(Paru à Bruxelles en 1920, chez Vromant)
(page 35) M. van de Weyer s'attendait à ce que la Conférence rencontrât de grandes difficultés dans la mission qu'elle s'était attribuée de concilier la Belgique et la. Hollande, difficultés telles qu'elles amèneraient peut-être, au profit de la Belgique, l'échec complet de cette tentative. Au début les événements parurent lui donner raison.
Dès les séances initiales, se produisirent, parmi les plénipotentiaires, des incidents de nature à faire croire que l'accord s'établirait malaisément entre les Puissances délibérantes.
La Conférence s'était réunie pour la première fois le 19 mars ; lord Palmerston développait à cette séance les considérations dont M. van de Weyer avait reçu connaissance le même jour. Il s'opposa à l'adoption pure et simple des XXIV articles en démontrant que si les plénipotentiaires des cinq cours les acceptaient d'abord, c'est-à-dire leur donnaient la forme d'un traité avec la Hollande, ils se verraient obligés de les modifier ensuite ; qu'en conséquence, il ne fallait pas faire œuvre inutile, mais exposer historiquement les faits d'où résultait l'impossibilité de se placer sur ce terrain.
L'assemblée, sans prendre une résolution définitive, fut cependant d'accord pour admettre que des changements pourraient être apportés au traité du 15 novembre 1831, et pour exprimer le désir que le roi Guillaume consentît à ouvrir des négociations directes avec la Belgique. Seul le plénipotentiaire russe éleva quelques objections sur la convenance d'émettre, dès l'abord, une opinion relativement à la modification des XXIV articles de 1831, mais il n'insista pas et ne réclama pas que ses observations fussent consignées au protocole. Il se borna à déclarer qu'il examinerait la. réponse lorsqu'elle aurait été préparée et se réserva le droit d'y annexer des réserves si ce document ne lui paraissait pas admissible dans son intégralité (Lettre de M. F. Rogier au chevalier de Theux, 21 mars 1838). La Conférence chargea M. de Bülow, (page 36) plénipotentiaire de la Prusse, de la rédaction du récit historique fait par lord Palmerston à ses collègue, et de la note à adresser au plénipotentiaire néerlandais en réponse à son office du 14 mars (Lettres de M. van de Weyer au chevalier de Theux,. 20 et 23 mars 1838).
Le 24, au matin, M. de Bülow put communiquer son œuvre au Ministre britannique. Elle était très habilement rédigée, de manière à trancher, dès l'abord, plusieurs graves questions en faveur de la Hollande et des prétentions allemandes. Le plénipotentiaire prussien proposait, en effet, de déclarer en principe que les cinq Puissances avaient encore le droit de signer un traité direct avec la Hollande, sauf à s'entendre plus tard avec la Belgique ; que les modifications à négocier de gré à gré entre ce dernier pays et le gouvernement du roi Guillaume ne pourraient porter que sur les articles 9, 11, 12, 13 et 14 du traité du 15 novembre 1831 (Note de base de page : Ces articles concernaient la libre navigation sur les fleuves et rivières communs aux deux pays, la liberté des communications commerciales par Maestricht et Sittard, l'établissement d'une route terrestre ou d'un canal de la Meuse aux frontières allemandes à travers le Limbourg cédé, le partage de la dette, le remboursement des avances faites par la Hollande pour le paiement de la part des revenus de cette dette incombant à la Belgique), que la Confédération germanique s'étendrait au Limbourg, et que les négociations devraient être reprises au point où elles avaient été interrompues en 1833, sans qu'il pût être tenu aucun compte des faits survenus depuis cette époque.
Adopter la rédaction du plénipotentiaire prussien eût été vinculer dans d'étroites limites l'action-future de la Conférence. Sauf sur la question de la dette, elle ne lui laissait plus la liberté de modifier les XXIV articles qu'en des points très accessoires et donnait sans discussion une solution définitive à des questions de haute importance. Aussi lord Palmerston ne consentit-il à l'admettre que moyennant la suppression de tout ce qui impliquait une décision ou la préjugeait et le général Sebastiani la déclarait-il inadmissible. Les projets de M. de Bülow ne reçurent pas meilleur accueil à Bruxelles où M. van de Weyer put les envoyer très confidentiellement. .
