(Paru à Bruxelles, en 1905, chez Dewit)
(page 312) Le 21 juillet 1856, fut célébré, dans l’enthousiasme général, le vingt-cinquième anniversaire de l’émancipation nationale.
Les partis firent momentanément trêve pour fêter, sous les auspices du gouvernement conservateur unioniste, la prospérité croissante, la royauté populaire, les bienfaits de la liberté.
Rien ne faisait entrevoir le déchirement de la nation en deux fractions plus que jamais ennemies. Cependant les journées de mai 1857 étaient proches.
(page 312) Qu’il nous soit permis de faire un peu d’histoire rétrospective.
La législation des fondations charitables a subi, dans nos provinces, avant 1857, des alternances variées.
Les actes de bienfaisance avaient habituellement pour origine le sentiment religieux. Ils se manifestaient le plus communément par la création de fondations régies (page 313) par des administrateurs spéciaux, ecclésiastiques ou laïques. Ni les lois, ni les mœurs ne repoussaient cette forme au nom d’idées de sécularisation ou de centralisation, dont nos pères n’avaient pas même le pressentiment, idées diamétralement opposées d’ailleurs à l’économie de nos institutions. Le respect de la volonté des fondateurs, volonté laissée libre, était le principe dominant.
Au régime de liberté réelle, mais mal réglée, des fondations dans les anciens Pays-Bas catholiques, la Révolution française, après la conquête, avait substitué le système de la centralisation.
Les libres créations de la bienfaisance privée furent absorbées et sécularisées par l’Etat, seul chargé de l’assistance publique. L’innovation ne fut pas heureuse et son application de courte durée.
Les lois des 16 vendémiaire et 7 frimaire an V établirent bientôt un nouveau régime de sécularisation décentralisée, par l’institution des commissions administratives et des bureaux de bienfaisance communaux. Le nouveau régime, en attribuant aux établissements de bienfaisance publics l’héritage des fondations anciennes, ne leur accordait pas cependant de monopole absolu pour l’avenir.
De 1804 à 1847, en effet, les gouvernements sanctionnèrent, sans esprit d’hostilité systématique, les manifestations de la volonté libre des fondateurs.
Le gouvernement du roi Guillaume Ier n’apporta aucune entrave à l’exercice de cette liberté.
Des fondations charitables, régies, selon la volonté des fondateurs, par des administrateurs spéciaux, furent autorisées pendant les seize années du début du règne de Léopold Ier. Cette tolérance s’était librement exercée jusqu’en 1847.
(page 314) Sans modifier les lois existantes, le Cabinet du 12 août allait donner à celles-ci une interprétation nouvelle. Le 10 avril 1849, par une Instruction générale sur l’acceptation des dons et legs au profit des établissements publics, M. de Haussy, ministre de la justice, exclut formellement les administrateurs spéciaux et attribua à l’administration publique et civile seule le droit de régir tous les établissements et toutes les œuvres permanentes de charité, quelle que fût leur origine. Seuls les établissements de bienfaisance publique étaient capables de recevoir les dons et legs au profit des pauvres, d’administrer les biens donnés ou légués et d’en distribuer les fruits. Dans ce système, connu sous le nom de jurisprudence de M. de Haussy, toute donation ou fondation charitable, faite à la condition d’une certaine mesure de spécialité ou d’indépendance administrative, était nulle quant à la condition et valable quant au don.
Un tel système était, d’après le jugement de M. Guizot, évidemment contraire à l’équité et à l’histoire, aux droits de la liberté des individus et aux pratiques récentes comme aux anciennes traditions du pays. Il ne l’était pas moins aux principes admis et pratiqués par presque tous les Etats catholiques ou protestants de l’Europe chrétienne.
L’Instruction de M. de Haussy avait soulevé une opposition très vive de la part de la minorité parlementaire. Il s’en fallait de beaucoup qu’elle eût recueilli l’adhésion unanime des tribunaux et cours de justice. L’incertitude régnait. On réclamait une loi organique de la bienfaisance publique et privée, mettant l’une et l’autre à l’abri, à la fois des oscillations de la politique et des variations de la jurisprudence.
Jusqu’à la veille des débats de 1857, l’incertitude planait. Le 14 mars 1857, la Cour de cassation, statuant (page 315) sur une question soumise à sa haute juridiction, jugeait souverainement et en contradiction avec un arrêté ministériel spécial du 23 octobre 1851, que la législation en vigueur permettait au gouvernement de reconnaître des fondations ayant des administrateurs spéciaux. (Note de bas de page : Le chanoine de Rare, de Louvain, avait fait une fondation au profit des personnes aveugles et indigentes de cette ville. Les curés étaient nommés administrateurs, collateurs et proviseurs, avec faculté de placer les ayants droit comme ils le jugeraient préférable et même d’ériger un hospice. Le testament portait, en outre, que si, pour l’un ou pour l’autre motif, la volonté du fondateur ne pouvait recevoir son exécution complète ou partielle, les biens reviendraient à l’héritier universel.
(Le ministre de la justice, M. Tesch, fit décider par arrêté du 23 octobre 1851, que les hospices de Louvain avaient seuls droit au capital légué, que les conditions devaient être réputées non écrites, que la clause de retour de biens à l’héritier universel ne pouvait être invoquée. Il autorisait seulement les hospices à consulter, le cas échéant, les curés de Louvain, mais sans imposer à cet égard aucune obligation absolue.
(Les hospices de Louvain, ayant demandé délivrance du legs, perdirent leur procès en première instance, obtinrent gain de cause auprès de la cour d’appel de Bruxelles ; l’arrêt de celle-ci fut cassé.
(La Cour de cassation déclara que « le droit des fondateurs de faire régir leurs fondations par des administrateurs spéciaux résulte à l’évidence de la discussion de la loi communale de 1836 (art. 84, § 2), comme du texte même, et que si, aux termes des articles 910 et 937 du Code civil, les dispositions au profit des hospices, des pauvres d’une commune ou d’établissements publics, ne peuvent être acceptées par les administrations de ces communes ou établissements qu’après y avoir été dûment autorisés par le Roi, il en résulte bien que le pouvoir exécutif peut refuser cette autorisation ou ne l’accorder que pour l’acceptation partielle de la libéralité, mais nullement qu’il puisse, en autorisant l’acceptation, supprimer arbitrairement les conditions imposées par le bienfaiteur en ce qui concerne la désignation d’administrateurs spéciaux ».)
Dès 1849, le ministre de la justice avait institué une commission qui fut chargée d’examiner toutes les questions relatives aux fondations.
(page 316) Il apparaissait dès lors comme certain qu’un grand débat se préparait pour l’avenir sur la question de la bienfaisance. « J’espère que vous aiguisez vos flèches, » écrivait Malou à l’évêque de Bruges. En effet, la question valait d’être étudiée et longuement mûrie.
Dès le début de la session 1850-1851, sans crier gare et presque à l’insu de ses collègues, M Barthélemy Dumortier déposa une proposition commençant en ces termes : « La charité est libre. Nul ne peut être entravé dans l’exercice de cette liberté. » (Note de bas de page : Article unique. La charité est libre. Nul ne peut être entravé dans l’exercice de cette liberté. L’Etat n’a le droit d’intervenir que dans l’intérêt des familles et seulement dans les cas et les limites fixées par la loi. Toute administration de fondation charitable devra rendre son compte annuel au bureau de bienfaisance de sa commune).
C’était poser prématurément la question ; MM. de Decker, de Theux, Dechamps et Malou appuyèrent la prise en considération avec un insuccès dont ils eurent lieu de se réjouir.
