(Paru à Bruxelles en 1920, chez Vromant)
(page 229) La situation était arrivée à un point critique aux débuts de décembre. La mort d'une sœur de lord Palmerston arrêta pendant quelques jours les négociations. Lorsqu'elles reprirent, la tension ne fit que s'accentuer. Dès qu'ils purent renouer leurs pourparlers avec le chef du Foreign Office, les plénipotentiaires prussien, autrichien et russe lui annoncèrent qu'ils avaient reçu ordre de cesser toute négociation. Le comte de Senfft lui communiqua, en outre, une dépêche du prince de Metternich indiquant à nouveau, dans les termes les plus absolus, la résolution de ne rien céder sur la question des territoires et de ne pas admettre une réduction de la dette supérieure à 3.400.000 florins (M. de Bülow reçut les mêmes instructions de M. de Werther. Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 7 décembre 1838). D'accord avec MM. de Bülow et Pozzo di Borgo, il proposa à (page 230) lord Palmerston de signifier à la Belgique et à la Hollande un traité rédigé sur ces bases pour remplacer celui des XXIV articles et de sommer les deux parties de l'accepter dans un délai déterminé. Le ministre britannique adhéra sans tarder à cette proposition, oubliant qu'en vertu de la convention du 21 mai, les différends entre la .Hollande et la Belgique ne pouvaient être clos que par un traité négocié entre elles de gré à gré et qu'il avait récemment encore promis à M. van de Weyer de ne pas nous faire accepter malgré nous un chiffre transactionnel.
Le comte Sebastiani, invité à joindre son adhésion à celle de l'Angleterre, demanda de pouvoir en référer à son gouvernement. En même temps, il donna lecture à lord Palmerston des observations qu'il venait de recevoir de Paris au sujet du refus du cabinet français de s'associer à la notification projetée à l'égard du gouvernement belge, et du désir éprouvé en France de voir se terminer les difficultés territoriales par la cession, à prix d'argent, au moins d'une partie du Limbourg, à la Belgique.
Un refus catégorique de la prendre en considération accueillit cette démarche. « Je suis, répéta, jusqu'à dix fois, le ministre anglais, l'organe du cabinet tout entier ; il ne s'agit plus d'une note à remettre ou d'une menace à faire. Il s'agit d'un traité définitif à présenter et à signer » (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 7 décembre 1838).
A son avis, l'affaire hollando-belge, après neuf mois de négociations, se trouvait suffisamment instruite et devait recevoir une solution. Les quatre cours étaient déterminées à réunir leurs efforts dans ce but, lors même que la France ne se joindrait pas à elles. Le ministre rappela au comte Sebastiani la politique antérieure de son gouvernement. Il lui dit qu'il ne pouvait penser qu'après huit années de loyauté constamment éprouvée, le cabinet des Tuileries méconnaîtrait la loi de ses engagements les plus solennels, qu'un pareil mépris des traités aurait d'incalculables conséquences dans les relations de la France avec l'Europe, et que l'Angleterre ne s'unirait pas à cette politique (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 7 décembre 1838. - Lettre du comte Sebastiani au comte Molé, Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre 651, folio 320).
Cette entrevue devait détacher définitivement de notre cause le comte Molé. Le désir de maintenir l'alliance avec l'Angleterre l'amena à soustraire sa politique à toute autre inspiration. Les résistances apparentes qu'il opposa encore dans la suite aux injonctions de lord Palmerston et des plénipotentiaires du nord ne furent plus inspirées par l'intérêt de notre cause, mais par des considérations (page 231) de politique intérieure et par des soucis d'existence ministérielle. Le comte le Hon prévint le chevalier de Theux des résolutions du cabinet des Tuileries dans une longue et grave lettre dont il importe de reproduire ici intégralement les parties principales.
« Le langage et la conduite du ministère anglais, écrit-il, sont d'accord, en ce qui touche la question territoriale, avec le rejet péremptoire de toute transaction par le cabinet de La Haye et avec les déclarations absolues du prince de Metternich et du baron de Werther. Il est impossible d'être plus net, plus décidé, plus unanime que ne le sont toutes les Puissances sur le maintien intégral des stipulations du traité du 15 novembre 1831 qui ont réglé notre délimitation territoriale. La Bavière, la Saxe, le Wurtemberg et les autres Etats de la Confédération germanique s'irritent plus encore que les grandes cours du nord et de notre résistance et de nos moyens dilatoires. Toutes les correspondances officielles, comme tous les rapports secrets, témoignent de cet accord général pour nous condamner et nous contraindre.
« Le gouvernement français ne laissera pas se former entre l'Autriche, l'Angleterre, la Prusse et la Russie une autre quadruple alliance, contrepartie dangereuse de la première ; il ne s'exposera pas à rompre ou du moins à relâcher l'alliance anglo-française sur laquelle a reposé depuis huit ans la paix de l'Europe ; il ne courra pas ce danger pour conserver à la Belgique quelques portions de territoires qu'un traité signé par la France lui enlève, et dont la séparation aurait été consommée sans opposition aucune en 1832 et 1833, si le roi de Hollande avait évacué Lillo et Liefkenshoek.
« A ces déclarations très précises, le comte Molé ajoute l'opinion des hommes d'Etat français de tous les partis. Le duc de Broglie et M. Guizot émettent hautement l'avis que le traité du 15 novembre 1831 est obligatoire pour la France et que la stipulation territoriale doit être exécutée.
(Note de bas de page Le roi Louis-Philippe, dans ses lettres à Léopold 1er, se montrait très catégorique à ce sujet : « Je ne vous ai jamais caché que je regardais les clauses territoriales comme obligatoires pour moi, pour vous et pour vos Chambres qui ont adopté ou consenti le traité du 15 novembre 1831, par une loi qu'elles ont votée et que vous avez sanctionnée. Nul ne peut disconvenir que le traité signé par les cinq Puissances entre elles et par elles avec vous, ne soit obligatoire pour les six parties contractantes dans tout ce qui regarde leurs rapports mutuels. Aussi, n'est-ce que sur la fixation de la dette que j'ai jamais cru qu'il fût possible de faire revenir, parce que c'était la seule question qu'on pût considérer comme afférente exclusivement aux rapports particuliers entre la Belgique et la Hollande, qui, n'ayant pas voulu signer le traité, ne pouvait pas en réclamer les garanties.
» Cependant, cette dernière argumentation n'a pas été admise dans son entier par quatre des Puissances signataires du traité, et ce n'est qu'au moyen d'autres prétextes qu'elles ont consenti à grand'peine à effacer les arrérages et à réduire la dette sous la condition de l'abandon de la liquidation du syndicat.
« N'oubliez pas que voici l'argumentation des Puissances et que même celles de la Russie et de la. Diète germanique vont encore plus loin. La Belgique toute entière, cédée par la France, a été incorporée dans le royaume des Pays-Bas, créé par le Congrès de Vienne, par les traités de 1814 et de 1815, en faveur de Guillaume de Nassau et de ses descendants, En 1830, les cinq grandes Puissances reconnaissant que le maintien de la paix générale, etc..., rendait nécessaire que la Belgique fût séparée de ce royaume, et qu'elle fût érigée on royaume indépendant, ce qu'elle n'avait jamais été à aucune époque, n'ont pas cru devoir attendre que le roi Guillaume y eût consenti et elles ont procédé à régler les clauses, conditions, etc.. de cette séparation, et la délimitation du nouveau royaume, afin de faire accepter le tout par le roi Guillaume et par le prince destiné à occuper le trône de Belgique. Il résulte de ces prémisses que toutes les portions des provinces belges du royaume des Pays-Bas, selon la délimitation des traités de 1814 et 1815, qui ne sont pas spécialement assignées à la Belgique par le traité du 15 novembre, appartiennent encore de plein droit à la Hollande, puisque c'est la Hollande qui doit vous céder toute l'étendue de votre royaume et non pas vous qui cédez à la Hollande les portions de territoires que vous n'avez occupées que par tolérance ou tout au plus à titre provisoire, dans la seule vue de coercer le roi de Hollande et de le tenir, jusqu'à ce qu'il eût signé le traité, dans une position plus désavantageuse que celle où il serait placé après l'avoir signé. » Revue rétrospective, p. 349, col II. (Fin de la note).
