(Paru à Bruxelles, en 1905, chez Dewit)
(page 539) Travailleur inlassable, Malou avait conçu le projet d’un large exposé du développement matériel et moral de la Belgique indépendante. Il eût aussi voulu rechercher ce que, depuis un siècle, avaient coûté au pays les dominations étrangères qu’il avait subies.
De ce vaste plan, il ne put malheureusement ébaucher qu’un fragment qu’il publia sous ce titre : « Notice historique sur les finances de la Belgique (1831 à 1865). « D’autres devoirs, écrivait-il, m’obligent, à mon grand regret, à renoncer à l’espoir, que j’ai longtemps nourri, d’écrire aussi les autres chapitres. »
Malou a confié certain jour aux lecteurs du Moniteur des Intérêts matériels la méthode dont il usait pour rechercher dans ses études de statistique économique la vérité noyée dans l’océan des chiffres.
« Avant d’écrire un mot ou de me former une idée, je compile patiemment dans des tableaux numériques tous les faits à étudier ; je traduis ensuite les principaux chiffres par des lignes sur des tableaux graphiques. Si je vois que des lignes qui devraient avoir un certain parallélisme font des soubresauts, ont des points d’intersection ; que l’accroissement des dépenses absorbe à peu près les excédents de recettes, je me mets à la recherche des causes d’après les effets. »
La Notice historique sur les finances de la Belgique est le fruit d’une de ces patientes et consciencieuses élaborations. Malou dressa, pour commencer, un plan figuratif des recettes de la Belgique de 1831 à 1865. Le fait le plus saillant était le grossissement du budget des recettes ordinaires, passant de 67 à 167 millions. Cette progression des ressources publiques, réalisée nonobstant la cession d’une partie du territoire et malgré des dégrèvements successifs d’impôts, était évidemment le résultat de l’augmentation de la population, de la richesse, des consommations et des transactions publiques.
« Je pourrais reproduire, avec une érudition que les annuaires statistiques rendent facile, écrivait Malou, la comparaison entre la somme d’impôts par habitant en Belgique et la somme que doit payer un Anglais, un Français, un Néerlandais, un Prussien ou un Russe. Je m’en abstiens : la différence de ces chiffres ne signifie rien ou, du moins, peu de chose ; il faudrait voir, pour chaque pays, de quels éléments le chiffre se compose, comment l’impôt est réparti ; il faudrait décrire surtout les conditions économiques dans lesquelles chaque pays se trouve, quelle est l’activité et la rémunération du travail ou le revenu de la richesse accumulée. Je ne dirai pas, comme un axiome ou même un paradoxe, que la hauteur relative du budget des recettes est la mesure de la prospérité et du progrès ; du moins est-il vrai de (page 541) dire que si, chez une nation, les ressources publiques se développent spontanément, en quelque sorte, c’est un signe de prospérité et de progrès.
« Les nations qui supportent difficilement et qui s’appauvrissent en payant un budget relativement faible eu égard à leur population, sont peut-être à plaindre, mais non les peuples industrieux, laborieux qui portent allègrement des charges en apparence plus lourdes...
« S’il m’était permis d’exprimer un regret, ajoutait-il, je dirais qu’il est fâcheux peut-être que l’Etat ait toujours fait des budgets et jamais de bilans. La comptabilité des budgets, telle qu’elle a été constamment établie depuis 1830, confond dans les résultats généraux l’ordinaire et l’extraordinaire le produit des impôts et des emprunts y figure au même titre, de telle sorte que l’exercice dont la gestion a été la moins favorable peut apparaître avec un magnifique excédent de recettes. Je ne critique pas, j’expose seulement ce mode qui, je le répète, a toujours été suivi dans les lois de règlement des comptes pour fixer le boni ou le déficit d’un exercice, et mon seul but, en l’exposant, est de démontrer à quel point seraient vaines et puériles des dissertations rétrospectives sur l’équilibre ou la balance des budgets.
« Prenons comme exemple l’année 1848. Le revenu ordinaire est inférieur à celui de 1847 de 4,400,000 francs. Les dépenses dites ordinaires dépassent de plus de 2 millions celles de 1847 ; mais comme l’Etat a emprunté 37 millions et que 8 millions 924 francs seulement de dépenses extraordinaires ont été rattachées à cet exercice, il se solde par un boni ou excédent de ressources de plus de 11 millions ! (Note de bas de page : La disposition de nos budgets a été l’objet de nombreuses discussions et de remaniements importants, dans lesquels Malou est encore intervenu plus tard. Voir : « Etude sur le système belge en matière de budget de l’Etat, exposé historique et critique », par Ernest DUBOIS, professeur honoraire de l’Université de Gand. Mémoires de l’Académie royale de Belgique, 1904).