A Paris, on ne s'aperçut pas du véritable piège qu'avait dressé le diplomate prussien. Immédiatement, l'ambassadeur de France à Londres reçut l'autorisation de signer les projets de memorandum et de réponse à M. Dedel préparés par le plénipotentiaire du roi Frédéric-Guillaume. Le gouvernement français manifesta même une agréable surprise de voir avec quelle facilité les cabinets de Berlin. et de Vienne avaient reconnu la nécessité de modifier de gré à gré entre les deux parties en cause les XXIV articles de 1831 et de proposer au roi Guillaume, en réponse à son adhésion pure et simple, la reprise de la négociation interrompue en 1833.
(page 37) Malgré cette autorisation de signer, le général Sebastiani qui, mieux que son gouvernement, avait pénétré les habiletés prussiennes et qui avait été instruit par M. van de Weyer de l'opposition du gouvernement belge, prit la résolution de s'en tenir, en conférence, à un simple accusé de réception au baron Dedel, accusé de réception qui n'engageait à rien, et de consulter, sur le fond même de la question, le comte Molé. Il n'eut pas de peine à ranger à son avis lord Palmerston. Les plénipotentiaires des cinq Puissances furent réunis et adhérèrent aux vues des représentants de l'Angleterre et de la France. Ils déclarèrent, en outre, que les propositions du cabinet de la Haye seraient prises en considération, mais que les plénipotentiaires devaient, avant tout, en référer à leurs cours.
Malgré l'échec de ses premiers projets de rédaction, M. de Bülow consentit à se charger de rédiger le protocole de cette deuxième réunion. Un incident, habilement soulevé par M. van de Weyer, rendit à nouveau inutile le labeur auquel le plénipotentiaire prussien se livra pour remplir sa tâche.
Dès qu'il avait eu connaissance de la note néerlandaise, le ministre de Belgique à Londres avait rappelé à lord Palmerston que le Récit secret de la négociation de 1833, fait par les soins de la Conférence, était resté incomplet ; que l'on s'était borné à prendre acte de la note des plénipotentiaires belges du 28 septembre et du rapport fait par le ministre néerlandais des Affaires étrangères aux Etats Généraux le 24 octobre, mais qu'il importait que ces deux pièces fussent imprimées, ainsi que l'avait été le Récit secret, et distribuées aux membres de la Conférence.
(Note de bas de page) : La Conférence, pendant les négociations de 1833, ne tint pas de procès-verbaux de ses séances. A la sixième réunion, les plénipotentiaires de la France et de la Grande-Bretagne avaient demandé qu'à l'avenir il fût rédigé un procès-verbal de tout ce qui se passait en Conférence. Ils motivèrent cotte proposition par l'expérience pénible qu'ils avaient faite dans les séances précédentes, et sur l'embarras où se trouveraient les ministres anglais et français de se justifier devant les Chambres si ces négociations, ainsi qu'il était à craindre, venaient encore à être suspendues sans avoir conduit au résultat désiré. Mais les plénipotentiaires néerlandais, qui tenaient an contraire à ce que l'on ne pût opposer au rapport fantaisiste que leur gouvernement comptait faire de ces négociations aux Etats Généraux, un texte officiel signé par eux-mêmes, combattirent cette proposition et soutinrent que les articles paraphés constateraient suffisamment les progrès qu'aurait fait la négociation. La Conférence, toujours disposée à se prêter autant que possible aux désirs des plénipotentiaires néerlandais et à agir clans un parfait esprit de conciliation, n'insista plus sur l'adoption de sa proposition ; elle jugea, toutefois, nécessaire de commencer, dès ce jour, à constater la marche de la négociation par des notes, dans lesquelles on faisait mention des articles paraphés ainsi que des points encore réservés à la discussion.