« L'un d'eux va même jusqu'à dire que si le ministère français est (page 232) reprochable eu quelque chose, c'est de ne pas avoir fait en sorte que la séparation des territoires eût été consommée il y a deux mois, avant l'ouverture des Chambres belges. Le président du conseil ne met pas un seul instant en doute l'opinion de la majorité de la Chambre des députés sur la question belge et si, comme il le présume, lors de la discussion de l'adresse, un amendement est présenté par l'opposition pour imposer au ministère le devoir de défendre l'intégrité du territoire de la Belgique, le comte Molé, au nom de tous ces collègues, repoussera cet amendement avec énergie, expliquera les engagements contractés par la France conjointement avec les autres Etats représentés à la Conférence de Londres, dévoilera les dangers très graves, selon lui, de la politique que l'amendement tend à prescrire, et demandera à rester libre de ses résolutions et de ses mouvements ; au besoin même, il en fera une question de cabinet.
« Malgré la réserve de son langage et de sa conclusion à la tribune de la Chambre, la résolution du comte Molé et du gouvernement français est prise. Je l'ai discutée hier soir et ce matin, en invoquant toutes les raisons que j'ai pu puiser dans l'intérêt belge mis en rapport avec l'intérêt français. J'ai réclamé, en désespoir de tout autre succès, l'appui de nos moyens de temporisation ; mais tous les efforts sont inutiles. La politique de la France est arrêtée et un changement de ministère ne changerait rien à ce résultat.
« Le cabinet de Paris a définitivement résolu de signer le nouveau traité après avoir demandé une dernière réduction du chiffre de la dette, mais sans subordonner sa signature au succès de cette réclamation. Seulement il attache un grand intérêt à ne pas consommer cet acte d’adhésion avant l'ouverture de la Chambre des députés et la discussion de l'adresse.
« Le directeur de la division politique au département des Affaires étrangères, M. de Sages, est parti le soir pour Londres. Il va expliquer au comte Sebastiani, et par lui à lord Palmerston, les nécessités de la situation actuelle du cabinet.
« Dès ce moment donc, la France se réunit aux quatre cours pour la signature et la notification d'un nouveau traité où la séparation du territoire (page 233) est de nouveau sanctionnée, mais le comte Molé désire que la signature ne soit apposée que dans les premiers jours du mois prochain. Cette modification ne nuisant pas aux intérêts du cabinet britannique qui tient à la conclusion de l'affaire belge avant le mois de février, sera probablement accueillie à Londres.
« Toujours est-il, qu'en ce qui nous concerne, il y a ici résolution de gouvernement bien définitivement arrêtée. Je désire, Monsieur le Ministre, que Vous la jugiez aussi définitive et aussi grave qu'elle l'est réellement. Je vous tromperais si je vous laissais le plus faible espoir de la discuter encore ou de la changer. Cet accord, si unanime, de toutes les Puissances grandes et petites, accord fortifié par le concours énergique du cabinet anglais, enlève à nos raisons toute faveur et toute influence près du gouvernement français. On ne croit pas à l'impuissance de la Prusse à raison de l'état des provinces rhénanes, et nos jugements sur ce point sont regardés comme des illusions pures. Le comte Molé m'a dit pouvoir, m'assurer, d'après ses rapports officiels et secrets, que le cabinet de Berlin profitait des difficultés relatives au Luxembourg, pour réunir dans les provinces du Rhin 35 à 40,000 hommes ; mais que ces forces étaient indépendantes de celles que levait la Diète germanique, qui devaient fournir 30.000 hommes, chiffre effectif de la composition du 8e corps.
« On dit à Berlin que nous agitons les provinces rhénanes. On cite des faits et des noms. L'irritation n'en est que plus grande dans le règlement de nos intérêts politiques, et je dois dire qu'il n'y a personne ici, même parmi ceux qui blâment le plus le gouvernement prussien, qui ne regarde comme chimérique l'espoir ou la crainte de l'insurrection des provinces du Rhin dans le cas de l'occupation du Luxembourg.
« Je viens de remplir un devoir envers vous, Monsieur le Ministre, et envers le gouvernement du roi, en vous exposant la situation actuelle dans toute sa vérité. Je tiens l'union des cinq membres de la Conférence comme un fait accompli. Elle se manifestera dans peu de jours à la tribune parlementaire de France, lors de la discussion de l'adresse. Déjà quelque chose a transpiré dans la haute finance, car les fonds belges sont délaissés, le 3 % est descendu hier à 70.80, et si la maison de Rothschild n'avait pas consenti, pour le soutenir, à faire des prêts aux détenteurs à 3 ½ %, il serait déjà en dessous de 60 francs. Sauf cette maison, tous les capitalistes retirent leurs fonds des placements faits sur les valeurs belges. »
Confirmant les avertissements contenus dans la lettre du comte le Hon, le comte Molé chargeait le comte Serurier d'avertir la Belgique des conséquences qu'aurait pour elle un refus de signer le traité qui allait lui être présenté (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Belgique, 17, n°11).
Une réunion plénière de la Conférence eut lieu le 6 décembre au Foreign Office. Sur le refus de la France de s'associer à la notification (page 234) proposée par les autres cours, les plénipotentiaires de Prusse et d'Autriche, appuyés par lord Palmerston, demandèrent qu'on rédigeât un protocole où seraient officiellement résumées toutes les propositions adressées aux deux parties depuis l'adhésion du roi Guillaume aux XXIV articles ; où serait énoncée l'opinion de la Conférence sur ces propositions et où on ferait connaître à la Belgique et à la Hollande les dangers auxquels le refus de les accepter les exposerait l'une et l'autre. Ces dangers seraient pour la Belgique la cessation des effets de la convention du 21 mai ; pour la Hollande le maintien du statu quo.
Le projet de protocole avait été préparé d'avance. Le comte Sebastiani fit de vains efforts pour en empêcher l'adoption (« Lord Palmerston soutint contre le général Sebastiani la nécessité du protocole». Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 7 décembre 1838.)
