’autres preuves, celle-ci ne suffirait-elle pas pour démontrer la force du sentiment national, la confiance qu’il avait en lui-même ? »
Cette généreuse tolérance eut pour résultat la disparition progressive de la presse orangiste. Elle s’éteignit de sa belle mort, sans que personne songeât à la plaindre ni à la venger.
A l’égard des délits de presse relevant de la loi commune, il fut usé de la répression avec une égale modération. « Il semble, opine Malou, qu’en général, les hommes qui se sont succédé aux affaires (et je suis tenté de louer cette conduite) ont laissé au bon sens du pays le soin de faire justice de beaucoup d’écarts et justice a été obtenue de l’opinion publique. »
L’impôt du timbre auquel était soumise la presse périodique constituait assurément une entrave à sa diffusion ; bien qu’abaissé en 1839, il restait relativement (page 217) élevé. Tout numéro d’un journal de la dimension des plus modestes quotidiens d’aujourd’hui était frappé d’un droit de timbre de cinq centimes, auquel venait s’ajouter, en cas d’envoi par la poste, un droit de port de deux centimes à la feuille.
Au moins l’impôt du timbre eut-il cet avantage de fournir un moyen très simple et assez sûr d’étudier certains faits qui intéressèrent l’existence matérielle des journaux. Malou en a fort ingénieusement tiré parti : «Tous, écrit-il, étant soumis à cet impôt, l’on peut, au moyen des registres du timbre, connaître leur nombre et leur format à diverses époques ; l’on peut constater les naissances et les décès, l’âge et la condition de chacun d’eux, la part d’impôt qu’il supporte. La moyenne des abonnements, par province et par journal, peut aussi être calculée avec assez d’exactitude et, dès lors, l’on connaît approximativement le produit des abonnements. »
Ce plan très logique est celui de l’étude de statistique que le talent original et souple de son auteur pouvait seul rendre vivante et d’un haut intérêt.
La presse belge s’épanouit rapidement sous l’égide de la liberté. Le nombre des journaux, qui n’était que de 34 en 1830, montait à 130 en 1842.
Dans l’intervalle, bien d’autres quotidiens et périodiques virent le jour, mais leur existence fut éphémère, car « s’il est aisé, observe Malou, de lancer un prospectus, de publier quelques numéros, c’est une entreprise difficile, et dont le succès est rare, de trouver place au soleil et de prendre une part suffisante au banquet des abonnements ».
Aussi bien, la plupart des quotidiens, tant de la capitale que de province, se contentaient-ils d’une maigre pitance ; aucun journal belge ne comptait, en 1842, 2,000 abonnés ; des quotidiens faméliques se survivaient (page 218) à eux-mêmes avec des tirages de 250 à 500 exemplaires.
« Ce fait d’existence artificielle, pour ainsi dire, n’est pas très rare... Vainement, d’ailleurs, espérait-on déduire d’un grand nombre de faits une espèce de loi de mortalité. Les conditions d’existence sont tellement différentes, selon la nature de la publication, les frais qu’elle nécessite, les produits accessoires qu’elle procure, que l’on voit s’éteindre des journaux dont la clientèle paraissait suffisante et bien établie, tandis que d’autres, moins prospères en apparence, leur survivent longtemps. »
La presse belge, en 1842, comptait deux vétérans : l’un, plus que centenaire, De Gazette van Gent, « sa vie paraît être calme comme celle d’un bon vieillard ; il parle flamand » ; l’autre, le Journal de la Province de Liége, fondé en 1764, « organe d’une opinion que l’on dit très avancée, je ne sais trop pourquoi, écrit Malou ; il a dans ses allures la vivacité et la tumultueuse ardeur de la jeunesse, et vraiment je me prends à douter quelquefois, tant il me semble changé, tant il a grandi, s’il est bien le même que ce petit journal qui paraissait à Liège, au temps des princes-évêques, apparemment sous le bon plaisir, avec approbation et privilège de Son Altesse. Que de pensées, ajoute-t-il, se pressent dans l’esprit à la vue de ces vieilles tribunes où sont montées successivement, pour parler à la multitude, sous des régimes si différents, plusieurs générations de journalistes ! »
La Notice statistique a d’ailleurs toutes les indiscrétions. Elle accuse le Luxembourg de ne point lire, en un an, autant de journaux que le Brabant n’en lit en deux jours. Les courbes souples et savantes des diagrammes convainquent à l’évidence la province de Namur de stagnation intellectuelle ; elles établissent malheureusement aussi la lente et continue déchéance de la presse conservatrice.
(page 219) Malou clôture son étude par un bilan fictif, d’où il déduit que la plupart des journaux politiques de son temps ne doivent guère laisser de gros bénéfices à leurs propriétaires ou actionnaires ; c’est peut-être en quoi ils se différencièrent le moins de nos journaux d’aujourd’hui.
Il est grandement regrettable que Malou n’ait pas cru pouvoir compléter ces renseignements sur l’existence matérielle de la presse belge par des données de statistique morale sur le caractère, le genre de polémique, la mentalité des principaux journaux.
« Une telle oeuvre, écrivait-il à sir Francis J***, au moment de prendre congé, est trop vaste, trop délicate pour l’entreprendre aujourd’hui. Je ne dirai point - ce serait manquer de franchise - que je ne possède aucun des éléments qui me seraient nécessaires, car j’ai suivi et depuis longtemps j’étudie la marche de la presse en Belgique ; mais, sans parler d’autres motifs qui m’engagent à m’abstenir, je dois reconnaître que beaucoup de documents me feraient encore défaut si, au lieu d’analyser des faits faciles à saisir, il me fallait justifier auprès de vous des appréciations qui n’emportent pas avec elles-mêmes leurs preuves. »
En somme, la psychologie du journal belge, de 1830 à 1842, est encore à écrire. A quelle conjecture n’est-on pas réduit lorsqu’on cherche une explication aux faits actés dans la Notice statistique ? Qui dira pour quelle raison aucun organe de la presse n’a pu, durant cette période, acquérir et conserver de prépondérance marquée ? Saura-t-on pourquoi le Courrier belge perdit en un an plus de 3,000 des 4,820 abonnés qui lui avaient, un moment, en 1831, assuré une supériorité écrasante sur ses trente-quatre concurrents ? Expliquera-t-on pour quelles causes le tirage des journaux conservateurs alla d’année en année décroissant et (page 220) pourquoi l’Émancipation échappa seule à cette défaveur, comment, en quelques mois, le nombre de ses abonnés doubla, monta au chiffre de 2,589, rapidement, redescendit, en l’année 1842, à 1,905 ?
