(Paru à Bruxelles, en 1905, chez Dewit)
(page 269) Le premier projet de loi organique de l’enseignement moyen fut déposé le 31 juillet 1834, par M. Rogier. Il ne fut pas possible, à raison des circonstances, d’en aborder immédiatement la discussion.
On s’occupa premièrement d’organiser l’enseignement primaire ce fut l’oeuvre de M. J -B. Nothomb.
Son successeur, M. Van de Weyer, rêva de rallier à un projetdle loi sur l’enseignement moyen la quasi-unanimité qu’avait rencontrée au Parlement la loi de 1842. Nous avons vu comment il s’arrêta à la solution que la gauche réclama de lui comme un gage de libéralisme ; nous avons dit aussi qu’il n’eut pas d’adversaire plus décide que son collègue au ministère, Jules Malou.
La retraite du ministre « qu’on avait été chercher au-delà de la mer » amena au pouvoir le Cabinet de Theux. Celui-ci trouva la question de l’enseignement (page 270) moyen à l’ordre du jour. II désirait vivement la résoudre. Un projet inspiré de celui de 1834 fut soumis aux sections de la Chambre, puis à la section centrale. Le gouvernement se heurta au mauvais vouloir des membres de la gauche ; ceux-ci, par des lenteurs calculées, réussirent à empêcher la discussion durant la session de 1847. « Ils ne veulent pas que nous fassions cette loi, écrivait Malou ; je suis tenté de les comparer à des ménétriers dont il s’agirait de casser le violon : la loi votée, un des plus grands moyens d’agitation et de discorde aurait disparu, et cela ne fait pas du tout leur compte. » (Lettre au chanoine Malou, 2 juillet 1840)
Lorsque le Cabinet du 12 août 1847 succéda à celui des Six-Malou, le projet n’était pas voté. Le 4 février 1850, M. Rogier déposait un nouveau projet qui souleva, dès que la teneur en fut connue, l’opposition la plus vive de la droite et les protestations d’une partie de l’opinion publique. Le ministre ne s’en tenait plus à son projet de 1834 : dix athénées et quarante écoles moyennes de l’Etat allaient faire la concurrence à l’enseignement moyen libre ; le projet portait atteinte aux prérogatives communales en soustrayant aux édilités le droit de nomination qu’elles avaient jusque-là possédé. Le mécontentement était vif surtout à l’endroit des dispositions du projet de loi qui enlevaient à l’enseignement religieux le caractère d’obligation.
Des libéraux, comme le baron Osy, se déclarèrent nettement hostiles. Des scrupules gagnèrent même un membre du Cabinet, M. Rolin, qui fit adopter un amendement ainsi conçu : « L’instruction moyenne comprend l’enseignement religieux dans les établissements soumis au régime de la présente loi. » (Art. 8.) Le projet fut (page 271) adopté par la Chambre et par le Sénat, sanctionné par le Roi et mis partiellement à exécution dès le mois d’octobre 1850.
Restait à régler la question fort délicate de l’application de l’article 8, relatif à l’enseignement religieux. De laborieuses négociations se poursuivirent entre le gouvernement et l’épiscopat. Le Cabinet du 12 août ne parvint pas à une entente ; celle-ci ne fut réalisée qu’en 1854, sous le ministère de Brouckere-Piercot, par la convention d’Anvers.
Les incidents qui retardèrent l’aboutissement à cette solution nous retiendront quelque temps. Nous montrerons l’intervention des deux Malou : celle de l’évêque de Bruges, qui n’attendit pas le vote de la loi pour faire entendre une éloquente protestation, celle aussi de Jules Malou ; momentanément écarté de la Chambre, il n’avait pu prendre part ni à la discussion, ni au vote de la loi du 1er juin 1850 ; mais dès son retour, mis en présence du fait accompli, ses efforts tendirent à en atténuer les funestes effets ; il servit à diverses reprises d’intermédiaire entre les chefs de la droite et l’épiscopat, au sein duquel l’action de Mgr Malou était considérable.
Animé d’un zèle ardent et combattu, l’évêque de Bruges s’intéressait vivement aux questions politiques. Lorsque les droits de l’Eglise étaient menacés ou mis en question, il redoublait de vigilance. Faut-il dire que le projet de loi sur l’enseignement moyen soumis au Parlement par le Cabinet du 12 août avait trouvé en lui un adversaire de la première heure ? Dès le mois de mars 1850, Mgr Malou dénonçait, dans une brochure qu’il ne signa pas, les Vices radicaux du projet de loi sur l’instruction moyenne sur l’instruction moyenne. (Gand, 1850).
(page 272) La dialectique et le style de l’évêque de Bruges lui étaient trop personnels pour qu’il pût conserver longtemps l’anonymat ; on ne s’y trompa point.
L’auteur, après une critique générale du projet, exposait avec une particulière insistance la situation où allait se trouver le clergé enseignant dans les établissements moyens, situation inacceptable au point de vue de sa dignité et du respect de la hiérarchie ecclésiastique.
C’est sur ce point surtout et au sujet de l’application de l’article 8 du projet de loi que s’engagea entre l’évêque de Bruges et son frère une longue correspondance. Les laborieuses négociations entre le ministère et l’épiscopat s’y trouvent fidèlement rapportées par un témoin en mesure d’être exactement informé.
On a souvent reproché aux catholiques, et spécialement à leurs évêques, d’avoir, à l’occasion de l’application de la loi du 1er juin 1850, fait preuve d’une intransigeance excessive : le vote de l’amendement Rolin, à l’article 8 de la loi, aurait dû, prétend-on, les satisfaire.
Il faut mettre les choses au point et suivre, à travers ses diverses phases, le conflit qui surgit entre le ministère et l’épiscopat.
La loi du 1er juin 1850 fut mise immédiatement à exécution.
Divers établissements communaux d’enseignement moyen se trouvèrent convertis en athénées royaux à la rentrée d’octobre. Mais le gouvernement négligea de traiter avec l’épiscopat du remplacement des aumôniers attachés aux établissements communaux légalement transformés.