(page 542) La notice se clôture par un examen de l’état de la dette publique belge :
« Notre dette publique n’est point, comme celle de la plupart des nations contemporaines un legs onéreux du passé, grevant le présent et, engageant l’avenir ; elle n’est pas le résultat soit de guerres ou d’autres calamités, soit d’une insuffisance chronique et normale de ressources pour le service ordinaire. La plus grande partie est représentée par des valeurs réelles que nous avons créées, que nous avons déjà partiellement payées au moyen de l’impôt, par l’action de l’amortissement et dont les générations qui nous suivront profiteront â titre gratuit.
« Notons encore ce fait que la dette belge n’a plus guère d’autre marché que les Bourses de la Belgique. Les cotes à l’étranger sont, pour ainsi dire, nominales. Ce qui, dans l’origine, avait été pris ou émis au dehors a été, presque en totalité, racheté par nos nationaux. Une dépréciation momentanée a eu lieu, lorsque ce rachat a dû se faire dans des moments de crise alimentaire, politique ou financière ; mais la résorption - si ce mot est permis - s’est effectuée et, depuis longtemps, la dette est casée, classée et les six cent et quelques millions effectifs qui restent à amortir ne pèsent pas sur notre petit marché belge. »
Statisticien fervent, Malou était loin cependant de sacrifier sans restrictions aux rigueurs des moyennes statistiques ; il y cherchait d’utiles indications, les éléments d’une physiologie sociale. « L’utilité réelle de la statistique, écrivait-il dans une note inédite, son but, en quelque sorte, est l’étude des faits sociaux dans l’ordre moral et dans l’ordre des intérêts matériels. Elle réunit et coordonne par périodes les faits qu’il lui est possible de recueillir ; car, dans la vie des sociétés, elle ne peut les recueillir tous. On doit donc considérer la statistique comme une physiologie sociale, procédant non point par (page 543) les théories conçues a priori, mais par la méthode d’observation qui, dans ces derniers temps, a fait faire aux sciences naturelles tant et de si remarquables progrès. Appliquée aux sciences politiques, la méthode d’observation, si elle est bien pratiquée, doit rechercher surtout les faits qui contiennent des enseignements. Elle prend chaque année la photographie de l’état d’un peuple, afin que l’on puisse, d’après cette collection de portraits, constater s’il prospère ou dépérit, progresse ou recule, afin que les pouvoirs publics puissent reconnaître quelles dispositions doivent être prises pour accroître son bien- être. »
(page 543) Dès son entrée à la Chambre, en 1841, Malou s’était attentivement occupé des nombreuses demandes de concessions de chemin de fer soumises à la législature. Il avait suivi avec non moins d’éveil les développements de ces entreprises. La compétence qu’il avait acquise en ces matières s’était encore accrue depuis son entrée à la Société Générale. Il était président de la Société du Grand Central, qui fut la plus importante des Compagnies belges de chemins de fer.
En 1860, il n’était guère question d’enlever à l’Etat l’administration de son réseau ferré. Celui-ci représentait déjà un revenu net de 10 à 11 millions. Cependant la gestion de ce grand organisme national de circulation laissait encore bien à désirer. Confiée au ministère des travaux publics, elle avait souffert de la fréquence des changements ministériels. Le temps des hésitations, des incertitudes, des tâtonnements n’était pas encore passé.
(page 544) « Quel est le moyen de sortir de cette situation ? se demandait Malou. A mon avis, il n’en existe qu’un seul : il faut introduire dans l’administration du chemin de fer un principe nouveau : l’organisation.. La fixité d’organisation ne peut être obtenue qu’au moyen d’une loi organique du chemin de fer de l’Etat. »
Déjà, en 1846, le Cabinet de Theux-Malou avait présenté une loi spéciale de comptabilité du chemin de fer de l’Etat. Une loi organique ne devait pas, dans la pensée de Malou, se borner à améliorer le service de la comptabilité, elle devait remanier complètement l’administration du chemin de fer de l’Etat ; il fallait, en outre, donner à l’administration nouvelle les moyens de s’outiller, de manière à ne pas demeurer dans « un état d’infériorité honteuse vis-à-vis des exploitations étrangères ». Le gouvernement avait deux moyens de faire les fonds nécessaires : l’un, l’emprunt directement contracté par l’Etat ; l’autre, un emprunt spécial fait par le chemin de fer lui-même.