Frappé de l’étrangeté de tels soubresauts, Malou a hasardé une explication et l’a livrée, incomplète et telle quelle, à sir Françis J*** :
« Sans doute, écrivait-il, pour expliquer de pareils revirements de fortune, il faut faire la part des fautes et des erreurs dans la direction d’un écrit périodique, ainsi que des effets d’une concurrence puissante et de changements dans le personnel de la rédaction ; mais, pour comprendre la dissémination des forces de la presse, il faut aussi tenir compte des habitudes du pays et de ses institutions. Or, en Belgique plus qu’ailleurs, parce que l’unité nationale s’est créée depuis peu, les souvenirs, les habitudes des temps d’autrefois ont conservé leur empire ; dans plusieurs provinces existent de grands centres de population, d’intérêts, d’activité industrielle ou politique ; la capitale compte presque des rivales, ou du moins elle ne possède pas, à l’égard des autres villes, l’influence prépondérante de Paris ou de Londres. Le régime de la liberté absolue, surtout dans de telles conditions, doit décentraliser la presse et, par suite, en affaiblir les organes. »
L’excessive multiplicité des organes périodiques était véritablement une cause de faiblesse. Soixante-quatre journaux politiques, dix journaux artistiques, vingt-six journaux d’annonces se partageaient les 34,996 abonnés qui formaient, en 1840, la clientèle journalistique de la Belgique.
L’influence de la presse bruxelloise était circonscrite dans un étroit rayon. Les idées de la capitale n’avaient acquis, ni dans le domaine intellectuel, ni dans le (page 221) domaine politique, l’importance qu’elles possèdent aujourd’hui. La vie provinciale, entretenue par la rareté relative des communications, était demeurée très vivace. Les journaux édités à Bruxelles rencontraient dans les journaux locaux des concurrents qu’il leur fut longtemps malaisé de supplanter.
Liége possédait, en 1840, des journaux des deux opinions. Le principal, le Journal de Liége, défendait les idées libérales. Les unionistes catholiques avaient pour organe le Courrier de la Meuse, auquel la Gazette de Liége, fondée en 1840, venait d’enlever le quart de ses 800 abonnés.
Le chevalier Dieudonné Stas, directeur du Courrier de la Meuse, prit, vers cette époque, une initiative assurément peu banale. Avec tout le personnel et le matériel complet de sa rédaction, il se transporta à Bruxelles.
Le 1er janvier 1841, son journal partit sous le titre nouveau de Journal de Bruxelles.
Bruxelles eut dès lors un journal catholique ; ce fut le grand mérite du chevalier Stas : son journal comblait une lacune.
Il le faisait remarquer dans l’article de tête du numéro du 1er janvier 1841 :
« La publication d’un nouveau journal dans la capitale du royaume s’explique d’elle-même. A raison de sa position sociale dans le pays et dans les Chambres, l’opinion catholique ne pouvait rester plus longtemps étrangère au mouvement politique dont la ville de Bruxelles est le centre. Une telle anomalie, dont on ne trouverait peut-être pas un seul exemple ailleurs, était contraire à toutes les convenances et à tous les intérêts.
(page 222) « Le Journal de Bruxelles est appelé à la faire disparaître. »
L’opinion conservatrice en 1841 possédait donc, à Bruxelles, deux organes de quelque importance l’Émancipation avec 2,208 abonnés, le Journal de Bruxelles qui en compta bientôt 1,489.
Jusqu’en 1856, le Journal resta dirigé « avec une calme énergie » par son fondateur. MM. Defossé, Proost, Troisfontaines, de Rasse et surtout M J.-B. Coomans assistaient le chevalier Stas d’une collaboration assidue.
L’Émancipation était devenue, en 1843, la propriété d’un consortium formé de deux publicistes français, MM. Amable et Natalis Briavoinne, et de M. Barthélemy Dumortier. La part de ce dernier était peu importante ; son influence dans la direction du journal ne fut pas considérable. L’Emancipation restait un journal d’information, avec des sympathies conservatrices ; elle accueillait les articles que lui adressaient parfois des hommes politiques comme MM. Dechamps, de Decker, Malou. Doués d’une grande activité, MM. Briavoinne avaient bientôt formé autour de l’Emancipation tout un groupement de publications périodiques de moindre importance : le Globe, l’Eclair, le Commerce Belge ; ils avaient recueilli les débris du Courrier Belge et publiaient sous le nom d’Écho de Bruxelles une doublure à prix réduit de l’Émancipation.
La publicité réunie de ces divers organes était une puissance ; il importait de ne point la laisser plus longtemps inactive. A la veille du Congrès de 1846, les feuilles libérales élevaient plus que jamais le ton de leurs affirmations et redoublaient d’attaques à l’endroit de ce qu’elles appelaient les tentatives réactionnaires. La presse conservatrice riposta si faiblement que quelques (page 223) catholiques généreux considérèrent qu’il était de leur devoir d’intervenir.
Le 29 avril 1846, entre M. le comte Félix de Mérode, agissant au nom du comité conservateur, et M. Natalis Briavoinne, au nom des propriétaires de l’Émancipation, intervint l’accord suivant :
Le comité s’engageait à verser annuellement à M. Briavoinne une somme de 20,000 francs pendant une période de trois ans ; les propriétaires de l’Émancipation prenaient, en échange, un engagement qui est intéressant par les idées qu’il reflète : « La rédaction politique de l’Emancipation soutiendra un système conservateur et gouvernemental modéré ; sans défendre l’Eglise catholique directement, elle blâmera toute tentative injuste contre le clergé et les personnes qui lui sont attachées, dans les limites tracées par les devoirs religieux et non au delà ; elle devra constamment tendre vers les principes de sage liberté et de morale tolérante qui peuvent seuls assurer le calme dans les esprits, l’union dans la société elle s’efforcera de faire prévaloir dans toutes les questions la voix du bon sens opposée à celle des passions violentes, quels qu’en soient les organes ;... toutefois elle ne renonce pas à signaler, avec mesure, les abus, les écarts de pouvoir, les faiblesses, ou en un mot tout ce qui lui paraît porter atteinte à nos institutions publiques, à nos lois civiles on à nos croyances religieuses... »
Une commission de trois membres était constituée dans le but de conserver à l’Emancipation la ligne de conduite ainsi tracée. Le comte Félix de Mérode et le baron de t’Serclaes en firent partie. Des réunions mensuelles eurent lieu, auxquelles M. Natalis Briavoinne fut invité à assister. La ligne à suivre y était débattue.
(page 224) M. Briavoinne transmettait les instructions comme venant de lui-même aux autres rédacteurs, desquels il répondait.
Le mobile généreux auquel obéissait le comte Félix de Mérode en prenant, au nom du comité conservateur, l’engagement onéreux que nous venons de voir, est grandement louable. Il renouvelait le sacrifice qu’en 1838 il avait fait, à la prière de Montalembert, son gendre, pour sauver l’Univers aux abois. Fut-il aussi heureusement que généreusement inspiré ? Il est permis de penser qu’en consacrant à la création d’un journal catholique la somme qui fut employée, avec peu d’avantages, à subsidier l’Emancipation et ses filiales, l’on eût atteint un résultat autrement efficace et comblé enfin une lacune qui subsistait toujours.