Ces notes servirent à rédiger ce qu'on appelle le « Récit secret », récit qui relate les principaux épisodes des négociations de 1833. Ce fut la Conférence elle-même qui décida cette rédaction, après avoir reçu communication du discours que le premier plénipotentiaire néerlandais, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères, avait prononcé à la séance des Etats Généraux, le 24 octobre 1836, et dans lequel il rendait compte de la marche suivie par les négociations, ainsi que des raisons qui avaient amené leur suspension. La Conférence « arrêta qu'à l'effet d'éviter les malentendus, - ce sont les expressions dont elle se servit pour légitimer sa décision -, qui pourraient résulter de récits partiels de la négociation, elle en ferait dresser elle-même un récit exact, basé sur ses notes et minutes ».
Ainsi fut fait. La Conférence se réunit à nouveau le 15 novembre 1836. « Lecture ayant été faite, constate le procès-verbal de cette réunion, du récit ci-dessus, et ce récit ayant été trouvé, après un mûr examen, on tous points conformes aux notes et minutes de la Conférence, il a été convenu de le considérer comme l'exposé fidèle de la négociation depuis le 16 juillet de cette année jusqu'à ce jour ; d'y faire joindre la note des plénipotentiaires belges, en date du 28 septembre dernier, ainsi que le rapport fait par le ministre des Affaires étrangères de S.M. néerlandaise aux Etats Généraux, le 24 octobre, en autant que ce dernier se rapporte à la dite négociation, et de faire déposer ces trois pièces aux archives de la Conférence. Londres, le 7 décembre 1836. (signé) Wessenberg, A. de Bacourt, Palmerston, de Bülow, Lieven. »
A la séance de la Chambre des représentants du 1er février 1839, M. de Theux donna lecture du récit secret. Il a été publié dans l'Histoire parlementaire du traité de paix du 19 avril 1839, tome I, page 4.) (Fin de la note)
Lord Palmerston reconnut la justesse de cette observation. Il fit (page 38) imprimer les pièces et lorsque, dans la deuxième réunion de la Conférence, il fut question de confier au représentant du roi Frédéric-Guillaume le soin de rédiger le protocole de cette séance, le ministre britannique ajouta qu'à ce protocole on annexerait toutes les pièces reçues ou envoyées depuis le mois de septembre 1833, c'est-à-dire : 1° le récit historique de la négociation ; 2° la note des plénipotentiaires belges ; 3° le rapport de M. de Verstolk de Soelen ; 4° les notes de M. Dedel adressées à lord Palmerston au mois d'octobre 1836, pour le prier de reprendre les négociations interrompues ; 5° la réponse de lord Palmerston à ces notes.
Cette proposition ne rencontra aucune objection, mais à peine les pièces eurent-elles été imprimées et distribuées, que le plénipotentiaire russe, M. Pozzo di Borgo, ému par la lecture de leur contenu, déclara à ses collègues de Prusse et d'Autriche qu'il ne pourrait consentir à les laisser annexer au protocole ; qu'elles renfermaient la preuve authentique et officielle que « le contraire de la vérité » avait été dit aux Etats Généraux de Hollande, et qu'en conséquence, en les faisant connaître, on placerait le roi des Pays-Bas et son ministre dans la plus étrange et la plus humiliante des positions.