Déposée avant que les armes n’eussent été fourbies pour la grande lutte qui se préparait, la proposition de M. Barthélemy Dumortier avait, en outre, l’inconvénient de maintenir, en matière de fondations charitables, les interprétations équivoques qu’il fallait rendre impossibles par une loi plus détaillée et plus précise. « La retraite ménagée à Dumortier était le meilleur parti à prendre, écrivait Mgr Malou (Lettre de Mgr Malou à Jules Malou, 28 novembre 1850) ; vous l’avez tiré d’affaire le mieux possible. »
Une grande lutte était sur le point de s’engager ; elle devait remuer profondément les masses, que les débats sur l’enseignement moyen n’avaient pas pénétrées. La question de la bienfaisance était plus propre à les émouvoir. (page 317) Elle allait hâter la banqueroute de l’unionisme, occasionner la scission définitive et, indirectement, concourir à la naissance d’un parti conservateur.
« Je pense, écrivait l’évêque de Bruges, qu’il est tout à fait opportun d’organiser un plan de campagne sur ce terrain (de la bienfaisance). La question a été abordée plus franchement et avec plus d’énergie par nos hommes que la question de l’enseignement. L’armée ennemie... comprendra enfin que nous avons des convictions et que nous osons les produire et les défendre. » (Lettre de Mgr Malou à Jules Malou, Bruges, 1er décembre 1850).
Mgr Malou ajoutait « qu’il ne craindrait pas une lutte de dix ans ». En fait, elle ne devait durer qu’un peu moins.
Le Cabinet du 12 août succomba avant d’avoir présenté un projet de loi. Le ministère de Brouckere, en reprenant sa succession, s’était donné pour mission de résoudre les difficultés tant sur le terrain de l’enseignement que sur celui de la bienfaisance.
A la séance du 17 janvier 1854, le ministre de la justice, M. Faider, présenta deux projets séparés, mais évidemment connexes. Le premier, traitant de la réorganisation des administrations de bienfaisance, ne soulevait guère que deux questions de principe : la fusion des hospices et des bureaux de bienfaisance ; l’admission du curé comme membre de droit de la commission. Le second projet, intitulé : Dons et legs charitables, conférait aux établissements publics le droit exclusif d’accepter une libéralité ayant une destination de bienfaisance et en donnait à ces institutions la saisine légale ; il attribuait à la loi seule le droit de créer tout établissement indépendant, ayant une administration spéciale complète ; les fondateurs et bienfaiteurs pouvaient réserver pour (page 318) eux ou pour les membres de leur famille une part dans la direction de la fondation ou dans la distribution des secours ; mais le nombre des tiers intervenants pouvait être tout au plus égal à celui des administrateurs légaux, moins un. (Documents parlementaires, sessions de 1853-1854 et 1854-1855)
A la séance du 14 décembre 1854, M. Tesch présenta les rapports de la section centrale sur les deux projets. La section centrale adoptait l’ensemble du projet, mais rejetait, par quatre voix contre trois, l’article qui déclarait que les curés seraient membres de droit des commissions administratives.
Le projet Faider ne satisfaisait aucun des deux partis. Le Cabinet de Brouckere se retira, d’ailleurs, avant qu’il ne fût mis en discussion.
Un nouveau projet de loi fut présenté, le 29 janvier 1856, par le ministre de la justice, M. Alphonse Nothomb.
Malou déposait, le 20 décembre 1856, le rapport, fait au nom de la section centrale de la Chambre des représentants, sur les propositions relatives aux établissements de bienfaisance.
« Ces propositions comprennent, disait le rapporteur (J. MALOU, Établissements de bienfaisance. - Rapport fait à la Chambre des représentants au nom de la Section centrale (séance du 2 décembre 1856)), la législation des établissements publics et celle de la charité privée.
« Le titre 1er règle l’institution et l’organisation des bureaux de bienfaisance, des comités de charité et des hospices civils, ainsi que le mode d’administration de leurs biens.
« Le titre II définit quelles fondations dues à la charité privée seront autorisées, comment elles seront (page 319) acceptées, administrées et surveillées. Quelques dispositions générales complètent cet ensemble. »
La part faite à la liberté, par le titre II du projet, consistait dans la faculté de créer des établissements ou des œuvres de bienfaisance ayant des administrateurs ou des distributeurs spéciaux. Toutes les fondations étaient acceptées avec l’autorisation du Roi par le bureau de bienfaisance. Mais les fondateurs pouvaient réserver l’administration pour eux-mêmes ou pour des tiers, et nommer même les titulaires successifs du droit d’administration.
Les immeubles qui excédaient les besoins de l’établissement charitable devaient être vendus. Le contrôle administratif le plus sévère et, au besoin, l’intervention des tribunaux devaient assurer la bonne gestion des biens.
(page 319) La discussion parlementaire de la loi sur les établissements de bienfaisance s’ouvrit sous l’impression des polémiques enflammées qui avaient mis aux prises, depuis plusieurs mois, partisans et adversaires de la proposition.
Qu’on relise les journaux de l’époque, qu’on recherche les correspondances politiques telles que celles de Joseph Boniface, adressées de Bruxelles aux journaux de province, si l’on veut se rendre compte de l’état d’excitation des esprits. Une campagne de conférences s’ouvrit à laquelle prirent part les orateurs influents des deux partis.
Sous le pseudonyme de Jean Van Damme, M. Frère-Orban publia deux volumes sur La Mainmorte et la Charité. (Première partie, 1854). (page 320) Le second parut quinze jours à peine avant l’ouverture du débat. « L’ouvrage est tout entier consacré, écrivait Malou à son frère, à établir que le système des administrateurs spéciaux a pour objet de reconstituer les couvents sous prétexte de bienfaisance et que, dans tous les pays du monde où ce système a été admis, il a produit les plus monstrueux abus. Une masse de faits cités plus ou moins sincèrement, une quantité de petites histoires que l’on grossit ou que l’on dénature viennent à l’appui de cette thèse purement négative, mais, à mon grand étonnement, il n’y a pas de discussion sérieuse de principe. » (Le 17 avril 1857).
L’évêque de Bruges n’avait pu assister en spectateur muet au prélude de ce grand débat. Dès 1854, il était prêt et publiait son important ouvrage sur La liberté de la Charité en Belgique.
La portée juridique et économique du projet de loi échappait naturellement aux masses. Concrétiser en quelques idées simplistes les thèmes de l’opposition et frapper ainsi vivement l’imagination populaire fut le secret des adversaires du projet de loi. Ils réussirent à convaincre leurs crédules lecteurs ou auditeurs que le projet de M. Nothomb allait faire sortir de terre les couvents, étendre démesurément la mainmorte monacale et congréganiste, permettre la substitution avec tous ses abus.
« Les corporations religieuses investies de biens immenses par personnes interposées, le patrimoine des pauvres exposé à mille dangers qu’il sera impossible de prévenir, le droit de conférer la personnification civile à tous les couvents de femmes, implicitement abandonné (page 321) au gouvernement, la transformation en congrégations religieuses de tous les établissements de charité, voilà quels seront, dans l’avenir, les fruits du détestable système qu’une majorité aveugle et oppressive veut faire triompher parmi nous, » écrivait l’Indépendance (Indépendance belge, 10 avril 1857), résumant la dernière partie de l’œuvre de Jean Van Damme.
L’alarme avait gagné les meilleurs esprits parmi les libéraux modérés ; des conservateurs timorés se sentirent ébranlés et ne furent d’aucun appui pour le gouvernement dans la lutte qu’il allait affronter.
La discussion s’ouvrit le 21 avril et se prolongea pendant vingt-sept séances. Les libéraux parlaient, encouragés par des applaudissements qui, à diverses reprises, éclatèrent dans les tribunes publiques de la Chambre et, de là, retentirent dans les associations politiques et se répercutèrent dans la presse.
De courageux défenseurs se levèrent cependant pour soutenir, avec les ministres de Decker et Nothomb, le projet si passionnément combattu, pour braver l’impopularité gagnant comme une contagion tous ceux qui tentaient la défense de la liberté - Dieu sait combien réduite ! - des fondations charitables.