Cependant les élections de 1847 avaient amené le triomphe de la « politique nouvelle ». Avec l’avènement du ministère Rogier-Frère grandissait le rôle des journaux conservateurs devenus la presse d’opposition. Mais la charge était lourde pour de faibles épaules. L’attaque manquait d’ensemble, la riposte était lente. Aussi des plaintes surgissaient-elles de toutes parts : « Le journal trame dans l’ornière », écrivait à son frère Mgr Malou. « Il nous importe beaucoup plus d’avoir un journal supérieur de premier ordre que de dodiner l’Emancipation qui parlera tantôt blanc et tantôt noir. »
Il fallait relever la presse conservatrice ; chacun en convenait ; mais, devant la difficulté de la tâche, personne ne se décidait à l’action. De longs mois s’écoulèrent ainsi jusqu’au jour où Jules Malou, encouragé et appuyé par son frère, l’évêque de Bruges, prit la résolution de remédier, coûte que coûte, à la situation.
(page 225) Que faire pour atteindre le but désiré ? Comment s’y prendre et par où commencer ? Les deux frères décidèrent d’abord de s’adresser au chevalier Stas ; le 12 décembre 1849, Mgr Malou le reçut à Bruges et pendant une journée entière s’efforça de lui démontrer qu’il n’était pas indispensable à la direction du Journal de Bruxelles. Il s’agissait de l’amener à consentir à la cession de son journal. Le comte de Theux, Malou et quelques autres se chargeaient du rachat. Le chevalier Stas tint bon. Il n’entendait pas se laisser exproprier ; puis il tenait à son journal, comme on aime un enfant que l’on a vu grandir et auquel on s’attache d’autant plus passionnément qu’on l’a arraché à la mort.
Aucun espoir donc du côté du Journal de Bruxelles.
Il n’y avait d’autre ressource que celle de stimuler son directeur, de lui envoyer émissaires sur émissaires au besoin, d’aller en personne le presser d’agir. Malou ne s’en faisait pas faute.
Dans l’entre-temps, il concevait le projet de fonder une nouvelle revue de polémique. Dès 1841, il avait collaboré, avec M. Dechamps, à la Revue de Bruxelles. Il y avait notamment adressé à M. Devaux les Lettres sur les affaires du temps.
Mais déjà en 1845 la Revue de Bruxelles ne vivait plus que d’une vie précaire, malgré le secours que lui apportait la collaboration ardente et dévouée du lieutenant Xavier de Mérode. « Je ne sais, écrivait celui-ci à son beau-frère Montalembert, si vous avez lu dans la Revue de Bruxelles, de décembre, un article intitulé Aux abonnés de la Revue de Bruxelles, que j’ai donné à l’éditeur (page 226) tout découragé et prêt à abandonner cette publication tombant chaque jour de plus en plus. » (Xavier de Mérode, ministre et aumônier de Pie IX, archevêque de Mélitène, sa vie et ses œuvres, par Mgr BESSON. Desclée, 1898, pp. 50-51).
Reprendre la position abandonnée par la Revue de Bruxelles, tel était le but que Malou se proposait d’atteindre par la création d’une nouvelle revue. Les sujets de polémique abondaient, qu’il s’agît de combattre la jurisprudence de M. de Haussy, la loi sur les successions, le libre-échange ou la loi sur l’enseignement moyen. « J’attends avec impatience la publication de la revue, » écrivait Mgr Malou le 30 décembre 1850.
La revue ne parut point. Mais, en janvier 181, de nouveaux pourparlers furent entamés avec le chevalier Stas. Malou était, cette fois, décidé ou bien à acquérir le Journal de Bruxelles, ou bien à créer un nouveau journal. Mgr Malou était à ses côtés ; il le stimulait et l’encourageait :
« Vous voulez faire de la propagande, du vrai journalisme, ce mot dit tout, j’y applaudis de grand coeur... Le procédé que vous proposez vis-à-vis de M. Stas est un peu cavalier, mais l’intérêt souverain de nos principes prévaut ici... Ce qui me réjouit aussi beaucoup dans votre projet, c’est le dessein de faire du journal votre oeuvre personnelle et celle de vos amis... Du moment que vous vous occupez de ce journal, je vous fais grâce de la revue. »
Il semblait, au 1er février 1851, que l’on dût aboutir ; des démarches avaient été faites par Malou ; les actions de la future société étaient déjà placées en partie ; le concours de MM. de Theux et Dechamps était acquis ; il ne restait qu’à fléchir M. Stas. Mgr Malou était heureux (page 227) de la tournure que prenaient les négociations ; déjà il multipliait les conseils. « Je ne sais trop, écrivait-il, pourquoi vous changeriez le titre du journal. »
Mais le chevalier Stas tenait ferme. Il ne voulait pas que son journal fût « jeté aux hasards d’une société à idées mobiles ». Il s’obstinait à demeurer, sinon propriétaire, du moins directeur du journal. C’était précisément ce que M. Malou et ses amis ne voulaient pas. M. Stas était d’autant plus tenace et inflexible qu’on le pressait davantage ; les chefs les plus respectés du parti catholique, le baron de Gerlache et le comte de Theux, intervinrent en vain. On essaya d’une combinaison où M. Stas « resterait comme enseigne et cesserait de figurer comme obstacle ». Tout fut inutile. Il fallut céder devant l’inflexible obstination de ce respectable vieillard, dont la droiture d’intentions demeura toujours au-dessus de tout soupçon.
Malou dirigea alors ses efforts dans un autre sens : il fit des ouvertures de rachat à MM. A. et N. Briavoinne, propriétaires et directeurs de l’Emancipation, de l’Écho de Bruxelles, et de leurs filiales. Pourquoi deux journaux catholiques ne pourraient-ils exister concurremment à Bruxelles ? Les évêques donnèrent leur assentiment au projet. Mgr Malou, cette fois, était moins enthousiaste : il professait à l’endroit de l’Emancipation une méfiance très vive : « Pourquoi payer cher de l’eau claire et des nuages ?... Si on marche comme l’Emancipation, si on souflle tantôt le froid, tantôt le chaud, beaucoup de personnes regretteront le Journal de Bruxelles, qui a (page 228) eu au moins cet avantage d’être et de se montrer constamment catholique. »
(Note de bas de page Mgr Malou à Jules Malou, 23 février 1851. Dans ccs diverses tentatives d’organisation de la presse conservatrice, Malou eut souvent recours à l’active collaboration du baron d’Anethan. - Les fragments récemment publiés de la correspondance de l’éminent ministre avec son collègue au Sénat, le baron Félix Béthune, confirment l’exposé que nous avons fait de ces négociations et en précisent certains détails « Les négociations ont échoué avec le « Journal de Bruxelles », écrivait le baron d’Anethan le 23 avril 1851, M. Stas n’ayant voulu entendre aucune proposition. Je considère cette circonstance comme heureuse. Il me semble qu’en Belgique, il importe de conserver un organe catholique pur ; ce rôle est dévolu au « Journal de Bruxelles », et il le remplit très bien. Métamorphoser le « Journal de Bruxelles » aurait été signalé comme une abdication d’une qualification qui nous honore, celle de catholique ; d’un autre côté, le nouveau journal aurait toujours été indiqué comme la continuation du « Journal de Bruxelles » et, dès lors, les libéraux modérés auraient été en défiance, et nous n’aurions guère pu espérer de conversions. L’Émancipation s’adresse à une autre catégorie de lecteurs ; elle n’est pas entachée de cléricalisme, et elle peut, dans une certaine sphère, faire plus de bien que le « Journal de Bruxelles. » (Baron L. de Béthune. « Le baron d’Anethan d’après sa correspondance ». « Revue générale », novembre 1904, p. 605.) (Fin de la note
Cependant les négociations se poursuivaient entre Malou et MM. A. et N. Briavoinne. Le 4 avril, Malou soumettait à une réunion, malheureusement peu nombreuse, de catholiques, le résultat de ses efforts : les négociations ouvertes pour acquérir la propriété partielle et la direction de l’Emancipation, de l’Echo de Bruxelles et du Peuple belge avaient abouti. Il fallait 100,000 francs pour en assurer le succès. Le prince de Chimay et Malou souscrivaient chacun pour un dixième. Mais où trouver les quatre cinquièmes restants ?