Le 5 avril, au drawing-room de la Reine, le prince Esterhazy, plénipotentiaire autrichien, et le baron de Bülow tentèrent de persuader à lord Palmerston que le protocole aurait meilleure chance d'être bien accueilli par leurs cours, non seulement si l'on n'y annexait pas les pièces en question, mais même si l’on n'en faisait pas mention. En consentant à cc qu'elles y fussent jointes, les trois plénipotentiaires du nord s'exposeraient au double danger d'être désavoués et d'irriter au plus haut degré le roi des Pays-Bas. Lord (page 39) Palmerston refusa de se laisser convaincre par ces arguments. Il répondit à ses interlocuteurs immédiatement, et il leur répéta sa réponse dans la séance du 6 avril, qu'il ne signerait ni protocole, ni réponse à M. Dedel, où ces pièces ne fussent « textuellement rapportées » ; que, ministre d'un Etat constitutionnel, il devait à la nation compte de ce qui s'était passé depuis l'ajournement de la négociation ; que, membre de la Conférence, il ne pouvait permettre qu'elle s'écartât des usages établis et reconnus. « Lorsque, ajouta lord Palmerston, cinq grandes Puissances s'occupent d'un intérêt européen, elles s'imposent le devoir de constater par écrit la marche qu'elles ont cru devoir adopter. Si elles négligeaient cette pratique, protectrice de la vérité, elles feraient naître le soupçon qu'elles ont eu des intérêts particuliers, ou des actes honteux à cacher. Je déclare donc que je ne me prêterai à aucune espèce de réticence ; que ces pièces feront partie du protocole de notre dernière réunion, et que si l'on persiste dans un refus, cette divergence d'opinion entre les plénipotentiaires des cinq Cours sur un point aussi essentiel doit inévitablement amener la dissolution de la Conférence, dissolution dont je rejetterai la responsabilité sur ceux qui l'auront provoquée.» Le langage énergique de lord Palmerston rencontra une adhésion non moins énergique du général Sebastiani. Ce fut en vain que les trois autres membres de la Conférence cherchèrent à modifier l'opinion des plénipotentiaires anglais et français. Le désaccord persistant et personne ne voulant céder, on décida finalement qu'il n'y aurait point de protocole, que les représentants des trois cours demanderaient de nouvelles instructions et que lord Palmerston répondrait purement et simplement, à la note du baron Dedel par un accusé de réception.
Ni à La Haye, ni à Vienne, ni à Berlin, les gouvernements ne se montrèrent satisfaits de cette résolution. Le prince de Metternich aurait voulu voir la Conférence saisir au vol l'occasion que lui offrait le plénipotentiaire néerlandais. Pourquoi n'avait-elle pas signé avec lui, comme elle l'avait fait avec la Belgique, à l'instant même, un traité reproduisant les XXIV articles ? Après avoir ainsi terminé son rôle d'arbitre et lié le roi des Pays-Bas, il lui serait resté à exercer une influence médiatrice et à amener un arrangement aussi complet que possible entre la Hollande et la Belgique. M. de Werther, du moins dans les premiers jours, adhérait sans hésiter aux vues du chancelier (Lettre de M. Beaulieu au chevalier de Theux, 18 avril 1838. - Lettre de . van de Weyer au chevalier de Theux, 4 mai 1838).
A La Haye, le désappointement fut complet. Le roi et ses conseillers s'étaient flattés qu'à la simple annonce de la volonté de (page 40) signer, M. Dedel aurait été immédiatement appelé à remplir cette formalité avec les plénipotentiaires des cinq Puissances, et que le lendemain ces plénipotentiaires l'auraient mis en présence du plénipotentiaire belge.
Une telle politique avait le grave défaut de faire table rase de tout ce qui s'était passé en huit années, même des réserves mises par les Puissances du nord à leurs ratifications de la convention de 1831. Mais la Prusse, l'Autriche et la Russie, au cours des négociations que nous retraçons, montrèrent, à différentes reprises, combien peu elles se souciaient de mettre de la logique dans leur conduite envers la Belgique. Comme ces Puissances s'étaient refusées à l'exécution des engagements pris par elles-mêmes dans le traité du 15 novembre, que cependant elles avaient imposé aux volontés récalcitrantes des Belges, elles entendaient ne pas laisser profiter ces derniers des avantages que leur avait procuré l'entêtement du roi Guillaume. Après avoir déclaré que le traité des XXIV articles contenait leurs décisions finales et irrévocables, elles avaient énervé immédiatement cette déclaration par les réserves qui, au profit de la Hollande, furent insérées dans les ratifications de ces articles. Et, maintenant que les espoirs fondés par elles et par le roi Guillaume sur ces réserves ne s'étaient point réalisés, les cours du nord auraient voulu qu'il n'en fût plus tenu aucun compte et qu'on considérât l'acte du 15 novembre comme final et irrévocable.