(page 273) Ceux-ci refusèrent de reprendre leurs fonctions et de se mettre au service de l’Etat avant que le gouvernement se fût accordé avec l’autorité ecclésiastique.
Le désir légitime de l’épiscopat et des chefs de la droite était que d’aussi graves intérêts fussent débattus en des conférences, où les deux parties, également représentées, se fussent entendues sur les principes d’une convention à conclure ultérieurement.
Le ministère, se rendant compte qu’une aggravation du conflit pouvait compromettre l’application de la loi, se décida, le 31 octobre, à entamer avec les évêques de longues négociations épistolaires. Après plusieurs mois, on n’avait abouti à aucun résultat. Malou en faisait au gouvernement de vifs reproches :
« On chercherait en vain dans cette longue négociation, écrivait-il (Le ministère et le Clergé dans la question de l’enseignement moyen. Bruxelles, Demortier, août 1851. Observations et documents publiés par Jules Malou), l’offre d’une garantie pour assurer au clergé que son intervention sera efficace, qu’il ne servira pas seulement à donner aux établissements une enseigne trompeuse ; vainement aussi, espérerait-on y trouver une solution ou même une tentative sérieuse de solution des difficultés pratiques, nées du nouveau système d’enseignement public. »
Dans un discours à la Chambre, il allait plus loin il accusait le gouvernement d’entraver par calcul l’aboutissement à une solution :
« M. Malou. - Il s’agit des questions les plus délicates, de questions qui touchent à la conscience, des rapports de l’homme avec Dieu, et vous prenez une voie que vous n’avez jamais adoptée, que vous n’oseriez pas adopter dans le règlement du moindre intérêt matériel ... La négociation dans (page 274) sa forme a été inhabile, ou bien il faut lui donner un autre nom, et je m’abstiens de le lui donner.
« M. Pierre. - Dites le mot !
« M. Malou. - Il vous sera facile de compléter ma phrase !
« M. le ministre des finances (Frère-Orban). - Dites le mot !ne faites pas de réticences !
« M. Malou. - Soit ! très volontiers : vous avez été malhabiles ou coupables dans la négociation. Choisissez. » (Annales parlementaires, 17 juillet 1851).
M. Frère se garda de choisir.
Lorsque le ministère du 12 août se retira et fit place au Cabinet de Brouckere-Piercot, la question en était restée au même point.
Les catholiques ont attribué le résultat négatif auquel on aboutit au mauvais vouloir du ministère dans la poursuite des négociations. D’autres opinions ont été émises. M. Discailles revendique pour Rogier le mérite d’« une tentative indirecte et officieuse de conciliation. L’intermédiaire qu’il employa pour cette mission délicate était, écrit-il, le gouverneur du Brabant, M. Liedts, qui se présenta à l’archevêché de Malines non pas comme envoyé du ministre, mais comme père de famille et comme chef d’une des provinces soumises à son autorité spirituelle . » (DISCAILLES, Charles Rogier, t. III, p. 379).
La part de Rogier dans cette tentative de conciliation ne paraît pas avoir été celle qui lui a été attribuée, si l’on s’en rapporte au témoignage de Mgr Malou, consigné le soir même du jour où M. Liedts se rendit à Malines. En effet, les évêques s’étaient donné rendez-vous dans cette ville, le 12 novembre 1850, afin de s’entendre sur le parti à adopter. La décision devait être prise le lendemain. Dans la matinée du 12, le gouverneur (page 275) du Brabant manda l’inspecteur diocésain de l’enseignement moyen. M. Liedts « voulait sonder le terrain et voir s’il serait bien accueilli à Malines ; sur la réponse affirmative de l’inspecteur, il a dit, rapporte Mgr Malou (Lettre à Jules Malou, 12 novembre 1850) : Eh bien ! de ce pas je me rends chez Rogier et je le force à envoyer un délégué ; s’il accepte mes services, j’irai moi-même. » (Note de bas de page : M. Liedts se rendit effectivement le jour même à Malines et eut avec le cardinal Sterckx un entretien qui se conclut en ces termes : « Monseigneur, s’il en est ainsi, le concours du clergé n’est possible ni avec ce ministère, ni avec cette loi. » Le cardinal avait répondu : « C’est bien là ma pensée. » Mgr Malou tenait ce renseignement du cardinal Sterckx lui-même ; il l’avait noté et en a fait état dans une lettre adressée à Mgr Gonella, nonce apostolique et datée du 8 octobre 1852. Nous n’avons pas pu retrouver d’autres indications relatives à la visite de M. Liedts à Malines). Si le mérite d’une tentative conciliatrice revient à quelqu’un, c’est donc plutôt à M. Liedts qu’à M. Rogier. (Note de bas de page : S’en référer, au surplus, à la correspondance entre le ministère et les évêques, rapportée dans la brochure publiée en août 1851 par les soins de Malou : "Le Ministère et le Clergé dans la question de l’enseignement moyen", Bruxelles, Demortier, 1851).
(page 275) Le clergé, usant d’un droit incontestable (L. HYMANS, Histoire populaire du règne de Léopold Ier, p. 300), refusait toujours de concourir à l’enseignement moyen officiel. M. de Brouckere et ses collègues étaient convaincus qu’aussi longtemps que l’entente ne serait pas faite avec l’épiscopat, l’expérience des établissements d’enseignement moyen de l’Etat resterait compromise. Il était de (page 276) l’intérêt du gouvernement qu’un état d’hostilité latente prît fin.
Le ministère eût peut-être consenti à quelque concession pour aboutir à un arrangement ; mais l’extrême gauche veillait : interprète de ses collègues, M. Verhaegen saisit la première occasion de réclamer non seulement le maintien de la loi du 1er juin 1850, mais la révision de la loi de 1842 sur l’instruction primaire, afin de faire disparaître la contradiction qui existait entre les principes inscrits à la base des deux lois.