« Le véritable défenseur du projet, tout le monde le nommera, écrivait M. Lebeau (M. LEBEAU, Lettres aux électeurs belges. (La loi de la charité et les incidents qui en ont précédé et suivi la discussion.) Bruxelles, Decq, 1857), c’est le rapporteur de la section centrale, c’est M. Malou... Celui-là, ajoutait l’ancien chef du premier Cabinet libéral homogène, n’avait ni les scrupules, ni les hésitations de M. de Decker, il fut amer, agressif, tranchant, comme M. Nothomb, (page 323) mais là s’arrête sa ressemblance avec ce dernier. Ce que M. Malou déploya de ressources dans l’accomplissement de son mandat ne peut se dire. Toujours sur la brèche, on l’a vu faire face tour à tour aux adversaires les plus vaillants de l’opposition, et malheur à quiconque lui avait prêté le flanc ! la riposte ne se faisait pas attendre.»
A ce tableau, M. Lebeau s’empressait d’ailleurs d’ajouter des ombres ; il terminait par quelques traits où l’animosité perçait avec l’admiration :
« Si de l’esprit, beaucoup d’esprit, des bons mots, des épigrammes acérées tenaient lieu de bonnes raisons ; si les formes d’argumentation que semble aimer M. Malou ne paraissaient pas déceler plus encore d’hostilité contre ses adversaires que de dévouement à ses doctrines ; s’il n’induisait pas trop souvent à penser, par ses fréquents lazzi, qu’il ne prend rien trop au sérieux, à commencer par lui-même, ce serait un terrible adversaire... »
(page 231) Le monument le plus remarquable de la défense du projet de loi - en faveur duquel Malou prononça cinq discours - fut le rapport qu’il déposa au nom de la section centrale. (Le 20 décembre 1856).
« L’inégalité des conditions, écrit Malou au début de ce rapport, se produit à toutes les époques, dans les sociétés politiques, comme un fait général de l’histoire de l’humanité. Aussi toutes les législations se sont-elles occupées des besoins et de l’assistance des pauvres.
« Mais ni la Grèce, si savante et si policée, ni Aristote, ni Platon, ni Rome dans l’éclat de sa puissance, ne connurent la charité. Pas un philosophe, pas un rhéteur, pas (page 232) même un pontife de ces temps-là, n’a songé un seul jour à protester contre les horreurs de l’esclavage, ni à venger la nature violée par l’infanticide, considérés, au contraire, comme des nécessités sociales.
« Le nom même de la charité n’existait pas, avec le sens pratique que le christianisme lui a donné.
« La charité fondatrice, organisée, procédant de ce précepte divin qui commande aux hommes de s’aimer les uns les autres, est donc le glorieux apanage des sociétés chrétiennes où l’homme s’appartient. Dès que la religion catholique a triomphé du monde païen, nous la voyons créer et développer d’une manière admirable des institutions permanentes de bienfaisance. »
Dès le principe, la bienfaisance a eu pour mobile et pour associée la religion.
« La charité chrétienne a revêtu une variété infinie de formes : il n’est point de plaies sociales qu’elle ne s’attache à cicatriser, point de douleurs auxquelles elle n’offre une consolation, point de misères qui ne trouvent chez elle un asile. Aucun dévouement n’est impossible à son courage. De la naissance au tombeau, de saint Vincent de Paul, qui recueille et réchauffe l’enfant abandonné, jusqu’à la petite Soeur des pauvres qui veille au lit du vieillard mourant ; de l’école gardienne jusqu’à la maison de refuge des repenties, son domaine s’étend partout où il y a un bienfait à répandre. »
Le libre développement de la charité constitue un intérêt social de premier ordre, ce n’est pas trop de l’association de toutes les forces de la bienfaisance publique et privée pour alléger toutes les souffrances. Aussi les questions qui se rattachent à cette partie de notre législation sont-elles, de leur nature, et doivent-elles rester au-dessus et en dehors des luttes politiques du (page 324) moment. Nos institutions consacrent les libertés les plus étendues. La liberté de la bienfaisance ne peut être assujettie à de plus étroites restrictions.
« Le droit naturel de faire le bien, selon les inspirations de la conscience, ne doit pas, seul entre tous, être nié ou restreint en haine d’abus possibles.
« Il faut, dans l’ordre de faits qui nous occupe, que la loi fixe les limites de la liberté, mais en s’inspirant seulement de l’intérêt social.
« Une bonne loi sur la bienfaisance doit donc avoir un triple but : fortifier et étendre l’action des établissements de charité publique, assurer à la charité privée une liberté limitée par l’intérêt social et sérieusement contrôlée, associer les efforts des établissements publics à ceux des fondations privées et des particuliers, pour l’amélioration du sort des classes nécessiteuses. »
Avant de passer à l’examen des dispositions proposées à la Chambre, le rapporteur s’attache à bien définir, par un lumineux exposé historique, le caractère de la législation qui a régi la bienfaisance aux diverses époques de notre nationalité.
Mettant, ensuite, en regard les deux systèmes discutés récemment au cours de vives et souvent brillantes polémiques, Malou indiquait les motifs de l’adhésion donnée par la section centrale au projet de loi présenté, au nom du gouvernement, par M. Alphonse Nothomb.
Nous avons exposé ce projet dans ses grandes lignes, signalé la part faite à la liberté par le titre deuxième.
Il n’était plus désormais question d’ergoter sur le sens probable, la légitime interprétation des lois existantes. Il s’agissait de rechercher les principes vrais et utiles qu’une bonne législation doit consacrer. Ce n’était plus affaire de légistes, mais de législateurs.
(page 325) « Il faut, continuait Malou, rechercher dans une même et patriotique pensée quel est le système le plus utile aux intérêts des pauvres, le plus large et le plus libéral, le plus conforme aux principes du droit civil, celui qui répond le mieux aux nécessités sociales, afin de tenir tête, s’il se peut, par l’accroissement de la charité, au développement des maux qui menacent ou qui assiègent les classes souffrantes. »
Tel avait été le souci de la section centrale au cours de nombreuses séances consacrées à l’étude et à la discussion du projet Nothomb. A la majorité de quatre voix contre trois, elle avait estimé qu’il fallait maintenir et fortifier les établissements de bienfaisance publique, éviter la création de personnes civiles distinctes de ceux-ci ; autoriser les fondations particulières, mais en réserver, en tout ou en partie, l’administration ; établir, pour la bienfaisance publique ou privée, des garanties efficaces de la bonne gestion et de la conservation des biens.
Mais la section centrale repoussait, comme préjudiciable aux intérêts sacrés de la charité, l’administration exclusive, par les établissements publics, de toutes les donations et legs ; elle croyait ne point avoir le droit de tarir l’une des sources de la charité en repoussant les dons de ceux qui préféraient confier à d’autres qu’aux administrateurs des établissements publics, la gestion fes biens ou la distribution des fruits qu’ils produisent.
Toutefois, en accueillant ces dons, en faisant une part à la liberté, elle ne négligeait pas les garanties d’ordre général. La liberté, dans le droit public belge, est la règle ; les restrictions sont et doivent rester des exceptions que le législateur n’établit qu’en tant que l’intérêt social l’exige.
(page 326) « Dire aux bienfaiteurs des pauvres : Vous donnerez aux hospices ou aux bureaux de bienfaisance, et non autrement ; je repousse vos bienfaits si vous prétendez réserver à votre famille ou à des tiers l’administration des biens, c’est restreindre sans motif la liberté ; c’est substituer l’exception à la règle ; c’est, par un simple caprice, proscrire les oeuvres les plus utiles et méconnaitre la première comme la plus impérieuse obligation du législateur...
« Celui qui dispose de son bien au profit des pauvres use du même droit que sil en disposait en faveur d’un tiers, même indigne. Sa volonté, si déréglée qu’elle soit, produit ses effets dans ce dernier cas. Dans le premier, au contraire, l’autorité peut réduire les donations excessives faites au préjudice de parents pauvres ou qui blessent l’équité naturelle la loi, de son côté, trace le cercle dans lequel les volontés des donateurs ou testateurs peuvent se mouvoir, et elle en subordonne les effets aux règles établies en vue de l’intérêt public.
