(Paru à Bruxelles, en 1905, chez Dewit)
(page 248) Les élections de 1852 avaient porté au Cabinet du 12 août 847 un coup mortel. Les ministres remirent au Roi leurs portefeuilles (9 juillet 1852).
La majorité était restée libérale. Léopold Ier manda successivement M. Lebeau et M. Verhaegen. Ceux-ci refusèrent de se charger de la constitution d’un nouveau ministère. Le Cabinet démissionnaire fut provisoirement maintenu au pouvoir.
La crise se prolongea pendant plusieurs mois ; elle s’aggrava par la retraite du ministre des finances.
M. Frère ne donna pas son assentiment à la convention littéraire avec la France et se retira.
Il avait été assez laborieux (Note de bas de page : D’après une lettre de M. Doffegnies à Malou (7 août 1852), des ouvertures auraient été faites en vain à M. t’ Kint de Nayer pour le déterminer à accepter le portefeuille des finances) de pourvoir à son remplacement. (page 249) Le 17 septembre, M. Liedts accepta momentanément la succession. Ce fut un moment d’accalmie ; mais la crise persistait.
L’élection de M. Delehaye à la présidence de la Chambre fut le coup de grâce. L’échec du candidat ministériel, M Verhaegen, marquait la chute définitive du Cabinet du 12 août. Les libéraux modérés avaient voté avec les conservateurs. C’était le désaveu de la politique ministérielle et une réprobation significative du manifeste de l’Association libérale dont M. Verhaegen avait été le premier signataire.
Le ministère démissionna une seconde fois, le 29 septembre 1852. Le Roi prit aussitôt le parti d’ajourner les réunions de la Chambre au 26 octobre. Les récents événements avaient provoqué dans la presse et dans l’opinion une certaine effervescence ; l’ajournement était une mesure pleine de sagesse. Cependant il fut critiqué par certains membres de la droite. Malou, loin de partager l’avis de ses collègues, approuvait entièrement la prudente décision de Léopold Ier.
« La Couronne, à mon avis, écrivait-il, a fait acte de sagesse en se réservant le temps d’aviser avec calme avant de laisser au hasard du scrutin et à l’entraînement des partis le moyen d’embrouiller et d’aggraver une situation déjà si difficile... L’ajournement de la Chambre est une bonne chose à notre point de vue. Il règne beaucoup d’union, beaucoup d’entrain et de courage parmi les nôtres. Les réunions ont été journalières, il y en a encore une ce soir. La force morale est revenue à l’opinion conservatrice. Espérons que cette situation favorable sera maintenue. (Lettre de J. Malou à Mgr Malou, 29 septembre 1852).
Rogier ne contresigna qu’à regret cet arrêté de prorogation. La gauche avait obtenu de M. Delehaye qu’il (page 250) refusât la présidence de la Chambre ; celle-ci eût ainsi passé à M. Delfosse. Mis au courant de ces manigances, Malou les rapportait à son frère :
« Le conseil de guerre de la gauche libérale, tenu chez Thieffry ce matin (29 septembre 1852) avait résolu de porter Delfosse à la présidence. Intimider Delehaye, nommer Delfosse, rétablir l’homogénéité libérale par la compression et la peur, c’était détruire toute la signification politique utile de la bonne journée d’hier. »
L’ajournement des Chambres ruinait la combinaison, empêchait l’élection presque certaine de M. Delfosse, auquel les conservateurs n’avaient pas de candidat à opposer.
« Il est très positif, écrivait Malou, que Rogier n’a pas pris l’initiative de l’arrêté de prorogation. On l’a appelé de chez Thieffry au Palais : invité à contresigner, il a d’abord hésité et presque refusé, puis il a senti qu’il ne pouvait persister, et il s’est exécuté : c’est là la vérité historique.
