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Histoire diplomatique du traité du 19 avril 1839
DE RIDDER A. - 1920

A. DE RIDDER, Histoire diplomatique du traité du 19 avril 1839

(Paru à Bruxelles en 1920, chez Vromant)

Préface

(page 5) Dans l'histoire contemporaine de la Belgique, il est un nom que les générations d'aujourd'hui connaissent peu : c'est celui du comte Barthélémy de Theux de Meylandt.

Né le 26 février 1794 et décédé le 21 août 1874, membre du Congrès national et de la Chambre des représentants, il fit partie, tantôt comme ministre de l'Intérieur, tantôt comme ministre des Affaires étrangères, tantôt comme ministre sans portefeuille, de nombreux cabinets et, pendant de longues années, fut considéré comme le chef du parti catholique. Sa biographie n'a point été écrite jusqu'à présent, bien qu'il eût pris une part importante à la politique belge.

Mis gracieusement pendant la guerre en possession de ses archives, nous aurions voulu profiter des loisirs que nous donnaient les événements pour entreprendre cette tâche. Malheureusement les papiers que nous détenions étaient fort incomplets : ils permettaient de scruter avec précision une courte période seulement de la carrière de M. de Theux, celle où, de 1837 à 1840, il dirigea les Affaires étrangères.

Mais cette période, dans notre existence indépendante, n'a guère été dépassée en importance que par les années que nous venons de vivre. Nous nous trouvions alors constamment en conflit avec ]a Prusse ; nous eûmes en même temps à négocier le traité de 1839 qui devait, après huit années d'attente, faire enfin de la Belgique, émancipée en 1830, un royaume souverain.

Nous avons borné notre ambition à la raconter, en nous attachant à donner à notre étude une portée plus grande que celle d'un fragment biographique, en cherchant à en faire un chapitre de notre histoire diplomatique. A travers le récit des événements, le caractère et les actes du comte de Theux devaient d'ailleurs se révéler avec carté.

Dans un premier volume (La Belgique et la Prusse en conflit, Bruxelles, Vromant, 1919) publié il y a peu de mois, (page 6), nous avons raconté les démêlés qui, aux premières années de la carrière ministérielle de M. de Theux, mirent en opposition le cabinet de Bruxelles avec ceux de Berlin et de Vienne. Celui que nous offrons aujourd'hui au public contient l'histoire des pénibles négociations poursuivies pendant plus d'une année et aboutissant à la signature, le 19 avril 1839, d'un traité de paix entre la Belgique et les Pays-Bas. .

Le nouveau royaume ne s'était pas encore, lorsque ces négociations commencèrent, fait, parmi les Etats européens, une place qu'on pouvait croire stable. La Révolution, dont il était issu, continuait à effrayer les gouvernements absolutistes de l'Europe centrale et orientale ; la Hollande n'avait pas abandonné toute espérance de voir rétablir l'union établie en 1815 ; en France, certains milieux politiques caressaient toujours, quoique discrètement, le rêve d'absorber nos provinces dans la Monarchie de Juillet. Quand l'adhésion du roi des Pays-Bas au traité des XXIV articles rouvrit les travaux de la Conférence de Londres, la Belgique trouvait hostiles à ses intérêts, non seulement la Prusse, l'Autriche et la Russie, mais aussi l’Angleterre qui empêchait Louis-Philippe de nous prêter son appui.

Le chevalier de Theux (Note de base de page : Il ne se vit octroyer le titre de comte que le 18 mars 1840. Au cours du présent travail, nous lui conserverons celui de chevalier que lui donnait à cette époque tous les documents officiels) dirigea notre politique étrangère dans ces graves circonstances avec un sentiment très élevé de l'honneur et de la dignité nationale, avec une fermeté qui doit lui mériter les éloges de l'histoire, non moins que la reconnaissance du pays, avec une compréhension aussi nette que juste des conditions, d'existence de la Belgique. Sa tâche était d'autant plus malaisée à remplir qu'il avait à lutter non seulement contre de puissants adversaires à l'extérieur, mais aussi contre des difficultés très considérables à l'intérieur. Bien que plusieurs années se fussent écoulées depuis l'explosion de 1830, les passions ne s'étaient point apaisées en nos provinces. Nombreux s'y trouvaient ceux qui croyaient pouvoir braver encore les volontés de l'Europe comme ils l'avaient fait aux journées de septembre. Ils ne se rendaient pas compte qu'il aurait (page 7) fallu faire oublier par leur sagesse actuelle leur effervescence d'antan.