« Si, moyennant ces conditions et garanties, la libre disposition des biens est un droit reconnu partout, droit inhérent à la propriété, les actes par lesquels le propriétaire dispose doivent aussi étre envisagés au point de vue des droits que ces actes confèrent aux légataires institués. Que ces légataires soient des membres de la famille, des tiers ou des membres de la grande famille des pauvres, leurs droits doivent être régis par les mémes principes. La loi serait absurde, assurément, si elle subordonnait l’exercice du droit civil de recueillir par donation ou par testament à des conditions arbitraires que l’intérêt des tiers ou l’intérêt de tous ne nécessiterait point ; elle serait deux fois absurde et antisociale, si les légataires pauvres, pris individuellement ou collectivement, étaient seuls soumis à ce régime exceptionnel ou se trouvaient privés du bénéfice de l’institution, sans motif dintérêt général.
« La liberté de disposer est donc un droit pour le riche ; la liberté de recevoir est un droit pour le pauvre. Pour la société, c’est, à la fois, un devoir et un intérêt de maintenir (page 327) l’une et l’autre. Il est impossible, dans un État chrétien, que les pauvres seuls soient mis en dehors de l’application impartiale des lois civiles.
« Nous avons, dès lors, à examiner s’il est nécessaire, pour protéger la société contre les écarts des volontés individuelles, d’établir, comme condition de la validité de tout don ou legs en faveur des pauvres, qu’il sera fait purement et simplement aux hospices ou au bureau de bienfaisance ; sans que le donateur puisse réserver pour d’autres l’administration des biens ou la distribution des revenus.
« Cette question ne nous paraît pas comporter de longs débats. L’expérience de notre pays, la législation de presque tous les peuples l’ont résolue davance.
« Nulle part, en effet, que nous sachions, si ce n’est peut-être, à l’époque où d’inutiles tentatives de sécularisation absolue ont été faites, le législateur n’a déclaré que toutes donations ou legs en faveur des pauvres devraient étre acceptées et administrées par les établissements publics, d’après des règles invariables qui n’admettent aucune dérogation. »
L’abolition de la liberté de la charité ne pouait s’expliquer que par le désir d’entraver l’esprit religieux quand il se manifeste par la plus touchante des vertus qu’il inspire. Cette restriction arbitraire est contraire à la liberté de disposer ; elle attente à la liberté civile, qui forme la base de nos sociétés modernes et que les révolutions qui ont agité ce siècle ont toujours respectée.
« Les fondations, disait-on, engagent l’avenir et restreignent la liberté des générations futures. »
En quoi, répondait Malou, les fondations publiques échappent-elles à ce reproche plus que les fondations privées ? Et puis, avons-nous à nous plaindre de ce que ceux qui nous ont précédés dans la vie aient légué aux pauvres le patrimoine confié aujourd’hui aux hospices civils et aux bureaux de bienfaisance
(page 328) Tout droit de succession repose, en définitive, sur la volonté de celui qui pouvant, pendant sa vie, user et abuser, pouvant dissiper son patrimoine, l’a consacré pour des successeurs qu’il peut librement désigner, sans blesser le droit de ceux en faveur desquels la loi est intervenue.
En mettant au droit de tester des entraves inspirées par l’esprit de parti, on ébranlait un des principaux fondements de l’ordre social.
Les adversaires de la liberté de la charité combattaient le projet, parce que, disaient-ils, il conduisait au rétablissement de la mainmorte et provoquait la résurrection des couvents.
N’osant pas attaquer directement les ordres hospitaliers, ils s’en prenaient aux ordres voués spécialement au service du culte, à l’instruction des classes aisées, à la prière, à la culture de la science religieuse, de l’art, des lettres chrétiennes.
Ils prétendaient que la liberté de la charité n’était réclamée qu’à l’effet d’enrichir indirectement ces institutions, à la faveur de la clause qui admettait la faculté d’instituer des administrateurs spéciaux.
Malou leur répondait fort justement que rien ne justifiait de semblables appréhensions. Personne ne songeait à conférer la qualité de personne civile aux ordres monastiques qui ne se vouaient pas à la charité. Et la raison en était bien simple : ces ordres n’en avaient guère besoin, la liberté leur suffisait.
Le projet ne reconnaissait que les fondations exclusivement charitables ; il ne permettait de conserver que les bâtiments nécessaires à la destination de l’institution. Les revenus qui y étaient attachés devaient être totalement affectés à la destination charitable. Les fondations dont le but n’était pas la charité ne seraient pas autorisées ; si (page 329) l’on ajoutait à une fondation ayant ce but principal des clauses et conditions étrangères, qui déguiseraient des donations qu’on ne pouvait faire directement, comme l’obligation d’entretenir un personnel de religieux qui ne seraient pas employés à l’œuvre de bienfaisance, ces clauses ou conditions seraient annulées.
Un membre de la minorité de la section centrale avait posé la question suivante :
« Une fondation faite en instituant, par exemple, un évêque comme administrateur spécial et sous la condition que l’immeuble donné servira désormais de logement aux Clarisses, aux Ursulines, aux Capucins ou aux Récollets, sous la charge d’y ouvrir un refuge ou une école, serait-elle valable ? »
Malou répondait à cette question adroite et insidieuse par une distinction : Si l’évêque respectait à la fois la volonté du fondateur et les exigences de la loi, la fondation était parfaitement valable ; si, au contraire, on s’écartait de la destination charitable, il y avait dans la loi elle-même des moyens efficaces de contraindre l’administrateur à remplir son devoir ; de réduire, par exemple, le personnel s’il était trop considérable pour l’affectation charitable de la fondation.
Si la loi aboutissait, en définitive, à augmenter le nombre des religieux se vouant à la bienfaisance, qu’ils eussent l’habit de Récollet ou de Capucin, plutôt que celui de frère Cellite, qu’importait-il, après tout, à ceux qui n’avaient, comme ils le prétendaient, pas de plus grand désir que de voir s’étendre le plus possible le champ de la bienfaisance ? « Nous ne voulons pas, disait fort bien Malou, rétablir les couvents sous prétexte de charité ; mais nous ne voulons pas non plus entraver ou interdire la charité, sous prétexte de couvents. »
En vain voudrait-on supprimer la liberté de la charité (page 330) par la crainte des abus éventuels qui pourraient se glisser sous le manteau de la bienfaisance.
Cet argument attaquait à la fois toutes les libertés publiques ; il servirait à les étouffer toutes sous la même étreinte. D’ailleurs, dans notre pays, les pouvoirs sont constitués de manière à fonctionner au grand jour, sous le contrôle vigilant de l’opinion publique.
Qu’on y prenne garde ! En cherchant à renfermer la charité dans des règles étroites et exclusives, bien loin de prévenir les abus que l’on redoute, on ne ferait que les rendre plus considérables. Si l’on défend aux donateurs de confier la distribution de leurs aumônes à des hommes revêtus de leur confiance, on ne pourra empêcher qu’ils arrivent au même but par des moyens détournés, De cette manière, il y aurait encore des administrateurs spéciaux de dons charitables, mais il serait impossible d’exercer aucun contrôle à leur égard.
Tel était, à grands traits, l’argumentation du rapporteur de la loi de la charité. A l’exposé historique, à la défense du projet de la section centrale, fait place, dans une seconde partie du rapport, une discussion détaillée des articles du projet de loi.
« Je suis très content de votre rapport, écrivait Mgr Malou à son frère ; il est franc, habile, prudent et sauve les principes. »
« On y retrouve, écrivait M. Emile Lion (Emile LION, Du droit de faire des fondation. Extrait du recueil La Belgique), dans un style fort, substantiel et nourri, dans des pages magistrales, le jugement ferme et sûr de l’homme d’Etat éminent qui l’a écrit, la netteté de son esprit, la précision de toutes ses idées, sa profonde connaissance du génie des institutions nationales, un sentiment vif et vrai (page 331) des principes sur lesquels repose notre régime politique. »
Cette appréciation est juste et l’éloge mérité.
(page 331) Le rôle habituellement réservé à Malou, dans les débats parlementaires, était d’amorcer la discussion, soit par un rapport, soit par un discours prononcé au début, d’exposer et mettre au point la question à débattre. Il intervenait une seconde fois, vers la clôture, pour résumer le débat, le ramener au point précis. Nous avons eu déjà plusieurs exemples de ces interventions in extremis.