La question se posait de savoir par qui et comment on remplacerait les ministres du 12 août. « Il ne faut pas se le dissimuler, avait déclaré Malou, le lendemain de la chute du ministère, la situation sera très difficile ; les éléments d’une administration centre gauche manquent et, pour les conservateurs, c’est quelques mois trop tôt ; il faudrait la dissolution, qui est impossible en hiver, à l’époque où la plupart des électeurs auraient de grands sacrifices à faire pour se rendre à leur poste. »
Opposé en principe à une dissolution, Malou eut à défendre cette opinion, qui n’était pas partagée par tous ses amis. En effet, les membres du Comité conservateur d’Anvers, par l’organe de M. Delaet, avaient émis un (page 251) vœu en faveur de la dissolution. Malou leur adressa une lettre qu’il faut rappeler :
« La dissolution, écrivait-il (Lettre à M. Delaet, 5 octobre 1852), c’est l’ultimaratiodu gouvernement constitutionnel. La nécessité seule peut lui servir d’excuse ou de justification. Quand elle n’est pas nécessaire, impérieusement nécessaire, notre opinion, qui veut, Dieu merci, le gouvernement constitutionnel vrai et non l’hypocrite et égoïste despotisme sous lequel nous avons vécu, doit s’abstenir de prendre ces mesures extrêmes au risque de briser les ressorts en les forçant... Quand il y a nécessité évidente, il faut, de plus, l’opportunité quant au moment et surtout quant à la direction de la crise que ce mouvement fait naître... Le courant des idées, au dedans et au dehors, porte vers l’opinion conservatrice ; si l’on nous avait dit, il y a un an, que nous en serions aujourd’hui au point où nous sommes, personne n’eût voulu le croire. Eh bien, avant que notre opinion saisisse hardiment et pour longtemps la direction des affaires, il faut quelques mois encore il faut une administration incolore, assez faible et peu dangereuse. »
« Il faut donc attendre, ajoutait-il, le moment où un grand coup pourra être frappé par les conservateurs. »
« Je dis qu’attende, non pour conseiller l’abstention ou l’indifférence, mais pour que l’on se défende de toute impatience dans l’enivrement du succès. Il faut agir, agir sans cesse, avec un esprit de suite et en vue d’un but éloigné que l’on est assuré d’atteindre ; il faut y marcher, non y courir, de peur de choir en route. »
A l’évêque de Bruges, il exprimait, en termes aussi clairs, la même pensée :
« Je désire voir former un ministère de gauche, aussi faible (page 252) et insignifiant que possible. L’état des partis parlementaires et même l’état général des esprits ne permet pas encore aux conservateurs de prendre avec succès le pouvoir. Il est également trop tôt, à mon avis, pour former un ministère mixte. Ce serait un jeu de dupe, après nos succès électoraux, de venir comme appoint dans un ministère qui n’aurait ni la force, ni le courage de sauvegarder nos principes et les intérêts de notre opinion... Pour reconstituer plus tard, et bientôt je l’espère, une situation forte et durable, il faut user au pouvoir jusqu’au dernier homme et jusqu’à la dernière idée de ce parti si fier naguère, qui proclamait son avènement définitif il y a cinq années et qui est déjà aux abois. » (Lettre à Mgr Malou, 16 août 1852).
Mgr Malou partageait cette opinion : « Jusqu’à ce que nous puissions entrer drapeaux déployés et tambours battants dans la place, écrivait-il, il vaut mieux voir fouler aux pieds nos principes par les libéraux que par ceux qui sont censés nous appartenir. »
Le devoir de la minorité était donc de repousser toute avance des libéraux modérés, de hâter la rupture de l’homogénéité libérale, et de se préparer à saisir quelques mois plus tard les rênes du pouvoir.
« Nous devons donc souhaiter, ce me semble, écrivait Malou au comte de Theux, que l’on forme en dehors des éléments actifs du Cabinet démissionnaire une administration nouvelle, gauche ou centre gauche, que la majorité s’use aux affaires dans la personne de ses chefs et que nous ne soyons pas amenés à avoir pour nos idées la défaveur du ministérialisme avant d’acquérir par une nouvelle élection un renfort que le pays nous apportera si nous ne gâtons pas la situation par trop d’impatience. »
(page 253) Les événements parurent se réaliser au gré de ces désirs ; dès les premiers jours d’octobre, on annonçait comme certaine l’arrivée au pouvoir d’un ministère H. de Brouckere-Piercot-Faider. Le nom de M. Piercot, bourgmestre libéral de Liége, soulevait une vive opposition. « Piercot, écrivait M. Barthélemy Dumortier à Malou, c’est l’influence liégeoise dans le Cabinet et Delfosse à la présidence. » « Les réclamations sont unanimes de notre côté au sujet de M. Pierrot, écrivait de son côté Malou, peut-être la diplomatie française a-t-elle aussi réclamé. »
Les protestations se firent si chaudes que l’existence même du ministère embryonnaire parut compromise.