Malou n’hésita pas : il rédigea une circulaire et lança un pressant appel aux personnalités connues du parti (page 229) catholique. Il les exhortait à souscrire au projet de statuts de la Société pour le progrès de la presse conservatrice. Sa voix ne rencontra qu’un faible écho : « Que de pensées de découragement, écrivait-il, j’allais presque dire de dégoût, il faut vaincre lorsqu’on voit l’apathie, l’indifférence, l’absence de volonté et de saine appréciation des besoins de notre opinion »
De la province arrivaient dans l’entre-temps de bonnes nouvelles : à Namur, le chanoine de Montpellier, l’ami d’enfance des deux frères Malou, avait fondé l’Ami de l’Ordre ; Mgr Malou s’occupait, à Bruges, de réorganiser la Patrie, dont M. Amand Neut prenait la direction le 1er janvier 1852 tandis que, avec les encouragements et sous les auspices de Mgr Delebecque, les catholiques gantois s’occupaient de créer le Bien public, dont le premier numéro partit le 4 octobre 1853.
Malou put croire un moment qu’il allait aboutir à ses fins : le prince de Chimay acceptait de présider le conseil de la nouvelle société (Note de bas de page : Ce conseil était composé de MM. le prince de Chimay, de la Coste, Dechamps, le comte de Liedekerke, Malou, le comte de Mérode, le comte van der Straten) ; les souscriptions commençaient à arriver ; des catholiques dévoués - au premier rang desquels il faut placer le comte de Villermont - faisaient parmi leurs amis une active propagande.
Des complications inattendues vinrent compromettre l’oeuvre si vaillamment conduite. Pour diverses raisons, Malou avait jugé opportun de ne traiter du rachat de l’Emancipation qu’avec MM. A. et N. Briavoinne, sans que M. Barthélemy Dumortier, propriétaire, lui aussi, d’une part de l’Émancipation, eût été avisé des négociations en cours. Lorsque le capital se trouva à peu près souscrit, Malou pria M. Dumortier de céder à la société (page 230) sa part de propriété et ses droits dans la direction de l’Emancipation. (Lettre de J. Malou à M. Barthélemy Dumortier, 9 juin 1851).
M. Dumortier ne dissimula pas son mécontentement. « Je suis un des vendeurs, écrivait-il, je suis étonné de ne rien savoir ; de telles choses ne se traitent pas dans un sac. » (Lettre de M. Barthélemy Dumortier à J. Malou, 10 juin 1851). Il entendait conserver sinon sa part d’intérêts, au moins sa part d’influence dans la direction du journal ; il se réservait de faire partie du comité comme membre de droit. On s’inclina.
Les droits de M. Dumortier restèrent saufs, tandis que, le 1er juillet, MM. A. et N. Briavoinne cédaient à la Société pour le progrès de la presse conservatrice et nationale, pour le prix de 100,000 francs, le quart de la propriété ainsi que leurs droits dans la direction de l’Émancipation.
Voilà donc l’Emancipation devenue la copropriété de M. Barthélemy Dumortier, de la société présidée par le prince de Chimay et de MM. Briavoinne, ceux-ci demeurant toutefois étrangers à la direction politique du journal.
C’était une situation au moins bizarre ; des difficultés, qu’il serait oiseux d’exposer par le menu, fatalement se produisirent ; dès le 27 août, Malou écrivait à son frère :
« L’impossibilité de maintenir ce qui s’est conclu en juillet me paraît évidente. » Allait-il se décourager, abandonner à d’autres la recherche d’une solution définitive ? Non. « Malgré tous les déboires que ces affaires m’ont causés et me causeront encore, je suis prêt, affirmait-il, à faire tous les efforts possibles pour améliorer notre situation dans et par la presse. »
(page 231) Une réunion de conservateurs a lieu le 1er novembre : Malou y parle chaleureusement en faveur de la création d’un nouveau journal catholique ; il faut, sans perdre de temps, s’opposer au succès de l’Indépendance par la publication d’un journal de premier ordre. Malou s’oppose à traiter désormais avec des tiers.
D’autres membres du comité estiment, au contraire, qu’il y a encore lieu d’essayer une entente. M. Natalis Briavoinne s’efforce de faire prévaloir ce dernier avis : la création d’un nouveau journal est une entreprise fort hasardeuse : l’Emancipation a une vieille clientèle ; l’Émancipation est le journal mixte par excellence, il l’a toujours été avec des nuances imperceptibles ; on peut améliorer facilement l’Emancipation, en faire un journal vraiment conservateur. (Lettre de M. Natalis Briavoinne à Malou, 29 octobre 1851).
D’aucuns parlent d’acheter un journal de l’opinion opposée, comme l’Observateur. Malou rejette cette idée : à quoi bon racheter un journal qui périt d’inanition ?
Aux timides, à ceux qu’inspire une prudence facile et qui ont toujours à la bouche le conseil de l’abstention, Malou adresse ce courageux langage : « Les tentatives que nous avons faites pour assurer des organes permanents et de premier ordre à l’opinion conservatrice ont échoué, malgré toutes les précautions qui ont été prises ; et pourtant, aujourd’hui moins que jamais, il nous serait permis de nous décourager et de laisser là l’oeuvre que nous avons commencée ensemble. Un acte a été posé ; il demeure acquis. Pour la première fois, depuis bien des années que ces questions sont agitées, notre opinion a réuni pour la presse un capital relativement considérable (page 232) et qui, par nos efforts combinés, pourrait s’accroître encore. » (Rapport fait à l’assemblée des souscripteurs de la Société pour le développement de la Presse conservatrice et nationale. Novembre 1851).