A ses protecteurs germaniques, le roi des Pays-Bas se plaignit, ou feignit de se plaindre, que la Conférence n'eût pris qu'à referendum la déclaration de son plénipotentiaire M. Dedel (Note de base de page : Ces plaintes avaient d'autant plus de fondements, du moins en apparence, qu'on aurait provoqué chez le roi Guillaume l'espérance d'un autre résultat : « Les ministres d'Autriche et de Prusse, écrivait-on le 27 avril de l'ambassade de France à Londres à M. Molé, MM. de Senfft et de Lottum avaient évidemment pris la démarche du roi Guillaume pour une conclusion à laquelle leurs cabinets se seraient empressés de donner les mains, Ils se sont personnellement engagés beaucoup au delà de la pensée de leurs cours. Mais, à Vienne et à Berlin, la correspondance de Londres a plus pesé que celle de La Haye ». Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre, 650, numéro 36). S'il eut fallu le croire, il aurait été prêt à envoyer des commissaires à Anvers et à Utrecht pour y prendre, de concert avec des commissaires belges, tous les arrangements relatifs à. la navigation et aux finances. Il offrait de s'en rapporter à la médiation des cinq cours pour l'aplanissement de toutes les difficultés que les autres stipulations pourraient faire naître.
En somme, sa politique, du moins en apparence, répondait assez bien à celle du prince de Metternich et du baron de Werther.
Jusqu'à quel point était-elle sincère ? Du côté belge on le soupçonnait de la prôner uniquement parce qu'il espérait qu'elle (page 41) ne rencontrerait pas l'agrément du roi Léopold. Ne pensait-il point que le cabinet de Bruxelles aurait, par des prétentions inadmissibles, mis obstacle à un arrangement final et pris ainsi à sa charge des torts dont jusque-là les Pays-Bas se trouvaient responsables ? Très habilement, il pouvait faire valoir qu'en acceptant le traité du 15 novembre, il ne faisait que répondre à une invitation qui souvent lui avait été adressée lorsqu'il hésitait sur la conduite à suivre. Combien de fois ne lui avait-on pas dit, au sujet de l'agrément de la Belgique, et ce encore pendant les négociations de 1833 : « Mais pourquoi n'adhérez-vous pas purement et simplement aux XXIV articles ? » (Note de bas de page : Lettre de M. Beaulieu au chevalier de Theux, 18 avril 1838. – Le roi Guillaume trouvait, lorsqu'il critiquait ainsi la décision de la Conférence, un appui dans le ministre de France à Berlin. Celui-ci écrivait le 16 avril à son gouvernement : « Prenons garde, disait-il, de tomber dans des contradictions. Au mois de novembre 1836, lors de la dernière tentative du roi Guillaume pour la reprise des négociations, lord Palmerston fit déclarer au cabinet de Berlin que l'Angleterre n'y consentirait qu'autant que S. M. néerlandaise signerait préalablement les XXIV ou parapherait les sept premiers articles du projet de 1833, et nous avons adhéré à cette déclaration. Dix-sept mois se sont écoulés depuis. Les motifs que déduit lord Palmeston dans le projet de protocole soumis depuis quelques jours à la Conférence, eussent pu être allégués alors comme aujourd'hui : le temps avait agi, les réserves des trois cours étaient connues ; la négociation avait eu lieu. Pourquoi ces motifs lui ont-ils échappé ? » Arch. du Min des Aff. étr. A Paris, Prusse, 289, folio 228.)
En apparence le raisonnement semblait irréfutable et il l'eut été en fait aussi s'il avait été possible d'oublier l'attitude du roi Guillaume depuis le 15 novembre 1831. La Belgique, comme l'avait montré lord Palmerston dans la première réunion de la Conférence, pouvait réclamer les bénéfices de cette attitude. Plus que jamais, après la convention de mai 1833, et les négociations qui l'avaient suivie, les XXIV articles, ainsi que le déclarait, en 1832, la Hollande au prince Orloff, pouvaient être considérés comme « ayant perdu leur teneur primitive ». Si, dans son ensemble, le traité du 15 novembre n'avait pas été abrogé, il était cependant illogique de vouloir en imposer comme en 1831, comme il eut été possible de le faire en 1833, l'acceptation pure et simple à la Belgique.