Malou reprit, en mars 1860, ses recherches sur la situation et les résultats financiers des entreprises de chemin de fer en Belgique, (Etude sur les chemins de fer belges, mars 1860. Bruxelles, Decq). « Cette étude - je n’ose dire cet essai, car, écrit-il au début de ce travail, le mot est devenu prétentieux - sera à la fois historique et pratique, parce que l’histoire, sérieusement comprise, est ou, si l’on veut, doit être un enseignement, non un objet de vaine curiosité. »
Aussi bien la question des chemins de fer valait-elle une étude. Plus d’un demi-milliard se trouvait engagé dans les entreprises de l’Etat ou des compagnies concessionnaires. Le pays possédait, en dehors de l’Etat, quatorze services distincts exploitant 1,267 kilomètres, (page 545) tandis que le réseau de l’État ne se développait que sur 557 kilomètres. Celui-ci n’en avait pas moins pris pour lui la part du lion.
« L’État, écrivait Malou, a pris d’abord possession à son profit des meilleures lignes ; il touche à tous les principaux centres de population et d’activité industrielle et commerciale ; il occupe les voies de transit. La plus forte partie du mouvement intérieur ou international lui appartient. Cela fait, il s’est reposé comme constructeur, mais il a agrandi son domaine comme exploitant. L’œuvre entreprise par l’Etat se trouvant à peu près accomplie, les compagnies sont venues se rattacher â ses lignes ou s’y enchevêtrer. »
Dans l’histoire des concessions, Malou distingue deux époques : il appelle la première la période anglaise, la seconde la période belge, sans attacher d’ailleurs aucun sens exclusif à ces mots.
« Il y avait, écrivait-il, en 1845, chez les enfants d’Albion un tel enthousiasme pour les chemins de fer, que les capitaux anglais, ne trouvant pas assez d’emploi dans leur pays, débordèrent sur le territoire belge. Gouvernement, Chambres, populations intéressées, propriétaires de lignes rouges ou bleues tracées sur des cartes étaient littéralement assaillis de gentlemen, aldermen, esquires, voire de M. P. offrant à l’envi des livres sterling à consacrer aux chemins de fer en Belgique. Rien ne paraissait impossible ou incroyable. Le Great-Luxemburg, par exemple, dut ses succès de souscription, dans l’origine, à l’idée, accréditée outre-Manche, qu’il était nécessairement le chemin vers les Indes. Un document officiel de cette époque le décrit comme l’une des sections de la ligne de Londres à Trieste, d’où, saluant l’Europe, on se dirige vers Calcutta ; ce sont les concessions de cette époque qui ont créé et développé la plus importante partie de notre réseau national abandonnée à l’industrie privée...
(page 546) « La période que j’appelle belge s’ouvre en 1852. Les deux premières entreprises et qui sont aussi, relativement, au nombre des plus grandes sont des héritages de lignes antérieurement concédées. Ces successions n’ont été acceptées, il est vrai, que sous bénéfice d’inventaire et d’après des combinaisons nouvelles.
« Quand un enfant vient de naître, on peut dire s’il paraît fortement constitué et s’il promet vie ; nul ne peut prévoir s’il traversera avec bonheur les premières années de l’existence, pendant lesquelles la mortalité est grande, si la croissance se fera bien, s’il sera un jour un homme vigoureux ou un être rachitique !
« Il en est ainsi des chemins de fer naissants.
« Je souhaite, sans oser l’espérer, que toutes et chacune de ces exploitations soient plus heureuses que la plupart de leurs devancières.
« En recherchant quel revenu produisent les capitaux engagés dans les chemins concédés, je vois qu’en général ceux qui n’exploitent pas par eux-mêmes sont les plus heureux et que, tout compris, ces capitaux donnent à peine, dans l’état actuel des choses, un revenu moyen de 2 1/2 p. c...
« La recette kilométrique moyenne de l’Etat, bien qu’il y ait des sections médiocres ou mauvaises, est beaucoup plus élevée que celle des entreprises particulières réputées les meilleures. Elles suivent à un long intervalle, parce qu’elles sont petites, récentes, donnent plus à autrui par leur trafic propre quelles ne reçoivent elles-mêmes, parce qu’un mouvement, même considérable, sur un parcours limité, est à peine rémunérateur... Il n’est pas absolument impossible qu’une grande ligne soit mauvaise. Il ne l’est pas non plus que l’exploitation d’une petite soit profitable ; mais, pour obtenir cette position privilégiée, il faut avoir du moins une bonne tête de ligne, c’est-à-dire un centre de production considérable de marchandises pondéreuses donnant un trafic régulier, constant, par charges complètes, à un tarif convenable et qui cependant domine les concurrences. Une seule (page 547) de ces conditions venant à manquer, l’affaire elle-même est manquée. »
Cet aperçu sur les origines du réseau belge des voies ferrées, sur les avantages financiers, en somme médiocres, qu’avait procurés aux capitalistes anglais et nationaux l’entreprise des voies de trafic restreint ou d’extension réduite, les seules que l’Etat ne se fût pas appropriées, renferme encore l’énoncé de bien d’autres constatations d’expérience, sur lesquelles il ne peut être question d’insister ici.