(Note de bas de page Le projet de traité joint au protocole et aux notes qui y étaient annexées, maintenait les articles territoriaux du traité du 15 novembre 1831, et, faisant une concession nouvelle à la Belgique, abaissait encore de 400.000 florins sa part dans la dette des Pays-Bas. Cette dette était fixée à une rente de 5 millions de florins. Les droits de navigation sur l'Escaut se trouvaient fixés à fl. 1.40 par tonneau et ces droits devaient être perçus à Anvers, afin d'éviter des visites et des retards nuisibles à la navigation du fleuve. Le traité privait les Belges de leur part éventuelle dans l'actif du syndicat, mais, en même temps, les libérait des arrérages de la dette jusqu'au 1er janvier 1839. On soumettait le pilotage et le balisage de l'Escaut à une surveillance commune en attribuant de plus, aux Belges, la faculté, d'établir des stations de pilote à l'embouchure et dans tout le cours du fleuve et en laissant le libre choix du pilote aux navires naviguant sur l'Escaut. Rien d'essentiel n'était modifié dans les autres dispositions des XXIV articles. Les plénipotentiaires s'étaient bornés à ajouter un article nouveau décidant que les jugements et les actes authentiques antérieurs au traité définitif conserveraient leur force et vigueur lorsque les parties cédées du Limbourg et du Luxembourg auraient passé sous la domination du roi des Pays-Bas. (Fin de la note)
Le parti des autres plénipotentiaires était irrévocablement pris et ils fixèrent au 8 décembre la signature du document. « Refuser la mienne, dit le comte Sebastiani à M. van de Weyer, c'était rompre avec l'Angleterre, provoquer la dissolution de la Conférence, exposer l'Europe à une guerre générale ; signer purement et simplement, c'était lier le cabinet français dans un sens contraire à mes instructions. Je signerai donc ad referendum en déclarant que je ne suis autorisé à accéder ni aux termes, ni à l'esprit du protocole. En agissant ainsi, j'empêche la dissolution de la Conférence, je laisse à mon gouvernement toute liberté d'action et à la négociation une voie ouverte. » Dans la réunion du 6, le comte Sebastiani n'avait rien laissé percer de sa résolution de signer le protocole ad referendum. Au contraire, il s'était même refusé à donner semblable signature. Aussi lord Palmerston crut-il devoir presser à nouveau sur la volonté du malade qu'était l'ambassadeur de Louis-Philippe. Il lui écrivit, tôt (page 235) après la séance, un billet pour le prévenir que, s'il persistait dans son refus, l'Angleterre ferait prononcer la dissolution de la Conférence. Aux yeux du général, cette dissolution provoquait la guerre. Aussi, dans la crainte des conséquences que pourrait entraîner un nouveau refus, préféra-t-il s'exposer au blâme de sa cour, plutôt que de prendre sur lui seul la responsabilité d'une rupture. De là, sa résolution communiquée à M. van de Weyer. A ses yeux, le referendum ne liait aucunement le gouvernement français. Aux yeux des autres plénipotentiaires, cette précaution ne possédait qu'une valeur illusoire. Dès que la signature du général eut été apposée au protocole, ils considérèrent la France comme engagée. Tous nourrissaient la conviction qu'elle répondrait au rapport de son ambassadeur par une adhésion pure et simple. Lord Palmerston surtout n'éprouvait aucun doute à cet égard et le comte Sebastiani lui-même partageait sa conviction (Lettres de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 7 et 8 décembre 1838).
Avant que le protocole ne fût signé, M. van de Weyer tenta une dernière démarche auprès de lord Palmerston. Il lui récapitula, sans aucun succès d'ailleurs, toutes les raisons qui devaient s'opposer à ce que l'on mît un terme à la convention du 21 mai, convention destinée à durer, dans l'esprit même de ses signataires, jusqu'à la conclusion d'un traité définitif signé de gré à gré entre les deux parties. Il reçut pour réponse que l'on avait toujours cherché en Belgique à donner à cette convention plus d'extension que ses termes n'en comportaient ; qu'elle se bornait à stipuler la non-reprise des hostilités de la Hollande envers la Belgique, mais qu'elle laissait aux cinq Puissances le droit d'agir si la Belgique reculait indéfiniment la conclusion d'un traité.
(Note de bas de page) Le 8 décembre 1838, le roi Louis-Philippe écrivait au roi Léopold au sujet de la Convention du 21 mai 1833 : « Il convient de se rappeler dans quelle vue et pour quel motif la convention du 21 mai 1833, qui a créé cette garantie, a été conclue. Elle a été conclue comme un moyen de coercition contre la Hollande en la plaçant, par cette convention, dans une position plus désavantageuse tant qu'elle se refuserait à signer le traité, que celle qu’elle obtiendrait en le signant ; mais cette convention n'a jamais eu ni pu avoir pour but ou pour objet de donner des avantages à la Belgique ou d'en enlever à la Hollande. Lillo et Liefkenshoek, occupés par les Hollandais n'en appartiennent pas moins à la Belgique que Venlo, Ruremonde, Fuaquemont (sic) n'en appartiennent à la Hollande, quoique occupés par les Belges. Voilà le droit reconnu par vous et même accepté par les Chambres belges. A présent, voyons la pratique. Nous avons chassé les Hollandais d'Anvers à coups de canon, mais nous ne sommes pas sortis des limites assignées à la Belgique par les XXIV articles. Le cas est d'autant plus fort que le roi des Pays-Bas possédait la citadelle d'Anvers en vertu de traités antérieurs dont il n’avait jamais consenti la révocation, tandis que pour la Belgique que, c'est précisément le contraire, puisqu'elle n'a aucun titre quelconque à opposer à ceux qu'on fait valoir contre elle, et qu'elle a accepté envers les cinq Puissances les limites assignées à son existence comme État indépendant et admis dans la grande famille européenne
« Aussi, que pouvons-nous répondre à ceux qui nous disent : « Nous ne voulons faire à la Belgique que la même amputation que vous avez faite à la Hollande, avec bien moins de droits et de titres que nous n'en avons envers la Belgique. » Je ne verrais d'autre réponse que la convention du 21 mai 1833, s'il était possible de soutenir que l'acceptation des XXIV articles par le roi des Pays-Bas n'a pas de droit et de fait anéanti cette convention, et d'ailleurs, cette position serait d'autant plus insoutenable, que, quand même nous aurions recours à des arguties que je ne conçois pas davantage, quels en seraient le but ou l'intérêt ? Nous savons que les deux parties contractantes, l'Angleterre et la Hollande, n'en veulent plus, et par conséquent, il serait absolument impossible de la prolonger. Il ne nous resterait donc d'autres ressources qu'une déclaration de guerre et jamais il n'y en aurait eu, ni de plus absurde, ni de plus injuste. » Revue rétrospective ou archives secrètes du dernier gouvernement. 1830-1848, p. 332. (Fin de la note)
« Nous posons, ajouta Sa Seigneurie, la question sur une base plus large que la convention du 21 mai. Il existe un traité qui a constitué la Belgique. (page 236) Ce traité, on voudrait aujourd'hui le considérer comme nul et non avenu. Les Chambres belges ont protesté contre la force obligatoire des stipulations territoriales ; les ministres ont voté dans le même sens et ils ont fait répondre au roi qu'il voyait avec satisfaction l'unanimité qui régnait dans la législature. En présence de pareils faits, les cinq Puissances ne peuvent, sans manquer à ce qu'elles se doivent à elles-mêmes et à la foi des traités, garder plus longtemps le silence. Elles ont, dans une négociation officieuse, fait tous leurs efforts pour amener la Belgique à accepter les modifications les plus avantageuses et les seules dont le traité du 15 novembre soit susceptible. Elles ont obtenu, pour toute réponse, les propositions les plus déraisonnables sur la dette, et un refus de s'expliquer sur les autres articles. Il ne reste donc plus à la Conférence qu'à formuler officiellement les conditions qui lui paraissent justes et raisonnables, à les soumettre aux deux parties, à demander leur acceptation et à indiquer les dangers auxquels les exposerait un refus.
« - Mais, répliqua le ministre belge, vous changez complètement ainsi le caractère de la négociation ; vous reprenez un rôle que vous aviez épuisé ; de médiateur que vous êtes vous vous constituez de nouveau arbitre ; et vous enlevez aux deux parties le droit qu'elles ont acquis, et par les réserves des trois Puissances et par des déclarations subséquentes, et par la convention du 21 mai, à négocier de gré à gré un traité définitif. Vous recommencez 1831 et vous imposez ce qui devait être librement et contradictoirement débattu et accepté.
« - Quand la Belgique, riposta lord Palmerston, se met en quelque sorte hors de la loi des nations ; quand elle méconnaît les engagements qu'elle à contractés ; quand elle cherche, non à négocier, mais à entraîner les plénipotentiaires dans un piège sur la question territoriale, l'Europe ressaisit son droit et se croit suffisamment autorisée à faire cesser ce double jeu. Si la Belgique avait sérieusement voulu hâter et non pas traîner en longueur le statu quo, il aurait fallu d'abord qu'elle n'élevât aucun doute sur la force obligatoire des stipulations territoriales ; en (page 237) second lieu, qu'elle acceptât la réduction, inespérée pour elle (Note de bas de page : « Les gens qui ne se contenteront pas de ces conditions n'auront guère d'idées des choses possibles en Europe », écrivait, le 28 octobre 1838, M. de Saint-Aulaire, ambassadeur de France à Vienne. Citation de M. Thureau-Dangin : Histoire de la Monarchie de Juillet, t. III, p. 301 ; note l), de 3 millions 400.000 florins, et ensuite qu'elle indiquât, dans une nouvelle proposition, les parties du territoire qu'elle désirait conserver, et le prix qu'elle était disposée à en donner, en augmentant d'autant sa dette de 5.000.000 de florins. Une pareille proposition, ainsi formulée, aurait pu être, je ne dis pas couronnée de succès, mais sérieusement prise en considération par la Hollande et les autres Puissances. Cette proposition peut être faite après comme avant la communication qui vous sera adressée sous peu, et sur laquelle il faudra que l'on réponde catégoriquement.