La majorité inclina pour la réouverture de négociations avec MM. A. et N. Briavoinne. Celles-ci devaient amener enfin, en décembre 1851, la solution définitive : l’Emancipation, l’Eclair, le Peuple belge, le Courrier belge, le Commerce belge cessaient d’être la propriété de MM. Briavoinne ; ces journaux devenaient, pour le prix de 85.000 francs, la copropriété exclusive de la société et de M. Barthélemy Dumortier. Celui-ci maintenait toujours ses droits. Seul l’Echo de Bruxelles demeurait la propriété de M. Amable Briavoinne, qui allait la rétrocéder à son frère. Ce dernier restait directeur-gérant de toutes ces publications. Le comité de la société en avait la direction politique. Il avait droit de censure sur l’Echo de Bruxelles ; il aurait également le droit, après six mois, soit de s’incorporer ce journal, soit de l’abandonner.
Malou appréciait de la manière suivante la convention de décembre : « La combinaison ainsi réalisée équivaut, en réalité, à la création d’un nouveau journal, moins les risques, financiers et autres, qu’une nouvelle entreprise offrait. »
La constitution d’une nouvelle société en commandite, au capital de 200,000 francs, fut le résultat de deux années d’efforts persévérants, de luttes soutenues avec une inaltérable énergie contre des difficultés sans nombre. Malou avait déterminé le prince de Chimay à accepter encore la présidence du comité d’administration de la « Société pour la défense par la voie de la (page 233) presse des principes de l’opinion nationale et conservatrice ». Malou et le prince de Chimay en étaient les principaux actionnaires. La société prit cours à partir du 1er janvier 1852, pour vingt ans.
La tâche de Malou n’était pas remplie ; il importait de s’atteler sans retard à la réorganisation de l’Émancipation, il voulait en faire la rivale de l’Indépendance. « Il faut avoir le format, l’intérêt et la variété de cette maudite Indépendance ! » Aussi bien le voyons-nous préoccupé de trouver des correspondants dans les différentes villes du pays. Il en recherchait aussi à l’étranger ; le prince de Chimay lui écrivait de Paris ; ne trouvant pas de correspondant à sa guise à Florence et à Naples, il traduisait lui-même les journaux de ces deux villes. Non content de cela, il rédigea une nouvelle circulaire, qu’il adressa à toutes les personnalités connues du parti catholique pour les engager à amener par leur influence des abonnés aux nouveaux journaux : cette circulaire annonçait que « l’Emancipation défend la politique d’union entre tous les bons citoyens... Elle soutient contre d’imprudents novateurs le régime de protection modérée sous lequel la Belgique industrielle et commerciale a grandi... Elle veut le maintien d’une armée fortement organisée, assurée de son avenir. »
L’année 1852 ne devait pas s’écouler sans nouvelles tribulations. M. Natalis Briavoinne, nous l’avons vu, dirigeait à la fois l’Emancipation pour le compte de la société et l’Echo de Bruxelles pour son compte personnel. L’Emancipation comptait alors 2,670 abonnés, l’Écho environ 2,000. Le second journal n’était qu’une réduction du premier ; il contenait les mêmes informations, mais ne publiait pas les articles politiques.
Dans le courant de décembre 1852, M. Natalis Briavoinne agrandit le format de son journal, qui devint égal (page 234) à celui de 1’Émancipation ; des difficultés éclatèrent relativement aux termes du contrat passé avec la société. Le 6 janvier 1853, M. Briavoinne pria le comité de surveillance du journal de pourvoir à son remplacement. Malou répondit au directeur-gérant de l’Émancipation que sa démission était agréée.
La nouvelle de la scission opérée entre l’Emancipation et l’Echo fut reçue avec joie par M. Barthélemy Dumortier, mais il redoutait « la difficulté de trouver un journaliste aussi expérimenté que Natalis... Nous avons besoin d’un homme rompu aux habitudes du grand journalisme et qui possède surtout des relations. » (Lettre de M. Barthélemy Dumortier à Malou, 8 janvier 1853).
La crainte exprimée par M. Barthélemy Dumortier était fondée : il fut impossible de trouver le remplaçant de M. Briavoinne. Il fallut recourir à lui ; il s’y prêta de bonne grâce ; on adopta un moyen terme : on nomma un directeur gérant belge et M. Natalis Briavoinne continua de fournir son concours à la rédaction des journaux dépendant de la société. Mais entre l’Echo et l’Emancipation tout était et restait rompu. Ainsi cessait une situation fatalement génératrice de conflits entre deux publications sorties des mêmes presses, écrites de la même main, mais partagées par un antagonisme absolu d’intérêts.
Hélas ! pour l’Emancipation, ce changement dans sa direction ne devait guère être favorable. Après quelques mois, Malou dévoilait au comité un déficit de 7,000 francs. A cette situation, qui menaçait de s’obérer davantage, il fallait un prompt remède. Malou sentait son courage l’abandonner : « Excédé, écrivait-il, et poussé à bout par tons les déboires que me cause depuis plus de deux ans cette effroyable affaire de la presse, je (page 235) cherche les moyens de vivre, sinon de prospérer... Il faut absolument en finir, car je n’y tiens plus. »
Pour sauver l’Emancipation en péril, on recourut à M. J.-B. Coomans. Les adversaires politiques du journal, qui ignoraient les difficultés financières au milieu desquelles il se débattait, cherchaient à ces fréquentes transformations les causes les plus extraordinaires. C’est ainsi que, dans une Lettre (ouverte) à M. J. Malou, le pamphlétaire Joseph Boniface (M. Louis Defré, plus tard député dz Bruxelles) posait cette question : « Est-il vrai que, M. de Maupas s’étant plaint de quelques articles de l’Emancipation, la phalange conduite par M. Malou a, dans les deux fois vingt-quatre heures, changé son personnel et fait venir d’Anvers un autre rédacteur en chef ? »
M. J.-B. Coomans, le nouveau directeur de l’Émancipation, avait l’âme du journaliste ; il avait aussi l’expérience et la pratique du métier : ancien rédacteur en chef du Journal des Flandres, entré en 1841 comme rédacteur principal au Journal de Bruxelles, il avait quitté celui-ci en 1845 pour créer le Courrier d’Anvers. Il était depuis cinq ans représentant de Turnhout lorsque, en 1853, des ouvertures lui furent faites pour la reprise de l’Emancipation.
Ces négociations aboutirent à la constitution, le 1er janvier 1854, d’une société nouvelle entre les actionnaires de la première société et M. J.-B. Coomans. Cession était faite à celui-ci de la clientèle de l’Emancipation, l’Eclair, le Commerce belge, le Courrier belge.
Le nouveau contractant s’engageait à continuer l’entreprise, à maintenir la ligne politique du journal, faute de quoi le comité se réservait le droit d’intervenir pour sa part dans la direction. Les bénéfices seraient partagés.