Si telle avait été la pensée du ministère Rogier-Frère (Note de bas de page ; Il y a un fait indiscutable c’est que, dans les premiers jours de 1850, Rogier saisissait ses collègues d’un projet de révision de la loi de 1842, qu’il comptait soumettre à la Chambre des représentants à la rentrée des vacances de janvier. » (Voir DISCAILLES, Charles Rogier, t. III, pp. 363 et suiv.) Rogier ne fut pas assuré d’une majorité et le projet en resta là), telles n’étaient plus les dispositions du Cabinet de Brouckere. M. Piercot, ministre de l’intérieur, déclara qu’en ce qui concernait la loi de 1842, le gouvernement était résolu à maintenir le statu quo , mais il garantissait, d’autre part, que le ministère ne négligerait rien pour appliquer dans son intégrité la loi du 1er juin 1850. Satisfaite de ce gage du libéralisme ministériel, la gauche n’insista pas.
Malou, de son côté, ne manqua point, à cette occasion, de s’élever avec vigueur contre les théories nouvelles sur les droits de l’Etat en matière d’éducation. Le magistral discours qu’il prononça le 10 décembre 1852 nous dédommage quelque peu de celui qu’il ne lui fut pas donné de faire lors de la discussion de la loi.
« Je voudrais que la question de l’enseignement pût être discutée exclusivement avec les personnes qui professent une religion positive quelconque. Si des croyants de cultes dissidents, des protestants, des israélites, des mahométans venaient à la discuter avec des catholiques, je suis convaincu qu’ils se mettraient d’accord, parce que leur point de vue à tous serait que l’enseignement à tous les degrés est inséparable de l’éducation morale et religieuse. C’est le lien commun, la tendance conforme de toutes les religions positives.
« Mais d’où vient ce mal ? De ce qu’un principe constitutionnel est dénaturé, qu’on suppose que l’Etat doit être athée, en ce sens que l’enseignement de l’Etat doit être la négation de tous les cultes, qu’il faut poser en principe, pour rester dans la Constitution, la séparation absolue de l’enseignement d’avec l’éducation murale et religieuse.
« Le principe de l’unité de l’éducation a pour lui une autorité très forte : l’autorité des pères de famille. Si je pouvais citer ici des exemples, combien n’y en a-t-il pas qui soutiennent politiquement, qui ont même soutenu â cette tribune le principe de la séparation de l’enseignement religieux et moral d’avec l’instruction proprement dite, et qui, rentrés au foyer domestique, pratiquaient un principe diamétralement opposé ! Il en est un très grand nombre, parce que le père de famille ne se laisse pas aller par les théories. Son coeur et son intelligence, l’intérêt de ses enfants parlent plus haut...
« La liberté, comme elle existe en Belgique, demande que toutes les religions puissent avoir, dans l’action de l’Etat, ce qui est nécessaire pour leur maintien et leur développement.
« Nous parlons souvent de nationalité. Je n’hésite pas à le dire : la première condition essentielle de l’existence et de l’avenir de la nationalité belge, c’est le maintien du principe religieux dans toutes les classes de la population. Nous le savons tous, si la Belgique n’avait pas le sentiment religieux, elle cesserait d’être.
« Je pourrais bien demander, messieurs, lorsqu’on nous parle sans cesse de l’enseignement par l’Etat, quelle est la signification, quelle est la valeur de ce mot. Est-ce que l’Etat (page 278) enseigne ? Qui enseigne au nom de l’État ? Quelles choses peut-il enseigner et jusqu’à quel point s’étend la légitimité de son action ?
« Quand -vous me dites que l’Etat enseigne, voulez-vous dire que, selon que les oscillations des partis se produisent, on pourra tour à tour, par esprit de parti, façonner les jeunes générations tantôt dans un sens, tantôt dans un autre ?
« Est-ce là le beau soleil idéal de l’Etat enseignant ? Et si ce n’est pas cela, il faut bien chercher un autre sens, une signification sérieuse, une signification nationale à l’enseignement par l’Etat.
« Je conçois l’intervention de l’Etat en matière d’enseignement pour suppléer d’abord aux lacunes que laisse la liberté. Je conçois encore l’intervention de l’Etat comme créant quelques types, aux divers degrés de l’enseignement, pour stimuler, pour être un moyen de progrès.
« Mais, ce que je ne conçois pas, c’est que cette abstraction, changeant d’opinion, changeant de direction selon le vent des partis, prétende administrer, gouverner toute l’instruction et étouffer la liberté de l’enseignement dans un vaste réseau d’enseignement officiel. Voilà ce que je ne comprends pas, ce qui n’est pas légitime.
« En effet, messieurs, quand vous nous parlez de l’enseignement par l’Etat et quand, surtout, vous ne consultez pas, pour étendre ou pour restreindre l’enseignement par l’Etat, le voeu des pères de famille et l’intérêt public, vous arrivez à la plus étrange des anomalies c’est d’employer le budget qui vient de tous contre l’opinion de tous...
« Que résulte-t il de là, et la loi de 1850 est-elle conforme à nos principes ? Je prends dans les documents qui nous ont été distribués un fait général, parce qu’il me parait impossible d’entrer dans le détail minutieux des chiffres, je prends la comparaison du nombre des élèves en 1847 et en 1852, et la comparaison des dépenses des athénées pour les mêmes années :
« 1847 : 2,733 élèves, dont 491 internes.
« 1852 : 2,538 élèves, plus d’internes, mais 131,000 francs (page 279) de plus de dépenses, c’est-à-dire qu’en 1847, chaque élève revenait à 145 francs ; en 1852, chaque élève revient à 213 francs. La dépense a augmenté, par élève, de 46 p. c. »
Que demandait Malou ?
« Malgré ces faits, malgré la notoriété publique du malaise des établissements d’instruction moyenne, je ne demande pas à M. le ministre de l’intérieur dès à présent des modifications à la loi de 1850. »
Pourquoi ?
Parce que, d’une part, le nouveau ministre annonçait qu’il ne désespérait pas d’obtenir le concours du clergé dans l’enseignement moyen.