« Je regrette beaucoup que les choses en soient venues à cette extrémité ; mais la Belgique doit se l'imputer à elle-même par ses refus réitérés de s'expliquer même sur les modifications apportées à l'article relatif à la navigation de l'Escaut. Quant il la dette, je ne parle plus de l'offre dérisoire de 3.200.000 florins faite pour être rejetée, mais de celle de 4 millions 600.000 florins que j'avais engagé M. de Theux à nous adresser. Eh bien, cela même aujourd'hui serait insuffIsant.
MM. de Senfft et de Bülow ont reçu défense d'aller au-delà d'une réduction de 3-400.000 » (Lettre du chevalier de Theux à M. Van de Weyer, 8 décembre 1838).
M. van de Weyer demanda à lord Palmerston ce qui arriverait si la France refusait d'accéder à la démarche des quatre cours.
« Mais ce serait la guerre », répondit le ministre anglais. M. van de Weyer reprit : « Milord, le mot est bien grave ; ce serait au plus la dissolution de la Conférence ». « Non, répliqua froidement lord Palmerston, ce serait la guerre » (Arch. du Min. des Af. étr. à Paris, Angleterre, 651, folio 327).
Le gouvernement français prit la résolution de s'associer aux quatre cours, mais comme il désirait vivement ne pas avoir à s'expliquer à ce sujet au parlement français en termes catégoriques et surtout officiels avant le 15 janvier, date de la discussion de l'adresse, il envoya à Londres M. de Sages, directeur des Affaires politiques, afin d'exposer à lord Palmerston les exigences impérieuses de la situation du cabinet à la veille de l'ouverture des , Chambres et de le convaincre de la nécessité de ce délai.
Au premier abord, lord Palmerston se refusa à tout ajournement. A Paris, les amis du ministère prétendirent que l'homme d'Etat britannique agissait ainsi en haine du comte Molé et de sa politique (Note de bas de page : Au sujet de l'animosité de lord Palmerston contre le comte Molé, voyez Thureau-Dangin : op. cit., t. II, p. 276). D'autres pensaient que le cabinet anglais, éclairé par les (page 238) adresses récentes des Chambres belges, ne voulait pas faire une expérience nouvelle de l'influence parlementaire dans les débats sur la politique extérieure (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 14 décembre 1838). Mais, après réflexion, le chef du Foreign Office changea de sentiment. M. de Sages lui dépeignit les dispositions de la Chambre française sous des couleurs si sombres, que non seulement il consentit à attendre jusqu'à ce que l'opinion politique se fût un peu éclaircie, mais pesa sur les autres membres de la Conférence pour les amener à donner également leur adhésion à la demande de la France.
On arrêta les conditions de ce délai dans une entrevue où, le 14 décembre, se rencontrèrent le général Sebastiani, M. de Sages, MM. de Senfft et de Bülow. L'ambassadeur de France renouvela sa demande d'un délai d'un mois pour s'expliquer sur les deux notes que la Conférence voulait signifier à la Belgique et à la Hollande. Le plénipotentiaire britannique adhéra à la proposition qu'accueillirent aussi officiellement les représentants de la Prusse et de l'Autriche, à condition que le cabinet français s'engagerait à signer les deux notes une fois le délai expiré. Le général Sebastiani n'hésita pas à se lier les mains à cet égard en déclarant qu'il s'y trouvait autorisé par son gouvernement.
(Note de bas de page) Louis-Philippe notifiait directement à Léopold 1er, dans une lettre du 18 décembre, l'intention de son gouvernement de signer le protocole du 6 décembre : « Vous êtes bien bon, écrivait-il, de craindre que le tourment que me cause l'affaire hollando-belge ne prenne sur ma santé. Je vous assure qu'il n'en est rien et que je me porte à merveille ; mais, mon cher frère, je vous avoue que je suis fort inquiet et profondément affligé de voir que mes avertissements et mes conseils n'aient pas produit plus d'effet. Déjà nous avons dû recourir à une demande officielle adressée à votre gouvernement, à laquelle il ne nous a pas fait attendre la réponse la plus négative, et quoiqu'il puisse m'en coûter de donner un pareil avis, je dois vous avertir que nous ne pouvons pas nous contenter de ces réponses-là. Je sais que dans l'opinion des révolutionnaires belliqueux, qui vous poussent à la guerre pour mieux assurer votre perte, ils disent : Eh bien ! forçons Louis-Philippe à déclarer qu'il nous abandonne. S'il ne l'ose pas, nous triomphons. et nous avons la guerre ; mais s"il l'ose, alors nous déverserons sur sa tête tout l'odieux de cet abandon ; et nous ne parlerons que des grandes prouesses que nous aurions faites si la France ne nous avait pas manqué.
« Voilà, mon cher frère, ce que je sais bien qui m'attend de leur part ; voilà la récompense qui m'est réservée pour avoir soutenu et défendu, comme je l'ai fait, et votre couronne, et l'indépendance et tous les intérêts de la Belgique, sans me laisser dégoûter par l'ingratitude des Belges, ni intimider par leur extravagance. C'est à vous de voir si vous croyez devoir me laisser seul dans cette position ; mais, quant à moi, mon parti est pris. Je crois de mon devoir de les braver et de faire signer le protocole, et je vous averti donc de nouveau qu'il le sera. Cependant, nous résisterons encore à la signature immédiate ; nous prenons encore un délai qui, quoique bien court, vous laisse un peu de temps pour réfléchir définitivement sur ce que vous allez faire, et pour agir autour de vous, et leur faire comprendre le véritable état de choses. » Revue rétrospective ou archives secrètes du dernier gouvernement. 1830-1848, p. 349, colonne I.
M. Thonissen, op. cit. t. III, p. 2O8, apprécie quelque peu sévèrement la politique du comte Molé en cette circonstance. « La conduite du comte Molé, écrit-il, ne fut pas exempte d'une certaine duplicité. Au lieu d'émettre franchement son avis, il prit l'engagement secret d'adhérer au protocole aussitôt que les Chambres françaises auraient voté l'adresse en réponse au discours du Trône. »
Ce ne fut pas la seule fois que la comte Molé, guidé par le souci de son existence ministérielle, montra de la duplicité. (Fin de la note)
(page 239) On crut l'accord fait et l'ambassadeur de Louis-Philippe envoya un courrier à Paris porteur de la nouvelle que la Conférence accordait le délai. Mais, le lendemain, les plénipotentiaires de la Russie, de la Grande-Bretagne, de l'Autriche et de la Prusse voulurent constater l'engagement de la France par un document officiel et proposèrent de rédiger un protocole à cet effet. Le comte Sebastiani répondit qu'il n'était pas autorisé à apposer sa signature à un pareil acte, qu'autant aurait valu signer immédiatement les notes adressées aux Pays-Bas et à la Belgique. Les autres membres de la Conférence répliquèrent que cette réponse devait faire l'objet d'une délibération à laquelle le plénipotentiaire français ne pouvait prendre part. Le général ne se refusa pas à se retirer. Le lendemain, il reçut une pièce signée par MM. de Bülow, de Senfft, Pozzo di Borgo et lord Palmerston, dans laquelle on résumait tous les faits et on prenait note en quelque sorte de l'engagement contracté au nom de la France par son ambassadeur (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 19 décembre 1838). Le général répondit, le 18 décembre, à cet office, et, tout en protestant de nouveau de la volonté de la France de respecter les obligations résultant des traités, déclara que la promesse faite de signer le 15 janvier était officieuse et non officielle ; qu'elle était subordonnée à l'assentiment que donnerait la Conférence à l'ajournement demandé, que cet assentiment, contrairement à ce qu'il avait cru, n'ayant point été donné, il se trouvait obligé de se replacer sur le terrain où il se trouvait le 6 décembre (Lettre du comte le Han au chevalier de Theux, 20 décembre 1838).