(page 236) M. Coomans s’adjoignit comme rédacteurs principaux M. Eugène Landoy et M. Eugène Erèbe, « les deux Eugène » dont le numéro jubilaire du Journal de Bruxelles a dit l’étrange scepticisme ; catholiques d’occasion, Landoy surtout, « parfait sceptique... produisant au courant de la plume avec une égale faconde l’article littéraire, l’article politique,voire l’article religieux, au choix ».
M. Coomans resta plusieurs années à la direction de l’Emancipation ; la lutte menée vaillamment par son journal contre le libéralisme fut l’occasion d’un événement tragique qui a été souvent rappelé : c’était en 1857, l’un des soirs de mai où les émeutiers, répondant au cri de : « A bas les couvents » poussé par M. Frère, parcouraient en bandes séditieuses les rues de Bruxelles ; ils arrivèrent en vociférant devant la maison de M. Coomans : l’un des enfants de celui-ci, pris de peur et voulant fuir un danger dont il ne se rendait pas compte, se précipita du troisième étage dans un jardin voisin, sous les yeux de sa mère. L’enfant n’eut que de légères contusions ; mais sa mère commença une maladie qui devint lentement mortelle. (L’abbé S. BALAU, Soixante-dix ans d’histoire contemporaine de Belgique. Louvain, Fonteyn, 1890, p. 169)
Sur ces entrefaites, le Journal de Bruxelles, dont la vie avait été moins agitée que celle de l’Emancipation, avait à son tour subi un changement de direction. Au chevalier Stas, qui, en 1856, avait pris ses invalides, avait succédé M. Paul Nève. Rempli d’ardeur et d’initiative, M. Nève forma le grand projet de monopoliser entre ses mains la presse conservatrice de Bruxelles. Il rêvait la fusion de l’Emancipation et du Journal de Bruxelles. Dans l’intention de réaliser cette idée, il recourut à Malou. Celui-ci écrivit à M. J.-B. Coomans, (page 237) au nom de M. Paul Nève, entre les mains de qui, disait-il, plusieurs membres éminents du parti songeaient à « réunir en un faisceau les forces de la presse conservatrice ».
Les propositions de M. Paul Nève furent agréées par M. Coomans, qu’absorbaient ses travaux parlementaires. Le Journal de Bruxelles se transporta rue des Boiteux, au local de l’Emancipation. De la rédaction de celle-ci, M. Eugène Erèbe seul passa au Journal de Bruxelles. On a prêté à Malou ce mot : « Nève a toujours eu la main malheureuse ; quand il a repris le personnel de l’Emancipation, il a laissé partir Landoy il a gardé Erèbe. »
A partir de janvier 1859, il y eut à Bruxelles un seul grand journal conservateur portant, pour la plupart de ses abonnés, le titre de Journal de Bruxelles, tandis que, pour en satisfaire quelques autres, il conservait celui de l’Emancipation.
(page 237) Le Congrès de juin 1846 avait donné au libéralisme un plan d’organisation et un programme.
Plusieurs années s’écoulèrent avant que les catholiques eussent adopté une profession de foi politique et, à l’exemple de leurs adversaires, embrigadé leurs forces. Le défaut d’unité dans l’action, l’absence de mot d’ordre et de cohésion furent parmi les principales causes des échecs successifs des conservateurs aux élections de juin 1847, à celles qui suivirent la dissolution des Chambres en 1848, aux élections de juin 1850 et 1852.
Les luttes électorales étaient l’oeuvre de quelques individualités, disséminées dans le pays, combattues par l’organisation puissante et unifiée de leurs adversaires, (page 238) et même parfois par l’influence directe du gouvernement, timidement appuyées par la presse locale, secondées à peine, et dans certains arrondissements seulement, par des embryons de comités conservateurs, réduites, on l’a vu, à cacher leur drapeau, à rechercher plutôt les accommodements avec leurs adversaires qu’à livrer franchement le combat.
La presse conservatrice était sortie d’une longue torpeur. Mais deux éléments indispensables manquaient encore aux conservateurs : l’organisation et un programme.
Dès le lendemain des élections de 1850, ils avaient entrepris de s’organiser. Les efforts étaient partis du même groupe de quelques individualités que nous avons déjà trouvées à l’avant-plan dans l’oeuvre de réorganisation de la presse. Malou écrivait le 23 mai 1850 : « Je pars pour Namur... L’ excellent chanoine (de Montpellier) a provoqué une réunion assez nombreuse et choisie, où l’on s’occupera, inter pocula, d’organiser d’une manière permanente et solide l’opinion conservatrice. »
II était grandement temps que les catholiques s’occupassent d’encadrer leurs bataillons errants ; une fraction des leurs s’en allait à la dérive ; l’un des chefs de l’ancien groupe unioniste catholique, le comte de Muelenaere, songeait à entrer au Parlement dans un tiers-parti, prôné par MM. Lehon, Julliot et d’autres libéraux mécontents du ministère Rogier-Frère ; les conservateurs étaient menacés d’une scission.
On parvint enfin, au début de 1852, à constituer un comité central conservateur. Mais, à peine érigé, ce comité parut épouvanté de la tâche considérable et difficile qu’il lui fallait accomplir ; au lieu d’agir, il s immobilisa.
Cependant les élections approchaient ; les libéraux (page 239) s’agitaient ; l’Association libérale de Bruxelles adressait en mai 1852 aux électeurs de l’arrondissement un manifeste dénonçant au pays « une minorité réactionnaire dont les doctrines et les actes ne tendent qu’à un but : le renversement de nos institutions, le rétablissement des castes, la résurrection des privilèges ».
Ce manifeste souleva de vives protestations dans la presse conservatrice, qu’animait un bel esprit de combativité. M. Coomans eut pour le manifeste un mot fort dur : « La calomnie a trouvé des signataires. »
Malou pensa que l’heure était venue de frapper un coup retentissant. Il résolut de répondre au manifeste de l’Association libérale par le programme du parti conservateur.
Cette réplique, aussi digne et mesurée dans l’expression que ferme et affirmative dans l’exposé des principes, devait être le premier programme publiquement revêtu de l’adhésion des représentants du parti conservateur. Dans l’angle de la première feuille, l’auteur lui-même écrivit : « Malou est condamné à copier quatre fois son oeuvre. » Sans doute voulait-il soumettre son projet et son écrit à ses amis et collaborateurs habituels, MM. le comte de Theux, Dechamps, le prince de Chimay. Il en transmit aussi un exemplaire au comte de Muelenaere, qui en donna connaissance à Mgr Malou. L’écrit sortit mutilé de leurs mains ; le projet, au contraire, fut vivement approuvé et Malou s’empressa de travailler à sa réalisation. Il parvint, au prix d’inlassables efforts, à force de diplomatie et de concessions, à réunir les signatures de chacun des membres de la minorité conservatrice de la Chambre.
Le fait aujourd’hui paraîtrait banal : que de signatures n’arrache-t-on pas aux députés pris individuellement oit collectivement ? Il n’en était pas ainsi en mai 1852 ; il (page 239) fallut à certains d’entre les signataires toute l’abnégation nécessaire pour sacrifier ou compromettre, de propos délibéré, un mandat qui parfois n’avait été octroyé qu’avec l’assentiment des associations libérales.