Le discours prononcé par Malou, le 28 avril, força l’admiration de ses adversaires eux-mêmes « Nous ne voulons pas contester au discours de M. Malou le mérite d’une grande habileté, d’une apparence de bonne foi, poussée jusqu’ une naïveté admirablement feinte, » écrivait le chroniqueur politique de l’Indépendance. « M. Malou, ajoutait-il plus loin, se défend très fort d’être profond et habile ; il voudrait bien faire croire que le ciel n’est pas plus pur que le fond de son cœur : quelque désir que nous ayons de nous en tenir à sa parole, les arguments qu’il emploie ne nous le permettent pas ». (Indépendance belge, 28 avril 1857).
Malou avait eu, en effet, la naïveté de demander à ses adversaires et à ses amis de traiter les intérêts des déshérités comme les intéressés l’eussent fait s’ils s’étaient trouvés législateurs :
« Demandons-nous, disait-il, comment les pauvres, s’ils siégeaient ici à notre place, feraient cette loi que nous discutons ? (Interruptions.)
(page 332) Je le répète encore, puisqu’on m’interrompt, comment les pauvres feraient-ils cette loi s’ils siégeaient ici ? Car c’est bien le cas de dire que nous sommes les représentants de cette grande partie du peuple belge qui n’a pas de droits politiques.
« Écartons donc, si nous en avons, écartons nos préjugés, nos passions. Voyons pour qui nous disposons, comment nous pouvons disposer. Ecartons-les encore pour un autre motif : à cause de la grandeur du problème.
« Nous sommes, en effet, en présence du problème de la misère et du paupérisme, que nous retrouvons à toutes les époques ; de l’éternel, du désespérant problème qui a été posé, qui sera posé jusqu’à la fin des siècles, parce qu’aucune législation, aucun système ne peut atteindre ce but idéal, qu’un honorable membre nous indiquait l’autre jour, d’éteindre la misère ; parce que, comme on l’a souvent répété, nous aurons toujours des pauvres parmi nous.
Mais, restreint comme je viens de le dire, il a encore sa grandeur, j’allais dire son immensité. Nous n’espérons pas éteindre la misère ; mais nous voulons, dans la mesure de nos devoirs et de nos forces, dans la mesure des intérêts de cette grande partie de la famille belge, prévenir, atténuer, soulager les souffrances qu’il ne nous est malheureusement pas donné de faire disparaître.
« L’objet pratique de la loi, le but sérieux, n’est donc pas de faire disparaître le paupérisme et la misère, ce n’est pas de guérir par une loi toutes les plaies de l’humanité, ce n’est pas d’empêcher qu’elles ne renaissent chaque jour à mesure que nous faisons un effort pour les détruire ; le but réel c’est de prévenir, c’est d’atténuer, c’est de soulager. »
Les libéraux porteront devant le pays et devant l’histoire une lourde responsabilité : ils ont fait naître la question de la charité. Qui donc en avait entendu parler avant l’instruction de M. de Haussy ? Que réclament les catholiques, que leur refuse-t-on ?
« A vous entendre, nous voulons le retour au moyen âge, nous voulons reculer de cinq cents ans, nous sommes plus ultramontains que la Restauration en France, nous menons le pays à un abîme que sais-je ? Non, messieurs, nous ne sommes pas aussi rétrogrades que cela, il nous suffit de reéu1er de dix ans, nous réclamons le post milinium d’avant 1847, le statu quo ante bellum, nous ne reculons ni au moyen âge, ni à 1793, nous demandons qu’on permette ce qui a été permis jusqu’ici, excepté pendant l’ère de 1847 à 1852 ; nous voulons, en d’autres termes, établir le concert de la justice, de la charité, de l’enseignement ; nous voulons que vous vous arrangiez de manière que ces influences concourent au bien social. Si elles ont été séparées, ce n’a été que pour qu’elles pussent, chacune de leur côté, concourir librement au même but et non pour se jalouser et s’entredétruire : s’il en était autrement, la séparation des pouvoirs, établie pour le progrès et le bien, pourrait devenir pire que le despotisme ou la théocratie. Nous voulons l’alliance de la liberté et des influences religieuses.
« Ce mot liberté, vous souffrez à peine qu’on le prononce dans cette discussion et la question qui s’y traite cependant n’est qu’une question de liberté. Quand j’entends combattre ce projet, je me demande s’il y a quelque part dans le monde un exemple d’un parti se qualifiant de libéral qui nie la liberté.
« Un membre. - Et les couvents ?
« M. Malou. - J’y viendrai ; mais n’entrons pas encore, n’entrons pas trop vite au couvent. »
La question des couvents ! Aux yeux de l’opinion publique et de l’opposition, elle primait bien celle des établissements de bienfaisance, confondus à dessein avec la mainmorte religieuse. Malou ne cherchait pas à l’éluder, mais il l’abordait sans espoir de dessiller des yeux qui ne voulaient point voir :
« Nous pouvons vous déclarer ce que nous vous avons déjà dit que nous ne voulons pas rétablir les couvents comme (page 334) personnes civiles en vertu de la loi, mais que nous ne voulons pas non plus entraver la charité, gêner les manifestations libres de la bienfaisance, sous prétexte de couvents.
« Vous ne nous en croyez pas : que pouvons-nous faire ? Affirmer que nous ne le voulons pas, ajouter que, le jour où on le voudrait, nous nous associerions à vous pour que ce ne soit pas ? Eh bien ! je le fais encore. Je crois que ces institutions ont assez de la liberté, qu’elles peuvent vivre en vertu de la liberté, en vertu du droit commun. Si je pensais le contraire, quel motif aurais-je donc pour ne pas vous le dire ? Si je le voulais, je vous le dirais.
« J’ai toujours vu dans ce pays qu’on gagnait beaucoup à penser tout haut ; je crois que c’est la meilleure de toutes les politiques pour les partis. Je dis penser tout haut ; un honorable collègue l’a dit en d’autres termes : savoir ce qu’on veut, vouloir ce qu’on sait. Eh bien ! moi je sais ce que je veux : je veux qu’on puisse établir des fondations charitables, mais je ne veux pas qu’on rétablisse les couvents, mais je ne veux pas non plus que, par crainte des couvents, on m’empêche, quand il me plaira de le faire, de donner une aumône par l’intermédiaire du curé. Voilà ce que je ne veux pas, c’est ce que vous voulez, et c’est bien la question. »
Ce langage simple, clair, sans artifices, semblait s’adresser directement au bon sens public. Malou atteignait, sans effort, la vraie éloquence.
« Cessez donc de comprendre dans un anathème commun tout ce que vous appelez couvents.
« Le couvent, c’est d’abord l’école. Voici une fille sortie de la condition aisée, qui abandonne sa famille, qui se condamne à d’austères devoirs, sous un austère habit, qui va élever les malheureux enfants dans l’école ; quel charme l’entraîne ?... Elle est à la poursuite des biens temporels !
« Allons plus loin, voyons à l’hôpital la Soeur de charité au lit de nos malades, voyons-la dans des temps de contagion où tant de courages mollissent, où tant de riches abandonnent (page 335) le séjour des grandes villes, Que font alors les Soeurs de charité ? Où sont-elles ? Elles sont au chevet des malades et des mourants, elles y veillent, elles y deviennent martyres... A quoi rêvent-elles ?... Elles rêvent à la résurrection du moyen âge !