Malou en déduisait cette conclusion qu’une transformation devait s’opérer quelque jour, soit par la fusion, peu avantageuse, des compagnies particulières existantes, soit par la réunion, plus favorable, de toutes les lignes concédées, au réseau de l’Etat.
« Je crois, d’après l’examen impartial des faits, que l’on n’est pas encore arrivé, en Belgique, quant à l’exploitation des chemins de fer, à un état d’équilibre stable et, pour ainsi dire, définitif ; que des fusions, aliénations, absorptions auront lieu dans un temps assez rapproché.
« Trois modes de transformations ou d’améliorations - ces mots sont ici synonymes dans.ma pensée - se présentent à l’esprit :
« Fusion entre les compagnies particulières ;
« Cession de l’exploitation à de puissantes sociétés étrangères ;
« Réunion au réseau exploité par l’Etat.
« Quel est le meilleur système sous tous les rapports ? Quel est celui qu’il faut préparer ou, du moins, désirer ?
« Quelques fusions entre compagnies peuvent encore se faire d’une manière réciproquement avantageuse, quand les lignes se rattachent l’une à l’autre, quand des économies dans les frais généraux et un accroissement de trafic par la réaction peuvent être obtenus, quand l’Etat ou un tiers n’est (page 548) pas interposé. C’est assez dire que ce moyen d’amélioration n’est pas praticable pour toutes, que c’est, au contraire, l’exception...
« Il est une idée qui germe depuis longtemps - je n’en suis ni l’inventeur ni l’apôtre et qui consisterait à constituer le railway national lui-même à l’instar d’une société où le gouvernement aurait la prépondérance comme intéressé et par le choix de la plupart des administrateurs. Une telle combinaison, si elle était bien et solidement organisée par la loi, contribuerait puissamment à la prospérité du chemin de fer de l’Etat et procurerait, sans aucun danger industriel et politique, de grands avantages financiers, en faisant disparaître presque tous les inconvénients inhérents à l’état actuel des choses.
« Le moment n’est pas encore venu d’examiner d’une manière approfondie cette idée, qui peut-être se réalisera un jour. » (Note de bas de page : L’« Étude sur les chemins de fer » se complète d’un tableau indiquant l’étendue des lignes construites, l’époque d’inauguration, le capital dépensé, le coût par kilomètre, les recettes brutes, les dépenses d’exploitation, le revenu net, la répartition de ce revenu en 1857 et 1858, le matériel, la plus-value ou la dépréciation en 1860 des titres émis par les compagnies.
(Malou compléta cette étude par une Notice sur les chemins de fer allemands, insérée, en février 1861, aux « Annales des Travaux publics de Belgique ». La même revue publia, en mars 1862, une étude sur : « Les bassins houillers de l’Espagne », traduite de l’espagnol par Jules Malou.
(Signalons encore son « Recueil de législation des mines », qui contient les lois espagnoles, italiennes et prussiennes des mines. (Bruxelles, Van Dooren, 1866.)
(Dans son rapport à la Chambre des représentants sur le projet de loi relatif au rachat du réseau du Grand Central belge (session de 1896-1897, Document n° 178), M. Helleputte a rappelé un échange de vues très intéressant qui avait eu lieu sur le même sujet entre Malou et Frère-Orban dans la séance du 19 février 1869).
(page 548) Malou ne tarda pas à s’affirmer l’un des partisans les plus arrêtés de l’unification du réseau belge de voies ferrées. Dès 1867, il considérait cette unification comme l’issue nécessaire.