Parce que, d’autre part, l’expérience était encore trop récente pour qu’on pût légitimement exiger la révision de cette loi.
« Je ne demande pas mieux que de voir continuer cette expérience, je désire surtout que le gouvernement réussisse à rétablir l’harmonie entre l’enseignement de l’Etat et les sentiments du pays, car ces sentiments sont hostiles à un enseignement où le principe religieux ne vient pas concourir avec l’enseignement purement civil. »
Malou s’attachait ensuite à défendre la loi de 1842 :
« S’il est une loi qui a des droits à la stabilité, c’est assurément la loi d’enseignement primaire. Pourquoi ? Parce que, en ce qui concerne les principes, il ne s’est élevé, que je sache, aucune réclamation dans le pays ; parce qu’il y a eu très peu de conflits dans l’exécution de cette loi ; parce que le gouvernement a terminé par des transactions tous les conflits ; parce que nulle part le gouvernement n’a dû sacrifier ses droits et que partout il a réussi à maintenir le concours.
« Et pourquoi ce succès de la loi de 1842 ? Parce que cette loi fut conforme au voeu du pays. Et pourquoi aussi la loi de (page 280) 1850 rencontre-t-elle tant de difficultés ? Pourquoi y a-t-il décroissance et affaiblissement dans l’enseignement officiel ? Parce que l’exécution de cette loi n’est pas conforme au voeu de la grande majorité des pères de famille. Je tire de là cette conclusion que la loi de 1850 n’est pas en harmonie avec le voeu des populations, que les lois qui sont le résultat d’une grande transaction nationale dans cette Chambre et dans le pays restent, mais que les lois de parti passent, et la vôtre, je crois, passera bientôt.
« Je fais des voeux pour que le gouvernement réussisse à ôter à la loi de 1850 le caractère qu’elle a. Je fais ces voeux parce que je crois que la paix intérieure sur le terrain religieux est le fait le plus heureux, le plus national qui puisse se produire ; si, en effet, de notre ordre du jour, par une large transaction comme celle de 1842, avait disparu la question de l’enseignement moyen et la question de la charité, que je considère comme un intérêt de premier ordre, alors la Belgique serait plus grande et plus forte, parce qu’elle serait unie.
« Je le disais tout à l’heure, il n’y a pas de Belgique possible sans le sentiment religieux ; j’ajoute maintenant qu’il n’y a pas de Belgique possible sans union. » (Annales parlementaires, 10 décembre 1852).
Le comte de Theux, M. Dumortier, le comte Félix de Mérode firent encore entendre d’éloquentes protestations.
Revenant sur un débat qui paraissait clos, M. Devaux se leva à son tour, comme il fallait s’y attendre, pour accuser l’épiscopat. Le député de Bruges ne voulait voir dans le refus du clergé d’accorder son concours qu’une étroite question de concurrence.
Aucune solution ne sera possible, affirmait-il, puisqu’il sera toujours de l’intérêt d’une des parties de n’en point voir intervenir.
(page 281) Malou bondit en entendant ce langage semé d’insinuations malignes. « Je n’ai pu conserver mon calme, écrivait-il à l’évêque de Bruges, en entendant la diatribe perfidement débitée d’un ton doctoral par M. Devaux, et j’ai tâché de lui river son clou de mon mieux, en me laissant aller à l’inspiration du moment. »
Le clou fut bien rivé et l’inspiration heureuse :
« Comment, s’écria Malou, soupçonner les évêques de suspendre l’exécution des dispositions de la loi de 1850 relatives au concours du clergé pour une simple idée de boutique ? A-t on oublié que, de 1830 à 1842, l’enseignement primaire n’avait pas été organisé par la loi ? A-t-on oublié que ce qui a existé d’enseignement primaire dans cet intervalle n’existait guère que par force, par l’initiative du clergé ?
« Si cette mesquine pensée l’avait préoccupé, n’aurait-il pas pu alors, se plaçant au point de vue qu’on lui attribue si gratuitement et si injustement, n’aurait-il pas pu dire : « J’aime mieux voir mes écoles libres et lutter avec celles du gouvernement ? » Et lorsqu’il a détruit cette grande organisation pour la fondre dans celle de l’Etat, vous venez lui prêter d’autres pensées. Sa mission est aussi grande, mais elle est plus pénible, parce qu’elle est plus dispendieuse dans l’enseignement moyen. »
Pourquoi l’épiscopat soutient-il, à grands frais, tant d’établissements d’enseignement moyen ? « Si, pour l’enseignement, l’action du clergé était autre chose qu’une mission, un sacerdoce, nous serions les premiers à déclarer qu’elle est sans motifs ; mais il n’en est rien- »
L’épiscopat repousse-t-il toute entente ?
« Non, nous avons toujours demandé et nous demandons encore (ce que vous voulez comme nous, dites-vous) que le gouvernement, non pas avec l’idée de ne point réussir, (page 282) mais avec l’espoir de réussir, rouvre les négociations afin que ce grand mal cesse ; car, messieurs, quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez, c’est un grand mal, dans un pays religieux, de voir l’enseignement de l’Etat donné sans intervention religieuse. »
L’épiscopat émet-il des prétentions exagérées ?
« Avons-nous dit, comme on l’affirme, que le ministère devait à tout prix obtenir le concours du clergé, qu’il devait, au besoin, se livrer pieds et poings liés ?
« Avons-nous davantage nié d’une manière absolue l’intervention de l’Etat ?
« Je combats, disait Malou, l’enseignement donné par antagonisme, pour le plaisir de le donner, sans nécessité et même sans utilité ; je combats les dépenses exagérées, inutiles pour la lutte stérile, dépenses qui sont illégitimes et que nous n’avons pas le droit de voter, Aussi, quand vous décrétez partout des écoles moyennes, que vous devez exercer une espèce de pression pour y avoir des élèves, - il y a des localités où cela a eu lieu, - je dis que, dans ce cas, l’enseignement de l’Etat est une chose illégitime. »
A quoi se résument, en somme, les justes revendications des catholiques ? Ils réclament des garanties.
