(Paru à Bruxelles en 1920, chez Vromant)
(page 292) Lorsque les notes de la Conférence eurent été envoyées à Bruxelles par M. van de Weyer, le roi réunit le conseil le mercredi 29 janvier. Que s'y passa-t-il ? Nous ne le savons pas exactement. Mais il semble que l'idée de la résistance aux volontés de l'Europe y fut défendue et y rencontra de la faveur. Le 31 janvier, Léopold Ier crut, en effet, devoir adresser au chevalier de Theux une longue lettre qui montre le monarque partisan du but poursuivi jusque là par la politique de son gouvernement, mais persuadé aussi de la nécessité de s'incliner devant les volontés de la Conférence.
(Note de bas de page) Quelques jours après, le roi se montrait cependant encore hésitant, comme le constata M. de Boislecomte dans une entrevue qu'il eut avec le monarque le 10 février : « Je ne rapporterai pas à V. E., écrivait ce diplomate au comte Molé le 13 de ce mois, toutes les paroles de Sa Majesté belge. Il me sembla la voir partagée entre plusieurs sentiments : Sa haute raison, qui lui montrait la nécessité de céder, luttait avec une forte répugnance à se séparer d'un mouvement qui avait du moins l'apparence d'un mouvement national ; à imposer à ses ministres une signature pénible, à affronter les colères du parti catholique, à blesser tant de convictions passionnées, mais sincères. Peut-être aussi regardait-elle avec quelque complaisance ces 80.000 hommes avec lesquels elle n'était pas sans désir et sans espoir de battre « les Wurtembourgeois ». L'importance que les circonstances donnaient à la Belgique " certainement maîtresse de lancer sur l'Europe une grande crise » n'était pas non plus dénuée d'attraits pour Sa Majesté, et elle se sentait visiblement entraînée par la perspective d'une revanche à prendre de Louvain. Enfin, cette idée qui revient fréquemment dans ses discours, « qu'au fond, elle est très indépendante de sa personne », reproduite dans ces circonstances, me semblait conduire à cette idée qu'elle pourrait, si on lui rendait sa position trop difficile, la quitter sans peine, et même, qu'ayant une si belle retraite derrière elle, il lui était permis de hasarder quelque chose.
« Je crus pouvoir examiner avec Sa Majesté quelques-unes des circonstances de cette position. Je lui représentai que la grande entreprise que la Providence lui avait départie, celle de présider à la création d'une nation belge, ne pouvait se juger par le passage d'un moment ; qu'en avançant seulement de quelques années dans l'avenir, les sacrifices du moment s'effaçaient devant la réalisation de cette œuvre imposante et ardue, attendue depuis 2000 ans, accomplie enfin et consolidée ; que si, au contraire, elle se reportait d'un demi-siècle sur le passé et recherchait quelle était l'étendue des Pays-Bas autrichiens, base donnée de la nationalité belge, il voyait les Belges privés, il est vrai, du tiers du Luxembourg, à l'extrémité de leur territoire, mais recevant en échange tout l'évêché de Liége, trois fois plus peuplé et qui pénètre jusqu’au cœur de leurs domaines, et de plus conservant le duché de Bouillon et les territoires détachés de la France en 1815, dont la population seule égale toute la population cédée dans le Luxembourg ; que tels seraient en définitive les résultats qu'il aurait à présenter à la postérité et à son peuple.
« Quant au moment, à prendre pour prononcer sa décision, j'indiquai le moment présent comme favorable ; je fis remarquer que, depuis quelques jours, le mouvement de résistance baissait, qu'il pouvait remonter plus tard. « .En Europe, ajoutai-je, on regarde que Votre Majesté a toujours personnellement tendu à un dénouement pacifique ; qu'elle y tend encore directement, derrière les ménagements que les circonstances lui imposent. Les choses étant envisagées ainsi, l'adhésion semblera de sa part le résultat d'une politique habile et forte, à laquelle on rattachera la prorogation des Chambres, prononcée au moment où elles allaient voter pour la guerre, et leur retour quand la marche des événements et de l'opinion ramènerait ces mêmes Chambres à prononcer un vote favorable au maintien de la paix générale. »
« Le roi voulut bien, à ce sujet, me parler des obstacles qui lui restaient à surmonter dans l'exaltation do MM. de Merode, de Beaufort, Dumortier et autres chefs du parti religieux, dans les ménagements dus à la sincérité et aux passions de ce parti ; dans l'ardeur de l'armée, dans la nécessité où il avait été d'accepter la démission de ses deux ministres « qui ne prétendaient rien moins que de rejeter les protocoles et de prendre aussitôt l'offensive ». Sa Majesté insista sur la sorte de discrédit qu'elle encourrait dans l'opinion publique en cédant sans avoir unité de résistance matérielle et aussi sur la probabilité d'un succès contre les troupes de la Confédération.
« Je reconnus la réalité, la puissance de tous ces obstacles ; mais fis remarquer qu'un succès militaire ne ferait qu'accroître les charges pécuniaires de la Belgique, qui, en définitive, serait condamnée à payer les frais de la guerre. « La question d'honneur, ajoutai-je, me semble d'ailleurs à couvert par cela même que Votre Majesté cède à toute l'Europe réunie, en outre que la modération inespérée du roi Guillaume et des Hollandais doit effacer le dernier scrupule. Ils viennent, les premiers, d'opérer le mouvement en arrière demandé par la Conférence, et la contenance de leur armée est purement passive et obéissante, sans haine ni jactance, et désirant plutôt éviter la combat quo provoquer ouvertement l'armée belge.
« Le roi ayant exprimé l'idée que le rachat du territoire était à l'avantage de la Hollande et qu'on eût dû peut-être plus insistant pour le lui faire comprendre, je répondis, qu'en effet, les Hollandais avaient avidement saisi les premiers mots que nous en avions dits, comme objet d'une convenance mutuelle, mais que nous avions nous-mêmes été effrayés de cet effet, qui, mettant la nation hollandaise en opposition avec son roi, nous eût donné, si nous eussions trop insisté, une couleur révolutionnaire que nous ne voulions pas prendre en Europe.
« La bonté avec laquelle le roi Léopold ler parlait me décida à aborder un sujet plus délicat encore. « M. de Theux m'a confié hier, lui dis-je, que le jour même, il avait reçu de Paris des lettres qui l'invitaient il gagner encore quelques jours : qu'alors le ministère actuel ferait place à M. Thiers, qui ne permettrait pas que l'on touchât au Luxembourg. J'ai répondu au ministre de Votre Majesté que d'abord je ne croyais pas que nous eussions à faire cette épreuve ; qu'ensuite j'avais entendu, à la légation belge même, M. Thiers me parler de cette question ; que, d'après le rôle d'opposition adopté par lui, il blâmait la marche suivie, mais en déclarant qu'elle avait pour résultat de forcer tout ministre qui arriverait au pouvoir à faire sur la question belge exactement ce que faisait M. le comte Molé. Le roi qui avait reconnu combien les espérances nourries par ces correspondances avaient contribué ici à exalter les esprits, voulut bien me dire que ces sortes de renseignements lui seraient d'un grand secours et ne sauraient être trop répandus. » Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Pays-Bas, 640, folio 13. (Fin de la note)
(page 293) « Je dois, écrivait le monarque à son ministre des Affaires étrangères, appeler votre attention et celle du ministère entier sur la partie positive de notre position. Vous savez que les intérêts réels et même les affections du pays ont été la règle unique et invariable de ma politique. Mais notre position est double. En premier lieu, nous avons à nous occuper des sentiments et des besoins de la Belgique ; en second lieu, de ce que nous impose la politique générale de l'Europe, dont nous faisons partie. Beaucoup de braves gens s'occupent cependant si peu de cette seconde partie de nos obligations et nécessités, qu'on pourrait s'imaginer que nous ne faisons pas partie de l'Europe.
« Il peut être embarrassant pour l'Europe de nous contraindre, mais, à la longue, elle en trouvera bien le moyen. Tandis que, pour nous, il est moralement et physiquement impossible d'imposer exclusivement notre volonté à l'Europe.
« Elle est trop unie contre nous depuis que l'Angleterre s'est rangée du côté des Puissances du nord. Du reste, nous ne pouvons pas nier que l'Angleterre et la France ont exécuté le traité d'une manière moitié directe et moitié indirecte. La convention de mai 1833 était un moyen infaillible de contraindre la Hollande à la paix. Et, sans cette convention, notre existence politique était impossible. Nous avons fait les démarches les plus (page 294) pressantes pour engager ces deux Puissances à consentir à une transaction territoriale, et je dois ajouter que je la crois surtout dans l'intérêt de l'Angleterre, dont la véritable politique devrait être de consolider et d'assurer notre avenir. Peut-être, si le ministère anglais était plus fort, et le Parlement mieux disposé pour la Belgique, cette vérité serait appréciée, mais, malheureusement :, cela n'est pas ainsi. Vis-à-vis de l'Angleterre et de la France, il existe donc des engagements positifs. Ces deux Puissances pouvaient nous en dégager, mais elles n'ont pas cru, dans l'intérêt de la politique européenne, pouvoir le faire. Voilà la base positive de notre position politique que nous ne pouvons quitter sans nous perdre, et que nous ne pouvons améliorer que de gré à gré avec ces deux Puissances et nullement isolément. Il existe pour nous deux cas de guerre : 1° si la Hollande nous attaque ou viole le statu quo ; 2° si une force étrangère, quelle qu'elle soit, veut occuper notre territoire avant la ratification d'un traité entre la Belgique et la Hollande. .
Le traité du 15 novembre existe donc pour nous vis-à-vis de ces deux Puissances relativement à toutes les clauses pour lesquelles nous ne pourrons pas obtenir leur consentement pour des changements en notre faveur.
(page 295) Dans le conseil du 29 janvier, la question de faire sur les négociations un rapport aux Chambres, question déjà agitée depuis quelque temps, fut discutée et décidée. Le roi, qui avait envoyé de nouveau M. van Praet à Londres, afin d'y seconder officieusement les efforts de MM. van de Weyer et de Gerlache, aurait désiré qu'on attendît le retour de son secrétaire pour rédiger ce rapport (Lettre du roi à M. de Theux, 26 janvier 1839).
Cependant, malgré l'avis du monarque, on résolut de ne plus tarder à mettre le Parlement, et avec lui le pays tout entier, au courant de la situation exacte. Dès le l février, M. de Theux se trouva en mesure de lire à la Chambre une relation étendue des pourparlers dont Londres avait été le théâtre.