« Je doute très fort en ce moment, écrivait Malou le 12 octobre, si le Cabinet de Brouckere-Piercot verra le jour au Moniteur; je parierais pour la négative s’il me fallait parier. »
Tout était conclu et arrêté quelques jours auparavant. Depuis lors que s’était-il passé ? Ecoutons encore Malou :
« Cette combinaison, écrivait-il (Lettre à M. Malou-Vandenpeereboon, 12 octobre 1852) supposait comme conséquence logique la présidence de M. Delfosse à la Chambre. Or, examen fait de la situation parlementaire, on s’est aperçu que, sans le concours ou l’abstention des conservateurs, le Cabinet et son Delfosse n’auraient pas la majorité... Des efforts héroïques ont été tentés pour nous amener à laisser passer Delfosse par notre abstention. Que le ministère extra-parlementaire fasse son programme comme il l’entend, mais que, selon son origine, il reste neutre pour la constitution du bureau ; nous maintiendrons la majorité unioniste. »
(page 254) Les conservateurs étaient bien décidés à s’opposer de tout leur pouvoir à l’élection de M. Delfosse ; ils étaient quasiment engagés par leur vote du 23 septembre. « En nous priant de laisser passer Delfosse, on nous demande un acte politiquement déshonorant ; nous perdrions tous les avantages acquis ; » bien plus, les conservateurs avaient retrouvé un candidat à opposer à M. Delfosse ; ce candidat était un libéral, et n’était autre que M. Delehaye. Elu une première fois le 23 septembre, il avait reculé devant les invectives qui avaient accueilli son élection ; traité de renégat et de traître par ses anciens amis, il s’était désisté, enlevant aux conservateurs qui l’avaient élu tout le bénéfice de leur succès.
Si M. Delehaye revenait à résipiscence, sa conversion était le résultat d’une habile et active intervention de M. Barthélemy Dumortier, qui avait déterminé les filateurs de Gand à agir sur leur député.
Les industriels gantois étaient grandement intéressés à la solution de la question ministérielle. Gand était le foyer du protectionnisme. Or, la signification de l’élection de M. Delfosse à la présidence de la Chambre eut été celle d’une orientation de la majorité vers la gauche ; c’était la politique du libr- échange, substituée aux anciennes conventions linières. Si, au contraire, le ministère avait à compter avec les conservateurs, on pourrait l’empêcher d’entrer plus avant dans la voie de la libre concurrence.
Ainsi donc, par un singulier concours de circonstances, une question d’intérêt industriel allait décider de l’élection du président de la Chambre.
Le 13 octobre, les liniers eurent à Bruxelles une importante réunion, à la suite de laquelle l’un des leurs fut chargé d’aller exprimer leurs vœu à M. Van Praet ainsi qu’à M. Delehaye.
(page 255) Le 21, le député de Gand adressait à M. Barthélemy Dumortier la déclaration très nette qui suit : « Pour moi, je suis décidé à secouer le joug que nos doctrinaires veulent faire peser sur le parti libéral, et pour cela je n’hésite pas à vous déclarer que j’accepterai la présidence si je suis élu. La doctrine dira, pensera, écrira ce qu’elle voudra, pour moi je suis convaincu qu’en présence des besoins de nos provinces : les Flandres, le Hainaut, etc., il est temps que nous mettions un terme aux exigences toujours croissantes de ceux qui veulent nous asservir.
« Il faut l’union et la concorde. Le tempérament de la Belgique ne saurait résister plus longtemps aux divisions que l’on voudrait perpétuer parmi nous. » (Lettre de M. Delehaye à M. Barthélemy Dumortier, 21 octobre 1852).
L’acceptation de M. Delehave remplissait d’espoir les conservateurs en général et Malou en particulier. « S’il plaît à Dieu, si Delehaye ne recule pas au dernier moment comme l’autre fois, nous l’emporterons cette fois encore et même à une plus forte majorité qu’au 28 septembre. »
Conservateurs et liniers furent déçus dans leurs espérances. Le 26 octobre, M. Delfosse, le candidat du Cabinet démissionnaire, fut élu président par 54 voix contre 49 données à M. Delehaye, que ses amis, les libéraux modérés, n’avaient pas appuyé ; par contre, il est vrai, les candidats que la droite avait proposés pour la vice-présidence, MM. Vilain XIIII et Veydt, l’emportèrent sur leur concurrent, M. Loos.
M. Delfosse élu, le Cabinet de Brouckere était certain d’une majorité et pouvait se présenter à la Chambre.
Le ministère du 31 octobre 1852 était entièrement composé de libéraux ; M. H. de Brouckere, il est vrai, était connu pour la modération de ses idées ; il avait (page 256) cherché en dehors des jouteurs habituels de la politique les personnalités les plus marquantes du nouveau Cabinet ; c’était là des gages de modération (Note de bas de page : Ministère du 31 octobre 1852 : MM. H. de Brouckere, affaires étrangères : Piercot, bourgmestre de Liége, intérieur ; Faider, avocat général à la cour de cassation, justice ; Liedts, finances ; Van Hoorebeke, travaux publics ; général Anoul, guerre). Le Cabinet inséra d’ailleurs dans son programme la promesse significative « d’une trêve honorable pour tout le monde et heureuse pour le pays, qui la désire. » (Annales parlementaires, 3 novembre 1852)
Un réel esprit de conciliation l’animait ; il s’efforça de mettre en pratique une politique de transaction. Dans son programme, a dit M. Woeste, « l’on pouvait voir, sans illusion, un premier retour vers l’unionisme. » (Le Roi Léopold Ier, Sa politique, dans Charles Woeste, Vingt ans de polémique, t. I, p. 15).