« On nous demande sans cesse : Quelles garanties voulez-vous ? Nons répondons : Vous n’en avez offert aucune ; demandez, négociez ; ne négociez plus par écrit ; n’échangez plus de lettres ; arrivez à ce résultat auquel sont arrivés le conseil communal et l’honorable bourgmestre de Bruxelles, qui vient d’obtenir pour les écoles moyennes de Bruxelles le concours du clergé.
« On nous dit que nous sommes divisés sur ce point ; on voit des divisions partout ; l’honorable membre, insinuait Malou à l’adresse de M. Devaux, est sans doute le confident des évêques, car il connaît des divisions jusque dans le conseil des évêques et il vient en parler à cette tribune...
(page 283) « Nous sommes unis pour vouloir que la Belgique se consolidée, se fortifie ; nous sommes unis pour vouloir la paix intérieure dans l’ordre des intérêts moraux nous sommes unis pour vouloir que le gouvernement cesse de dire : « Le clergé, c’est mon ennemi, c’est non adversaire du moins. »
« Voilà pourquoi nous sommes unis. Nous sommes unis encore pour vouloir que l’enseignement par l’Etat réponde, avant tout, aux sentiments de la Belgique, qui est catholique, qui veut rester catholique, parce qu’elle veut rester nation. » (Annales parlementaires, 15 décembre 1852).
(page 283) On devine si l’évêque de Bruges applaudissait à ce langage vengeur. « Je devrais parler longtemps, écrivait-il, pour vous expliquer en détail combien j’ai été content de vos excellents discours... Que vous avez bien fait de montrer que l’éducation religieuse est inséparable de l’instruction, et la religion catholique inséparable de notre nationalité ! Ces deux thèses sont capitales et vous avez eu le bonheur de les soutenir aux applaudissements de la Chambre ! C’est pour notre cause un véritable triomphe, dont je ne puis assez vous féliciter et vous remercier !... Dumortier a très bien parlé ; ses discours doivent avoir produit grand effet ; de Theux a très bien parlé aussi ; mais, à mon avis, vous avez la palme. »
Certes, Mgr Malou désirait vivement que les établissements d’enseignement moyen de l’Etat ne pâtissent pas davantage de la privation d’instruction religieuse. Mais, dans le principe, il se déclarait adversaire de toute concession :
(page 284) « Il faut, selon moi, écrivait-il, que les négociations ne soient reprises que si la loi est abrogée ou modifiée dans ses bases...
« En aucun cas, je ne prêterai mon concours si : 1° nous ne sommes pas assurés de pouvoir donner une éducation catholique dans les collèges et écoles où nous concourrons, et si 2° on n’accorde pas de subsides aux collèges libres, moyennant l’inspection et, s’il le faut, le concours. » (Lettre à J. Malou, 17 décembre 1852).
Apprenant que Mgr Gonella était disposé à plus d’accommodements, l’évêque de Bruges écrivait aussitôt au représentant du Souverain Pontife pour lui exprimer le voeu « que les négociations ne soient pas reprises avant que la loi actuelle n’ait été, sinon totalement abrogée, du moins notablement modifiée ».
« Si cette loi reste debout, elle servira de pierre d’attente jusqu’au retour d’un ministère Frère et tiendra lieu de justification à toutes les entreprises qu’on osera former dans le même sens contre I’Eglise.
« Il n’y a plus de motif légal pour empêcher la révision de la loi de 1842 sur l’instruction primaire, ni pour s’opposer à ce que le système dc M, de Haussy soit converti en loi, si la sécularisation de l’instruction publique est définitivement adoptée par les évêques ou au moins tolérée par eux. (Lettre de Mgr Malou à Mgr Gonella, nonce apostolique, octobre 1852).
Malou, moins exigeant, était cependant d’avis également de ne céder qu’à bon escient. Il inclinait pour la réouverture de négociations orales.
« Il faut la paix générale, franche, complète, avouée publiquement, la paix pour l’enseignement primaire, pour la (page 285) charité, pour le temporel du culte, etc., la paix sanctionnée par la loi, pour tous les intérêts moraux si audacieusement attaqués et méconnus depuis cinq ans.
« A ce prix, mais à ce prix seulement, on pourrait se montrer un peu large et facile pour l’enseignement moyen. Cette idée n’a pas prévalu, je le sais ; mais je sais aussi qu’on n’a jamais donné de motifs bien péremptoires pour la repousser... Il faudrait, à mon sens, décliner toute nouvelle négociation par écrit. La correspondance est épuisée, c’est d’ailleurs un moyen infaillible de ne pas s’entendre. »
Les négociations ne furent reprises par le ministère de l’intérieur que vers la fin du mois de mars 1853. Le 28 de ce mois, le cardinal-archevêque de Malines communiqua aux évêques un avant-projet de règlement élaboré par M. Piercot. Celui-ci y déclarait que, la majorité des élèves professant la religion catholique, l’enseignement religieux serait donné ou surveillé par des ministres nommés par les chefs diocésains et que les élèves des autres communions pourraient se retirer. La direction de l’enseignement religieux appartiendrait au chef diocésain, qui ferait donner deux heures d’instruction par semaine et désignerait les livres destinés à l’enseignement religieux. Il y aurait un inspecteur ecclésiastique par diocèse ; un délégué des évêques serait admis au conseil de perfectionnement. La convention serait sanctionnée par arrêté royal.
Il n’était question ni de subsides à l’enseignement libre, ni d’homogénéité du corps professoral.