L'état des esprits ne permettait pas de reculer, ne fût-ce que quelques jours encore, cette communication. Les décisions de la Conférence n'étaient plus, en réalité, secrètes pour la Belgique. On n'en connaissait certes pas le texte exact, mais, dès les débuts de décembre, le bruit courait que le chiffre de la dette était diminué et que les stipulations territoriales se trouvaient maintenues. Le jour même où le roi réunissait le conseil des ministres, un membre de la Chambre demanda s'il était vrai que le gouvernement eût reçu des communications de Londres et il réclama des explications. M. de Theux dut promettre d'en donner. Tel était l'émoi au sein du Parlement, que celui-ci ne pouvait continuer ses travaux sans être éclairé sur la grave question qui agitait le pays.
Le rapport du ministre des Affaires étrangères, très long (Il comprend, dans l'Histoire parlementaire du traité de paix du 19 avril 1839, 98 pages de texte serré) et très documenté, exposait les négociations dont la Belgique avait été l'objet depuis la conclusion de la convention du 21 mai 1833 jusqu'au 23 janvier 1839. M. de Theux avait rédigé ce rapport avec beaucoup de tact. Sans dissimuler le ralliement de l'Angleterre aux Puissances du nord et l'abandon de notre cause par la France, il s'exprimait à ce sujet avec une grande réserve. Aucune des deux Puissances ne put se plaindre des expressions employées à son égard. Vis-à-vis de la Prusse, de l'Autriche et de la Russie, qui nous avaient été si franchement hostiles, le ministre observa également une modération très opportune et très habile. Son rapport fut, avant tout, d'une entière objectivité.
M. de Theux ne donnait aucune conclusion à ses paroles et il l'expliquait en disant qu'il ne pouvait formuler de proposition, les négociations n'étant pas terminées. On ignorait d'ailleurs encore à Bruxelles l'accueil fait par le roi Guillaume aux décisions de la Conférence.
(page 296) Malgré ces motifs de différer toute résolution engageant définitivement le cabinet, M. Dumortier, appuyé par un nombre important de ses collègues, déposa sur le bureau un ordre du jour par lequel la Chambre affirmait sa volonté irrévocable de conserver l'intégrité du territoire.
Si cette motion eût été votée, la Belgique se serait mise ouvertement en rébellion contre l'Europe et elle lui aurait déclaré la guerre sans avoir même daigné discuter les pièces diplomatiques, dont communication venait d'être donnée au Parlement. Pareille décision eût été offensante à la fois pour la Conférence et pour le gouvernement belge. Le chevalier de Theux le fit remarquer avec force, malgré les marques de désapprobation qui accueillaient ses paroles. Il demanda à la Chambre de ne pas se prononcer avant d'avoir pris connaissance des propositions que les ministres comptaient lui faire dans la séance du 6 février. Ses paroles furent écoutées et M. Dumortier lui-même renonça momentanément à obtenir le vote de son ordre du jour (M. HYMANS, Histoire parlementaire de la Belgique, tome 1, p. 650). Le 3 février, un arrêté royal ajourna les Chambres jusqu'au 4 mars (Quelques jours après, sir H. Seymour disait à M. de Boislecomte, ministre de France à La Haye, que, sans cet ajournement, la question eut été perdue à Bruxelles ; qu’au moyen de cette mesure, il croyait encore qu'on pourrait la sauver. Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Pays-Bas, 640, folio 33 ). Le numéro du Moniteur, qui le publiait reproduisait un autre arrêté acceptant la démission de MM. d'Huart et Ernst, ministres des Finances et de la Justice. M. Nothomb, ministre des Travaux publics, assuma l'intérim du ministère de la Justice, le comte de Merode, membre du Conseil, sans portefeuille et ministre d'Etat, celui des Finances. Le comte de Merode se sépara à son tour du cabinet le 10 février.
Depuis quelque temps, des divergences de vue sur la politique internationale existaient au sein du ministère. Déjà au commencement de décembre 1838, Léopold 1er s'était plaint à Louis- Philippe de ce que ses ministres étaient en partie d'une déraison affligeante et le roi des Français lui avait donné le conseil d' opérer un remaniement ministériel (Lettre de Louis-Philippe au roi Léopold 1er, 11 décembre 1838. Revue rétrospective, page 348, colonne 2). En janvier ou en février 1839, le roi des Belges avait fait des doléances analogues à la reine Victoria (Lettre de la reine Victoria au roi Léopold. BARDOUX : La Reine Victoria, d'après sa correspondance intime, tome l, page 214). Les ministres s'étaient séparés en deux partis : les politiques, ceux qui s'inclinant devant la force des événements, comprenaient l'impossibilité de faire opposition aux volontés de l'Europe, et les intransigeants, qui ne voulaient céder que lorsque la force aurait été employée pour imposer à la Belgique les décisions de la Conférence.
(page 297) Dans un conseil des ministres présidé par le roi, le 31 janvier, les dissentiments étaient allés à l'extrême. MM. de Theux, ministre des Affaires étrangères et de l'Intérieur, Willmar, ministre de la Guerre, et Nothomb, ministre des Travaux publics, avaient défendu l'opinion, qui devait prévaloir, de se borner à exposer aux Chambres, dans le rapport qui allait leur être fait, les volontés des plénipotentiaires, sans accompagner cette communication d'aucun commentaire de nature à lier pour l'avenir la politique gouvernementale.
MM. Ernst et d'Huart, au contraire, estimaient que le gouvernement ne pouvait faire à la Chambre le tableau des négociations de Londres sans dire en même temps quelles suites il comptait donner à l'ultimatum qui venait de lui être adressé, et, à leur avis, le gouvernement ne devait, s'il voulait sauver l'honneur et la dignité du pays, céder qu'en présence d'une force majeure et, pour ainsi dire, au moment de subir la contrainte (Histoire parlementaire du traité de paix du 19 avril 1839, tome 1er. page 132). Le comte Félix de Merode se rangea, lui aussi, parmi les intransigeants, mais sans adopter cependant le système préconisé par MM. d'Huart et Ernst. Il avait proposé d'envoyer à la Conférence la note suivante :
« Sa Majesté le roi des Belges, pour éviter de plus grands maux, s'était soumise en 1831 à une cession forcée de territoire, infiniment pénible dès lors, mais devenue aujourd'hui, par suite d'un délai de sept années qui ne peut être imputé à son gouvernement, odieuse à l'égard des populations qu'elle concerne. Néanmoins, les cinq grandes Puissances ayant rejeté toutes propositions conciliantes de nature à conserver aux 300.000 habitants du territoire susdit leurs relations nationales, qu'ils revendiquent avec instance et d'une manière non douteuse, les dites Puissances continuent à exiger l'exécution pure et simple d'un acte, dont le caractère ne permet pas à Sa Majesté le roi des Belges, qu'Elle s'y associe. Sa dite Majesté déclare que, pour des motifs facilement appréciables, son intention n'est point d'opposer de la résistance par la force des armes dans une lutte inégale, mais que, protestant par d'autres voies effectives contre toute violence, en cas d'invasion quelconque, elle n'entendra payer à la Hollande que la part, exacte et calculée sur pièces probantes, qui incombe réellement à la Belgique dans la division équitable des dettes du précédent royaume des Pays-Bas. Il est inutile de rappeler que le devoir, et non l'intérêt, dicte la présente résolution » (Histoire parlementaire du traité de paix du 19 avril 1839, tome Ier, page 132)
(Note de bas de page « J'ai vu M. de Merode, écrivait le 7 février M. Serurier au comte Molé, nous avons longuement querellé. J'ai vainement essayé encore d'obtenir de lui ce que n'avait pu V. E. avec toute l'autorité de sa parole. J'ai fait appel à tout ce qui pouvait l'émouvoir et remuer profondément ce cœur si belge et qui cependant résiste à ce qui doit être le salut de sa patrie. Rien n'y peut. Il persistera. Il dit à tout ce qu'on lui oppose : « Soit, la Conférence est la plus forte, qu'elle envoie une armée. Nous céderons à la supériorité, car nous ne sommes pas des fous. Mais nous céderons à la force seule. Nous ne livrerons pas nos frères. Nous savons que l'Europe est plus puissante que nous ". Arch. dipl. du Min. des Aff étr. à Paris, Belgique 17 n° 14. (Fin de la note).
(page 298) La majorité du conseil repoussa cette note comme elle avait repoussé la proposition de M. d'Huart et Ernst. Ceux-ci ayant la conviction très sage et très politique que, dans les circonstances difficiles où 1'on se trouvait, le gouvernement ne pouvait se présenter devant les Chambres avec un cabinet divisé, crurent devoir remettre leur démission au roi. Des motifs d'intérêt public empêchèrent de communiquer cette décision au parlement avant que M. de Theux n'eût fait rapport sur les négociations. Si M. de Merode ne suivit pas immédiatement ses collègues des Finances et de la Justice dans leur retraite, s'il accepta même pendant quelques jours la succession de M. d'Huart, c'est parce que M. de Theux, tout en ne croyant pas à l'efficacité du système proposé par le comte, tenta néanmoins de s'assurer s'il pourrait avoir quelques chances de succès.
Il sonda à ce sujet sir Hamilton Seymour. Celui-ci se hâta d'en référer à lord Palmerston. Il en reçut une réponse conçue dans le style brutal dont le ministre britannique n'usait que trop souvent pour signifier ses volontés à ceux avec qui il traitait. « Quant à l'opinion du ministre belge, écrivait-il le 8 février, que, si la question territoriale était arrangée par la retraite des Belges des districts qui ne leur appartiennent pas, les cinq Puissances ne seraient pas à même d'employer la coercition pour amener la Belgique à payer la dette à la Hollande, vous l'assurerez que si le gouvernement agissait dans une pareille supposition, il se trouverait sérieusement abusé. Vous communiquerez à M. de Theux copie officielle de cette dépêche » (Histoire parlementaire du Traité de Paix du 19 avril 1839, tome l, p. 108).
La déclaration était trop formelle pour laisser subsister quelque espoir dans l'efficacité du système conçu par M. de Merode. Il fallait s'incliner devant les injonctions de la Conférence pour la question financière comme pour la question territoriale. Le comte Félix préféra se retirer du ministère que de devoir proposer avec MM. de Theux, Nothomb et Willmar l'obéissance aux volontés de l'Europe.