« J’ai amassé beaucoup de notes sur cette question importante et très compliquée, écrit-il ; en ce moment, je me borne à l’indiquer sans la discuter ; je ne désespère pas de pouvoir y consacrer un jour une étude spéciale. »
Ses études sur les finances de la Belgique avaient affermi en lui cette conviction que le plus énergique sauveur, la seconde Providence de nos budgets, est le chemin (page 549) de fer de l’Etat « Je fus bien vivement attaqué, écrivait-il, quand le chemin de fer donnait un produit brut de 13 à 14 millions, pour avoir prédit qu’il donnerait un jour 20 millions. J’étais, au dire de certains opposants, un incorrigible optimiste, voulant créer des illusions. »
Malou s’étonnait qu’on osât bouleverser l’économie des recettes du chemin de fer par de hasardeuses expérimentations de tarifs dégressifs d’après la distance parcourue ; il estimait que c’était là une réforme ruineuse pour les compagnies en même temps qu’inutilement onéreuse pour l’Etat.
Le développement de cette thèse, au cours de Dix lettres sur les chemins de fer de l’Etat, que Malou publia dans le Moniteur des Intérêts matériels (de mai à juillet 1867), constitue un traité de la science des chemins de fer. Il ne saurait entrer dans notre plan d’exposer, les aspects originaux et variés à plaisir sous lesquels le problème est successivement présenté. D’après l’expression pittoresque du (page 550) comte de Liedekerke-Beaufort, Malou fait du ministre des travaux publics « un saint Sébastien moins la sainteté, mais, comme lui, criblé de flèches de toutes parts ».
« En exploitation de chemins de fer, lit-on dans une de ces lettres, c’est peut-être un progrès d’obtenir, au prix de grosses dépenses, un immense mouvement pour réaliser un mince bénéfice net mais ce n’est pas un avantage. » Malou rappelle avec à-propos le mot que Charles Nodier prête à certain courtisan qui avait annoncé au roi de Bohème que le secret de convertir les cotrets en diamants venait d’être découvert. - Je ne vois pas quel est l’avantage, aurait reparti le roi, puisque les cotrets seront hors de prix et que les diamants ne vaudront plus rien. - Sire, aurait repris le courtisan. j’ai dit à Votre Majesté que c’était un progrès je n’ai pas dit que ce soit un avantage.
Malou faisait à la réforme proposée le reproche d’être aristocratique dans le mauvais sens du mot ; de procurer des avantages gratuits et injustifiés aux Belges aisés et surtout aux étrangers, par la réduction du tarif en raison directe de la distance parcourue, plutôt que de mettre à la disposition d’ouvriers des cartes d’abonnement à prix réduits pour de courts parcours.
« Si le trésor public veut faire des sacrifices, disait-il, ce doit être pour faciliter et rendre plus économiques les mouvements des classes inférieures qui voyagent par nécessité, à petite distance, mais non pour abaisser les taxes que les classes riches ou aisées peuvent, sans se gêner, continuer â payer pour leurs voyages d’agrément ou d’affaires. Que l’on donne, par exemple, aux ouvriers, pour leur épargner la fatigue et la perte de temps d’un parcours à pied de quelques kilomètres, des cartes d’abonnement à des prix excessivement réduits, ce sera tout à la fois répandre des bienfaits, (page 551) créer du mouvement et réaliser des recettes qui échappent aujourd’hui. Ne faisons pas comme au temps où un ancien écrivait le non datur nisi divitibus. »
L’application d’un nouveau tarif sur les lignes de l’Etat constituait surtout une concurrence fâcheuse pour les compagnies. Malou y voyait un nouvel argument en faveur de l’unification du réseau, que, dès 1867, nous l’avons dit, il appelait de tous ses vœux.
Volontiers, il rappelait les entretiens fréquents qu’il avait eus sur ce sujet avec l’un des principaux organisateurs des chemins de fer de l’Etat belge, M. Masui :
« Nous faisions, Masui et moi, quand nous nous rencontrions à l’étranger, une convention verbale : nous devisions des heures entières sur les chemins de fer belges appartenant à l’Etat et aux Compagnies, après nous être promis réciproquement de considérer comme prohibé à la réimportation en Belgique, notre vie durant, tout ce que nous dirions. Cet homme éminent, dont le sens moral était aussi développé que l’intelligence, comprenait admirablement la solidarité des intérêts des compagnies et de l’Etat, la légitimité des droits de tous. Il caressait avec un amour paternel l’idée d’établir l’unité d’exploitation et de décréter ensuite des tarifs uniformes d’après les distances mesurées à vol d’oiseau. La seule fois, à ma souvenance, que les représentants des compagnies aient été convoqués pour recevoir notification préalable des changements de tarifs que le ministre voulait faire avec leur concours ou sans elles, je dis à Masui, en sortant de la séance : « On nous propose un dixième de mariage ; nous donnerons beaucoup, vous ne nous rendrez presque rien cela n’est pas possible : l’on se marie ou l’on ne se marie point. - Eh ! pourquoi, reprit-il, ne se marierait-on pas ? » Il avait formulé, pour réaliser cette idée grande, féconde et juste à la fois, un avant-projet dont j’ai pu, après (page 552) sa mort, prendre sur l’autographe une copie que je conserve précieusement. (Note de bas de page : Voici, à titre documentaire, la copie de cet autographe de M. Masui :
(« Chemin de fer national. - La construction et exploitation des chemins de fer belges est opérée, avec la participation du gouvernement, par une société nationale formée au capital de 500 millions et dirigée par un conseil d’administration composé de délégués choisis par le Roi, sur une liste en nombre de candidats proposée par une assemblée générale des actionnaires possédant au moins… actions.