Malheureusement pour sa vitalité, le Cabinet ne posséda jamais la pleine confiance des libéraux, qui regrettaient le ministère du 12 août 1847 ; et, d’autre part, l’élection de M. Delfosse lui fit perdre encore du peu de confiance que la droite eût peut-être accordé à ses tendances unionistes. « Ce Cabinet, écrivait Malou, se forme avec l’assentiment, d’après les conseils et avec la probabilité d’appui de la gauche. On a déjà dit, et ou répétera vingt fois, qu’il renoncera au projet de réforme de l’enseignement primaire, qu’il fera une bonne loi sur la charité et tâchera d’obtenir le concours du clergé dans l’enseignement moyen ; sa politique consistera à faire des avances à gauche et à droite, mais il est exclusivement formé avec la pensée de satisfaire la gauche. L’exclusion systématique des « transfuges » est le premier gage de ce bon accord. »
(page 257) Les catholiques crurent cependant de bonne tactique d’entonner une hymne à l’union. Beaucoup d’entre eux étaient encore animés du désir sincère de réaliser la trêve des partis et de reconstituer avec le concours de tous les éléments modérés une majorité et un gouvernement unionistes.
M. de Decker n’avait cessé d’être le protagoniste le plus brillant de ces idées. Il les défendait par la parole et par la plume. Sa fameuse brochure Quinze Ans (1830-1845)était encore entre toutes les mains. Malou lui-même sentit renaitre en soi l’unioniste d’antan. Trop compromis du côté conservateur pour relever le drapeau de l’union, il s’adressa à son ami de Decker, le pressant de reprendre la plume, d’ajouter un chapitre à sa « prophétique brochure. »
« A vous, supplie-t-il dans une lettre où il semble qu’il ait mis toute son âme (Nous en devons la communication à l’obligeance de M. Paul de Decker), à vous, lorsqu’il en est temps encore, l’honneur de dire au pays de grandes et salutaires vérités. » Ces pages débordent d’indignation généreuse. Malou accuse les exclusifs d’avoir faussé le jeu de nos libres institutions ; l’intolérance s’est substituée à la liberté. Il n’y a de salut que dans le retour à l’union, sans laquelle la Belgique n’aurait pu naître, ni grandir. « Que l’union qui féconde succède à la division qui stérilise. »
(page 258) Voici d’ailleurs, cette lettre, assurément intéressante :
« Bruxelles, 31 octobre 1852.
« Mon cher de Decker,
« Je relisais, il y a peu de jours, les pages éloquentes où vous avez stigmatisé le système des gouvernements de parti. En regard des fautes et des ruines accumulées, vous relevez le drapeau de 1830 sur lequel la première de nos assemblées nationales a écrit : L’union fait la force.
« Il vous reste aujourd’hui, mon excellent ami, un chapitre à ajouter à votre prophétique brochure. Les choses ont marché vite ; nous voici parvenus en quelques mois aux conséquences extrêmes : à vous, lorsqu’il en est temps encore, l’honneur de dire au pays de grandes et salutaires vérités...
« Que sont devenues nos institutions ? Il y a vingt-deux ans, nous saluions, avec l’ardeur de la première jeunesse, ces larges formules de liberté et de tolérance inscrites dans la constitution. Toutes ces libertés, tous ces droits, toutes ces garanties ont eu en Belgique des racines historiques ; elles sont nées du sol, elles y sont acclimatées. Le gouvernement constitutionnel, la seule religion politique que nous ayons connue et pratiquée, nous apparaissait comme devant réaliser, au profit du pays, tout un avenir d’union, de force et de grandeur. La lutte, que la diversité des opinions rend inévitable partout où les opinions sont libres, ne nous effrayait pas, car nous comprenions le pouvoir placé au-dessus et en dehors des partis, cherchant à saisir, à utiliser tous les instincts généreux, tous les caractères, tous les talents, toutes les tendances patriotiques. Nous rêvions le pouvoir modérateur conciliant, préoccupé du pays et non de lui-même et longtemps, en effet, homogène ou mixte, il a marché dans ces voies.