(Note de bas de page) « La position de M. le comte Félix de Merode que j'avais connu à Paris, écrivait M. de Boislecomte au comte Molé en février 1839, et que je vis ensuite, est plus compliquée. Ministre du roi et chef de parti, il représente bien plus dans le Conseil de S. M. belge le parti catholique, que dans le public le ministre du roi. M. de Theux m'avait expliqué comment s'était faite cette position et comment le roi avait donné à M. de Merode un portefeuille qu'il ôtait à ses amis politiques MM. d'Huart et Ernst ; que c'était précisément à cause de l'identité des opinions de ces trois Messieurs et pour rassurer le parti auquel ils appartenaient également.
La conversation de M. de Merode, sombre, âcre, passionnée, n'admettait même pas la discussion : c'était l'irritation générale contre tout le monde, contre la Conférence, contre la France pour laquelle il protestait d'ailleurs de son attachement, contre la révolution de juillet « qu'il aime et à laquelle il voudrait éviter la honte (d'abandonner une révolution qu'elle a faite et introduite en Europe », contre notre pusillanimité de n'avoir pas, par un seul mot qu'il ne tenait qu'à nous de prononcer : « Je ne souffrirai pas », empêché une population catholique d'être vendue à un prince protestant, et il ne cacha pas son espoir que la lutte militaire, inévitable à ses yeux, entraînera nos soldats, amènera la défection des troupes prussiennes catholiques et le soulèvement des provinces rhénanes, Qu'on eût pu alors tout concilier en fédéralisant le Luxembourg laissé à la Belgique ; qu'il était incroyable que ce fût la France qui s'y était opposée ; que les légations d'Autriche et de Prusse avaient d'ailleurs rendu un grand service à la Belgique en quittant Bruxelles et ramenant la séparation des Puissances du nord avec la France et l'Angleterre. Enfin, il établit fort nettement sa position personnelle par ces mots : « qu'il se retirerait du ministère, s'il lui fallait signer l'adhésion sans y avoir été préalablement contraint par l'emploi de la force matérielle » Je répondis à M. de Merode qu'il me semblait bien dur de faire payer à son pays 15 à 20 millions de francs pour donner satisfaction à un point d'honneur ou de conscience que l'on pouvait comprendre trop différemment ; que la manière dont il posait ses opinions ne me semblait pas admettre de discussion ; que j'en respectais d'ailleurs la sincérité, comme je supposais qu'il respectait les miennes qui étaient entièrement opposées.
A la suite de M. de Merode, je vis M. le général Goblet, qui prenant précisément la position inverse, se montra aussi vif pour la paix que M. de Merode l'était pour la guerre, posant en principe général que l'opinion n'était rien ici, que c'était au gouvernement de la faire, et que c'était sa faute quand elle n'était pas telle qu'il la voulait. L'attitude du général Goblet disait évidemment : «si, comme on le prétend, le roi ne trouve pas de ministre pour signer le protocole, je suis prêt et mets mon dévouement au service de Sa Majesté. » Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Pays-Bas, , 640, folio 33. (Fin de la note).
(page 299) Les ministres restés en fonctions ne jugèrent pas à propos de compléter à ce moment le cabinet. Ils voulurent que seuls des hommes ayant pris part aux négociations eussent la responsabilité de la décision qu'ils croiraient devoir demander au Parlement et la tâche de la défendre (Histoire parlementaire du traité de paix du 19 avril 1839, tome 1, p. 127).
A la séance du 1er février, M. de Theux s'était refusé à donner des conclusions à son rapport, parce que, disait-il, des négociations se poursuivaient encore à Londres. Ses paroles répondaient aux faits.
Aux débuts de janvier, alors qu'il séjournait à Paris, le comte Félix de Merode avait suggéré au chevalier de Theux une combinaison qui aurait pu, à son avis, se concilier avec celle du rachat des territoires et qui lui semblait de nature à donner satisfaction à la Confédération germanique.
« Vous savez, écrivait-il, que le roi Guillaume devait lui fournir (à la Confédération) un contingent de 2,256 hommes. Ne pourrait-on pas mettre en avant l'idée d'une sorte de lien militaire spécial entre le Luxembourg et la Confédération, tandis que le pays conserverait tous ses rapports civils et commerciaux avec la Belgique ; ainsi, par exemple, il n'y aurait pas de Luxembourgeois de la partie cédée au service belge, sauf comme volontaires. On réserverait leurs miliciens à la formation d'un corps à part de 2,256 hommes, dont la Diète nommerait les officiers. Ce corps (page 300) n'aurait pas besoin d'être sous les armes en temps de paix ; on maintiendrait seulement les cadres et on appellerait les soldats exercés d'avance, sons les armes, lorsque la Diète l'ordonnerait ; de la sorte l'amour-propre fédéral serait satisfait et nos concitoyens jouiraient également d'ailleurs de tous leurs droits civils et politiques en Belgique, Je crois que nous ferions bien de jeter cette idée sur le tapis, Elle ne peut déplaire à personne, car, pour la France, si le territoire est cédé totalement, les forces militaires de ce territoire seront bien plus encore à la discrétion de la Diète. Mais le roi des Belges ne nommant pas les officiers n'engagerait pas la Belgique même dans les liens fédéraux ni directement ni indirectement comme l'était le royaume des Pays-Bas. Ces troupes luxembourgeoises porteraient un drapeau aux armes de la province et leur position mixte serait maintenue sans changer l'état des personnes et briser leur nationalité belge que l'Allemagne elle-même a reconnue formellement depuis 1815 puisqu'elle n'a jamais réclamé une représentation à part pour le Luxembourg aux États-Généraux des Pays-Bas, ni aucune différence à l'égard de la législature (Lettre du 10 janvier I839).
L'idée du comte de Merode ne déplut pas au roi Léopold. Au contraire, il écrivait au chevalier de Theux qu'il la trouvait très bonne, en ajoutant toutefois : « Mais qu'il sonde là-bas, je crois qu'on y serait très opposé. » Si M. de Merode jeta à Paris les coups de sonde préconisés par le monarque, il n'y reçut probablement que « l'eau bénite de cour » dont parlait M. van de Weyer, car toute combinaison rattachant directement ou indirectement la Belgique à la Confédération germanique devait rencontrer une formelle opposition de la part du Gouvernement de Juillet.
Quoi qu'il en soit, dans son désir de tout tenter pour conserver à notre pays les territoires contestés, le chevalier de Theux, par lettre du 1er février, chargea M. van de Weyer de transmettre à la Conférence une note qui exposait le système du comte de Merode. Le ministre de Belgique à Londres se rendit, le 4 février, chez le général Sebastiani pour lui donner communication de cette note et lui demander d'appuyer la proposition nouvelle au sein de la Conférence.
« Je n'ai, lui répondit le général, reçu aucune instruction de ma cour à cet égard, mais je sais que le cabinet français a, depuis longtemps, pris l'inébranlable résolution de s'opposer, de la manière la plus formelle, à toute combinaison qui pourrait, directement ou indirectement, lier la Belgique à la Confédération germanique. Votre proposition me paraît avoir ce caractère. Cependant, je la prendrai ad referendum et, au sein de la Conférence, j'attendrai, pour m'expliquer, que les autres plénipotentiaires aient exprimé leur opinion. Cette opinion, je la connais d'avance, (page 301) elle vous sera contraire ; mais si, contre toute attente, votre proposition recevait un accueil favorable, je serais obligé de la combattre et de faire entrevoir la plus vive opposition de la France ».
La suggestion belge ne sourit pas davantage à lord Palmerston.
« Ce que vous me proposez, dit le ministre anglais, lorsqu'il eut entendu lecture de la note, me semble impraticable sous bien des rapports. D'abord, vous soumettez à la Conférence une question qu'elle n'a pas le droit de décider et dont il n'appartient qu'à la Confédération, au roi grand-duc et à ses agnats, de prendre connaissance. La Conférence doit se déclarer incompétente lorsqu'il s'agit des droits des tiers. En second lieu votre proposition établirait la plus étrange anomalie politique. Le roi des Belges, sans faire partie de la Confédération, fournirait un contingent militaire, et pourrait, sans avoir voix à la Diète, se trouver dans le cas de prendre part à une guerre avec une partie de ses sujets, tandis que l'autre partie, déclarée neutre, y resterait étrangère. Ce serait là un état de choses si bizarre, si compliqué, si embarrassant, si contraire au droit public européen, que vous ne pouvez pas vous flatter de le voir sanctionner. En troisième lieu, la Confédération tient et doit tenir à ce que le Grand-Duché ne soit pas effacé de la carte de l'Europe comme Etat indépendant. Or, malgré le contingent militaire, la combinaison que vous proposez aurait ce résultat. Je concevrais une proposition tendant à substituer dans le grand-duché de Luxembourg le roi des Belges au Roi des Pays-Bas. Une transaction de ce genre serait logique, naturelle, pratique ; mais elle ne se pourrait négocier qu'après la signature du traité, et de gré à gré entre le roi Léopold d'une part et la Diète, le roi grand-duc et ses agnats de l'autre part. J'en ai même parlé confidentiellement à M. de Senfft et je l'ai trouvé assez disposé à appuyer une combinaison pareille. L'Allemagne la verrait de bon œil. Mais nous ignorons quel accueil y ferait le roi Guillaume et quel serait le parti que prendrait le gouvernement français. Nous avons tout lieu de croire que, de ce côté, l'on rencontrerait une opposition invincible. Quoi qu'il en soit, votre note de ce jour, qui ne peut conduire à aucun résultat pratique, aura du moins cet avantage qu'elle servira, sous ce rapport, de pierre de touche » (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 4 février 1839).
(Note de bas de page) Lord Palmerston avait indiqué très exactement les inconvénients du système préconisé par le comte de Merode. Mais il n'avait pas expliqué comment son système à lui aurait écarté cet inconvénient. Si, comme il le proposait, Léopold 1er, roi de la Belgique neutre, était devenu grand-duc de Luxembourg, pays de la Confédération germanique, il aurait pu aussi se trouver impliqué avec ses troupes luxembourgeoises dans une guerre où il serait resté neutre comme souverain de la Belgique. Cette anomalie n'aurait eu des chances d'être écartée que si la Belgique tout entière avait été englobée dans la Confédération. Lord Palmerston aurait-il été partisan de cette solution qu'au fond désirait l'Allemagne, ou du moins la Prusse ? (Fin de la note)
Il ne semble pas qu'il ait plus jamais été question de l'idée de substituer dans le Grand-Duché le roi Léopold au roi Guillaume. (page 302) Comme le prévoyait le ministre britannique, un tel projet ne pouvait rencontrer en France qu'une énergique opposition. Au mois de juillet 1838, le comte Molé avait prévu qu'il pourrait être conçu peut-être à Bruxelles. Mais il était aussi persuadé que ni l'Autriche, ni la Prusse ne l'accepteraient. Le général Sebastiani avait d'ailleurs reçu l'ordre de déclarer à la Conférence que jamais la France ne donnerait son assentiment à cette substitution, que rien au monde ne pourrait 1'engager à sanctionner une telle altération de l'esprit des engagements de 1831.