(« Les statuts déterminent la formation et la composition du conseil et les pouvoirs de la société.
(« Le gouvernement est autorisé à intervenir jusqu’à la moitié du nombre d’actions, sans en réserver moins du quart.
(« Il rend compte chaque année aux Chambres des résultats de l’exploitation, qui s’opère dans le but essentiel de développer les transports et la richesse nationale.
(« Il est autorisé à étendre ses relations commerciales par terre et par eau, afin de développer son exploitation.
(« Les postes et télégraphes peuvent être annexés à cette association. La compagnie adopte pour base de ses taxes la tarification à vol d’oiseau, afin de placer les localités sur le même rang.
(« Le capital ne pourra être majoré de plus d’un quart sans l’assentiment des Chambres. »)
Aux plaintes réitérées des Dix lettres, la réponse ne se fit point attendre. Un M. M** en fut chargé. Par qui ? Malou l’ignora, ou feignit de l’ignorer.
« J’avais espéré, repartit-il (Encore cinq lettres sur les chemins de fer de l’Etat belge. - Réplique à M**, Moniteur des Intérêts matériels, octobre 1867. Bruxelles, Guyot), qu’un chevalier courtois viendrait me combattre, visière levée. - Illusion perdue... j’ai à répondre à un anonyme.
« L’esprit de la Constitution, l’article 340 du Code civil et le code de la civilité me font croire que, en fait d’articles non signés, la recherche de la paternité est interdite. Pour moi, cet incognito n’a point d’inconvénients ; il en présente pour d’autres et surtout pour le public, juge du camp.
(page 553) « Ainsi, quelques amis m’ont dit et écrit : M. Deux-Etoiles est le Ministre des travaux publics en personne. J’ai répondu : Distinguons. Selon M. de Buffon, le style c’est l’homme (ex ungue leonem) une haute collaboration, qui semble parfois se trahir, a pu ne pas faire défaut à l’auteur ou gérant responsable mais il y a un auteur ou gérant responsable...
« Je remercie l’honorable anonyme des paroles flatteuses qu’il m’adresse ; je ne suis ni ému ni fâché des choses moins aimables que je rencontre çà et là. Le miel est de lui les gouttes de fiel, je veux le croire, sont d’un autre. Je rends hommage aux efforts héroïques qu’il a faits, souvent avec talent, pour tirer d’une cause désespérée tout le parti possible. »
Au dire de M**, le siège était fait d’avance. Au travers de ses fantaisies arithmétiques, « M. Malou ne vise qu’aux gros dividendes. »
« Tous les contribuables belges, rétorqua Malou, sont intéressés à ce que leurs dividendes ne s’évanouissent pas ; les 400 millions engagés dans les chemins concédés ne sont pas non plus une misérable bagatelle. Ruiner à la fois l’Etat et les particuliers qui, sur la foi publique, ont consacré leurs épargnes à des entreprises d’utilité générale et représenter ensuite les compagnies comme des monopoles avides, presque odieux, c’est vraiment trop il faudrait opter.. Ai-je besoin de le redire ? ajoutait-il d’autre part. Je ne demande pas... que l’Etat belge, exploitant de chemins de fer, se montre âpre au gain, uniquement préoccupa du bénéfice ; j’admettrais même, au besoin, que l’utilité eût chez lui, pour certains cas spéciaux, une part un peu plus grande que dans les conseils d’une compagnie ; mais je ne crois pas qu’il puisse tout sacrifier ou tout subordonner à la pensée, d’ailleurs très généreuse, de répandre des bienfaits en infligeant volontairement des pertes plus ou moins considérables au trésor public, qui est le patrimoine de tous.