« Depuis quelques années, il n’en est plus ainsi. Aux idées constitutionnelles s’est substitué le gouvernement par et pour un parti, à l’esprit du Congrès national, la pensée étroite et purement négative d’un autre congrès. Tout a (page 259) été faussé, et le jeu de nos libres institutions aboutit, en dernier résultat, à la faiblesse, à l’immobilité à l’impuissance.
« Est-ce ainsi qu’il faut comprendre le gouvernement constitutionnel ?
« Le gouvernement constitutionnel, tel que nous le comprenons, ce n’est pas l’oppression alternative d’un parti par l’autre, ce n’est pas le régime des conseils de guerre ; ce n’est pas le despotisme très peu déguisé, très illégitime qui considère le pouvoir comme un fief personnel et qui, disant : Malheur aux vaincus! jette dans la balance l’épée qu’il tient au nom de tous, dans l’intérêt de tous ; c’est la liberté réelle des consciences et des intelligences, à la tribune, dans tous les actes de la vie politique, partout c’est l’impartialité du pouvoir, son incessante médiation entre les partis pour utiliser au profit de la nation toutes ses forces vitales.
« Pour mettre un terme au mal qui nous ronge, il suffit de restaurer les idées qui sont la vie et renferment l’avenir du pays. Les nationalités se raniment en se retrempant dans leur principe et le principe de l’existence de la Belgique, c’est l’Union.
« (…) Complétez donc votre œuvre, mon excellent ami, montrez à quels résultats le gouvernement de parti a conduit : ce qu’il est devenu lui-même, ce qu’est devenue la Belgique entre ses mains. Le feu du patriotisme n’est pas éteint ; il sommeille, en quelque sorte, sous les cendres épaisses que les passions ont amoncelées ; ranimez-le ; peignez de vives couleurs la Belgique telle que nous l’avons faite, divisée en forces qui se neutralisent et s’annulent à l’intérieur, commercialement et politiquement, amoindrie au dehors, menacée, en un mot, de perdre tous ces biens, acquis au prix de tant de sacrifices. Dites-lui ce qu’elle peut, ce qu’elle doit être si le gouvernement comprend et remplit son devoir, si l’union qui féconde succède à la division qui stérilise. Après avoir jeté à l’esprit de parti et à ses déplorables résultats un dernier anathème, ravivez l’esprit national. Jamais les faits ne furent plus éloquents. Lorsque les adversaires, anciens (page 260) ou nouveaux, de la politique déchue se seront comptés, lorsqu’ils seront unis, les exclusifs quand même seront effrayés de se trouver en si petit nombre nous serons étonnés nous tous qu’ils aient pu dominer si longtemps...
« Nous sommes sur un beau navire, qui renferme dans ses flancs tous nos biens ; plus d’une fois, il a bravé les tempêtes ; aujourd’hui une bonne brise enfle ses voiles, le courant le pousse vers le port ; matelots et passagers sont pleins de courage, et le pilote, c’est Dieu.
« Tout à vous de cœur,
« J. MALOU. »
A l’appel vibrant de son ami, M. de Decker répondit par une nouvelle brochure L’Esprit de parti et l’Esprit national. (Bruxelles, Decq, 1852).
La cause unioniste y est défendue avec une rare éloquence. La Belgique, expose l’ardent polémiste, a des raisons toutes particulières de redouter le développement de l’esprit de parti. « La transaction constitutionnelle des partis, tel doit être le caractère essentiel de notre politique intérieure. Exciter l’esprit de parti dans le sens d’une domination exclusive, c’est susciter le principal danger qui puisse menacer nos institutions, c’est pousser l’arbre du côté où il penche et s’exposer à le renverser. »
M. de Decker avait la conviction « que la lutte des partis, dans notre pays, conduit nécessairement, sinon à l’anéantissement, du moins à l’affaiblissement des principes religieux, seule base durable de notre nationalité » « Oh ! ce nous est une cause de douloureux regrets de voir, dans le pays le plus historiquement et le plus nécessairement catholique, la Belgique, un gouvernement assez mal inspiré pour chercher une force et (page 261) une popularité dans des dissensions religieuses dont personne n’oserait calculer les résultats.
« ... La Belgique est un pays d’extrême liberté. Elle a donc besoin du contrepoids du principe de l’autorité. Or, c’est le caractère religieux des Belges qui, scellant l’alliance de la liberté avec l’ordre, a rendu avantageux à notre pays le régime d’une Constitution que peu de nations seraient capables de supporter.