A Berlin, on ne songea cependant pas, ou on ne le voulut pas, à faire au roi Guillaume de semblables objections. A ses plaintes contre l'attitude de la Conférence de Londres, on répondit par des assurances générales de bon vouloir et par la promesse que le gouvernement prussien ne souscrirait à aucune résolution de nature à aggraver les charges qui résultaient pour la Hollande des XXIV articles. On ne lui laissa pas ignorer qu'on continuait à regarder comme contenant les décisions finales et irrévocables de (page 42) l'Europe (Lettre de M. Beaulieu au chevalier de Theux, 6 mai 1838 - Lettre de M. Bresson au comte Molé, 9 avril 1838. Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Prusse, 289, folio 250.). Des droits que pouvaient donner à la Belgique à la fois le refus de la Hollande d'accepter les XXIV articles, sa mauvaise foi dans les négociations, ainsi que l'inexécution par les Puissances du nord des engagements qu'elles avaient pris en signant le traité du 15 novembre 1831, de tout cela la Prusse n'avait cure. Hostile à notre pays en 1838, comme elle l'avait été depuis le moment où la Révolution avait éclaté en 1830, elle entendait saisir toute occasion qui se présenterait pour limiter dans la plus large mesure possible les effets de cette Révolution. Elle avait, en outre, à prendre sur notre pays la revanche des humiliations que lui avaient infligées M. de Theux par son attitude énergique dans l'affaire des forteresses et dans celle de la forêt de Grünenwald. Puis, toujours convaincue que les catholiques belges avaient contribué à fomenter les troubles religieux des provinces du Rhin, elle voulait, autant qu'elle le pouvait, nous châtier de cette prétendue immixtion, en même temps que limiter, par l'enlèvement à l'autorité du roi Léopold du Limbourg et du Luxembourg, le contact entre les populations catholiques prussiennes et les nôtres. Enfin, elle se montrait fidèle à la politique qu'elle avait adoptée depuis 1830. Persuadée que la Révolution belge avait pour seul but la réunion de nos provinces à la France, la Prusse s'était imaginée adopter l'attitude la plus prudente et la plus sage en cherchant à maintenir le royaume belge dans un état de constante incertitude et de faiblesse et en favorisant la Hollande, mieux dotée, à son avis, de gages d'indépendance et de stabilité (Lettre de M. van de Weyer du 11 septembre 1835).
Le baron de Werther ne tarda pas à s'expliquer avec le chargé d'affaires de Belgique à Berlin aussi catégoriquement qu'il l'avait fait, comme il a été rapporté plus haut (Voir page 25), avec le chargé d'affaires britannique. Rencontrant M. Beaulieu à une réunion mondaine, pendant la dernière semaine d'avril, il lui dit que, d'après les instructions données aux plénipotentiaires, ceux-ci ne feraient rien qu'ad referendum (Lettre de M. Beaulieu au chevalier de Theux, 6 mai 1838) ; que, selon toutes les apparences et les rapports parvenus jusque-là aux cours du nord, il n'y avait à attendre d'obstacle que de la part de la Belgique ; que celle-ci paraissait disposée à se livrer à de certaines illusions contre lesquelles il était nécessaire de la mettre en garde ; qu'elle devait considérer deux choses, d'abord que le traité du 15 novembre était, pour les Puissances continentales, son seul titre à l'indépendance, le seul lien qui la rattachât (page 43) à elles ; que le répudier serait annuler leur reconnaissance ; en second lieu, qu'en opposant des difficu1tés nouvelles à une solution impatiemment attendue pour retenir ce qui ne lui appartenait pas et ne lui appartiendrait jamais, le cabinet de Bruxelles soulèverait de l'aigreur contre lui, notamment en Allemagne, où il y avait cependant de bonnes dispositions à son égard, tandis qu'il pourrait se concilier tout le monde en accomplissant les engagements pris.