« Vous ferez un marché de dupes, écrivait Malou à l’évêque de Bruges, en concourant, dans l’état actuel des choses, à l’exécution de la loi du 1er juin, surtout si vous le faites en vertu d’une convention générale... Serez-vous autre chose (page 286) qu’une enseigne trompeuse ? Acceptera-t-on les cinquante écoles moyennes et tout ce qui s’y rattache ? »
Il y joignait une déclaration très catégorique, dont l’avenir n’a que trop réalisé les prévisions :
« En étudiant depuis quelques années le mouvement et la marche des partis, je m’aperçois que nos adversaires, chaque fois que les circonstances leur sont défavorables, s’éprennent d’un immense amour pour les faits accomplis, la paix, le statu quo ; ils demandent seulement à conserver ce qui est. Si 1e vent change, s’ils sont en force, ils prennent, envahissent, absorbent tout ce qu’ils peuvent absorber.., et recommencent toujours le même manège.
« Nous assistons à une scène de ce genre ; pendant cinq ans on a tout révolutionné pour conquérir et conserver, s’il se peut, les principales forces morales et politiques qui constituent la direction de la société ; quand nous demandons le redressement d’un grief pour l’enseignement, la charité, la loi électorale, les lois financières, le personnel administratif, on nous traite presque de révolutionnaires ; nous sommes, du moins, de violents réactionnaires, nous troublons par d’intolérables exigences ceux qui, dans leur excessive modération, demandent seulement à maintenir les conquêtes qu’ils ont faites. Nous acceptons bénévolement, j ‘allais dire bêtement cette position. C’est déjà beaucoup trop ! à mon avis ; c’est se préparer de cruels mécomptes que de transiger ainsi avec des gens qui, en réalité, ne transigent pas, mais ajournent leurs prétentions parce qu’ils sont momentanément impuissants mais si, non contents d’accepter le statu quo fabriqué par ces messieurs, nous allons le consolider, lui donner l’adhésion et la force, nous aboutirons pour, l’avenir de notre opinion et du pays, à la plus triste mystification. »
Malou indiquait enfin la solution à laquelle, dans sa pensée, l’épiscopat eut dû s’en tenir.
(page 287) « Le concours pur et simple à la loi du 1er juin par la nomination de professeurs de religion serait donc, à mes yeux, une faute politique grave. Je persiste à croire qu’il faut demander au cabinet de replacer les écoles moyennes sous le régime de la loi de 1842, de donner des garanties positives de l’homogénéité de l’enseignement pour les autres établissements et surtout de régler simultanément les autres questions d’ordre moral, celle de la charité par exemple. Ce pas la première fois, ce n’est peut-être pas non plus la dernière fois que j’énonce, sans trop d’espoir de succès, cette idée que je crois juste, mais j’y reviens sans cesse parce que je la crois juste. » (Lettre à Mgr Malou, 30 mars 1853).
Peu de jours après, le 3 avril 1853, avait lieu, à Malines, une conférence des évêques, où se présenta, en personne et officieusement, le ministre de l’intérieur, M. Piercot.
Le fait de semblable démarche est unique. Le secret fut demandé aux témoins de l’entrevue. La Chambre ignorait la reprise des négociations ; celle-ci ne devait être connue que si le Moniteur en pouvait annoncer l’heureuse issue.
Un débat serré s’engagea entre le ministre et les évêques, principalement l’évêque de Bruges. La conférence n’aboutit à aucun résultat.
On sut gré cependant au ministre de l’intérieur de la bonne volonté dont témoignait sa démarche.
Le cardinal dit à M. Piercot, à la fin de la séance : « Nous reconnaissons, monsieur le ministre, que vous faites ce qui est en votre pouvoir pour amener l’accord ; nous le faisons aussi ; la cause de nos dissentiments est dans la loi, que ni vous ni nous, ne pouvons changer. »
(page 288) A quoi M. Piercot répondit : « Vous faites donc le procès à la loi du 1er juin 1850 ? Vous voulez qu’elle soit changée ? »
Le silence des évêques fut éloquent. Le ministre exprima le regret que l’accord n’eût pu se faire. Il se retira comme il était venu.
Le ministère ne parla pas de son échec. Rien ne transpira du voyage de M. Piercot à Malines. M. de Brouckere se contenta de se plaindre au comte de Theux.
(Note de bas de page Un procès-verbal de la conférence du 3 avril 1853 fut rédigé sur les notes prises au cours de celle-ci. Une copie cri fut remise aux évêques présents. A la dernière page de ce document intéressant se trouvent exposés, en résumé, les motifs pour lesquels les évêques refusèrent à M. Piercot le concours qu’il sollicitait :
1° La loi consacrait le système des écoles mixtes, c’est-à-dire de la confusion des cultes et de l’indifférence religieuse, qui blesse la liberté du culte ; 2° Ils n’avaient aucune garantie, ni aucun espoir sérieux de pouvoir concourir efficacement au bien-être moral des élèves, avec le personnel des professeurs nommés ; 3° Ils ne pouvaient rien espérer du personnel à nommer dans la suite, puisqu’on le formait dans des établissements publiquement hostiles à l’Eglise ; 4° Ils craignaient de ne pouvoir former au bien, à l’aide d’une action très limitée des enfants égarés, en grand nombre, et entourés de condisciples gâtés et dangereux ; 5° Le nombre excessif des établissements officiels équivalait à une menace perpétuelle, sinon à une guerre ouverte contre l’enseignement libre ; 6° Le gouvernement n’admettait que des professeurs de religion et non point des aumôniers, qui feraient accomplir aux élèves leurs devoirs religieux ; 7° Plusieurs évêques étaient d’avis que le temps des garanties administratives était passé, qu’il fallait désormais des garanties légales pour réparer le mal fait par l’organisation de la loi et pour assurer le bien à l’avenir. Quelque douloureux que fût le refus de concours, il entraînerait infiniment moins de maux que n’en entraînerait un concours inefficace du clergé, qui couvrirait les vices de la loi et serait pour les familles catholiques une source intarissable de déceptions (Fin de la note).
(page 288) M. Piercot ne se tint pas pour battu. Le 10 septembre 1853, il adressait au cardinal-archevêque de Malines une nouvelle invitation à concourir à la loi du 1er juin 1850.