Cette réponse indisposa singulièrement lord Palmerston. A ses yeux, il en résultait que, non seulement l'ambassadeur de Louis-Philippe considérait comme non-avenu l'engagement formel qu'il avait pris en conférence, mais que la demande faite par M. de Sages devait être envisagée sous le même point de vue. Les plénipotentiaires des trois autres cours se montrèrent non moins mécontents et ne se privèrent pas, de même que le chef du Foreign Office, d'accuser le comte Molé de mauvaise foi (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 18 décembre 1838).
L'incident se termina par l'envoi au général Sebastiani d'une nouvelle note de ses collègues de la Conférence. Ils y affirmaient ne point s'être écartés des règles établies en répondant d'une manière officielle à une communication officieuse, la signature du (page 240) protocole du 6 décembre ayant mis un terme à la négociation confidentielle. Ils ajoutaient n'avoir eu pour but dans la note adressée au plénipotentiaire français que de constater l'unanimité régnant entre les cinq cours sur les conditions définitives qui seraient proposées par elles aux deux parties, conditions qui devaient être considérées comme arrangement définitif de la question hollando-belge. Ils persistaient d'ailleurs dans les représentations qu'ils avaient prié le général de faire à. sa cour sur l'inutilité et le danger d'un nouveau délai.
L'ambassadeur de Louis-Philippe ne devait pas répondre à cette note. En fait, elle accordait au comte Molé le délai souhaité (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 21 décembre 1838).
Un rapport de M. van de Weyer du 18 décembre dit que le général Sebastiani avait, en demandant pour la France le délai d'un mois pour signer le protocole du 6 décembre, basé sa demande sur les pressantes démarches que faisait le cabinet des Tuileries auprès du gouvernement belge pour l'amener à adhérer au projet de traité qu'on comptait lui signifier. Les intérêts particuliers du cabinet français, dont la défense se trouvait confiée à M. de Sages, ne devaient sans doute être exposés qu'à lord Palmerston. Il est exact d'ailleurs que des démarches se tentaient en ce moment en Belgique.
En même temps que partait pour Londres l'estafette porteur des instructions ordonnant au comte Sebastiani de réclamer le délai désiré par le comte Molé, une autre se dirigeait vers Bruxelles avec une dépêche enjoignant à M. Serurier de demander au chevalier de Theux quelle était la résolution finale du gouvernement belge. « Il faut avant tout, écrivait le 11 décembre le ministre français des Affaires étrangères, que la Belgique adhère au traité ; peut-être sera-t-il possible alors, par une indemnité pécuniaire, de conserver le territoire. La France soutiendra la Belgique » (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Belgique, 17, n°12).
La demande fut adressée verbalement par M. Serurier au ministre des Affaires étrangères et de l'Intérieur. Celui-ci répondit que le conseil des ministres avait reconnu, à l'unanimité, l'impossibilité d'abandonner une partie du Limbourg et du Luxembourg. Le diplomate fit remarquer à son interlocuteur ce qu'un tel refus avait de gravité (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Belgique, 17, n° 81), et, le 28 décembre, il était chargé par le comte Molé de notifier au gouvernement belge la décision bien arrêtée de la France de se joindre aux résolutions prises par les cours d'Angleterre et du nord (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Belgique, 17, n°14).
(page 241) Au 6 décembre, la Belgique et ses amis avaient à peu près un mois pour s'essayer à sauver ce qui pouvait être sauvé encore des intérêts défendus jusque-là pied à pied par son gouvernement et ses diplomates.
Avant d'exposer les efforts tentés dans ce but, il nous faut dire un mot d'un incident accessoire, mais qui a son importance, parce .qu'il jette de la lumière sur la nature des garanties données par les Puissances à l'Etat belge.
Nous avons vu, à diverses reprises, que l'on avait prévenu M. de Theux des mouvements militaires opérés en Prusse et dans la Confédération pour préparer une prise de possession à main armée des parties du Limbourg et du Luxembourg assignées à la Hollande par les XXIV articles.
Aux Pays-Bas aussi des dispositions belliqueuses se manifestaient. En présence de ces faits, le gouvernement belge ne pouvait s'abstenir de prendre de son côté des précautions. La légation britannique à Bruxelles les signalait aussitôt à lord Palmerston. Celui-ci interpella à cet effet M. van de Weyer, le 14 décembre.
« Vous a-t-on, lui demanda-t-il, donné quelques explications sur les mouvements de troupes qui se font en Belgique ?
« - Aucune. Mais, répondit le diplomate, ces mouvements s'expliquent assez par ceux de l'armée hollandaise, et vous connaissez, mylord, la résolution du roi à cet égard.
« - Il ne s'agit point en ce moment, répartit Sa Seigneurie, d'examiner cette question ; on ferait sagement de s'abstenir de toutes ces démonstrations militaires qui aigrissent, indisposent et produisent un dangereux état de tension générale. Nous attendons (Note de bas de page : Il s'agissait de la réponse de la Belgique au projet de note qui devait lui être adressée après le 15 janvier et dont elle avait reçu officieusement communication) la réponse de votre gouvernement, qui semble assez disposé à faire la guerre à toute l'Europe » (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 14 décembre 1838).
Au moment où il s'adressait ainsi au ministre de Belgique, lord Palmerston avait déjà envoyé à son représentant à Bruxelles la lettre qu'on va lire :
« Foreign Office, 14 décembre 1838.
« Monsieur,
« En réponse à votre lettre n° 6, du 11 courant, concernant les préparatifs militaires qui se font maintenant en Belgique, je désire que vous représentiez à M. de Theux que toute résistance armée de la part de la. Belgique à l'entrée des troupes de la Confédération dans les parties du Limbourg et du Luxembourg qui ne sont pas renfermées dans les limites de la Belgique et qui, par conséquent, ne font point partie du territoire belge, serait un acte d'agression de la part des Belges, lequel serait (page 242) entièrement incompatible avec le traité auquel la Belgique doit sa reconnaissance comme l’Etat indépendant ; qu'un tel acte d'agression de la part de la Belgique rendrait nulles et non avenues les garanties que les cinq Puissances ont données, par le traité de 1831, à l'intégrité de la Belgique, et exposerait avec raison les Belges à toutes les mesures de représailles qu'une guerre ainsi commencée par eux, sans le plus léger prétexte de justice ou de droit, pourrait attirer sur eux.
« Le gouvernement de S. M. se croit obligé de prévenir solennellement M. de Theux et ses collègues des maux auxquels ils semblent sur le point d'exposer leur pays et pour lesquels, quoi qu'il arrive, le gouvernement belge sera seul responsable.
« Vous remettrez une copie de cette lettre à M. de Theux.
« (s.) Palmerston. »
Jusqu'à quel point, en écrivant cette lettre, lord Palmerston se faisait-il l'interprète de la Conférence ?
S'il dit que le gouvernement anglais se croit obligé d'adresser à la Belgique un avertissement solennel et s'il ne fait pas mention d'une mission reçue à cet effet des quatre autres Etats représentés à la Conférence, d'autre part, il retire cependant éventuellement, au nom des cinq Puissances, les garanties données par elles à l'intégrité de la Belgique.