(Note de bas de page) Dans la minute des instructions qui furent envoyées à ce sujet le 17 juillet 1338 au général Sebastiani, les lignes suivantes, qui expliquent bien les motifs de l'opposition française, ont été raturées : « Il est par trop évident que le jour où la Belgique serait liée politiquement à l'Allemagne et où la Confédération germanique aurait pris pied à Arlon en face de la partie la plus faible de notre frontière, on serait fondé à se demander en quoi la dissolution de l'ancien royaume des Pays-Bas aurait profité à la France. » Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris. Angleterre, 651, p. 34, n° 19 (Fin de la note).
Le jour même où M. van de Weyer soumettait le nouveau projet à la Conférence, celle-ci recevait l'adhésion de la Hollande au traité proposé. Les plénipotentiaires, profitèrent de cette circonstance pour répondre au ministre de Belgique que le roi des Pays-Bas ayant accepté les ouvertures qui lui avaient été faites, la négociation devait être considérée comme parvenue à sa conclusion à l'égard de ce souverain et qu'il n'était plus possible d'entrer en discussion sur aucune nouvelle combinaison. Ils ajoutèrent qu'ils ne pouvaient, d'ailleurs, en aucun cas, considérer comme admissible, d'après les vues de leurs cours, l'arrangement qu'indiquait le cabinet de Bruxelles.
Le 25 janvier, le comte le Hon avait suggéré au chevalier de Theux un autre moyen de reprendre les négociations tendant à la conservation par la Belgique du Limbourg et du Luxembourg.
D'après lui, le cabinet de Bruxelles, après avoir reçu notification de la note de la Conférence, aurait dû adhérer au principe du traité nouveau et aux modifications que ce traité apportait à celui du 15 novembre 1831 ; puis, examinant les possibilités d'exécution, il aurait signalé ce qu'il y avait de moralement et de politiquement impossible dans la séparation des territoires ; et, comme la reconnaissance d'un principe n'empêche pas de transiger sur ses applications ou sur l'une d'elles, le gouvernement belge aurait pu se déclarer prêt à signer les deux traités à la seule condition que, dans un article additionnel, il serait entendu que la question des limites relativement au Limbourg et au Luxembourg ferait l'objet d'une négociation directe entre la Belgique et là Hollande et d'un arrangement de gré à gré sous la médiation des cinq cours. Pendant cette (page 303) courte négociation, la Belgique resterait, il est vrai, en possession des territoires contestés, mais elle aurait supporté et payé une partie de la dette de 5.000,000 de florins, concession importante pour les Hollandais, et un traité aurait lié les deux parties intéressées soit envers les Puissances, soit entre elles. Toutes les stipulations, excepté celles du territoire en rapport avec le Luxembourg et le Limbourg, seraient acceptées définitivement. M. le Hon estimait que, par cette combinaison, l'Etat belge se trouverait constitué dans presque toutes ses conditions d'existence et que l'espoir de sauver l'intégrité territoriale aurait des chances de se réaliser après l'établissement des relations internationales avec le cabinet de La Haye. L'article additionnel que proposait le ministre de Belgique à Paris aurait dû reproduire à peu près la disposition des XVIII articles conçue dans le même esprit. Cet article, pensait~il, présenterait l'avantage de réserver sous une forme convenable la question du rachat et de lui concilier quelque faveur dans.1a Conférence.
Le comte le Hon ne proposa pas son système sans l'avoir d'abord soumis à M. de Sages, directeur des affaires politiques au département des Affaires étrangères, et le lui avoir soumis en son nom particulier, prenant soin de n'engager en rien le gouvernement du roi Léopold. Le fonctionnaire français ne regarda pas la combinaison proposée comme inadmissible. Il émit l'avis qu'une semblable suggestion avait tout naturellement sa place dans la réponse belge à la note de la Conférence. Mais lui aussi ne parla qu'en son nom personnel.
La combinaison imaginée par le comte le Hon n'eut pas l'occasion d'affronter l'épreuve de la Conférence. L'accueil fait au système du comte F. de Merode persuada au cabinet de Bruxelles qu'il n'y avait plus aucun espoir d'arriver à la, conservation des territoires limbourgeois et luxembourgeois ni à aucune modification importante du traité signifié à la Belgique et accepté par le roi Guillaume.
Le 5 février, avant d'avoir reçu notification de cet accueil, le chevalier de Theux écrivait aux légations belges de Paris et de Londres pour leur faire part de la crise ministérielle et de l'ajournement des Chambres. Sa missive montre les trois ministres, qui composaient encore le cabinet, paraissant hésiter s'ils devaient proposer aux Chambres l'adhésion aux clauses territoriales du traité et ne croyant pouvoir le faire que s'ils obtenaient l'assurance d'une réduction considérable de 1a dette et de la possibilité de racheter le péage de l'Escaut moyennant une redevance annuelle modérée (page 304) à payer à la Hollande par le Trésor belge. Ils n'avaient pas encore perdu, à ce moment, tout espoir d'obtenir cette assurance, Ils semblaient avoir conservé quelque foi dans la promesse qu'on leur avait faite à Paris et que le comte Molé faisait renouveler le 8 février encore par le comte Serurier au chevalier de Theux (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Belgique, 17 minute n° 1), de leur obtenir des modifications au projet de traité si la Belgique adhérait au préalable à la cession territoriale.
Note de bas de page « J'avais été conduit par M. Serurier chez le ministre des Affaires étrangères ; je le revis le lendemain de mon audience et pus remarquer les heureux progrès que la question avait faits dans son esprit », écrivait, le 13 février, M. de Boislecomte au comte Molé.
« Dans notre premier entretien, il protestait ne pouvoir rien proposer aux députés pour le territoire, s'il n'avait à leur communiquer une promesse de la France d'être soutenus ensuite pour une diminution de la dette et du péage de l'Escaut. Il trouvait les chances de la résistance supérieures à celles de l'adhésion ; que la résistance était, au fond, sans danger ; que l'Autriche et la Prusse étaient, par leurs embarras intérieurs, incapables de rien faire, et que les troupes de la Confédération seraient battues, si même, sans en venir jusqu'à des hostilités, tous ne reculaient pas, laissant le champ à celui qui convaincrait les autres de sa volonté de faire la guerre.
« Dans notre second entretien, il n'était plus question, ni de ces prétentions, ni de ces espérances. M. de Theux, se plaçant alors sur le même terrain que nous, s'effrayait de l'affluence de nos révolutionnaires et nous demandait de l'en préserver. Il ne revint cependant à parler de l'avantage qu'il y aurait pour la position ministérielle à être forcé par une exécution. Je me récriai aussitôt contre l'inconcevable légèreté qu'il y aurait à soumettre à une pareille éprouve leur royauté nouvelle qui, dans la réalité, n'est encore sincèrement acceptée par personne et est vue à peu près de tous, mais surtout de l'Allemagne, avec une si manifeste répugnance, et je terminai ainsi ces entretiens : « Lorsqu'en 1815, les quatre Puissances, après s'être alliées à Louis XVIII contre Napoléon, entreprirent de le dépouil1er lui-même, M. de Talleyrand, cédant à l'indignation qui soulevait le pays, se retira en refusant sa signature à l'acte de spoliation qu'elles nous présentaient. M. de Richelieu donna la sienne. Après 20 ans, l'opinion a prononcé : la France, remontée si haut, rend hommage à l'acte de courage et de patriotisme qu'a fait M. de Richelieu, en attachant son nom à un sacrifice bien douloureux, mais nécessaire alors, comme l'est aujourd’hui celui que l'Europe demande à la Belgique». M. de Theux fut très frappé de ce rapprochement, qu'il me fit répéter plusieurs fois : le rôle de M. de Richelieu devenait évidemment celui qu'il pensait à adopter pour lui-même.
« Votre Excellence sait que M. de Theux, ami particulier de M. de Secus, cardinal archevêque de Malines, appartient au parti catholique ; mais sa raison éclairée, son caractère froid et modéré ne lui permettent pas de partager les exaltations de ce parti. » Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Pays-Bas, 640, folio 33. (Fin de la note).
« Ce qui serait la pire condition du gouvernement, écrivait le chevalier de Theux au comte le Hon et à M. van de Weyer, ce serait d'avoir demandé aux Chambres l'acceptation des clauses territoriales et de succomber ensuite sur les questions précitées auprès de la Conférence. Cela serait considéré comme un leurre. »
A Paris, dans certains milieux, on ne paraissait pas trouver impossible d'obtenir de la Conférence la satisfaction désirée par la Belgique, et l'on continuait à laisser entrevoir au gouvernement belge la possibilité d'arriver, moyennant l'adhésion aux stipulations (page 305) territoriales, à des modifications aux autres articles du traité 1. (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 9 février 1839). Mais, selon l'expression de M. van de Weyer, le comte le Hon ne recueillait en réalité que de l'eau bénite de cour. Le gouvernement français n'avait nullement l'intention de déployer l'énergie qu'il eût fallu pour nous faire remporter quelque succès. Comme toujours, il n'était disposé à nous soutenir que dans la mesure où l'Angleterre le lui permettrait.