Malou, aussitôt alarmé, écrivit à l’évêque de Bruges : « Au risque de me répéter mille fois, je dirai toujours : (page 289) pas de solution isolée ; réparez les griefs ; rendez les écoles moyennes au régime de l’instruction primaire ; en d’autres termes, rétablissez avant tout le statu quo ante bellum, et puis consacrez la paix religieuse sur toute la ligne, renoncez au système de Haussy, etc. »
Dans les premiers jours de novembre 1853, le bruit se répandit brusquement qu’une convention conclue entre le bureau administratif de l’athénée d’Anvers et le cardinal-archevêque de Malines recevrait l’approbation du gouvernement et servirait désormais de type aux arrangements du même genre que les administrations seraient disposées à conclure avec le clergé. C’était un ballon d’essai ; dans la crainte motivée d’un nouvel insuccès, le gouvernement ne s’y attacha pas. (Note de bas de page : M. Pierrot pria même le cardinal de lui renvoyer la lettre qu’il lui avait adressée).
Un mois plus tard, dans le courant de décembre 1853, le cardinal-archevêque reçut une nouvelle lettre du ministre de l’intérieur, contenant, cette fois, l’assurance des dispositions les plus conciliatrices. Le ministre soumettait (page 290) à l’épiscopat un projet d’arrêté royal et demandait une réponse dans la première quinzaine de janvier.
Les évêques réunis à Malines se trouvèrent divisés. L’évêque de Tournai, Mgr Labis, opposait une résistance absolue à tout arrangement, trouvant que la convention d’Anvers n’offrait aucune des garanties réelles et préventives que l’épiscopat avait constamment jugées nécessaires et toujours énergiquement réclamées ; l’évêque de Gand, Mgr Delebecque, se rangeait, à son tour, à cet avis. D’autre part, le cardinal Sterckx restait pénétré d’idées conciliatrices. Il réussit enfin à gagner l’évêque de Bruges et Mgr de Montpellier, évêque de Liége :
« Au fond, Mgr de Tournai a raison, écrivait Mgr Malou à son frère, mais pour moi les raisons extrinsèques prévalent. Le refus peut tout rompre... Sans me dissimuler les inconvénients immenses d’un accord avec le gouvernement, accord qui ne pouvait être posé que sur une suite d’équivoques et qui entraînera des inconvénients incalculables, j’ai accepté l’accord comme un moindre mal, lorsque j’envisageais la tempête épouvantable que notre refus allait soulever contre nous ; mon esprit était avec le cardinal, mon coeur avec l’évêque de Tournai. (Lettre de Mgr Malou, 9 janvier 1854).
A l’issue de la réunion épiscopale, on pouvait considérer que l’accord était virtuellement conclu et le règlement d’Anvers approuvé.
Le 22 janvier, eut lieu, chez le comte de Theux, une dernière réunion à laquelle assistaient, d’une part, le nonce, Mgr Gonella, le cardinal-archevêque, le doyen de Bruxelles, M. Verougstraete, qui fut pendant tout le cours des négociations le confident de M. Piercot et son intermédiaire avec Malines, d’autre part, MM. de Theux, de Liedekerke et Malou.
(page 291) Le cardinal Sterckx avait été appelé le matin même en audience du Roi.
Mgr Gonella avait posé au ministère trois questions, en déclarant que, si les réponses étaient satisfaisantes, la convention serait définitivement approuvée. L’une de ces questions était de savoir si le concours du clergé devait être général et préalable, ou bien si, comme l’eussent voulu les évêques, il ne devait intervenir qu’après arrangement particulier à chaque établissement. M. de Brouckere avait d’abord répondu dans un sens conforme au désir des évêques, mais après avoir consulté ses collègues, il s’était ravisé et s’était rendu avec le ministre de l’intérieur à l’hôtel de la nonciature (dans la matinée du 22 janvier), pour déclarer que le ministère ne pouvait consentir à la proposition de l’épiscopat.
L’impression générale de ceux qui assistèrent à la réunion tenue le 22 janvier chez le comte de Theux fut que, à quelques heures de la discussion du budget de l’intérieur, l’on se trouvait en présence de la rupture complète et définitive, à cause de la prétention inacceptable du ministère d’exiger le concours général et préalable.
Mais, dès le lendemain, le ministère transmettait à Malines, par l’intermédiaire de Mgr Gonella, une proposition nouvelle. Le gouvernement approuvait la convention intervenue entre l’archevêché et la commission administrative de l’athénée d’Anvers ; le règlement ne devait être étendu que successivement aux divers établissements du pays.
Le ministère renonçait donc à exiger des évêques l’engagement général et préalable de faire participer le clergé à l’enseignement moyen officiel, se réservant seulement de traiter de l’organisation de l’inspection ecclésiastique et de nommer des délégués ecclésiastiques au (page 292) conseil de perfectionnement, lorsque le concours serait donné pour la majorité des établissements.
« S’il en est ainsi, écrivait Malou, je ne vois pas pourquoi on se refuserait à laisser aller de l’avant. Il y a, selon de Theux et moi, plus d’un avantage dans la marche indiquée aujourd’hui : le principal, c’est de n’engager le clergé qu’autant qu’il le veut. (Lettre à Mgr Malou, 23 janvier 1854).
Mgr Malou répondit le 29 janvier 1854 :
« Le cardinal a accepté provisoirement le concours partiel à peu près dans les termes que vous me l’annonciez il y a huit jours. C’est une bien pauvre issue à de si longues et si pénibles négociations. Ce que j’y vois de mieux, c’est qu’on évite l’éclat d’une rupture et qu’on ne s’engage à rien. »
Successivement les évêques adhérèrent à l’arrangement provisoire conclu par le cardinal.
La Convention d’Anvers servit de type aux (page 293) arrangements du même genre qui intervinrent entre les diverses commissions administratives des athénées et l’autorité ecclésiastique.