« Restons un moment dans la capitale. Cette religieuse, sortie de la bourgeoisie, qui pouvait se donner toutes les joies de l’aisance, cette petite Soeur des pauvres qui va recueillir des restes du riche et qui vit elle-même des restes de ses pauvres, elle qui a recueilli les vieillards que la charité officielle n’était pas assez riche pour entretenir, à quoi songe-t-elle, que fait-elle ?... Elle travaille à soustraire à l’activité humaine une grande quantité de capitaux
« Passons dans un autre lieu de misères ; entrons dans une de ces salles où Jean-Jacques conduisait son Emile pour lui inspirer l’horreur du vice : allons voir la vertu, la religion, la pudeur aux prises avec ces malheureuses que je puis à peine appeler des femmes ; allons voir la Soeur de charité occupée à panser celles qui, à ses yeux, devraient lui répugner plus que la misère, si le contact de la misère ou du vice pouvait répugner à la charité chrétienne. Quelle passion l’absorbe, cette Soeur de charité ? A quoi songe-t-elle ?... A accaparer d’immenses richesses !
« Et quand les couvents rendent de pareils services à tout ce qui forme une plaie sur le corps social de cette Belgique qui a le droit d’être fière de ses splendeurs, mais qui n’a le droit d’en être fière qu’à la condition de soulager efficacement les malheureux qu’elle renferme dans son sein, ces héroïnes vous remercient de vos médailles, de vos distinctions, parce que l’esprit de la charité chrétienne les anime, parce qu’elles ont la certitude d’immortelles récompenses.
« Je termine par un mot qui avait hier, je ne sais pourquoi, le privilège d’exciter l’hilarité sur certain banc : Faisons la loi comme les pauvres la feraient s’ils siégeaient ici à notre place.
« Il ne faut pas se défendre de rappeler longuement de semblables discours ! »
(page 336) Malou parla pendant près de deux séances. Il réussit encore à se faire écouter, le 15 mai.
Il s’agissait, cette fois, de répondre au discours que M. Frère-Orban avait prononcé trois jours auparavant et où il avait poussé le cri de ralliement des adversaires du projet : A bas les couvents ! Déjà l’orage grondait dans la rue. L’opposition, enhardie, se faisait plus audacieuse, plus violente. Le rapporteur du projet voulut, dans le désarroi de la défense, faire entendre le langage de la fermeté, ranimer la foi des défaillants :
« Messieurs, nous sommes parvenus, si je ne me trompe, à peu près au terme de ces longs et solennels débats. En y entrant, je ne suis ni triste ni inquiet je n’ai ni peur, ni dédain.
« Pourquoi, dans la situation actuelle, serions-nous tristes ?
« Le pays nous a rendu, plus tôt que nous ne pouvions l’espérer, la majorité, la plus grande force dans un pays libre. En ce moment même, nos honorables adversaires commettent l’une des plus grandes fautes qu’un parti politique puisse commettre : c’est de transformer une question sociale en une question de parti.
« On prête à un grand ministre d’autrefois cette prière : « Je ne vous demande pas, Seigneur, de ne point commettre de fautes, ce serait trop exiger, mais permettez que mes adversaires en commettent... » Si nous avions fait cette prière, messieurs, nous aurions été exaucés et nos espérances se seraient trouvées dépassées. Nous n’avons donc, aujourd’hui, aucune raison d’être tristes.
« En avons-nous d’être inquiets ?
« Un honorable membre, dans une précédente séance, nous disait que l’inquiétude dominait les membres de la droite. J’ai cherché vainement dans nos rangs la moindre trace d’inquiétude. Nous savons quelle est la loi. Nous connaissons son but, son caractère, ses résultats ; nous sommes certains de la popularité sérieuse et durable de cette loi. Voilà pourquoi (page 337) loin d’être inquiets, nous sommes tous pleins de confiance.
« Nous n’avons pas peur. Nous sommes dans un pays de libre discussion. Nous connaissons ce pays. Nous savons que, si ces sinistres prévisions de contre-révolution, de commotion, étaient entendues, ce serait pour le malheur, pour la décadence du parti auquel l’opinion en ferait remonter la responsabilité.
« Nous connaissons le sentiment public ; il a, avant tout, deux grands besoins l’ordre et la liberté.
« J’ai plusieurs motifs, messieurs, pour ne point éprouver, comme on le disait encore, de superbe dédain.
« Le premier motif, c’est la force réelle de nos honorables adversaires, leur passé. Une opinion puissamment organisée, qui a conquis le pouvoir, qui l’a exercé (je n’ai pas dit trop peu de temps, à mes yeux c’est trop de temps), mais qui l’a exercé plus d’une fois, une opinion qui a pour elle toutes les idées de mouvement, toutes les idées avancées, tout ce qui donne une impulsion aux forces d’un parti, une telle opinion, dans un pays comme le nôtre, ce serait une souveraine, une impardonnable imprudence de la dédaigner.
« J’ai un autre motif encore. J’ai le bonheur de compter dans les rangs de nos adversaires d’anciens amis personnels.
« J’honore le talent, je respecte les convictions loyales et fortes jamais ni pour eux, ni pour l’opinion à laquelle ils appartiennent, jamais il ne m’échappera une expression de superbe dédain.
« Nous ne sommes donc ni tristes ni inquiets, nous ne sommes pas dominés par la peur, nous n’avons pas de dédain. Pourquoi ? Parce que nous savons que nous usons avec modération de notre droit, que nous remplissons envers le pays un impérieux devoir. »
Harcelés sans répit par la presse libérale, bafoués au théâtre, malmenés à la tribune, les Jésuites, faut-il le dire, étaient exposés à pâtir les premiers de la tourmente (page 338) qui menaçait les couvents. Bon nombre, d’ailleurs, de leurs ennemis n’en continuaient pas moins de leur confier l’éducation de leurs enfants ceci les vengeait quelque peu.
Malou remplit un devoir de conscience et de gratitude en prenant leur défense à la Chambre.
« Messieurs, je connais les Jésuites depuis l’âge de dix ans ; j’ai fait mes études dans un des plus célèbres et des plus populeux de leurs établissements. J’ai conservé avec eux, depuis lors, des relations ; il y en a plusieurs que je m’honore d’appeler mes amis. Je me flatte, dans cette position, de les connaître mieux que beaucoup de ceux qui en parlent et qui ne les connaissent que pour avoir lu une partie de la bibliothèque qui existe, et dont la moitié à peu près est contre les Jésuites et l’autre pour. Ces messieurs n’ont lu, leurs citations le prouvent, que la partie qui est dirigée contre les Jésuites.
« Les Jésuites ont eu, à toutes les époques, d’ardents ennemis et des amis sincères et convaincus. Ils ont eu le sort de toutes les grandes institutions et, en effet, pour les catholiques, pour ceux qui examinent l’histoire des luttes de l’Eglise militante dans le monde, il n’y a pas de fait plus considérable que la création et le développement de la société de Jésus.
« Je parle franchement au point de vue catholique et je dis : Il n’y a pas de fait plus providentiel dans l’histoire de l’Eglise que la création et le développement de cette milice, qui existe encore aujourd’hui, toujours persécutée, toujours vivante depuis plusieurs siècles. Si la Providence n’avait pas suscité les Jésuites, que serait devenue une grande partie de l’Europe catholique, à l’époque de la Réforme ? Y a-t-il dans l’histoire une institution humaine qui ait fait plus pour la foi, qui ait fait autant pour la science ?...
« Les Jésuites ont-ils besoin, se soucient-ils de la personnification civile ?
(page 339) « La loi est-elle faite pour donner la personnification civile à cette catégorie de couvents, les plus redoutables, les plus épouvantables de tous ?
« Moi, qui ai des relations journalières avec eux, je puis vous déclarer que si vous la leur offriez, ils n’en voudraient pas...
« Je dirai plus, je trouve qu’ils ont parfaitement raison ; la liberté leur suffit, elle leur est meilleure que la personnification civile. »
Des amendements au projet primitif, introduits au cours dc la discussion générale, avaient anéanti certains griefs ; le gouvernement n’avait pas hésité à en reconnaître le bien-fondé. « Je pose en fait, avançait Malou en s’adressant spécialement aux orateurs qui avaient précédemment combattu le projet de loi, je pose en fait et je vais prouver par vos discours que, si l’on supprimait à l’article 7 les mots ou les titulaires qui occuperont successivement des fonctions ecclésiastiques, vous voteriez la loi avec nous. » Sans se laisser démonter par les interruptions, il entreprenait la démonstration de sa thèse, rétorquant contre MM. Verhaegen, Frère, Lebeau, Orts leur argumentation ; s’armant tantôt dans les législations étrangères, tantôt dans les traditions du droit national ; évitant des pièges adroitement tendus :
« Vous acceptez pour le bien des pauvres, lui avait reproché M. Frère, ce que vous n’accepteriez pas pour votre propre bien. La Société Générale accepterait-elle comme administrateurs à perpétuité M. Malou et ses descendants ?