Or, pour l'Angleterre, aucune modification au traité ne devait plus être cherchée. Dès le 4 février, lord Palmerston s'était montré particulièrement catégorique à ce sujet. « Si cette adhésion, dit-il ce jour-là à M. van de Weyer en lui remettant une copie de la note par laquelle M. Dedel avait notifié à la. Conférence la décision de la Hollande, si cette adhésion dissipe les doutes que l'on avait en Belgique sur la bonne foi du roi Guillaume et son désir sincère d'en finir, elle rend aussi plus difficile, pour ne pas dire impossible, toute espèce de modification aux arrangements proposés. La Hollande s'est mise en règle ; elle s'est rangée avec l'Europe contre la Belgique récalcitrante, et votre résistance ou des réserves dans l'acceptation ne feraient que compliquer inutilement les difficultés et les dangers. Que l'on ne cherche point à traîner les choses en longueur, et surtout que l'on ne compte point sur les ressources que pourrait offrir à l'opposition une Chambre française animée d'un désir de paix moins vif que ne l'était celle qui vient d'être dissoute (Note de bas de page : A la suite du vote de l'adresse, le comte Molé, croyant ne pouvoir gouverner avec la faible majorité qui lui était restée fidèle, avait offert sa démission au roi. Mais Louis-Philippe ne parvint pas à former un ministère pour le remplacer et le comte Molé, à la demande du monarque, reprit le pouvoir. Une dissolution de la Chambre des députés fut décidée. Les élections aboutirent à une défaite complète du parti Molé) ; car les Puissances ne laisseraient pas à la Belgique le temps d'exposer ainsi son propre avenir ; elles concerteraient, avant cette époque, les mesures d'exécution qui trancheraient toutes les questions » (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 4 février 1839).
Lorsqu'il reçut la lettre écrite par M. de Theux le 5 février, M. van de Weyer, tout en lui répondant qu'il s'empresserait de faire de nouvelles tentatives pour obtenir les modifications souhaitées à Bruxelles, ne lui dissimula pas que c'était avec bien peu de chances de réussir. La réponse de lord Palmerston aux ouvertures du ministre de Belgique ne laissa plus en effet subsister la moindre lueur d'espoir. «A l'époque, dit-il à M. van de Weyer, où la conférence s'occupait de la rédaction définitive des articles à proposer aux deux parties, et où je renouvelai en vain mes instances pour que le gouvernement belge s'expliquât et entrât franchement dans la (page 206) négociation, je vous prévins qu'une fois que les articles seraient arrêtés et acceptés par la Hollande, tout changement ultérieur deviendrait impossible. Connaissant les illusions dont on se berçait encore à Bruxelles, j'ajoutai que la signature du protocole serait, non pas, comme M. de Theux l'espérait, le commencement d'une négociation nouvelle, mais la fin de toute négociation. Tout ce que je vous ai annoncé s'est réalisé. La Conférence a prononcé sa décision et le roi de Hollande y a adhéré ; tout est accompli et nous ne pourrions plus, sans nous mettre en contradiction avec nous-mêmes, proposer à ce souverain ni une réduction sur la dette, ni des changements nouveaux à l'article 9. Nous sommes convaincus qu'il rejetterait, sans même les examiner, les propositions que vous pourriez faire à cet égard ; et il ne ferait en cela qu’user de son droit. La Belgique est donc placée entre le traité du 15 novembre, qu'elle a accepté, ratifié et fait exécuter en partie, et les arrangements qui lui sont actuellement soumis. Si ces arrangements ne lui conviennent point, malgré les avantages immenses qu'ils lui assurent, elle peut les refuser ; mais alors on lui demandera l'exécution du traité du 15 novembre. Le langage que je vous tiens aujourd'hui n'est plus nouveau ; et, de crainte que l'on ne se méprenne à Bruxelles et que l'on ne continue d'y espérer l'impossible, je m'empresserai d'écrire à lord H. Seymour, et je le chargerai de communiquer ma lettre à M. de Theux » (Lord Palmerston écrivit, en effet, à sir G. H. Seymour, le 8 février 1839).
« Si, dans le temps, on avait voulu nous écouter ; si l'on ne s'était pas obstinément refusé à se considérer comme lié sur la question territoriale, à nous transmettre officiellement une rédaction de l'article 9, il eût peut-être été possible de vous obtenir de meilleures conditions sur la dette. Maintenant, il serait inutile de le tenter et j'espère que la démarche que vous faites aujourd'hui sera la dernière. Je me résume : ou bien une adhésion aux articles proposés ou bien exécution du traité du 15 novembre. Il est une troisième alternative que la Belgique peut choisir à ses risques et périls : c'est un défi donné aux cinq Puissances et la guerre avec toute l'Europe. » 2. (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 9 février 1839).
En rapportant ces déclarations, M. van de Weyer avertissait le chevalier de Theux que le général Sebastiani subordonnait toute intervention française en faveur de la Belgique à son adhésion aux stipulations territoriales et au chiffre de la dette : Cette intervention devait se borner à demander de minimes modifications à la rédaction de l'article relatif à la navigation de l'Escaut. L'ambassadeur n'était point autorisé à proposer le rachat du droit de péage.
Devant le Parlement anglais, lord Palmerston se montra aussi net (page 307) qu'il l'avait été dans ses entretiens avec M. van de Weyer. Déjà, dans le discours du trône, la reine avait montré les cinq Puissances unanimes dans leurs décisions. C'était assez dire que la Grande-Bretagne ne laisserait pas la France s'écarter du concert européen pour soutenir la cause de la Belgi ue. Dans les séances de la Chambre des Communes des 5 et 6 février, le gouvernement britannique, répondant à une éloquente interpellation d'O'Connell, déclara une fois de plus que la Belgique avait à choisir entre les propositions du 23 janvier et le traité du 15 novembre. Il ne s'éleva pour ainsi dire aucune protestation contre cette déclaration. Dans la presse on constata presque la même unanimité. Les journaux whigs abandonnèrent, eux aussi, notre cause. Cette désertion se trouvait due en grande partie à l'inopportune proposition faite par M. de Merode à la séance de la Chambre des représentants du 25 décembre 1838. On avait en Angleterre cru le comte Félix inspiré par la France et cela avait suffi pour persuader à la majorité du peuple britannique que la résistance des Belges au morcellement de leur territoire prenait sa source dans des intrigues françaises. L'ancienne jalousie contre l'ennemie héréditaire s'était réveillée en un instant (J. THONISSEN, op. cit., tome III, page 319).
Pendant que ces négociations se poursuivaient, des incidents graves et imprévus compliquaient la situation. .
La Hollande n'avait jamais cessé de maintenir des troupes à proximité des frontières belges et ce fait avait entretenu en Belgique la crainte de voir le roi Guillaume renouveler un jour l'invasion brusque de 1831.
(Note de bas de page) Le 9 janvier, le baron Mortier écrivait au comte Molé : « La division des grenadiers qui forment la garnison de la Haye quittera cette capitale demain ou après-demain pour se porter vers le Brabant septentrional. Le prince d'Orange partira également d'ici demain ou après-demain et se rendra à son quartier général de Tielbourg. Il parait que ces dispositions ont été adoptées par suite de dépêches reçues des Puissances du nord et dans lesquelles on pressait le cabinet de La Haye de prendre une attitude militaire capable d"imposer aux Belges et de repousser leurs attaques que l'on semble redouter. » Arch. du Min.. des Aff. étr. à Paris, Pays-Bas, 640, folio 11. (Fin de la note). De là, les fortifications de Diest ; de là l'établissement dans le nord de la Belgique de troupes destinées à repousser éventuellement semblable attaque. A mesure que se poursuivaient les négociations de Londres, dans les Pays-Bas comme chez nous, les forces militaires se trouvaient renforcées. Naturellement, chacun des deux pays prétendait ne répondre qu'à des mesures prises par son adversaire. Cet état de choses ne laissait pas que de susciter des craintes à l'étranger. Parmi des troupes mises ainsi face à face, le moindre incident volontaire ou involontaire pouvait provoquer (page 308) une collision et, une fois les premiers coups de fusil tirés ; une guerre, de nature à embraser toute l'Europe, eût été bien difficile à empêcher.
La Prusse massait 77,000 hommes destinés à intervenir en cas de conflit ou à prendre contre la Belgique des mesures coercitives. La France, de son côté, organisait dans les départements du nord-est une forte armée d'observation (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Allemagne, 796, folio 14, - Belgique 17, n° 21 - Prusse 271, folio 49).
A Paris, le comte Molé signala à lord Granville les mouvements des troupes belges et hollandaises et lui exposa les inquiétudes que lui faisait concevoir cette situation. « Si, ajouta-t-il, je n'avais pas donné ma démission, j'enverrais au général Sebastiani l'ordre d'attirer l'attention de la Conférence sur ce qui se passe aux frontières des deux pays et de provoquer sur ce sujet une déclaration de sa part. » Lord Palmerston ne dédaigna pas cette suggestion. Il convoqua immédiatement les plénipotentiaires et obtint d'eux un assentiment unanime à deux notes destinées l'une à M. van de Weyer, l'autre à M. Dedel (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 2 février 1839), et par lesquelles les gouvernements belge et hollandais étaient respectivement invités à éloigner leurs troupes de l'extrême frontière et à les disposer de manière à faire disparaître l'appréhension d'une rencontre ou le soupçon d'un dessein hostile.
Toujours animés des préventions qu'ils avaient contre les catholiques belges à raison de leur prétendue intervention dans les troubles religieux rhénans, instruits d'ailleurs de l'esprit patriotique de ces catholiques, les plénipotentiaires du nord, surtout celui de la Prusse, auraient voulu insérer dans la note destinée à la Belgique quelque allusion directe à ce qu'ils appelaient les « menées du parti catholique». Mais le comte Sebastiani insista pour qu'il n'en fût rien et pour que les deux notes fussent identiques. Son opinion appuyée par lord Palmerston finit par l'emporter (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre, 657, folio 16).
M. de Theux répondit, dès le 8 février, en contestant que les mouvements de l'armée belge présentassent rien d'agressif contre la Hollande, en établissant que ces mouvements avaient un caractère purement défensif et en refusant nettement de rien modifier à la position des troupes belges avant que les Pays-Bas n'eussent, en changeant la position de leurs années concentrées sur l'extrême frontière de la Belgique, écarté toute possibilité d'une attaque de leur part.
Le 11 février, M. van de Weyer, faisant usage des détails que lui (page 309) envoyait le ministre des Affaires étrangères, adressait une réponse à la note de la Conférence (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 12 février 1839).