On ne pourrait croire à une approbation de ce langage par la France qu'en admettant un nouveau changement dans la politique du comte Molé, si résolu, peu auparavant, d'après ses affirmations du moins, à ne pas souffrir qu'un soldat étranger mît le pied sur le sol assigné à la Belgique par les XXIV articles. Quelques jours après avoir fait à M. le Hon des déclarations très catégoriques à ce sujet, aurait-il envisagé la possibilité d'un démembrement de notre territoire ? Il est cependant peu admissible qu'on doive ranger le chef du cabinet français parmi les hommes dont parlait Léopold Ier lorsqu'il écrivait au chevalier de Theux, le 12 janvier 1839 : « D'après la lettre d'hier de la reine, l'idée d'un partage de la Belgique ne déplairait pas à beaucoup d’hommes politiques en France. »
Le comte Molé continuait, en effet, à se montrer soucieux de conserver à la Belgique, quoi qu'il arrivât, les territoires fixés par le traité des XXIV articles. Lorsque, le 20 janvier, l'ordre eut été donné au général Sebastiani de signer le protocole du 6 décembre, la France rassembla et cantonna, en vue des hostilités qui auraient pu éclater entre la Hollande et la Belgique, les 35,000 hommes de troupes réparties entre les diverses places fortes du nord. Le gouvernement français ne se dissimulait pas la gravité de cette décision, mais il lui paraissait que la situation l'imposait et aussi l'opinion (page 243) publique, désireuse d'avoir entière et pleine sécurité pour l'intégrité de la monarchie belge (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre, 652, folio 8).
Les événements ne paraissaient plus devoir se précipiter avant le 15 janvier. La Belgique et ceux qui s'intéressaient à elle profitèrent du répit ainsi accordé pour tenter d'améliorer encore quelque peu, en sa faveur, le traité rédigé à Londres.
Lord Palmerston n'avait pas définitivement découragé tout espoir. Au contraire. Mais peut-être n'était-ce que pour obtenir plus facilement la signature du général Sebastiani au protocole du 6 décembre, qu'il lui avait promis son concours pour obtenir à la Belgique quelques « concessions secondaires ». Il ajouta même qu'il prêterait ses bons offices pour que la Conférence accordât un redressement de limites et une nouvelle réduction de la dette, mais en mettant, comme condition sine qua non à ses démarches, que la Belgique consentirait à reconnaître le principe de la séparation des territoires et le maintien du traité des XXIV articles.
Interrogé par M. le Hon sur ce qu'il fallait entendre par ce redressement de limites, le comte Molé répondit qu'il s'agissait sans doute de quelque district du Limbourg ou du Luxembourg qui serait concédé à la Belgique sous le titre de redressement et moyennant un prix d'achat. Mais lorsque le désir de voir amener lord Palmerston à s'exprimer plus clairement et surtout d'une manière plus précise lui eut été soumis, le comte Molé regarda des explications complémentaires à cet égard comme inutiles dans l'état d'agitation où se trouvait à ce moment la Belgique (Note de bas de page : Il nous semble que la réponse manquait de pertinence. Des éclaircissements sur les intentions de lord Palmerston devaient être sans influence sur l'état des esprits en Belgique, puisque les négociations étaient destinées à demeurer secrètes).
Il avait d'ailleurs pu se convaincre très vite qu'il ne fallait pas compter sur l'efficacité de cette promesse de lord Palmerston, car lorsque le général Sebastiani la lui avait rappelée, le ministre britannique avait répondu qu'une tentative comme celle dont il était question ne lui paraissait pas avoir beaucoup de chances de succès, qu'elle arrivait un peu tard dans la négociation.
Le comte Molé ne se montrait pas facilement satisfait du peu de souci que lord Palmerston montrait à exécuter ses promesses,
« On semble, en effet, oublier, écrivait-il le 18 décembre au comte Sebastiani que, sur la question financière, la discussion est ouverte, que ni la Belgique ni la France n'ont accepté le chiffre adopté par les autres cours et que nul n'a le droit de nous l'imposer sans notre consentement. On semble oublier que dans cet état de choses, et tant qu'on ne sera pas (page 244) tombé d'accord sur ce point important, les sommations qu'on nous adresse ne reposent sur aucun droit, ne peuvent être interprétées comme un rappel à des engagements antérieurs et que, par conséquent, elles se présentent purement et simplement comme l'expression d'une volonté que l'on prétendrait nous obliger à subir. Cette volonté, le gouvernement du roi ne peut s'y soumettre, alors surtout qu'il est convaincu qu'en y consentant, il compromettrait les plus graves intérêts. Il ne signera rien, je dois vous le dire, et vous devez le déclarer, avant l'expiration du délai qu'il avait demandé à ses alliés. Mais, en faisant cette déclaration et bien que le refus qu'il a éprouvé le dispensât d'y joindre aucun engagement, il n'hésite pas à promettre, ainsi qu'il l'avait offert, de se réunir le 15 janvier aux quatre cours pour la démarche prévue dans le protocole du 6 de ce mois, pourvu qu'à cette époque on se soit enfin mis d'accord sur le partage de la dette. Au surplus, lors même que, contre notre attente, le cabinet de Bruxelles voudrait continuer à refuser une transaction établie sur des bases raisonnables, une fois le 15 janvier arrivé, la France, après avoir déterminé ses alliés aux concessions que la plus stricte justice lui paraît encore exiger par rapport à la question pécuniaire, ne ferait plus de difficulté de signer avec eux la conclusion définitive de ces longues négociations » (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre, 651, folio 337 et 344).
La France devait tout signer sans avoir obtenu aucune des concessions exigées par la plus stricte justice, et lord Palmerston ne devait plus appuyer aucune de ses tentatives de concessions.
L'initiative d'une nouvelle démarche en faveur de la Belgique partit du comte Bresson, qui représentait Louis-Philippe à Berlin.
Le diplomate français ne se dissimulait pas qu'il fallait renoncer à tout espoir de voir l'Allemagne consentir à laisser à la Belgique la totalité des territoires destinés, aux termes des XXIV articles, à faire retour à la Hollande. Mais ne serait-il point possible d'obtenir une partie de ces territoires ? Le comte Bresson ne croyait pas que l'affirmative dût être écartée, sans qu'il se dissimulât, toutefois, les obstacles qu'il y aurait à vaincre pour réussir.
A son idée, la majeure partie du domaine luxembourgeois adjugée au roi des Pays-Bas n'était pas nécessaire à la défense du territoire de la forteresse fédérale. Il pensait donc que l'on pourrait faire la proposition de céder à titre onéreux à la Belgique cette portion inutile. On aurait tracé autour de Luxembourg une ligne qui, partant d'un point à désigner en aval de Grevenmacher, rejoindrait la frontière française vers la route de Thionville, de manière à laisser libre cette route de même que celles de Trèves. La limite déterminée de cette manière aurait englobé environ le tiers du territoire contesté dans le Grand-Duché et suffi, à la rigueur, pour assurer à la forteresse une bonne défense et ses communications avec (page 245) l’Allemagne. Les deux autres tiers auraient été abandonnés au roi Léopold. Mais, pour arriver à ce résultat, une chose paraissait indispensable au comte Bresson : l'abandon de toute prétention belge sur Limbourg. Il était possible d'espérer que la Confédération germanique considérerait les districts attribués à la Hollande aux deux rives de la Meuse, comme une compensation bien suffisante pour les cessions que, sur les bases indiquées, elle consentirait dans le Luxembourg, mais c'était là, de l'avis du comte Bresson, tout ce que l'on pouvait attendre d'elle, et encore faudrait-il bien des efforts et soutenir bien des luttes pour aboutir à ce résultat (Lettre de M. Beaulieu au chevalier de Theux. - Lettres du comte Bresson au comte Molé, 3 et 8 décembre 1838. Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Prusse. 290, folio 298, 304).