« - Je ne sais, répondit Malou nullement embarrassé, si les actionnaires diraient oui ou non ; ils accepteraient peut-être, ce serait leur affaire ; mais, ce que je n’admettrais pas, ce serait qu’ils pussent accepter mon offre en déclarant qu’ils ne veulent pas de la condition que j’y mets. »
(page 340) Malou allait jusqu’à menacer de représailles les adversaires de la liberté : « Pourquoi, disait-il, si vous vous obstinez, n’irions-nous pas jusqu’à créer de toutes pièces une concurrence à la charité officielle, par la constitution d’une vaste association libre de bienfaisance, revêtue d’une forme légale quelconque et recueillant le bénéfice de toutes les donations que les catholiques seraient invités à ne faire qu’à elle ? »
« Si nous voulions faire une loi de parti, si nous étions hostiles à la charité officielle, nous ne ferions pas cette loi, nous ferions autre chose, que je vais vous dire tout à l’heure.
« Les deux résultats que nous avons en vue sont de fortifier, de consolider les institutions officielles, de leur donner la propriété avec dévolution et un petit coin dans la législation pour la liberté.
« Si nous n’avions ce petit abri pour la liberté de fonder et si nous étions hostiles aux établissements officiels,.., nous formerions une vaste association administrant toutes les fondations qui lui seraient confiées, une société de bienfaisance, société perpétuelle placée en dehors du contrôle de l’autorité publique, possédant des meubles et des immeubles, qui attirerait à elle toutes les donations comme elle voudrait, qui procéderait de l’idée catholique ; et cette grande association, qui est permise, contre laquelle vous ne pourriez rien à moins de lois spoliatrices, serait, avant peu d’années, une grande puissance politique.
« Je ne sais si, une pareille institution se fondant et inspirant à tous une confiance entière, les établissements officiels prospéreraient et se développeraient beaucoup.
« Quand on nous refuse la plus petite parcelle d’air et de liberté, je dis : « Vous nous donnerez le droit de demander la séparation du patrimoine. »
« Vous nous avez menacés du retrait de la loi, vous avez dit que ce serait le programme de l’opinion libérale ; un autre membre a été plus loin, il a dit qu’on la rappellerait avec effet (page 341) rétroactif. Le jour où vous ferez cela, le jour où vous réussiriez à la faire rappeler, ce que je viens de vous expliquer, je le déclare nettement, nous le ferons.
(page 341) Nous n’avons pas à exposer par le menu les événements de 1857. Il appartiendra à d’autres de les apprécier dans leur ensemble et d’opérer le départ des responsabilités. Qu’il nous suffise de rappeler les incidents qui déterminèrent Malou lui-même à appuyer une demande d’ajournement, bientôt suivie de l’abandon du projet de loi sur la bienfaisance.
Le débat, ouvert le 21 avril, menaçait de s’éterniser. Les esprits étaient vivement surexcités. Les tribunes publiques de la Chambre devenaient de plus en plus tumultueuses. Des groupes se formaient aux abords du Palais de la Nation.
Il importait qu’une solution intervînt sans retard. Le comte de Theux annonça qu’à la séance du mardi 19 mai, il proposerait le vote des articles du projet de loi relatifs aux administrateurs spéciaux.
Le 19 mai, en effet, M. de Decker déclara à la tribune que la Chambre était saisie de la proposition de M. de Theux. De son côté, M. Frère réclama une enquête sur l’état du paupérisme en Belgique. Le ministre de l’intérieur déclara qu’il ne pouvait adhérer à cette proposition, qui était l’ajournement indéfini du projet de loi, sinon son rejet à peine déguisé. Il se rallia, au nom de ses collègues, à la proposition de M. de Theux.
M. Frère-Orban fut, toutefois, autorisé à développer sa proposition d’enquête. Les tribunes publiques applaudirent la péroraison du discours du député de Liége ; (page 342) expulsé de la Chambre par le président, M. Delehaye, le public se retira en murmurant. La presse libérale encourageait ces manifestations de l’opinion, qu’elle trouvait naturelles et légitimes ; elle blâmait le président de ne les avoir point tolérées. « On avait tout autant applaudi M. Frère sur les bancs de la Chambre qu’ailleurs, déclarait l’Indépendance (19 mai 1857), et le public n’était coupable, après tout, que d’avoir partagé le sentiment de ses mandataires. »
Malou, courageusement prit encore la parole pour repousser la proposition d’enquête, qui fut rejetée par une forte majorité.
A la séance suivante, le 20 mai, M. Dechamps proposa d’aborder la discussion des articles 71 et 78 ; ce dernier consacrait le principe des administrateurs spéciaux, principe fondamental du projet de loi. (Note de bas de page : Article 71. - Les fondations sont autorisées par le Roi sur la délibération de la commission administrative du bureau de bienfaisance et sur l’avis tant du conseil communal que de la députation permanente. Elles sont, après l’autorisation du Roi, acceptées par le bureau de bienfaisance.
(Article 78. - Les fondateurs peuvent réserver pour eux-mêmes ou pour des tiers l’administration de leurs fondations ou instituer comme administrateurs spéciaux les membres de leur famille, à titre héréditaire, ou les titulaires qui occuperont successivement des fonctions déterminées, soit civiles, soit ecclésiastiques. Ils peuvent subordonner le régime intérieur des établissements et des oeuvres de bienfaisance qu’ils fondent à des règles spéciales, mais sans déroger aux dispositions du présent titre).
Ainsi une solution immédiate interviendrait pour le plus grand bien de la paix publique. Le ministre de l’intérieur et la Chambre acquiescèrent à cette proposition. La discussion des articles 71 et 78 occupa encore trois séances.
(page 343) Le 23 mai, le comte de Theux, interprète de la droite, intervint une seconde fois pour réclamer la clôture : « Le pays est fatigué, disait l’éminent homme d’Etat, on ne déplacera plus un vote à l’heure qu’il est. » Aussitôt de bruyantes protestations se firent entendre à gauche ; M. Verhaegen s’en fit l’organe. Le ministre de l’intérieur, disposé aux concessions, proposa de continuer la discussion pendant deux séances encore. Le rapporteur du projet de loi se rallia à cette proposition. La majorité s’affaiblissait ; la gauche triomphait.
A la séance du 25 mai, où devait se clôturer la discussion, la Chambre ne se trouva pas en nombre.
La presse libérale profita de ce nouveau répit pour mettre le ministre de l’intérieur en demeure d’ajourner encore la clôture du débat. Le lendemain, elle avait la satisfaction d’enregistrer un nouveau succès. « Rendons tout d’abord cette justice à M. le ministre de l’intérieur, exprimait l’Indépendance du 26 qui, qu’il s’est empressé, au début de la séance, de reconnaître l’impossibilité de proposer, comme il l’avait annoncé, sa motion d’ordre pour la clôture du débat sur les articles 71 et 78. »
Dans la presse conservatrice, par contre, ces concessions étaient actées avec peine et appréhension : « La gauche est elle-même étonnée de la condescendance qu’elle rencontre, écrivait le Journal de Bruxelles, le 28 mai. C’est par un excès de complaisance toute gratuite de la part de M. le ministre de l’intérieur que, sans réclamations de la droite, la clôture a été retardée encore de vingt-quatre heures. »
Le mercredi 27 mai, la discussion étant enfin close, il fut passé au vote. La majorité, une majorité de 60 voix contre 41, se prononça en faveur du principe de l’admission des administrateurs spéciaux. Ce vote fut accueilli par les huées de la foule massée devant le (page 344) Palais de la Nation. Le nonce apostolique, Mgr Gonella, qui avait assisté à la séance, fut insulté. La bande séditieuse se porta devant le ministère de la justice
M. Nothomb fut copieusement hué. La même troupe misa les vitres de plusieurs couvents. Le Duc et la Duchesse de Brabant, assistant le soir à une représentation au théâtre de la Monnaie, furent reçus par des acclamations ironiques de : Vive le Roi ! Vive le Prince ! auxquelles se mêlaient les cris de : A bas les couvents ! A bas Malou ! Malou à la lanterne. A bas le ministère ! Dissolution !