Celle-ci avait déjà reçu de la Hollande l'assurance que, avant la réception de l'invitation qui lui avait été adressée par les plénipotentiaires de Londres, elle s'était empressée de modifier les cantonnements de ses troupes de manière à prévenir, autant que possible, pour ce qui la concernait, toute espèce de collision (Note de M. Dedel à la Conférence, 11 février 1839). Le 13, le plénipotentiaire belge recevait de la Conférence une nouvelle note :
« Les soussignés, plénipotentiaires d'Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, ont reçu la note que M. le plénipotentiaire de S. M. le roi des Belges leur a fait l'honneur de leur adresser en date d'hier, en réponse à l'invitation faite par la Conférence au gouvernement belge de prendre les dispositions nécessaires pour éviter toute chance d'une collision entre ses troupes et les troupes hollandaises. M. le plénipotentiaire de S. M. le roi des Belges verra, par la note ci-jointe en copie, du plénipotentiaire néerlandais, que le gouvernement de S. M. le roi des Pays-Bas déclare se conformer à la demande qui lui avait été simultanément adressée pour le même objet et les soussignés ne doutent pas qu'en recevant cette déclaration le gouvernement belge ne se détermine, en conformité du contenu de la note de M. le plénipotentiaire de S. M. le roi des Belges, à prendre des mesures analogues sur sa frontière. Dans l'état actuel des choses, les soussignés croiraient manquer aux devoirs que leur impose la sollicitude de leurs cours pour le maintien de la tranquillité générale, s'ils n'invitaient le gouvernement de S. M. le roi des Belges, de la manière la plus pressante, à faire cesser sans retard les armements extraordinaires qui ont eu lieu en Belgique, en renvoyant dans leurs foyers les réserves et les permissionnaires appelés sous les drapeaux et en remettant l'année sur le pied où elle a été au ler octobre dernier. ' .
« Les soussignés adressent une pareille invitation au gouvernement néerlandais par la note ci-jointe en copie, et, en engageant les deux parties à exécuter les mesures indiquées avant la fin du mois courant, ils s'attendent à recevoir sans aucun délai une réponse satisfaisante du cabinet de Bruxelles, afin de pouvoir en faire part, en temps utile, à celui de La Haye, dont la déclaration sera également communiquée sans perte de temps au gouvernement de S. M. le roi des Belges.
« Les soussignés saisissent cette occasion pour avoir l'honneur de renouveler à S. E. le plénipotentiaire de S. M. le roi des Belges l'assurance de leur haute considération. »
La Conférence remettait une note analogue au plénipotentiaire néerlandais. Elle paraissait ainsi se montrer impartiale et s'adresser d'une manière identique aux deux adversaires. Mais cette impartialité n'était que de forme. Les notes portaient la date du 12 février. (page 310) Deux jours après, le président de la Conférence envoyait à son représentant à Bruxelles une lettre dont copie devait être donnée à M. de Theux et qui condamnait les préparatifs militaires de la Belgique alors qu'elle justifiait et admettait ceux de la Hollande. Celle-ci, à l'avis de lord Palmerston, poursuivait uniquement un but défensif tandis que, par ses armements, la Belgique, sans être menacée par le roi Guillaume, toujours lié envers la France et l'Angleterre par la convention du 21 mai 1833, méditait une attaque contre l'Allemagne. « Les préparatifs belges, disait-il, ont en effet été ouvertement faits dans le dessein de retenir par la force la possession permanente des districts appartenant au grand-duché de Luxembourg que les Belges occupent actuellement provisoirement et par tolérance, en vertu de la convention de 1833, mais un tel dessein est une intention de faire une agression contre la Confédération germanique. » Et le ministre britannique condamnait violemment l'attitude du gouvernement belge, qui, « en pleine violation de ses engagements, au mépris d'un traité solennel, a publiquement annoncé, par son langage et par ses actes, une détermination de commencer une guerre offensive contre la Confédération germanique » (Lettre de lord Palmerston à sir H. Seymour, 15 février 1839).
Sans se laisser émouvoir, ni par l'invitation polie de la Conférence, ni par celle plus brutale de lord Palmerston, le gouvernement belge n'accepta pas de rien modifier, ni quant à la position de ses troupes, ni quant à leur composition. La Conférence, en accueillant la déclaration par laquelle la Hollande affirmait avoir éloigné ses régiments de nos territoires, se contentait d'une satisfaction peu réelle. L'armée hollandaise s'était bornée à diminuer la force de ses avant-postes sur l'extrême frontière ; elle avait reporté en arrière quelques-uns de ses cantonnements, mais elle n'en conservait pas moins, tout en étant plus concentrée, sa traditionnelle attitude hostile envers la Belgique. Elle paraissait notamment ne rien avoir changé dans la position de ses forces réunies devant Venloo. L'année belge, au contraire, ne s'était jamais portée à proximité des Pays-Bas. Tout au plus avait-elle établi en avant du camp de Beverloo quelques postes d'observation d'une faible importance et elle avait toujours adopté des positions analogues à celles que les régiments néerlandais venaient de prendre autour de Bois-le-Duc, de Tilbourg et de Boxtel, et à la même distance des frontières. On ne pouvait donc pas invoquer les mouvements opérés par l'armée du roi Guillaume pour obliger les troupes belges à adopter des cantonnements encore plus en arrière que ceux qu'elle occupait. La situation de ces cantonnements éloignait d'ailleurs tout soupçon d'agression et tout danger de collision.
(page 311) Le gouvernement belge avait de bons motifs pour repousser la demande de désarmement. La situation politique ne lui permettait pas de réduire ses forces militaires en dessous de celles que la Hollande maintenait très près de notre pays et qu'elle ne cessait d'augmenter. Tandis que la Belgique avait abandonné tout armement extraordinaire depuis le 27 janvier, en février, le roi Guillaume rappelait sous les drapeaux deux classes de milice en congé, renforçait son escadre sur l'Escaut de treize canonnières et annonçait que trois autres bâtiments de guerre allaient bientôt paraître dans les eaux du fleuve (Lettre du chevalier de Theux à. M. van de Weyer, 26 février 1839).
Pas plus que le gouvernement belge, le gouvernement néerlandais ne consentait d'ailleurs à faire des promesses de désarmement. Il se contentait de protester de son désir de paix et en donnait comme témoignage la retraite de ses troupes 2. (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 1er mars 1839).
En réalité, le gouvernement belge ne voulait pas la guerre. Le roi Léopold avait pris envers le roi Louis-Philippe l'engagement de s'opposer de toute son influence à ce que des hostilités fussent provoquées par les négociations de Londres, et, depuis les débuts de février, M. de Theux était persuadé de la nécessité de proposer aux Chambres législatives l'acceptation des propositions du 23 janvier. Si le cabinet maintenait l'armée belge à effectifs complets, c'était parce que l'on pouvait toujours craindre, comme en 1831, une attaque brusquée de la part de la Hollande et qu'il fallait éviter qu'une seconde fois les troupes du roi Guillaume ne parvinssent en quelques jours au cœur du pays. En outre, aussi longtemps que les Chambres délibéraient, on ne savait pas, d'une façon certaine, quelle serait leur décision ultime. S'il y avait des motifs d'espérer qu'elles se rallieraient à la politique pacifique du gouvernement, il pouvait se faire aussi qu'elles se décidassent, comme plusieurs de ses membres le demandaient, à une résistance armée. Cette éventualité devait être prévue. Si elle se réalisait, bien que M. de Theux et les collègues qui lui restaient dussent vraisemblablement abandonner le pouvoir aux partisans de la guerre, ils auraient encouru une lourde responsabilité en s'étant abstenus de fournir à la Belgique des moyens de défense aussi complets que possible. Partisans de la paix, ils devaient cependant prévoir le cas de guerre et prendre des mesures en conséquence.
Tout ce qui se faisait en matière militaire ne rencontrait d'ailleurs pas l'approbation de M. de Theux. Le ministre de la guerre ayant fait de nombreuses nominations et promotions dans l'armée au début de février, le ministre des Affaires étrangères et de (page 312) l'Intérieur crut devoir adresser à ce sujet, une protestation au roi, protestation qui montre son auteur nettement décidé à s'incliner devant les injonctions de la, Conférence de Londres.
« Sire, écrivait-il le 7 février, je crois remplir un devoir envers Votre Majesté en appelant son attention particulière sur les graves reproches auxquels le ministère de la Guerre et accessoirement l'ensemble du gouvernement sera en butte, par suite de nominations et de promotions dans l'armée, alors qu'elles ne sont pas justifiées par la politique du gouvernement ni par un danger réel d'attaque. Si le but de ces nominations était de profiter du moment pour maintenir à l'avenir des cadres plus garnis, la responsabilité ministérielle serait engagée vis-à-vis des Chambres à la conclusion de la paix.
« Je pense que, dans ce moment, toute démonstration militaire fausse l'opinion du pays et l'entretient dans des illusions de résistance. »
Le chevalier de Theux ajoutait en post-scriptum : « M. le ministre des Travaux publics m'a exprimé à son tour la même opinion sur la situation fausse dans laquelle nous engage le département de la guerre contre ses intentions propres. »
Une des nominations faites venait de jeter la Belgique dans une crise nouvelle en provoquant la rupture de ses rapports diplomatiques avec la Prusse et l'Autriche.
Dans les mesures qu'il prenait pour mettre l'armée en état de soutenir une lutte éventuelle, le gouvernement avait dû se préoccuper de la question du commandement supérieur. Or, parmi les généraux belges, aucun n'avait jamais en campagne dirigé une division. Pour parer à cette lacune, on songea à recourir aux services d :un étranger.
Déjà, en 1836, les yeux s'étaient portés sur le général Skrynecki, qui, à la tête des troupes polonaises, avait battu les Russes dans la mémorable journée d'Ostrolenska et qui, depuis l'écrasement de la révolution, vivait retiré à Prague où l'Autriche lui avait accordé l'hospitalité. En 1838, l'attention du roi Léopold fut de nouveau attirée sur le héros polonais par le comte de Montalembert.
Celui-ci le présenta au monarque comme possédant une âme hautement chevaleresque et comme étant doué de qualités militaires qui lui permettraient peut-être un jour de devenir le Léonidas de la Belgique (LECANUET, Montalembert, tome II, page 21). Le comte Félix de Merode joignit ses recommandations à celles de son gendre et, après de longues hésitations, le roi des Belges se résolut à faire appel à Skrynecki (DE LANNOY, Un incident germano-belge au XIXe siècle. L'affaire Skrynecki). Le général Willmar, (page 313) ministre de la Guerre, se prêta à l'exécution des intentions du roi, mais le chevalier de Theux, et vraisemblablement aussi les autres membres du cabinet, ne connurent la décision royale qu'après l'arrivée à Bruxelles de l'officier polonais (Lettre du chevalier de Theux).