Aussi l’œuvre de Malou sortit-elle des négociations non seulement mutilée, mais amputée de la finale qui en faisait véritablement le premier programme du parti conservateur.
Nous reproduisons ici le texte intégral du manifeste conservateur :
« Un manifeste du Comité de l’Association électorale de Bruxelles, signé, entre autres, par le président de la Chambre des représentants et deux de nos collègues, dénonce au pays une minorité réactionnaire dont les doctrines et les actes ne tendent qu’à un but : le renversement de nos institutions ; une minorité qui veut le rétablissement des castes, la résurrection des privilèges.
« Si la session législative n’avait pas été close prématurément, dans le seul intérêt du ministère, nous aurions tous protesté à la tribune nationale, avec l’énergie d’une conscience indignée, contre ces odieuses accusations.
« L’opinion à laquelle nous appartenons formait la majorité du Congrès, qui consacra les formules les plus larges de toutes les libertés, malgré l’opposition de plusieurs de nos adversaires d’aujourd’hui.
« Cette opinion, pendant dix-sept années, a eu presque constamment le dépôt du pouvoir ; ses adversaires, parvenus à la direction des affaires avec l’appui des opinions inconstitutionnelles, ont trouvé toutes les libertés debout, la Constitution respectée, le sentiment national assez raffermi pour que la Belgique pût résister, en 1848, aux entraînements du dehors.
« Nous avons juré d’observer la Constitution. De quel droit vient-on nous accuser de parjure ? Tout notre passé, tous nos actes, toutes nos paroles, tous nos devoirs, tous nos intérêts les plus chers donnent à ces imputations un éclatant démenti.
« La Constitution, les droits qu’elle consacre, sont notre principale sauvegarde contre nos adversaires ; nous voulons la Constitution appliquée selon l’esprit du Congrès national qui a fondé l’indépendance de la Belgique, et non d’après les maximes du Congrès de 1846, qui n’a fondé que l’éphémère domination d’un parti.
« Nous défendrions au besoin la Constitution contre ceux qui menaceraient encore de la bouleverser, d’abolir le Sénat ou d’appliquer le principe révolutionnaire de l’impôt progressif.
« Le corps électoral a donné à notre opinion, en 1850 et en 1851, de nombreux témoignages de sympathie : il ne se laissera pas égarer par des accusations dont son bon sens et sa loyauté feront justice.
« Au moment où d’autres, en présence du sentiment public qui s’éloigne d’eux, ne se préoccupent que de l’homogénéité d’un parti, nous invoquons, nous, la devise nationale, nous faisons appel à l’union de tous les hommes modérés et franchement constitutionnels. »
La finale a été supprimée :
« Pour conserver nos institutions, faussées aujourd’hui par ceux qui s’en proclament les seuls défenseurs, nous combattons une administration dont les actes sont une longue réaction contre l’œuvre de 1831 ; nous demandons une administration impartiale au lieu d’un gouvernement de parti.
« Nous combattons la politique antinationale qui laisse l’enseignement public en dehors de la salutaire influence de la Religion.
« Nous combattons la politique impie qui poursuit la liberté humaine jusque dans les plus nobles inspirations de la charité.
» Nous combattons la politique imprévoyante qui a fait naître et qui laisse planer l’incertitude sur le sort définitif de l’armée.
« Nous combattons cette politique qui augmente les charges dc nos contribuables, tandis qu’elle prodigue des subsides individuels.
« Nous combattons cette politique aveugle qui au nom des théories imprudemment proclamées, inégalement appliquées, compromet ou menace tour à tour les intérêts matériels, l’agriculture, le commerce, l’industrie.
« Raffermir nos institutions ; à la politique d’exclusion substituer la politique d’union qui seule est nationale ; rétablir l’harmonie des forces sociales pour l’enseignement public : garantir la liberté de la bienfaisance ; assurer le sort de l’armée : réduire les charges des contribuables ; consacrer pour tous les intérêts matériels l’égalité devant la loi : tel est le programme que l’opinion conservatrice s’attachera à réaliser. »
(page 240) « Vous ne pouvez vous imaginer, écrivait Malou à l’évêque de Bruges, le 18 mai, combien il a été difficile de s’entendre avec tant de personnes dispersées de tous les côtés, ayant, chacune à peu près, soit un mot à dire, soit un mot à retrancher. Pour arriver à quelque chose, j’ai sacrifié, non sans regret, la partie positive, énergique, agressive, le vrai programme.
« Aujourd’hui encore, le prince de Chimay m’écrit : « J’aimais mieux votre planète que la nébuleuse qui lui est substituée. » Moi aussi, je suis de cet avis, mais il fallait à tout prix se poser en bon nombre comme hostiles à la politique du cabinet... J’ai fait, sans amour-propre d’auteur, tous les sacrifices possibles, suivi avec persévérance de longues discussions et correspondances, sans me rebuter jamais, sans prétendre imposer ma pensée ou la forme de ma pensée à personne. »
(page 242) Ces paroles de l’auteur même des négociations de mai 1852 en disent long sur les difficultés de l’entreprise et dispensent de souligner davantage l’importance du succès remporté par son zèle éclairé et conciliant.
La réponse au manifeste de l’Association libérale de Bruxelles parut revêtue de la signature de tous les membres de la droite de la Chambre à l’exception d’un seul : M. Barthélemy Dumortier.
Pourquoi fallut-il que l’abstention d’un des orateurs les plus distingués du parti conservateur vînt atténuer dans le public l’effet de cette unanime protestation ?
Malou recevait, le 17 mai, de Barthélemy Dumortier une lettre, où se peint sur le vif le caractère de cet homme de grand talent, qui se laissait parfois aller aussi facilement à décrier ses amis qu’à combattre ses adversaires. « Mon cher Malou, écrivait-il, il m’est impossible d’apporter ma signature à une pièce dont le but évident est moins de repousser les calomnies de nos adversaires (page 243) et de défendre le parti conservateur, que de faire l’éloge des anciens ministres... Je ne puis admettre que les ministères de 1831 à 1847 ont laissé toutes les libertés debout, la Constitution respectée, le sentiment national raffermi, etc. La part que j’ai prise à la défense de nos libertés dans la loi communale et antres, et surtout contre l’abandon de nos frères du Limbourg et du Luxembourg, ne me permet pas de signer un tel certificat, qui serait le désaveu de toute ma carrière parlementaire. »
Il terminait par ces mots, où perce beaucoup d’amertume « Au surplus, ma signature serait bien peu de chose. Simple et modeste soldat dans l’armée conservatrice, chaque jour me fait voir de plus en plus que mon temps est fini, en sorte que cette absence ne sera pas même remarquée. Les hommes comme les choses n’ont qu’un temps et je vois de plus en plus que les hommes comme les idées généreuses de 1830 ont fait leur temps, surtout dans le parti conservateur.