« ... Notre propre histoire nous enseigne que la liberté religieuse est toujours la première attaquée, mais aussi qu’elle ne l’est jamais seule. »
La conclusion se dégage, inattendue pour le lecteur d’aujourd’hui, mais très logique chez un unioniste tel que M. de Decker « Qu’importe, après tout, par qui nous sommes gouvernés, qu’ils soient catholiques ou libéraux, pourvu que nous soyons gouvernés dans un esprit de prudence et de modération ! Qu’importe qui occupe le pouvoir, pourvu que le pouvoir, droit dans ses intentions, grand dans ses actes, national dans sa politique, garantisse à tous les citoyens indistinctement les bienfaits de ces libertés constitutionnelles qu’il a mission de conserver par une juste et loyale application ! Aussi je ne demande pas pour l’opinion catholique, à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir, la possession du pouvoir la garantie de sa liberté et de sa dignité me préoccupe seule... »
Ce langage, aujourd’hui, tinte étrangement. Il y a un demi-siècle il rencontrait beaucoup d’échos. Il nous a paru utile de le relever. On se rend compte, en effet, en lisant ces pages, de la difficulté qu’il y eut à constituer avec des conservateurs prêts à tant de concessions et d’effacement un rempart à opposer au parti libéral. Même des hommes comme Malou, qui avait pris la tête du mouvement d’opposition conservatrice, avaient (page 262) conservé la nostalgie de l’unionisme et entrevoyaient, comme une terre promise, une Belgique paisiblement rangée sous l’égide d’un pouvoir « modérateur, conciliant, préoccupé du pays et non de lui-même ».
Cette généreuse illusion a été une des principales causes de la faiblesse des catholiques ; elle paralysait leur initiative et déprimait leur action.
Lorsque M. de Brouckere se retira, après vingt-huit mois, du ministère, il eût pu dire, comme dira Malou lorsqu’en 1878 il descendra du pouvoir « Nous avons vécu. »
« Au point de vue de la situation intérieure et extérieure, écrit M. L. Hymans (Histoire parlementaire du règne de Léopold Ier, p. 272), nous appellerons l’œuvre du Cabinet de 1852 une suite de transactions, toutes honorables, mais destinées, pour la plupart, à être corrigées dans l’avenir par l’un ou l’autre des deux grands partis constitutionnels. »
En somme, les conservateurs voyaient leur politique couronnée de succès : la majorité s’était usée au pouvoir, préparant sa propre déchéance.
Appuyé tantôt par la droite, tantôt par la gauche, abandonné des uns, sauvé par d’autres, le ministère tenta, sans succès, de résoudre l’épineuse question des fondations de bienfaisance. Il faut lui savoir gré d’avoir, par une convention conclue avec l’épiscopat, mis fin au conflit provoqué par la loi de 1850 sur l’enseignement moyen. Nous consacrerons un chapitre à l’exposé de ces persévérantes négociations et à la convention d’Anvers qui en fut l’aboutissement.
(page 263) Malou ne cessa de prendre une part active aux travaux de la Chambre ; il intervenait aux débats avec son habituelle franchise, son dédain coutumier du parti pris. C’est ainsi qu’au cours d’une discussion sur la politique commerciale, il faisait cette déclaration, qui n’est pas précisément une déclaration de principe :
« Messieurs, on parle toujours de la liberté du commerce, on met en avant des principes invariables, inflexibles ; les principes ne sont pas invariables ; en pareille matière, il faut avoir égard aux circonstances.
« Vous admettrez toutes les théories, vous aurez au pouvoir les économistes les plus purs, quand il s’agira de produire une hausse factice, l’intervention du gouvernement ne sera plus seulement utile, elle sera de première nécessité.
« Lorsque nous discutons de tels intérêts, il faut donc se défendre de l’esprit de système et voir, avant tout, ce que les circonstances exigent dans l’intérêt des classes les plus nombreuses de la société. Et quand nous parlons de prohiber les céréales à la sortie, nous ne demandons pas autre chose que de limiter la liberté dans l’intérêt public. » (Annales parlementaires, 26 novembre 1853).