« Si le comité consultatif dont je réclame l’institution, (page 554) avait existé ; si les opinions bien connues de plusieurs hauts fonctionnaires qui en eussent fait partie avaient été communiquées aux Chambres, ce comité eût rempli l’office des signaux à distance avertissant le machiniste si la voie est libre, si l’aiguilleur est à son poste et si le train peut avancer sans péril de bris ou de culbute. »
Malou se trouvait en verve de polémique. On lui reprochait de n’avoir pas protesté au Sénat.
« Je n’ai pas protesté au Sénat contre un discours du ministre ? - Pardon... mais, si je n’ai pas parlé, il ne suit pas de là qu’une assertion non contredite est nécessairement fondée. Le silence des assemblées peut être parfois la leçon des ministres. Pour me rendre supportable à mes collègues, je m’attache d’ailleurs à ne répondre qu’aux choses qui en valent la peine. Celles qu’on cite ne m’ont pas paru être de ce nombre. »
La quinzième et dernière lettre s’ouvre par ce préambule :
« J’attendais avec une certaine curiosité la lettre relative au tarif des voyageurs. Une complète déception nous était réservée. Nous avons beaucoup de prose et beaucoup plus de poses ministérielles, mais une grande indigence d’arguments.
« Un des plus rudes polémistes de notre temps disait dernièrement de son adversaire : Je l’engage à avoir assez de bonnes raisons pour pouvoir se passer d’éloquence, car il faut bien lui dire qu’il n’a pas assez d’éloquence pour se passer de bonnes raisons - Ce mot m’est revenu en mémoire… presque involontairement. »
Deux ans plus tard, en mars 1867, Malou publiait un dernier travail sur la question des chemins de fer. Il se (page 555) plaisait à constater, dans l’Étude statistique d’une expérimentation (Tarif des voyageurs. Étude statistique d’une expérimentation. J. MALOU, sénateur, Moniteur des Intérêts matériels, mars 869. Bruxelles, Guyot), la réalisation de ses prévisions et concluait non sans malice :
« … à ce qu’il plaise au gouvernement et aux Chambres rétablir les taxes kilométriques primitives existant avant le 1er mai 1866 pour le transport des voyageurs, soit 8, 6 et 4 centimes, avec surtaxe de 25 p. c. pour les express des trois classes. Ces taxes, acquittées pendant de longues années, n’avaient jamais soulevé de plaintes. J’estime qu’il n’y a pas lieu de condamner les expérimentateurs aux dépens ou dommages-intérêts, mais qu’il faut généreusement, s’ils promettent de ne pas récidiver, passer par profits et pertes les 8 ou 9 millions que cela coûte au trésor. »
(page 555) Ce fut un moment de vive alarme, celui où l’on apprit en Belgique que la Compagnie des chemins de fer de l’Est français venait de conclure avec la Compagnie du Luxembourg, un traité en vertu duquel la compagnie française acquérait le chemin de fer du Luxembourg, pénétrant par Arlon jusqu’au cœur de notre pays, pour s’arrêter à Bruxelles.
Le gouvernement présenta en hâte un projet de loi qui interdisait aux compagnies belges de chemins de fer de céder leurs droits et leurs concessions ; cette loi devait avoir un effet rétroactif.
Les organes de la presse française virent dans l’acte énergique du gouvernement belge une marque d’hostilité. (page 556) L’Empire fit des représentations ; la situation était tendue et menaçante.
Comme naguère, en 1848, Malou apporta sans hésiter son concours patriotique au ministère libéral. Il prononça, le 20 février 1869, en faveur du projet de loi un discours remarquable par l’ampleur de ses considérations sur la politique générale, spécialement sur les droit et les devoirs de la neutralité belge
« Je suis surpris et attristé du caractère inattendu donné à ce projet.
« Chaque nation a ses droits, ses devoirs, ses susceptibilités. Le premier des droits d’une nation, sans lequel elle n’existerait pas, est son autonomie ; le pouvoir de disposer en souveraine des intérêts qui sont exclusivement les siens. Les devoirs d’une nation sont d’entretenir de bons rapports avec ses voisins, des relations amicales de respecter les droits d’autrui ; ces devoirs, la Belgique a toujours su les remplir.
« Pour la France, nous ne nous sommes pas bornés à cette froide politesse des nations : nous avons pour elle de vives, de profondes sympathies ; nous avons envers elle des devoirs de reconnaissance. Nos sympathies naissent de la communauté des intérêts et de la communauté des idées. Quand on a avec un pays voisin les relations que nous avons avec la France, quand on a la même langue qu’elle, il est impossible que la communauté des intérêts et la communauté des idées n’amènent pas de justes, de durables et de vives sympathies entre deux peuples.