Le comte Bresson n'écrivait pas à ce sujet à son gouvernement sans avoir pressenti d'abord M. de Werther. L'accueil qu'il en avait reçu, bien que peu encourageant, ne lui paraissait cependant pas de nature à devoir faire abandonner son projet. « La susceptibilité de M. de Werther est telle, écrivait-il le 13 décembre, au comte Molé, qu'on ne peut approcher de lui qu'armé de toutes les précautions. Il est si ....... et si anguleux qu'il en devient assez souvent insaisissable. Cette malheureuse affaire lui a enlevé le sommeil, le calme et la santé. Il prétend qu'il serait honteux pour le gouvernement prussien de porter ou d'appuyer une pareille proposition à La Haye et qu'il ne s'y soumettra jamais, pour sa part. C'est à grand'peine qu'il a admis qu'elle serait discutablel si elle venait du Roi des Pays-Bas lui-même, et quand j'ai pris acte de cette concession qui lui était échappée dans le discours, il voulut la reprendre. Je suis allé trouver le prince Wittgenstein et le come Lottum. Là, j'ai rencontré la flexibilité d'esprit et la sagacité dont M. de Werther est dépourvu. L'un et l'autre ont parfaitement compris que le Limbourg était d'un intérêt défensif tellement supérieur pour la Confédération que le Luxembourg. Je leur ai démontré que l'avantage d'être déchargé par une transaction des frais énormes d'une exécution militaire dans les deux provinces, était pour Confédération une véritable indemnité. Mais Lottum s'est un peu effrayé des scrupules et des résistances de souverains secondaires de l'Allemagne, puisqu'après tout il s'agirait d'une cession réelle de territoire et de population. Il n'y a eu de part ni d'autre d'engagement pris, mais de part et d'autre le désir de transiger et la transaction a été reconnue praticable. » Le même jour le comte Bresson écrivait encore à Paris : « Si le gouvernement est disposé à entrer dans cette voie un peu restreinte, comparativement aux prétentions des Belges, si effectivement, (page 246) une légère et peu importante modification, une transaction sur la moindre partie des territoires peuvent tout terminer et tout prévenir, il vous reste à préparer les cabinets de La Haye et de Bruxelles et à en porter la proposition devant la Conférence, et je ne crains pas, malgré les éclats et les vivacités de M. de Werther, de vous donner l'assurance que non seulement le cabinet prussien ne s'y opposera ni à La Haye, ni à Londres, ni à Francfort où les difficultés seront grandes, mais que nous y obtiendrons son assistance. » (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Prusse, 290, folio 314 et 315).
M. Bresson se faisait de singulières illusions en espérant quelque condescendance de la part de la Confédération. Le général Sebastiani, par sa promesse de signer le protocole du 6 décembre, avait enlevé à la France tout moyen d'action efficace. Fortes de cet engagement, les trois cours du nord, qui n'avaient aucun sentiment de bienveillance, ni même de justice à notre égard, devaient s'attacher à profiter de tous les avantages et de toute la force qu'il leur donnait pour exiger de nous le maximum de ce que leur accordait le traité des XXIV articles. Du moment que la promesse exigée de la France avait été obtenue, il était certain que rien ne serait plus modifié au projet et de traité qui allait nous être signifié à la mi-janvier.
Le gouvernement de Juillet communiqua le projet du comte Bresson à la Conférence. Le baron de Bülow y fit le plus mauvais accueil et, dans un rapport au baron de Werther, insinua que le diplomate français n'avait indiqué ce moyen que pour retarder une solution en compliquant l’affaire de difficultés nouvelles.
(Note de bas de page) Le baron Mortier écrivait à ce sujet, le 12 décembre, au comte Molé : « La tactique des agents du nord, en cette occurrence, a été de montrer la France occupée à retarder, par des combinaisons inattendues, l'exécution du traité du 15 novembre et, de cette manière, à faire échouer tout arrangement définitif. On a même été jusqu'à prétendre que nos bienveillants efforts en faveur de la Belgique cachaient d'ambitieuses idées que nous nourrissions seulement en attendant un moment favorable pour accomplir nos projets de conquête.
« Si on était convaincu que nous exprimions une ferme mais équitable volonté en demandant un nouvel arrangement, cette pensée nous donnerait de nombreux partisans. Ce ne serait cependant pas une démonstration timide de notre part qui amènerait ce résultat, elle nous serait aussi nuisible qu'une démonstration forte et énergique nous serait avantageuse. J’ai quelque raison de penser que le cabinet de La Haye regrette de s'être trop engagé vis-à-vis de la Diète et qu'il voudrait qu'on lui fît maintenant une douce violence pour le forcer de céder à la Belgique, moyennant une forte indemnité pécuniaire, une partie du territoire.
« Mais il ne faut pas que le gouvernement du roi se fasse d'illusion. Si le sentiment que je viens d'indiquer existe, il n'est pas assez universel et nous n'inspirons pas assez de confiance pour que d'ici parte une parole favorable à nos projets. On croit que l'Angleterre s'est complètement séparée de nous dans le différend hollando-belge. Le ministre d'Angleterre m'a dit avec le ton d'une supériorité arrogante que « l'opinion générale est que votre gouvernement ne veut pas terminer le différend hollando-belge, et il me revient que votre langage fortifie cette opinion ». Je lui ai répondu sèchement : « Nommez les personnes qui m'imputent ce langage et dites-leur de ma part que ce qu'elles me prêtent, est un mensonge ». Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Pays-Bas, 639, folio 282-285. - Voir aussi la lettre du comte Bresson au comte Molé du 26 décembre 1838. (Fin de la note).
(page 247) M. de Werther donna lecture à M. Bresson de ce rapport. Il en résulta une scène très vive entre le ministre et le représentant de Louis-Philippe, tous deux de caractère fort entier. M. de Werther reprocha au diplomate de lui avoir prêté des idées qu'il n'avait pas et d'avoir soulevé des espérances irréalisables. La première partie de ce reproche se trouvait fondée sur un malentendu du baron d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, qui avait considéré le rapport dans lequel le comte Bresson développait ses idées, et dont le comte Molé lui avait donné communication, comme un compte-rendu d'un entretien avec le baron de Werther. Le comte Bresson repoussa vivement l'étrange insinuation du baron de Bülow et il ajouta que, s'étant borné, dans la dépêche à laquelle on faisait allusion, à exposer ses propres vues, il n'en devait compte qu'à son gouvernement ; que, du reste ; il maintenait que le moyen suggéré par lui était, dans l'état actuel des choses, le seul propre à tout arranger sans froisser les susceptibilités ni blesser les intérêts de personne, et qu'au moins il valait la peine d'être discuté.
La conversation en resta là (Lettre de M. Beaulieu au chevalier de Theux, 29 décembre 1838. - Lettre du comte Bresson au comte Molé, 19 décembre 1838. Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Prusse, 290, folio 329), mais le baron de Werther envoya directement au baron de Bülow l'ordre de ne céder à aucun prix (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 21 décembre 1838).
La proposition du comte Bresson ne plut pas au chevalier de Theux. Représentant du Limbourg, il lui en aurait coûté de voir sacrifier cette province pour sauver une partie du Luxembourg. Aussi demanda-t-il au roi de ne pas séparer la cause des deux contrées 3. Lettre du chevalier de Theux au roi Léopold, 21 décembre 1838.
Il semble qu'il parvint à rallier le souverain à ses idées, car, sans cependant autoriser M. Beaulieu à faire usage de sa lettre, - il lui disait au contraire qu'il n’y avait pas à discuter à ce moment le plan du comte Bresson - le ministre écrivit, le 27 décembre, au chargé d'affaires de Belgique à Berlin, que le gouvernement ne pourrait donner son consentement à un arrangement qui méconnaîtrait « tout sentiment de justice distributive ». Il rappelait qu'une partie du Limbourg avait déjà, en 1831, servi en quelque sorte de rançon pour une partie du Luxembourg. Le renouvellement de ce sacrifice, de « cette iniquité », ne lui paraissait pas pouvoir être consenti. La possession du Limbourg avait d'ailleurs pour la Belgique des avantages commerciaux et industriels qui ne permettaient pas de la négliger.