Une foule, que l’Indépendance évalue de quatre à cinq mille personnes, se trouvait massée aux abords du théâtre ; cette foule se porta devant les bureaux de l’Emancipation, qu’elle tenta de saccager (Voir plus haut, p. 236). Des groupes se dirigèrent ensuite vers la demeure que Malou occupait alors à la chaussée d’Ixelles. Là encore, les carreaux furent brisés sans que la police intervint efficacement. Un voisin, pris d’une courageuse indignation, écrivait le lendemain à Malou : « Je demeure à quatre pas de chez vous. Si vous avez besoin d’un respectueux ami pour protéger votre domicile, à n’importe quelle heure, je serai heureux dc vous être bon à quelque chose. » La responsabilité des émeutiers fut aggravée par la présence parmi eux de nombreuses personnes appartenant à la classe dirigeante ; ce fut l’émeute des « gants glacés ».
Le lendemain se poursuivit, à la Chambre, le vote des principaux articles du projet de loi. L’article 69 fut adopté. Au cours de la discussion de l’article 70, un malencontreux dissentiment se produisit entre le ministre de la justice et Malou, rapporteur de la section centrale, (page 345) au sujet de l’interprétation du paragraphe relatif aux fondations d’écoles gratuites pour l’enseignement primaire (Annales parlementaires, Chambre des représentants, 28 mai 1857). La gauche devait en faire son profit.
La soirée du jeudi 28 mai fut marquée par la répétition des excès de la veille. Le Roi tint ce soir même un conseil auquel les ministres et quelques hommes politiques furent conviés. Malou y assistait. Léopold Ier était irrité, humilié de voir compromise au dehors la bonne réputation de la Belgique, rapporte M. Juste à qui l’on doit de précieux renseignements sur les événements de l’année 1857 (TH., JUSTE, Léopold Ier, roi des Belges, d’après des documents inédits, t. II, pp. 176 et suiv., Bruxelles, Mucquart, 1868) émit l’opinion qu’il fallait arriver sans retard au rétablissement de l’ordre, dût-on recourir à l’état de siège : « Je monterai à cheval s’il le faut, dit-il, protéger la représentation nationale ; je ne laisserai pas outrager la majorité. »
Le Roi, toujours d’après M. Juste, déclara, à l’issue de ce conseil, que son intention était de réunir le lendemain les principaux membres de l’opposition et de leur exprimer les sentiments pénibles que cette agitation faisait naître en lui. Toutefois, le conseil s’étant réuni de nouveau le lendemain à midi, il ne fut plus question de cette convocation des chefs de la gauche.
Léopold Ier avait conçu un autre projet : il présenta au conseil un papier où les trois articles votés le 27 étaient écrits, et il proposa d’en faire une loi spéciale le jour même, séance tenante de la Chambre. Par ce moyen, on préserverait la dignité du gouvernement et on mettrait un terme à une discussion qui agitait le pays. Deux ministres approuvèrent vivement l’idée du Roi et les autres finirent par s’y rallier (Th. JUSTE, loc. cit.).
(page 346) A l’ouverture de la séance de la Chambre, le vendredi 29 mai, on remarqua beaucoup l’absence des ministres de l’intérieur et de la justice, ainsi que celle des membres de l’assemblée qu’on était habitué à considérer comme les chefs de la droite et de la gauche parlementaire. A l’issue du conseil tenu en présence du Roi, ces notabilités politiques s’étaient réunies à la présidence de la Chambre, dans le but d’aviser en commun à la situation. Le projet royal fut écarté. Les représentants de la gauche firent adroitement état du dissentiment qui avait surgi la veille entre M. Nothomb et le rapporteur de la section centrale. Une proposition d’ajournement de la Chambre au 2 juin prévalut.
Lorsque les ministres, entourés des chefs des deux partis, rentrèrent à la Chambre, un vif mouvement de curiosité se manifesta.
Ce ne fut pas un membre du Cabinet, mais un des délégués de la gauche, M. Henri de Brouckere, qui prit la parole. Au milieu d’un profond silence, il rappela le dissentiment qui s’était produit la veille entre le ministère et la section centrale, sur le sens qu’il fallait donner à l’article 70, l’un des plus importants du projet de loi ; il affirma que la discussion n’était plus possible qu’après une réunion de la section centrale et le dépôt d’un nouveau rapport.
Le ministère, comme désemparé, ne revint pas sur la résolution prise au début de la séance, dans la réunion des délégués parlementaires. Le projet du Roi, adopté dans la matinée, et qui eût peut-être tout sauvé s’il avait prévalu, fut définitivement abandonné. Le Cabinet craignit, vraisemblablement, de provoquer, par un acte d’énergie, un redoublement de violences ; il préféra gagner du temps et laisser le calme succéder à la tempête. On annonçait, en effet, que des désordres graves (page 347) s’étaient produits en province, notamment à Anvers, à Gand, à Liége, à Mons, à Jemmapes. L’émeute l’emporta.
Après M. de Brouckere, M. Devaux se leva pour appuyer la motion de son collègue libéral, et après lui, Malou, à son tour, accepta, au nom de la droite, le renvoi à la section centrale réclamé par la gauche libérale
« Je ne viens pas, dit-il, combattre le renvoi proposé par l’honorable M. de Brouckere, je reconnais que la séance d’hier a constaté que 1e gouvernement et la section centrale ne s’entendaient pas sur toutes les conséquences des rapports à maintenir entre l’enseignement primaire existant en vertu de la loi de 1842 et les écoles instituées en vertu de la présente loi. Je crois que cette question mérite un nouvel examen. J’exprime, comme l’honorable M. Devaux, le voeu bien sincère que nous parvenions à nous concilier, surtout sur la partie de ce projet relative à l’enseignement. »
La proposition de M. de Brouckere, mise aux voix, fut adoptée. Lamentable aboutissement d’un débat si vaillamment soutenu !
Nul, parmi les libéraux, ne douta plus, dès lors, de l’ajournement indéfini du projet. « La loi est morte et bien morte ! » pouvait annoncer l’Indépendance.
La droite voulut espérer et ne point se rendre. Elle s’assembla, dans la matinée du 30 mai. Aucun ministre n’était présent. Le comte de Theux se prononça pour le maintien du projet de loi et la continuation de la discussion. L’assemblée se rangea à cet avis.
Mais, de son côté, le ministre de l’intérieur avait pris une décision. Le même jour, au début de la séance de la Chambre, il donna lecture d’un arrêté royal prononçant l’ajournement des Chambres.
C’était le retrait du projet. Dès ce moment, les désordres (page 348) prirent fin. La gauche avait tout lieu d’être satisfaite. La presse conservatrice apprécia sévèrement l’arrêté du 30 mai. Seule l’Émancipation livra à ses lecteurs cet étonnant commentaire, qui révèle bien le défaut de cohésion dans la tactique des conservateurs :
« Il va sans dire, lisait-on dans le journal de M. Coomans, que nous n’avons plus à nous occuper du projet de loi sur la charité. Les ministres ont dit qu’il est mort et ils n’ont que trop raison. Aujourd’hui que les menaces brutales sont au moins suspendues, il nous est permis de dire que nous n’avons jamais attaché une grande importance à ce projet de loi et que le Cabinet aurait dit, selon nous, le retirer après l’arrêt de la Cour de cassation qui donnait au parti conservateur une satisfaction parfaite... La loi est morte, nous eu avons fait notre deuil et ce n’est pas nous qui songeons à la ressusciter. »