M. Beaulieu aurait pu faire observer à M. de Werther qu'il oubliait peut-être, en parlant ainsi, que l'exemple de l'inexécution des engagements pris en 1831 avait été donné à la Belgique par les Puissances du nord. Il aurait pu lui demander pourquoi, se séparant de la France et de l'Angleterre, la Prusse, l'Autriche et la Russie avaient mis des réserves dans leurs ratifications des XXIV articles, pourquoi elles n'avaient pris aucune mesure coercitive pour contraindre, de 1833 à 1838, la Hollande à accepter le traité du 15 novembre ? Mais, d'esprit plutôt timoré et très disposé à conseiller toujours à son gouvernement l'obéissance aux volontés manifestées à Berlin, il se contenta de répondre que rien n'autorisait à croire que le gouvernement du roi Léopold eût besoin d'aucune recommandation pour rester fidèle à la foi jurée. Par cette réponse, le diplomate condamnait d'avance la politique qu'allait s'efforcer de faire prévaloir la Belgique.
Déjà, dans sa dépêche du 18 avril, il avait prêché la soumission au chevalier de Theux :
« Quelles que soient les véritables vues du cabinet de La Haye, écrivait-il, je pense qu'il n'y a, pour le gouvernement du Roi, qu'une seule politique, c'est de se montrer fidèle aux engagements solennellement contractés. Le traité du 15 novembre, quoiqu'en disent d'honorables représentants, n'a pas cessé d’exister ; le répudier aujourd'hui serait à. la fois compromettre notre indépendance et. notre honneur et nous exposer à des conséquences que ne compenserait pas l'espoir de conserver définitivement les territoires que le traité en question attribue à la Hollande ; car, il ne faut pas se le dissimuler, cette question de territoire est de la catégorie de celle que l'épée seule peut résoudre ; et qui nous dit que l'épée la résoudra en notre faveur ? Une guerre continentale ne sera jamais sans danger pour la Belgique, c'est une conséquence de notre position géographique, et nous ne pourrons jamais y échapper qu'à force d'habileté dans nos relations extérieures ; mais, pour lutter avec succès contre les chances fatales qui résultent de cette situation, une première condition est indispensable, c'est d'accepter, sans contestation aucune, la place que le traité du 15 novembre nous a assignée parmi les Etats européens. »
Pour appuyer ses conseils par des faits, M. Beaulieu disait au chevalier de Theux quelles constatations les observations recueillies sur l'état des esprits, depuis la déclaration faite à Londres par le baron Dedel, lui avaient permis de dresser. Il en tirait trois conclusions :
1° Il n'y avait pas d'espoir d'amener les Puissances continentales à améliorer en faveur de la Belgique les arrangements territoriaux des XXIV articles. C'était pour la Confédération germanique une question d'honneur et les esprits se prononçaient tellement à cet égard en Allemagne, qu'aucune transaction nouvelle ne paraissait possible ;
2° Les dernières démarches de la cour de La Haye à Londres et à Berlin avaient amené, dans les sentiments qu'on lui portait, une complète réaction en sa faveur ;
3° Les résistances qui se manifestaient en Belgique contre l'exécution du traité du 15 novembre, résistances auxquelles des membres du parlement s'étaient associés publiquement, avaient mis en doute le caractère national que le spectacle fourni à l'Europe par les Belges dans les dernières années avait placé si haut dans l'opinion publique (Lettre de M. Beaulieu au chevalier de Theux, 25 avril 1838).
Dans une de ses conversations avec M. Beaulieu, le baron de Werther lui avait dit que le gouvernement prussien s'était empressé de « sonder les difficultés » que les négociations pourraient rencontrer, afin d'éviter tout ce qui serait de nature à compromettre ces dernières. Il avait aussi cherché à se mettre d'accord avec les autres grandes Puissances. Les assurances qu'il avait reçues de Vienne ainsi que le langage tenu à Paris et à Londres avaient complètement satisfait le cabinet de Berlin (Idem, 6 mai 1838). En parlant ainsi, le ministre de Frédéric-Guillaume s'exprimait d' :une manière malheureusement trop véridique. L'attitude imprudente et même quelque peu provocatrice envers la Conférence, adoptée en Belgique malgré le gouvernement, par plusieurs corps constitués et de nombreuses personnalités, avait amené les cinq Puissances à se prononcer nettement contre la réalisation des plus ardents parmi les desiderata belges.