Ces hommes rendirent pénible la mission confiée au chevalier de Theux, alors qu'il eut à négocier avec la Conférence de Londres les stipulations du traité de 1839. Ils peuplaient la Chambre, ils peuplaient les consei1s provinciaux, et le ministre des Affaires étrangères ne parvint pas toujours à arrêter les manifestations intempestives de leur patriotisme surexcité. On lui a parfois reproché de la faiblesse. à leur égard, on serait peut-être plus juste en reconnaissant qu'il fut impuissant à leur faire entendre raison.

Parmi nos hommes d'Etat d'alors, il ne se trouvait d'ailleurs personne qui eût pu, mieux que lui, y réussir. Il y avait chez tous nos ministres, chez tous nos parlementaires, trop de jeunesse et trop peu de maturité politiques pour qu'aucun d'eux, dans des circonstances critiques, pût jouir sur le parlement d'une influence suffisante à toujours assurer le triomphe de la modération et de l'opportunité. La nécessité d'une discipline des partis n'était pas à cette époque comprise comme elle aurait dû l'être.

Dans les difficultés qu'il eut à affronter, le chevalier de Theux se laissa toujours guider par un patriotisme éclairé. Il fut patriote en proposant aux Chambres législatives d'abandonner au roi des Pays-Bas une partie du Limbourg et du Luxembourg, aussi bien et même plus que ceux qui auraient voulu en cette circonstance opposer à l'Europe coalisée un « non possumus » intransigeant. Il eut d'autant plus de mérite à suivre cette politique qu'il la prévoyait fertile en difficultés pour le moment et grosse de conséquences pour sa carrière ministérielle. Elle devait, en effet, le livrer à des attaques passionnées, sauvages même, et l'amener, en 1840, à abandonner le pouvoir.

La postérité lui a rendu plus de justice que ses contemporains de 1839. Dès 1874, au moment de sa mort, ses adversaires politiques les plus décidés s'inclinaient devant l'abnégation et le dévouement qu'il avait montrés en acceptant les décisions de la Conférence de Londres. (Note de bas de page : Récemment, afin de rehausser le rôle joué par le baron Nothomb dans les événements de 1838, on a essayé de diminuer la part qu'y a prise le comte de Theux. M. Pierre Nothomb, plus soucieux du prestige de sa famille que de l'exactitude, a écrit dans une première brochure que, en 1839, le comte de Theux était « presque un vieillard », puis, peu après, dans une seconde publication, qu'il était « un vieillard ». Or, comme nous l'avons dit, le comte de Theux était né en 1794, il avait donc 45 ans en 1839, âge qui ne classe ceux qui le portent ni parmi les presque vieillards et encore moins les vieillards. Ce qui contredit quelque peu d'ailleurs le brevet de quasi-sénilité qu'on a voulu donner au comte de Theux, c'est que trente-cinq ans après la signature du traité de 1839 il était encore chef du gouvernement. L'énorme correspondance diplomatique qui prépara le traité est toute entière écrite de sa main ou dictée par lui.)

(page 8) Rappelant les événements de 1838 et 1839, la Gazette reproduite le lendemain par « l'Indépendance belge », écrivait le 22 août 1874 :

« L'émotion fut intense dans le pays. L'appel aux armes était partout dans les journaux, dans les pamphlets, dans les associations publiques, dans les conseils populaires et jusque dans ceux de la Couronne. Et pourtant, il faut bien le dire aujourd'hui que le temps a placé ces événements douloureux sous leur jour véritable, la résistance eut été non seulement une impossibilité folle, mais un crime de lèse-nationalité. M. de Theux qui, depuis la retraite de M. de Muelenaere, gérait à la fois le département de l'Intérieur et celui des Affaires étrangères, eut ce jour-là le coup d’œil et le courage de l'homme d’Etat. Il n'hésita pas un instant, pour sauver son pays, à se dévouer aux colères et aux passions aussi aveugles que généreuses qui poussaient les masses aux résolutions extrêmes.

« Deux de ses collègues, MM. Ernst et d'Huart, refusèrent de le suivre dans cette voie du sacrifice. Ils donnèrent leur démission. M. de Theux n’en fut point ébranlé. Le 4 mars 1839, il monta à la tribune de la Chambre des représentants pour y déposer le projet de loi qui autorisait le gouvernement à signer le traité de paix avec la Hollande. Les tribunes, regorgeant d'auditeurs, étaient frémissantes ; au dehors grondait sourdement la voix du peuple ; sur les bancs même de l'assemblée couraient ces murmures précurseurs de grands orages. En face de ces indignations qu'un seul mot allait déchaîner, trois hommes portent tout le poids, toute la responsabilité de cette situation sans pareille. Ils pressentent l'invective et l'outrage sur les lèvres de chacun, ils savent que demain leurs noms seront bafoués et flétris, et ils sont calmes. Ces hommes sont MM. de Theux, Nothomb et Willmar : ils s'immolent sans hésiter parce qu'ils savent que la postérité les vengera. Elle a déjà commencé pour eux.