Rapporteur d’un projet de loi interprétatif du décret de 1831 sur la presse, Malou soutint franchement le ministère. Il s’agissait du droit de réponse dans les publications périodiques. Les réponses étaient insérées dans des suppléments qu’on se gardait d’adresser aux abonnés. Il y avait là un abus qui appelait la répression. On accusa Malou, qui, dès l’abord, avait défendu le projet de loi, de chercher à mettre la presse en lisières. Il se justifia sans peine :
« La liberté de la presse n’est pas en cause dans la discussion actuelle. Plus la liberté est grande, plus la police de la presse sur elle-même doit être efficace au point de vue du (page 264) droit des tiers. En ce sens, mais en ce sens seulement, la véritable liberté de la presse est intéressée à la répression des abus. La liberté, ne l’oublions pas, ne dure qu’à la condition d’avoir une législation efficace contre les abus. » (Annales parlementaires, 1er février 1855)
Il répondait à d’autres contradicteurs :
« Je dirai encore un mot, en ce qui concerne la liberté de la presse. Ce mot, je l’emprunte à un éminent prélat français : « J’aime trop la liberté, quand elle me sert, pour m’en plaindre quand elle me gêne. »
Je l’aime donc, non seulement par principe, mais par intérêt. J’insiste de nouveau sur cette considération : la liberté de la presse suppose la garantie des citoyens contre la licence ou les abus possibles de la presse. De quoi s’agit-il après tout ? Un journaliste attaque à bon droit ou à tort un citoyen. Il dresse un acte d’accusation devant un tribunal, et quel est le juge ? L’opinion publique. Et ce journaliste, quand il a formulé l’accusation, pourrait impunément ôter la parole à la défense devant le même tribunal de l’opinion ?
« Est-ce là, messieurs, le genre de liberté que nous devons développer, la liberté vraie et morale que nous devons tous maintenir ? » (Annales parlementaires, 3 février 1855)
(page 264) Les élections de 1854 accentuèrent encore le mouvement de défaveur dont le libéralisme avait subi en 1852 les premières atteintes. La minorité catholique se trouva renforcée de quelques voix ; le succès était appréciable au point de vue numérique ; mais l’effet moral surtout était considérable : parmi les vaincus du 8 juin figuraient deux anciens ministres, MM. Rogier et d’Hoffschmidt. (page 265) L’échec de Charles Rogier à Anvers eut un grand retentissement dans le pays.
Dans ces conjonctures les ministres « appelèrent l’attention du Roi sur cette situation nouvelle, en laissant à sa sagesse le soin de se prononcer sur la retraite ou le maintien d’un Cabinet dont les éléments et les principes étaient libéraux. Le chef de l’Etat crut que l’administration formée le 31 octobre 1852 pouvait continuer à gérer les affaires du pays » (THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier, t. IV, p. 374) et la droite témoigna de sa modération en votant, en réponse au discours du Trône, une adresse renfermant la promesse d’un concours loyal.
Serait-il exact de dire qu’elle fit preuve de désintéressement aussi bien que de modération ? Il semble plutôt qu’il y ait eu dans cette attitude quelque calcul.
« La note du Moniteurvous aura appris, écrivait Malou à l’évêque de Bruges, le 18 juin 1854, que le ministère ne compte ni se retirer ni modifier sa ligne politique, ses éléments et ses principes, qui, il vous le dit, sont libéraux(?) ! De Brouckere, dans un entretien que j’ai eu avec lui, m’a témoigné les mêmes intentions. Il m’a demandé si, dans mon opinion, la situation politique du ministère était modifiée. J’ai répondu que non, mais que, pour mes amis et moi, la situation devrait se modifier si le Cabinet n’acceptait pas, sur la question de la charité, une transaction plus large, meilleure pour nous. Il a dit aussitôt : « Nous n’en sommes pas encore là. » J’ai compris qu’ils veulent remettre cette discussion le plus loin possible.
« Je ne crois pas, du reste, qu’il y ait assez d’énergie parmi les conservateurs et assez de hardiesse pour s’emparer dc la situation et la dominer. »
Le comte de Muelenaere, de son côté, écrivait à Malou et lui exprimait avec une pointe d’humour la même (page 266) pensée les conservateurs n’étaient pas prêts à prendre le pouvoir.
« Si le Roi vous charge (vous ou un autre de nos amis) de la formation d’un Cabinet, accepterez-vous ce mandat ? Veuillez y réfléchir mûrement, la situation est grosse de périls. Permettez-moi de vous communiquer mes réflexions ; vous en ferez l’usage que vous voudrez.
« Quand une grande opinion comme la nôtre, qui a de larges et profondes racines dans le sol et à laquelle, après quelques jours d’épreuves, l’avenir est réservé, lorsque cette opinion prend le pouvoir, ce doit être à des conditions de vie et de durée.
« Or, quelles sont ces conditions ?
« C’est la faculté de faire un appel au pays et de procéder préalablement à un remaniement du personnel administratif. La Couronne, à ce double point de vue, doit accorder au nouveau Cabinet carte blanche et ne lui susciter aucune espèce d’entrave.