Le coup était dur pour Malou, qui avait consacré tant d’efforts à satisfaire et à concilier toutes les nuances du parti. Il s’en plaignit à son frère seul « Ce refus est motivé d’une façon fort désobligeante pour moi personnellement ; je vous en fais juge… pour que vous puissiez vous rendre compte des misères politiques de ce temps-ci. »
Malou eut assez de grandeur d’âme pour n’en point vouloir à Dumortier de ces injustes reproches ; il lui répondit très dignement : « Personne n’a vu dans notre acte collectif la mesquine pensée que vous avez cru y découvrir il ne s’agit ni de l’éloge des anciens ministres, ni de la loi communale, ni des XXIV Articles. » Si le manifeste conservateur n’est pas aussi affirmatif et agressif que M. Dumortier, et Malou lui-même, l’eussent désiré, (page 244) il l’est au moins « autant que le permet la nécessité de mettre d’accord toutes les variétés de tempérament de trente personnes ».
D’autre part, il est vrai, en manière de compensation, Malou recevait de ses amis les témoignages d’approbation les plus consolants le comte de Theux, le comte Félix de Mérode, l’abbé de Haerne, le prince de Chimay, etc., même son ancien et parfois violent adversaire, le baron Osy, lui adressaient, en même temps que leur adhésion, leurs félicitations et leurs encouragements.
Cependant on était arrivé à la veille des élections de juin 1852. Il semblait que les catholiques, en possession finalement de deux grands journaux politiques, d’un programme et d’une ébauche d’organisation, dussent mener dans tous les arrondissements du pays une active campagne.
Il s’en fallait encore de beaucoup ; l’apathie, la pusillanimité des conservateurs yprois, en 1848, n’eut d’égale que celle des conservateurs du Hainaut en 1852. Barthélemy Dumortier dépeint à Malou la situation : « On ne veut pas se battre... Vous ne vous faites pas d’idée combien notre parti est tombé dans la léthargie politique… Venez dans nos contrées si vous êtes plus habile et vous jugerez. A Ath, à Charleroi, c’est la même chose... Ici, je n’ai trouvé personne qui voulût seulement se charger de faire copier les listes des électeurs chez le commissaire d’arrondissement... C’est l’apathie, la mollesse, la congélation à soixante degrés qu’il faut vaincre. » (Lettre de M. Barthélemy Dumortier à Malou, 1er mai 1852).
Le 30 mai, douze jours avant les élections, M. Dumortier écrivait encore à Malou : « Je vous écris malade et profondément désolé avant-hier, à force d’efforts, nous avions une liste, aujourd’hui nous n’en avons plus. D’A…, (page 245) qui avait accepté, a été consulter l’ennemi et refuse la candidature. J. de R..., dégoûté, s’en retourne à Paris !
« Rien n’égale la mollesse des nôtres, il n’y a plus d’énergie catholique que dans le seul clergé... En dehors du clergé, savez-vous ce que c’est que le parti catholique ? C’est le parti des poules mouillées... J’ai beau frapper à toutes les portes, pas de candidats, chacun ne pense qu’à soi, a peur de se compromettre, de s’user. »
La situation, en Flandre, était heureusement moins mauvaise. Travaillée par la petite presse flamande, la bourgeoisie avait vu de mauvais oeil la lutte ouverte déclarée à l’enseignement moyen catholique par le ministère et se détachait de lui.
Le ministère s’était, en outre, attiré, par l’ensemble de son attitude et de ses allures, la méfiance du gouvernement conservateur qui dirigeait la France depuis le coup d’Etat de Napoléon III. Quelques jours avant les élections parurent dans le Constitutionnel les fameux articles de Granier de Cassaguac sur la Belgique. Ces articles contenaient à l’adresse de la politique du ministère libéral des attaques très vives, voire des menaces. Par qui étaient-ils inspirés ? Etait-ce directement par M. de Morny ? Nous n’avons rien trouvé à cet égard.
Quoi qu’il en soit, les libéraux prétendirent que ces articles, répandus à profusion en Belgique, contribuèrent à l’échec sensible que subit la politique ministérielle. La majorité se trouva, en effet, réduite à vingt voix.
Il faut attribuer une forte part de ce résultat aux efforts dépensés vaillamment par quelques catholiques courageux, au premier rang desquels doit être placé Jules Malou.
Son action fut prépondérante et son activité vraiment remarquable. Non content d’avoir lancé le manifeste conservateur en réponse au factum du comité de (page 246) l’Association libérale, il se jeta lui-même dans la bataille, il se fit journaliste, publia, sous forme de dialogues, des tracts populaires. Il provoqua, soutint et encouragea partout les candidatures conservatrices. Avait-il décidé un ami politique à se mettre sur les rangs, il le pressait et le talonnait, constamment il revenait à la charge, de peur de le voir changer de décision. Ce n’était pas sans raisons. Les meilleurs redoutaient de se compromettre : un des amis de Malou, le prince de Chimay, malgré son attachement à la cause catholique, s’était, à grand’peine, déterminé à poser sa candidature à Thuin ; le scrutin lui donna une majorité d’une demi-voix., - il en eut 781, alors que la majorité absolue était de 780 1/2 voix ; au lendemain de son élection, il écrivait à Malou ces lignes révélatrices d’un état psychologique intéressant : « J’ai été bien compromis et amoindri ; je ne regretterai cependant ni peines, ni froissements d’amour-propre, si nos amis et notre sainte cause m’en tiennent un peu compte. »
Malou fut véritablement, à cette époque, sinon le chef du parti conservateur, du moins l’inspirateur, l’artisan, la cheville du mouvement de régénération dont l’année 1852 fournit le spectacle. Ce rôle lui fut reconnu par ses adversaires ; c’était bien lui qui avait sonné l’alarme dans la presse qu’il avait relevée, c’était lui qui avait déclaré la guerre dans le manifeste. « C’est vous, écrivait M. Louis Defré sous son pseudonyme de Joseph Boniface, c’est vous qui dirigez et inspirez cette petite phalange, la menez au combat et ne dédaignez pas, quand l’ennemi presse trop vivement les flancs de vos soldats, de prendre le mousquet et de faire vous-même le coup de feu. » (Lettre (ouverte) à M. J. Malou par Joseph Boniface).
(page 247) Sans doute, au cours de ce chapitre, dans l’enthousiasme dont on l’aura senti vibrer pour l’oeuvre qu’il avait entreprise, et qu’il mena à bonne fin à travers mille épreuves, Malou aura-t-il apparu sous un jour bien différent de certain scepticisme dont on l’a souvent, et injustement, accusé. En retraçant de menus incidents, en produisant même des détails, nous nous sommes attaché à faire ressortir ce que purent la volonté et l’énergie persévérante d’un homme à un moment qui fut critique pour le parti conservateur. Le plus possible, nous avons laissé parler Malou lui-même, ainsi que ceux qui se trouvèrent en scène avec lui. La vie et la sincérité de ces pages ne pouvaient qu’en bénéficier.