« C'est M. Barthélémy Dumortier qui donna le signal du supplice : « Ministres pervers, hommes d'Etat misérables, s'écria-t-il, qui donc a pu vous pousser à accepter un rôle aussi honteux !... » Et pendant quatre jours ( ?), cloués sur leur banc de douleur, enveloppés dans leur (page 9) impassibilité, M. de Theux et ses deux collègues restent exposés aux accusations et aux fureurs d'un patriotisme en délire. Il n'y a pas beaucoup d'exemples d'un courage civique à mettre à côté de celui-là.

« Le quatorzième jour, le drame devient plus palpitant et plus sinistre encore. Il faut voter. MM. Ernst et d'Huart votent contre leurs anciens collègues. Alexandre Gendebien, de sa voix tonnante, lance cette imprécation fameuse : « Non, 380.000 fois non pour 380.000 Belges que l'on sacrifie à la peur. » Le député Bekaert, de Courtrai, tombe foudroyé sur son banc en achevant un discours favorable au ministère ; une confusion inexprimable s'empare des tribunes et de 1a Chambre elle-même ; chaque mot est une flamme, un défi, une malédiction ! Et c'est au milieu de ce trouble que la loi est votée par cinquante-huit voix contre quarante-deux.

« Le sacrifice était consommé. Ce jour-là, il faut l'attester, M. de Theux et ses collègues avaient bien mérité de la patrie. »

Dans les négociations que, pendant trois années, il dut poursuivre tantôt avec la Prusse et l'Autriche seules ; tantôt avec presque toute l'Europe assemblée en aréopage à Londres, le chevalier de Theux ne commit-il jamais aucune erreur ? Le lecteur répondra à cette question lorsqu'il aura parcouru le récit très détaillé que nous avons fait de ces négociations. Mais quelle que soit sa réponse, nous croyons pouvoir affirmer qu'étant données les dispositions des Puissances européennes, il eut été impossible à personne d'obtenir pour la Belgique des conditions plus favorables à ses intérêts que celles que lui assura l'inébranlable ténacité de son ministre des Affaires étrangères. Celui-ci peut être inscrit, au même titre que les hommes de 1830, parmi les fondateurs de la monarchie belge. Appelé à continuer l'œuvre des négociateurs des XXIV articles, il l'améliora en 1839 de notable manière. En se résignant à temps, mais à la dernière extrémité, à des sacrifices inévitables, il scella par une paix définitive - pour autant qu'on puisse considérer quelque chose d'humain comme définitif - la charte de notre émancipation. La signature de la Belgique qu'il consentit à mettre au bas du traité du 19 avril 1839, dota la jeune monarchie d'une place désormais incontestée parmi les Puissances continentales et, à l'heure où elle fut donnée, confiante désormais en une tranquillité qui resta introublée pendant quatre-vingt-quatre ans, nos provinces purent (page 10) rendre dans tous les domaines de l'activité humaine un essor magnifique. La politique réellement patriotique du chevalier de Theux n'assura pas seulement, en effet, l'indépendance de notre pays, elle fut aussi le point de départ de la prospérité belge au XIXe siècle et au XXe siècle commençant. Il était peut-être opportun de le rappeler au moment où finissent les jours qui virent de nouveau mettre en péril cette indépendance et cette prospérité.

La correspondance diplomatique, dont nous avons fait usage pour élaborer notre étude, est conservée dans les archives diplomatiques du ministère des Affaires étrangères à Bruxelles, dossier de la Conférence de Londres. La correspondance personnelle du roi Léopold avec M. de Theux, les copies des lettres qu'adressaient au roi MM. van de Weyer et Le Hon, se trouvent dans les papiers du comte de Theux. Les renseignements que nous donnons et qui sont extraits des archives du ministère des Affaires étrangères à Paris, nous ont été très obligeamment communiqués par M. l'abbé De Lannoy, professeur d'histoire à la Faculté de philosophie de l'institut Saint-Louis, qui les avait recueillis.

Nombre de ces renseignements ont été publiés, alors que notre travail était achevé, par le Dr Colenbrander dans la deuxième partie du tome X de ses Gedenkstukken der Algemeene Geschiedenis van Nederland van 1795 tot 1840.