Si le ministre des Affaires étrangères avait été prévenu de la nomination projetée, peut-être aurait-il songé à s'enquérir des conditions auxquelles le général séjournait en Bohême et de l'accueil que le cabinet de Vienne ferait à son entrée dans l'armée belge. On eût évité ainsi un incident qui ne devait que rendre plus difficiles encore les rapports de la Belgique avec la Conférence de Londres et permettre aux Puissances qui nous étaient hostiles de représenter la résistance offerte par le gouvernement belge aux volontés des plénipotentiaires comme la manifestation d'un esprit révolutionnaIre.
Le général Skrynecki reçut les premières ouvertures du ministre de la Guerre par l'entremise du comte F. de Merode. Il Ies accueillit favorablement. On lui dépêcha alors un émigré polonais, le comte Bystrzanowski, chargé de lui dire qu'il obtiendrait en Belgique, s'il pouvait y venir, la position de général de division en disponibilité et le commandement d'une division dans le cas où le gouvernement serait amené à augmenter son armée (Lettre du général Willmar au chevalier de Theux, 5 février 1839).
Mais le général ne jouissait pas à Prague d'une entière liberté. La police y surveillait ses actes et il n'aurait certes pas obtenu, s'il l'avait demandé, un passeport pour la Belgique. Aussi se résolut-il à une fuite clandestine qui le conduisît en Angleterre d'abord, à Bruxelles ensuite. Avant de quitter Prague, il avait écrit au prince de Metternich pour lui expliquer les raisons de son départ. « J'aurais désiré, disait-il au chancelier, faire auprès de Votre Altesse une demande régulière de passeport, mais tout m'avertit que le gouvernement impérial ayant des ménagements diplomatiques à observer, je dois plutôt garder le silence sur ce départ » (Lettre du général Skrynecki au prince de Metternich, 3 janvier 1839).
Lorsqu'il eut reçu la missive de Skrynecki, le prince de Metternich montra une vive irritation. Il considérait que celui-ci était à Prague, prisonnier sur parole et qu'en quittant cette ville et l'Autriche, il avait violé ses promesses. Mais, sur ce point, le général, dès qu'il apprit l'accusation dont il était l'objet, donna au chancelier un démenti formel que publièrent les journaux.
« Je mets Votre Altesse au défi, écrivait-il, le 13 février 1839, de prouver que je me sois jamais lié envers le gouvernement autrichien par une parole d'honneur. On m’en eût fait donner par écrit sans doute (...) (page 314) Lorsqu'en 1832, l'hospitalité me fut accordée dans les états allemands de l'Autriche, je consentis à la condition expresse que je me tiendrais tranquille, c'est-à-dire que je ne prendrais part à aucune mesure contre le gouvernement... Mais, Polonais, je ne pouvais, je ne devais, pour aucune considération personnelle, lier ma parole et mon avenir envers une puissance qui, de concert avec les ennemis auxquels la Providence a permis que ma patrie fût pour un temps livrée, viole chaque jour à son égard, et en dépit de ses propres intérêts, toutes les lois divines et humaines. »
Dans un premier mouvement de colère, le chancelier écrivit, le 23 janvier 1839, au représentant autrichien à Bruxelles, le comte de Hechberg, une lettre destinée à être communiquée au gouvernement belge et qui contenait à l'adresse de ce dernier les reproches les plus violents en même temps que des menaces précises.
« Il m'est difficile encore d'admettre, y lisait-on, que le gouvernement de Sa Majesté le roi des Belges, oubliant à la fois le respect dû en général à la cause de l'ordre public en Europe et la valeur des relations diplomatiques qui subsistent entre lui et la cour de Vienne, ait appelé dans les rangs de son armée l'ancien chef de l'insurrection polonaise qui, sur sa parole, jouissait en Autriche d'une généreuse hospitalité, et nous préférons penser que le général Skrynecki s'est faussement prévalu du nom du roi pour colorer d'un prétexte sa déloyale conduite... Mais si ce réfugié avait dit vrai dans sa lettre, si c'était effectivement sur l'invitation du gouvernement belge qu'il s'est rendu en Belgique, nous nous verrions dans le cas de déclarer à ce dernier que des relations diplomatiques ne pourraient pas continuer à subsister entre les deux cours... S.M. l'empereur se trouverait blessé dans sa dignité par l'emploi d'un homme qui a violé à l'égard de son gouvernement les lois de l'honneur et de l'hospitalité. Le rôle que Skrynecki a joué dans la révolution de Pologne a été trop marquant pour que l'Europe pût voir dans son apparition à la tête d'une troupe armée autre chose qu'un appel à la révolution. »
En même temps, le chancelier donnait ordre au comte de Hechberg de demander ses passeports si le général était maintenu dans les rangs de l'armée belge.
M. de Metternich ne lançait pas son ultimatum avant d'en avoir donné connaissance au cabinet de Berlin. Celui-ci, heureux de saisir une occasion d'être désagréable à la Belgique, bien qu'il ne pût accuser Skrynecki d'avoir, en quittant l'Autriche, commis un manque d'égard quelconque envers la Prusse ou d'avoir violé des engagements pris envers elle, s'associait à la colère du chancelier impérial et, le 29 janvier, le baron de Werther intimait au comte de Seckendorff l'ordre de quitter Bruxelles si le comte de Rechtberg lui en donnait l'exemple. Il est toutefois juste d'ajouter que, malgré cet ordre, on espérait à Berlin ne pas en arriver à la rupture.
Mais le prince avait en ce moment, à Bruxelles, pour (page 315) représenter l'empereur, comme chargé d'affaires, un diplomate imbu, ainsi que presque tous les diplomates autrichiens, de cette époque, d'idées très antilibérales. Aussi n'éprouvait-il aucune sympathie pour le gouvernement auprès duquel il se trouvait accrédité et saisit-il avidement l'occasion qui s'offrait de lui adresser des critiques. Il le fit avec tant de précipitation que, perdant de vue les convenances, il blâma publiquement à Bruxelles la nomination du général Skrynecki avant d'avoir fait à cet égard aucune communication à M. de Theux (Note de bas de page : M. de Theux se plaignit vivement du procédé dans une lettre qu'il adressa le 5 février au baron O'Sullivan et celui-ci communiqua cette plainte au gouvernement autrichien).
Lorsque le comte de Rechberg eut donné au ministre des Affaires étrangères lecture de la dépêche du prince de Metternich, des explications furent demandées au général Skrynecki. Celui-ci répondit en affirmant, comme il devait le faire quelques jours plus tard dans sa lettre adressée au chancelier impérial, qu'il avait obtenu asile en Autriche à la seule condition de s'y tenir tranquille, qu'il avait scrupuleusement rempli cet engagement et n'en avait pas contracté d'autres.
Se fondant sur cette affirmation, le chevalier de Theux répondit au comte de Rechberg que le gouvernement belge n'avait pu supposer que l'hospitalité accordée au général en Autriche comportât, de la part de ce dernier, l'obligation de ne pas entrer au service d'une autre Puissance. Skrynecki avait déclaré n'avoir jamais fait semblable promesse (Lettre du chevalier de Theux au comte de Rechberg, 4 février 1839).
Le ministre ajouta que la nomination, dont le cabinet de Vienne faisait grief au gouvernement belge, n'avait eu qu'un caractère purement militaire et qu'en appelant le général polonais en Belgique, on n'avait nullement eu l'intention de froisser le gouvernement autrichien ou de porter atteinte à la tranquillité d'un autre Etat ; qu'il réprouvait de toutes ses forces, comme contraire à ses intentions et injurieuses à son caractère, la supposition que le gouvernement du roi aurait voulu faire appel à la révolte ; que la circonstance que le général Skrynecki avait pendant quelque temps commandé l'armée polonaise n'avait été considérée par le gouvernement belge que comme un témoignage de sa capacité d'homme de guerre. M. de Theux terminait sa lettre par la manifestation de l'espoir que le gouvernement autrichien jugerait tout à fait suffisantes ces explications et l'affirmation de la bonne foi du gouvernement belge. « Quant à Ia nomination du général Skrynecki, disait-il, c'était un fait sur lequel il n'était pas possible de revenir. Le général ne pouvait être privé de son grade qu'en conformité aux lois belges et (page 316) il n'avait pas donné lieu à l'application de ces lois. Le gouvernement belge ne pouvait donc pas, sur l'injonction d'un Etat étranger, revenir sur un acte d'administration intérieure sans manquer à ce que se devait à lui-même un État indépendant » (Lettre du chevalier de Theux au comte de Rechberg, 4 février 1839).
Le comte de Seckendorff, gui s'était associé à la démarche du comte de Rechberg, reçut copie de cette lettre.
Il semble qu'en présence de semblables explications, il eût été habile, ou du moins prudent, d'en référer à Vienne. C'était l'opinion qu'exprimait le baron de Werther à Berlin en disant qu'on laisserait au roi Léopold le temps de se tirer de ce mauvais pas (Lettre du comte Bresson au comte Molé, 8 février 1839. - Citation de DE LANNOY).
Mais le comte de Rechberg, pressé d'humilier la jeune monarchie libérale, prit trop à la lettre ses instructions. Il ne se douta peut-être pas qu'en lui écrivant le prince de Metternich ne désirait pas que ses menaces fussent mises à exécution, qu'il espérait devancer par sa lettre l'arrivée à Bruxelles de Skrynecki, empêcher ainsi sa nomination et obtenir en même temps un facile succès diplomatique aux yeux des cours absolutistes (DE LANNOY, op. cit).
A peine le diplomate autrichien eût-il reçu la réponse du chevalier de Theux qu'il réclama ses passeports et quitta Bruxelles le 6 février, sans même avoir, comme l'auraient exigé les usages et les convenances, demandé une audience de congé au roi Léopold. Le comte de Seckendorff partit en même temps que lui. Les deux diplomates, en accusant réception de leurs passeports à M. de Theux, eurent soin de lui déclarer formellement que la rupture des relations diplomatiques entre la Belgique et la Prusse et l'Autriche ne changerait rien à la part que les deux dernières Puissances prenaient et prendraient jusqu'à la fin aux efforts de la Conférence de Londres pour la solution de la question hollando-belge (Lettres du comte de Rechberg et du comte de Seckendorff au chevalier de Theux, 4 février 1839).