Voici les principales dispositions du règlement connu sous le nom de « Convention d’Anvers » (ces dispositions, à partir de 1859, tombèrent à l’état de lettre morte, en présence des exigences du libéralisme) :
« Art. 1er. L’enseignement religieux fait partie essentielle du programme des deux sections.
« Art. 2. L’établissement étant fréquenté par des élèves dont la grande majorité professe la religion catholique, l’enseignement religieux y est donné, pour toutes les classes, par un ecclésiastique nommé par le chef du diocèse et admis par le gouvernement.
« Art 3. Les élèves non-catholiques sont dispensés d’assister à cet enseignement.
« Art. 4. L’ecclésiastique a également soin de l’éducation chrétienne des élèves. Il veille à ce qu’ils accomplissent en temps opportun leurs devoirs religieux. Il s’entend à ce sujet avec le préfet des études religieuses.
« Art. 5. Chaque classe a, par semaine, deux heures d’instruction.
« Art. 6. Les élèves qui se préparent à leur première communion reçoivent à l’athénée, en temps utile, une instruction spéciale.
« Art. 7. On n’emploie pour l’enseignement religieux que les livres désignés par le chef du diocèse.
« Dans les autres cours, il ne sera fait usage d’aucun livre qui serait contraire à l’instruction religieuse. Les livres destinés à la distribution des prix seront choisis dans le catalogue général à arrêter par le gouvernement, sur l’avis du Conseil de perfectionnement, conformément à l’article 33 de la loi.
« Les choix seront faits, sous l’approbation du bureau administratif, par une commission dont le préfet des études et l’ecclésiastique feront partie.
« Art. 8. Les élèves entendent la messe dans la chapelle de l’établissement, les dimanches et les jours fériés.
« Immédiatement après la messe, ils assistent à une conférence donnée par l’ecclésiastique.
« Art. 9. L’instruction religieuse est comprise parmi les branches qui concourent pour les prix généraux et d’ensemble.
« Le nombre des points à assigner aux élèves non-catholiques pour l’instruction religieuse sera déterminé par la moyenne des points qu’ils auront obtenus dans tous les autres cours obligatoires de leurs classes.
« Art. 10. L’ecclésiastique donne la matière des compositions pour l’instruction religieuse et il est seul juge du mérite de ces compositions.
« Art 11. Le préfet des études et les professeurs profiteront des occasions qui se présenteront dans l’exercice de leur profession pour inculquer aux élèves les principes de la morale et l’amour des devoirs religieux. Ils éviteront, dans leur conduite, comme aussi dans leurs leçons, tout ce qui pourrait contrarier l’instruction religieuse.
« Art. 12. Le préfet des études et l’ecclésiastique régleront de commun accord, sous l’approbation du gouvernement et du chef du diocèse, les jours et heures qui seront assignés à l’enseignement religieux et aux compositions sur cette matière.
« (…) Art. 27. La journée de classe commence et finit par la prière.
Cette prière est dite par les professeurs qui donnent la première et la dernière leçon du matin et du soir, soit par l’élève qu’ils désignent, soit par tous les élèves ensemble.
« (…) Art. 35. Le préfet des études, afin de rendre plus facile aux élèves l’accomplissement de leurs devoirs religieux, peut, dans l’occasion, les dispenser de certains devoirs de classe.
« Il en informe le professeur que la chose concerne.
« Les élèves doivent, autant que possible, demander d’avance la dispense et, dans tous les cas, il faut que le préfet des études ait l’assurance qu’il y a eu réellement accomplissement d’un devoir religieux. »
(page 294) M. Piercot communiqua cet arrangement à la Chambre, qui approuva la conduite des ministres par 86 voix contre 7 (8 février 1854). MM. Frère et Verhaegen s’élevèrent, au nom de l’indépendance du pouvoir civil, contre l’accord que la modération du gouvernement avait réussi à obtenir en cette matière importante. Les critiques de M. Frère se renouvelèrent lors de la discussion de l’adresse, au début de la session dc 1854-1855. La convention d’Anvers trouva néanmoins plusieurs défenseurs parmi les libéraux ; M. Lebeau, notamment, ne put s’empêcher de trouver étrange la prétention de quelques orateurs d’interpréter à leur façon l’ordre du jour quasi unanime de février 1854.
Certes, il faut louer, grandement louer, le ministère, et spécialement M. de Brouckere, de l’esprit de conciliation dont il fit preuve pendant tout le cours de ces négociations si ardues. II manifesta un désir sincère et affirma une volonté persévérante d’arriver à un arrangement. Il ne craignit pas d’encourir les reproches répétés d’une fraction importante de la gauche, notamment des auteurs de la loi du 1er juin 1850.
Il faut cependant se garder d’exagérer la louange et réduire le mérite à d’exactes proportions.
Les ministres virent clair : une rupture avec l’épiscopat (page 295) eût, à ce moment, entraîné l’échec complet de la loi ; la situation des établissements officiels d’enseignement moyen devenait insoutenable si un accord n’était conclu. De nombreux pères de famille, que l’assurance de voir intervenir un arrangement avec le clergé avait déterminés à confier leurs enfants à ces établissements, les en avaient, et surtout les en auraient retirés, en présence de l’hostilité persistante des évêques, et les athénées, qui coûtaient à 1’Etat des sommes de plus en plus considérables, eussent vu décroitre encore le nombre de leurs élèves. Le ministère désirait, à tout prix, voir aboutir les négociations, dût-il arriver à ses fins au prix de larges concessions.
Peut-on reprocher à l’épiscopat d’avoir abusé de la situation, d’avoir fait preuve d’un étroit esprit de résistance, de prétentions exagérées ? Il serait bien injuste de le soutenir et de ne point reconnaître qu’en consentant à traiter avec le ministère au sujet de son concours à l’application de la loi du 1er juin 1850, l’épiscopat faisait une concession capitale ; il pouvait, à bon droit, élever à son tour des prétentions. L’avenir, d’ailleurs, a pleinement justifié les appréhensions manifestées dans le corps des évêques. Le premier pas franchi, il fallut aller jusqu’au bout dans la voie des concessions.