« Sans ces deux conditions, je ne donnerais pas à notre opinion une année de vie. Ses propres agents la feraient choir et, cette fois, elle tomberait sans espoir de se relever, parce qu’elle n’inspirerait plus aucune confiance. A son tour, elle serait morte de suicide.
« Mais nos phalanges électorales ne connaissent encore d’autre stratégie militaire que celle de la guerre de Sept Ans. Elles aiment à prendre leurs quartiers d’hiver et nous aurions peut-être mauvaise grâce de vouloir les déranger dans leurs paisibles habitudes.
« Le calendrier joue donc un rôle assez important dans nos combinaisons, et le solstice d’hiver est peu favorable pour inspirer l’enthousiasme politique.
« Mais j’entends votre objection : Comment le Roi se tirera-t-il de ce pas ? On ne peut pas rester sans ministère.
« Heureusement que la responsabilité de la situation ne peut pas nous être imputée.
(page 267) « Ce n’est pas le vote du 28 septembre qui a créé cette situation, c’est le scrutin électoral du 8 juin.
« C’est le corps électoral qui a prononcé la condamnation du Cabinet ; la nouvelle majorité n’a fait qu’appliquer l’arrêt.
« Si la plupart des ministres ont fait la sourde oreille, s’ils n’ont pas voulu comprendre les avertissements qu’à trois reprises successives le corps électoral leur a signifiés, la faute n’en est pas à nous.
« Si, après le 8 juin, le Roi avait fait appel à notre dévouement, notre devoir eût été de répondre à cet appel avec empressement. Cette marche eût été régulière et constitutionnelle.
« Mais, dans les circonstances actuelles et dans l’impossibilité où nous sommes de faire ce qu’exige l’intérêt de notre opinion pour se maintenir aux affaires, l’offre du pouvoir comme un pis-aller ne peut nous convenir. Croyez-moi, cela nous amoindrirait dans l’opinion publique et relèverait immédiatement les espérances de nos adversaires. Quoi qu’on fasse, une administration formée sous de tels auspices ne serait pas considérée comme une administration sérieuse.
« Mais comment donc sortir de cette galère ? Il me semble que la réponse est très simple : Que Sa Majesté compose un Cabinet provisoire, un ministère extra-parlementaire, c’est-à- dire un ministère neutre entre les deux grands partis qui divisent le pays et les Chambres, que ce ministère vienne déclarer qu’il n’a pas de mission politique, que sa mission est purement administrative, et qu’au mois de mai prochain il présidera, avec une complète impartialité, à des élections générales afin de connaître, d’une manière non équivoque, le voeu du pays et d’aider ainsi la Couronne à former définitivement un Cabinet parlementaire.
« C’est là une grande et noble tâche qui me semble dévolue de plein droit aux hommes que leurs fonctions attachent à la personne et à la maison du Roi. » (Le comte de Muelenaere à J. Malou, 18 octobre 1854.)
(page 268) Dans la pensée du comte de Muelenaere, la meilleure des solutions eût donc été la constitution d’un Cabinet de fonctionnaires, chargé, en dehors des partis, de l’expédition des affaires courantes. Celui-ci eût préparé, avec une sereine impartialité, des élections qui eussent décidé, en juin 1855, des destinées politiques du pays.
Mais le Roi ne fit pas appel à un Cabinet extra-parlementaire. M. de Brouckere et ses collègues conservèrent pendant quelques mois encore le pouvoir. « Cependant, écrivait M. Thonissen, par un de ces phénomènes politiques que nous avons déjà plus d’une fois rencontrés dans le cours de notre récit, le ministère marchait vers sa dissolution au moment même où des succès parlementaires semblaient lui présager une longue carrière. Depuis plusieurs mois, la presse libérale avancée lui faisait une guerre, tantôt sourde, tantôt latente, mais toujours injuste et déloyale... Niant audacieusement tous les résultats obtenus par le Cabinet, les publicistes ultra-libéraux affectaient de parler sans cesse de l’impuissance, de la pâleur, de la stérilité de la politique inaugurée en 1852. »
Ces attaques s’aggravèrent lorsque les catholiques, peu satisfaits d’un projet de loi sur la bienfaisance publique élaboré par M. Faider, commencèrent eux aussi à se plaindre.
Peu soucieux de conserver le pouvoir dans de telles conditions, MM. de Brouckere et Piercot donnèrent leur démission à la première occasion, parce que la Chambre, contrairement à leur avis, avait supprimé le grade d’élève universitaire. MM. Liedts, Faider, Van Hoorebeke et Anoul suivirent leur exemple.