« Nous avons des devoirs de reconnaissance. Nous, messieurs, par le triste privilège de l’âge, avons été témoins des premières années de notre indépendance nationale ; nous avons vu quelle a été l’intervention puissante et courageuse de la France pour nous aider dans la fondation de cette nationalité belge, à laquelle nous attachons tant de prix. La France nous a reconnus la première. En 1831, elle nous a (page 557) aidés à réparer une faute que notre jeunesse et notre imprudence nous avaient fait commettre.
« En 1832, elle délivre la seule partie de notre territoire qui demeurât occupée par l’ennemi. Comme un gage de force dans le présent et d’espérance dans l’avenir, elle nous a donné cette Reine, la mère de notre Roi, si prématurément enlevée â notre affection, mais qui vit dans les pieux souvenirs du peuple belge.
« Nous dirons aux jeunes générations qui nous suivent : Ne soyez jamais ingrates. L’ingratitude des nations peut étonner le monde, mais elle est un signe de décadence morale ; elle est le précurseur d’une décadence matérielle et politique.
« Nous sommes donc, à l’égard de la France, dans la condition que voici (permettez-moi cette comparaison familière) : il ne s’agit pas ici de deux messieurs qui se saluent parce qu’ils ont été présentés l’un à l’autre la veille. Il s’agit d’anciens amis, entre lesquels a surgi un nuage, un malentendu. Ces amis s’empressent d’échanger de loyales, de cordiales explications et se donnent la main. Expliquons- nous.
« Nous voulons, messieurs, rester indépendants et libres. Nous avons entre nous des dissentiments ; nos luttes intérieures sont vives, ardentes, trop ardentes peut-être ; elles sont placées, je le regrette, sur un mauvais terrain, sur le terrain des intérêts moraux. Mais que l’on ne s’y méprenne pas, s’il y a des dissentiments entre nous, il y a aussi pour nous tous un riche patrimoine d’idées communes. Nous voulons tous maintenir et consolider cette œuvre de nationalité qui sera dans l’histoire l’honneur de la génération actuelle.
« Lorsque les assises d’un monument sont solidement établies et cimentées par le temps, un orage peut bien emporter quelques détails d’architecture ; mais le monument reste inébranlable, quelle que soit la violence des tempêtes.
« Nous voulons rester indépendants et libres, et pour demeurer indépendants et libres, nous devons être neutres.
« Une neutralité sincère, loyale et forte est la condition de notre existence comme nation. La neutralité, pour les esprits (page 558) superficiels, semble être un devoir qui naît seulement aux jours de conflit entre les puissances voisines,
« Il n’en est pas ainsi. Pour la Belgique, la neutralité et un devoir de tous les jours, des jours de paix comme des jours de guerre. Lorsque des conflits naissent, notre devoir est simple ; il est tout tracé ; il est facile à remplir ; j’ai la certitude qu’il serait, au besoin, courageusement accompli. Pendant la paix au contraire, la neutralité imposée à la Belgique, acceptée par elle et qui est la condition de son existence, crée des devoirs d’une autre nature, mais qui ne sont ni moins sérieux, ni moins impérieux, ni plus faciles à accomplir.
« Si, durant la paix, au lieu d’entretenir avec tous nos voisins des relations amicales, sympathique, étendues, nous cédions à la tentation dangereuse de contracter, dans l’ordre des intérêts matériels, des alliances exclusives, en vertu de quel droit, par quelle force, par quels moyens pourrions-nous encore défendre notre neutralité aux jours de crise et de danger ?
« Je considère le refus du gouvernement belge, dans le cas actuel, comme un acte de neutralité prudente et prévoyante. Le gouvernement a refusé l’occupation, par une compagnie étrangère, d’un réseau qui part d’Arlon pour aboutir à Bruxelles, d’une part, à Liége d’autre part.
« Au point de vue du droit et du fait, si le gouvernement avait accordé aujourd’hui cette autorisation, il ne pourrait refuser demain à une compagnie prussienne le droit d’aller d’Aix-la-Chapelle à Anvers et d’aller, par le Grand Central, à travers toute la Belgique, à Anvers d’une part, à Givet d’autre part. Supposons qu’une pareille situation se produise, qu’aurait été réellement la neutralité matérielle de la Belgique ? Je dis que d’avance, dans une pareille combinaison, pour un cas de conflit, passez-moi le mot, d’avance la Belgique aurait vendu son âme. »
Le projet de loi fut adopté par le Sénat, comme il avait été voté par la Chambre, à une très forte majorité. Les menaces se dissipèrent ; l’alarme prit fin.