Ce départ précipité constituait indubitablement une maladresse et une faute. Une fois la première effervescence passée, on le sentit à Vienne. Il est vraisemblable que le chancelier autrichien eût su gré à son représentant à Bruxelles de n'avoir pas, aussi à la lettre, suivi ses instructions, d'en avoir mieux pénétré l' esprit et de lui avoir épargné les ennuis qu'entraînerait la rupture .« La conduite du comte de Rechberg, écrivait l'envoyé de France à Francfort, ne paraît pas avoir obtenu l'approbation entière de Metternich » (Citation de DE LANNOY, op. cit.). Et le baron O'Sullivan de Grass mandait, le 26 février, également (page 317) de Francfort, au chevalier de Theux : « J'ai vu ici le comte de Rechberg, il m’a paru fort affecté, comprenant qu'il n'a pas bien vu ni compris la politique de notre cabinet et sentant qu'il sera la victime de son obéissance à des ordres qu'on lui aurait su gré de ne pas exécuter. » Le gouvernement belge saisissait l'Europe entière de l'incident.
Le jour même où les comtes de Rechberg et de Seckendorff sollicitaient leurs passeports, le 5 février, le chevalier de Theux communiquait à toutes ses légations à l'étranger la correspondance échangée entre lui et les chargés d'affaires de Prusse et d'Autriche. Il y déclarait que la nomination du général Skrynecki n'avait eu pour but que de faire profiter l'armée de son expérience, qu'elle n'était nullement en contradiction avec l'esprit des négociations nouées entre la Belgique et la Conférence de Londres. Le ministre terminait sa lettre en disant que si l'on maintenait les ordres donnés à MM. de Rechberg et de Seckendorff, le gouvernement du roi Léopold enjoindrait également à ses agents à Vienne et à Berlin de demander leurs passeports. Le même jour, une circulaire analogue était envoyée aux légations étrangères accréditées à Bruxelles. Le 5 février aussi, M. de Theux envoyait au baron O'Sullivan de Grass et à M. Beaulieu copie des notes qu'il avait reçues des légations d'Autriche et de Prusse ainsi que des réponses qu'il y avait faites. Il y exposait les considérations développées dans la circulaire aux légations de Belgique et, conformément à ce qui se trouvait dit dans cette circulaire, il leur enjoignait de demander leurs passeports si les cabinets de Vienne et de Berlin ne se décidaient pas à renouer immédiatement les rapports diplomatiques avec la Belgique. Les deux diplomates pouvaient laisser copie de leurs instructions entre les mains du prince de Metternich et du baron de Werther.
Le 28 janvier, le baron O'Sullivan, averti seulement trois jours avant par la rumeur publique du départ de Prague du général Skrynecki, avait eu une première conversation à ce sujet avec le chancelier de l'Empire. L'entrevue manqua de cordialité. Le prince montra à l'envoyé belge la lettre du général ainsi que les ordres donnés au comte de Rechberg. Le baron O'Sullivan, qui n'avait reçu relativement à cette affaire aucune instruction de Bruxelles. ( M. de Theux qui, jusqu'à la fin de janvier, ignora lui-même la nomination de Skrynecki, n'avait pas été en mesure de lui en donner. Voyez : DE LANNOY, op. cit.) se sentit profondément embarrassé et, étonné lui-même que le gouvernement belge eût pu faire appel au vainqueur d'Ostrolenska, il crut devoir engager le chancelier à ne pas ajouter foi trop aisément aux suppositions émises dans le public. Mais lorsque le (page 318) prince lui eut demandé si la nomination de Skrynecki comme généralissime de l'armée belge (Jamais le général n'avait été nommé généralissime, ni jamais cette situation ne lui avait été promise. Il n'avait été question que de lui donner le commandement d'une division à créer éventuellement), si tant est qu'elle eût été faite, ne devait pas être considérée connue une déclaration de guerre à tous les trônes, le diplomate, qui croyait encore à ce moment à la possibilité d'une résistance armée de la Belgique aux volontés de la Conférence de Londres, répondit que le premier devoir des peuples et des rois c'était leur conservation, que s'il lui était démontré que le gouvernement belge pouvait accepter la paix qu'on lui proposait et compter ensuite sur le maintien de l'ordre public, il était de son devoir de signer cette paix ; mais que si, en y adhérant, le gouvernement doutait de la possibilité de sa durée devant une impopularité trop menaçante, il n'avait plus qu'un devoir alors, celui de s'écrouler avec gloire ; qu'il valait mieux pour un roi tomber sur un champ de bataille que dans une émeute. La conversation se poursuivant, le baron O'Sullivan eut l'impression qu'il était parvenu à donner au prince des regrets et des inquiétudes au sujet du départ, encore éventuel à ce moment, du comte de Rechberg (Lettres du baron O'Sullivan de Grass au chevalier de Theux, 29 janvier et 26 février 1839).
Lorsque, ayant reçu de Bruxelles les instructions qui lui avaient été envoyées le 5 février, le représentant du roi Léopold à Vienne sollicita une nouvelle audience du chancelier, celui-ci lui renouvela l'expression de ses regrets au sujet de la rupture et lui dit que, malgré cette rupture, il lui était loisible de rester à Vienne. Le baron O'Sullivan montra que ses instructions s'y opposaient et annonça qu'il allait demander ses passeports par écrit. L'entretien porta ensuite sur le fond de l'affaire. Le prince reconnut que le gouvernement belge se trouvait dans l'impossibilité en ce moment de renvoyer le général Skrynecki, mais, tout en convenant de cette impuissance, il ajouta que les relations ne pourraient être renouées entre les deux cours aussi longtemps que le général polonais porterait un uniforme belge.
La résolution de M. de Theux de rappeler de Vienne le baron O'Sullivan paraît avoir surpris le chancelier. Il ne s'attendait sans doute pas à ce que, dans la situation difficile où elle se trouvait, la Belgique aurait autant de souci de sa dignité. Il montra en cette circonstance un véritable manque de grandeur d'âme. Froissé sans doute de la résolution prise par le gouvernement du roi Léopold, il ne voulut pas lui en laisser le mérite ni le prestige, qui, aux yeux du public, pouvaient lui en revenir. Peu après que le baron O'Sullivan l’eût quitté, il lui envoya une note lui annonçant que l'empereur, (page 319) par suite des ordres donnés au comte de Rechberg et exécutés par celui-ci, considérait la mission de la légation de Belgique à Vienne comme terminée. De cette manière, le baron O'Sullivan semblait avoir été congédié et non pas s'être retiré sur l'initiative de son gouvernement comme cela était en réalité. M. de Metternich accentua cette petitesse d'esprit en faisant annoncer par l'Observateur autrichien que des passeports avaient, sans qu'il les eût demandés, été délivrés au baron O'Sullivan. Celui-ci s'empressa d'écrire au chancelier pour protester contre cette information et demander qu'une pièce de chancellerie rétablît les faits Lettres du baron O'Sullivan de Grass au chevalier de Theux, 15 et 26 février 1839).
L'Autriche n'ayant pas cru devoir revenir sur sa décision de cesser ses rapports diplomatiques avec la Belgique, la Prusse ne put que faire de même. Aussi, le 14 février, M. Beaulieu annonçait-il à M. de Theux que, se conformant à ses instructions, il avait demandé et obtenu ses passeports. Provisoirement il établit sa résidence à Dresde.
L'amour-propre du prince de Metternich et du baron de Werther ne fut pas sans éprouver quelque froissement lorsque ces deux hommes d'Etat virent combien leur rupture avec la Belgique se trouvait défavorablement appréciée à Paris et à Londres. Sans doute, dans aucune de ces deux capitales, la nomination du général Skrynecki ne rencontra d'approbation. Louis-Philippe la considérait comme devant confirmer l'opinion toujours croissante en Europe que le cabinet de Bruxelles ne voulait pas sérieusement mettre fin à son différend avec la Hollande et « cherchait seulement à gagner du temps pour que la guerre générale et la révolution s'organisent en Belgique en embrasant le monde » (Revue Rétrospective, page 360, colonne 1).
Dans les milieux gouvernementaux parisiens, on éprouvait la même impression que le roi. « L'entrée du général Skrynecki au service belge est un fait grave, écrivait au chevalier de Theux le comte le Hon, le 4 février, ou du moins jugé tel ici. On n'en parle pas sans un vif mécontentement parce qu'on prétend qu'il peut avoir comme résultat de donner à notre résistance une couleur révolutionnaire, et presque un caractère d'hostilité plus sérieuse contre nos voisins de l'Est. » Lord Palmerston blâmait également l'appel fait au héros polonais. Il lui paraissait renforcer le caractère de défi envers l'Allemagne que les armements de la Belgique revêtaient à ses yeux (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 7 février 1839 - Lettre de lord Palmerston au chevalier H. Seymour, 15 février 1839). Mais il critiquait avec plus de sévérité encore la cessation des rapports diplomatiques et (page 320) il s'exprimait, à ce sujet, sans aucune réserve avec MM. de Senfft et de Bülow qui cherchaient à justifier près de lui la mesure prise par leurs gouvernements. « Je concevrais, leur dit-il, que les armements de la Belgique eussent donné ombrage à vos cours et qu'elles eussent déclaré au gouvernement belge que la prolongation de cette attitude hostile mettrait un terme aux relations amicales qui existent entre les trois pays. Mais que la nomination d'un général étranger en Belgique soit considérée par vos cours comme un motif suffisant pour rappeler leurs agents diplomatiques et que l'on se soit cru autorisé à demander l'annulation de cette nomination, c'est là ce que rien ne saurait justifier ; c'est porter atteinte à l'indépendance de la Belgique, à l'autorité de son roi ; c'est s'ingérer, contre tout droit, dans l'administration intérieure d'un pays. « Lord Palmerston reprocha également à la Prusse et à l'Autriche de s'être résolues à une mesure aussi extrême sans concert préalable avec la France et l'Angleterre, et lorsque MM. de Senfft et de Bülow lui dirent qu'ils avaient reçu mission de notifier à la Conférence la rupture avec le royaume belge, le ministre britannique leur répondit, d'accord avec le général Sebastiani, que, si dans cette notification, les motifs du départ des chargés d'affaires se trouvaient énoncés, les plénipotentiaires de France et d'Angleterre se trouveraient obligés d'exprimer un blâme officiel. Afin d'éviter cette censure, qui aurait été humiliante pour le prince de Metternich et le baron de Werther, les plénipotentiaires du nord se bornèrent à notifier le fait purement et simplement sans y ajouter aucune explication ni justification (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 9 février 1839).