Repoussé à Berlin, le gouvernement français faisait sonder à Vienne le prince de Metternich. Le comte de Saint-Aulaire abordait (page 248) avec ce dernier la question territoriale et faisait valoir toutes les raisons qui devaient engager le roi des Pays-Bas à céder le Limbourg et le Luxembourg à la Belgique. « Je comprends vos raisons, répondit le chancelier, je sais même que ces 2 ou 300,000 âmes seraient un grand embarras pour le roi Guillaume ; mais que voulez-vous, ce sera la juste punition de la conduite de ce roi depuis sept ans. La transaction ou le rachat que vous désirez est impossible. Vainement, l'Autriche, la Prusse et la Hollande y consentiraient les autres États de la Confédération germanique s'y refuseraient hautement et notre influence en recevrait une profonde atteinte en Allemagne. » (Lettre du comte de Louvencourt au chevalier de Theux, 20 décembre 1838, et lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 5 janvier 1839).
De son côté, le chevalier de Theux essaya directement d'obtenir des concessions de la Conférence.
Lorsqu'il indiquait le chiffre de 3,200,000 florins comme chiffre transactionnel, le gouvernement du roi Léopold n'entendait nullement se montrer intransigeant à ce sujet. Il ne s'arrêtait pas à une somme plus élevée parce qu'il nourrissait la persuasion que, quelle que fût la somme qu'il, proposerait, elle ne serait pas acceptée d'emblée et qu'elle servirait toujours de base minimum à de nouveaux marchandages. Le 23 novembre, il autorisa M. van de Weyer à élever le chiffre primitif de 3,200,000 florins jusqu'à 3,800,000 florins, dans lesquels seraient compris les 600,000 florins pour avantages commerciaux. Mais en donnant cette autorisation au représentant belge à Londres, le ministre lui recommanda d'user d'une extrême circonspection pour que l'on ne s'emparât pas du nouveau chiffre offert afin d'entraîner la Belgique dans des concessions plus fortes : « Ainsi, lui écrivait-il, soit que la Hollande ne veuille pas descendre au-dessous du chiffre de 5,000,000 florins, soit que la Conférence veuille vider, au préalable, la question territoriale, ce qui serait contraire à toute justice, vous vous abstiendrez de faire mention du contenu de cette dépêche. »
Les événements qui survinrent amenèrent M. van de Weyer à ne pas parler de l'offre à laquelle il se trouvait autorisé. Le 15 décembre, Léopold Ier poussa le cabinet à soumettre à la (page 249) Conférence une proposition de 4 millions. Lord Palmerston refusa carrément de défendre cette concession.
(Note de bas de page) Le 15 décembre, le roi écrivait à M. de Theux : « Je veux attirer votre attention sur le chiffre de la dette. Je crois indispensable de charger van de Weyer et le Hon de proposer 4,000,000 de florins comme notre chiffre. S'il y a une chance de transaction, il est utile de tenir le chiffre bas, s'il n'y en avait point, encore faudrait-il, à plus forte raison, abaisser la dette. »
Louis-Philippe avait engagé Léopold 1er à faire une tentative de ce genre, mais il aurait souhaité une concession plus complète encore, « Vous m'avez toujours dit, mon cher frère, écrivait-il à Léopold, le 8 décembre 1838, que je pouvais m'en fier à vous pour ne pas attirer sur nous la tempête ou la guerre. Eh bien ! c'est cela que je viens réclamer de vous. Je ne vois qu'un seul moyen de conjurer l'orage, c'est que vous fassiez déclarer par votre plénipotentiaire que vous êtes prêt à adopter les modifications proposées par la Conférence, si elle consent à réduire la dette de moitié de la différence qui reste encore entre le chiffre de 3.800.000 florins et les 5 millions, c'est-à-dire 500 mille florins ; en sorte que la fixation fût établie à 4 millions 400 mille florins annuellement, et de renoncer par conséquent à toute tentative, et en vérité à toute illusion sur la question territoriale. Tel est le meilleur conseil que je puisse vous donner, et il part de ma conviction intime et, je puis le dire, de la tendre affection que je vous porte, de celle que vous me connaissez pour ma fille bien aimée et pour vos chers enfants, dont je vous recommande de ne pas gaspiller l'avenir en poursuivant des chimères. Je ne sais si ces 600.000 florins pourront encore s'obtenir ; je n'en désespère pas, et Dieu sait que nous ferons de notre mieux pour vous assister, mais si cela échouait, mou opinion est que vous devriez passer outre et signer tout de même ; car la prolongation de votre résistance actuelle ne peut pas sauver ces malheureuses fractions de territoire que personne ne peut défendre et dont l'envahissement par la force peut amener l'annulation des traités et, par conséquent, ne plus nous laisser d'autre moyen que la guerre pour empêcher l'envahissement de la Belgique elle-même, auquel nous nous opposerions toujours de toutes nos forces ; mais vous m'avez dit que vous nous préserveriez de ces extrémités, et je compte sur votre sagesse, sur votre esprit, si clairvoyant et si élevé, pour vous préserver vous-même et votre famille, si chère à mon cœur, de tous les maux qu'elles attireraient à leur suite. » Revue rétrospective ou Archives secrètes du dernier gouvernement 1830-1848, p. 332, col. 2) (Fin de la note).
« Le chiffre de 4,000,000 de florins, dit-il au ministre de Belgique, n'est pas plus admissible que votre première offre ; il est donc tout à fait inutile de s'en occuper officiellement et de la discuter en Conférence. Le résultat de votre communication serait un rejet pur et simple, et elle ne suspendrait point l'action des Puissances pour arriver à une solution. J'ai indiqué à M. de Theux dans un entretien que j'eus avec vous, il y a quinze jours, la voie où le gouvernement belge, pour s'assurer une plus forte réduction de la dette, aurait sagement fait d'entrer sans difficulté. Offrez-lui, ai-je dit, 4,800,000 florins, vous vous rapprocherez ainsi du chiffre de la Conférence, vous ne ferez plus douter de votre bonne foi, de votre désir d'en finir, et nous vous obtiendrons peut-être, malgré les dernières instructions arrivées de Vienne et de Berlin, une réduction de 3,600,000 florins. On n'a tenu à Bruxelles aucun compte de mes paroles ; on s'est imaginé que, parce qu'on y restait dans l'inaction, tous les cabinets seraient frappés d'immobilité, et l'on ne se détrompera que lorsqu'il sera trop tard. Aujourd'hui même, l'offre de 4,800,000 florins ne serait prise en considération qu'autant qu'elle serait accompagnée, non seulement de la renonciation à toute prétention territoriale, mais à tout espoir de traiter cette question dans ses rapports avec une indemnité pécuniaire, avant la signature des articles formulés par la Conférence. Une fois ces articles notifiés officiellement aux deux parties, toute négociation cessera. La Conférence veut une acceptation ou un refus. Si vous acceptez, le traité sera signé et nous prendrons en considération la (page 250) proposition que vous ferez d'obtenir à titre onéreux tout ou partie du Luxembourg et du Limbourg. Si vous refusez, nous ne traiterons plus, nous agirons et la politique de M. de Theux, qu'aucune chance de succès n'est venue couronner, aura pour résultat d'amener au cœur de la Belgique les troupes de la Confédération ; car nous ne nous opposerons point à ce qu'elles s'emparent de Liége, pour s'assurer du payement par la Belgique, des frais de l'expédition.
(Note de bas de page) La France manifestait nettement une décision contraire : « Je ne crois pas, écrivait le 11 décembre Louis-Philippe à Léopold 1er, que soit par négociations, soit par la force des armes, vous puissiez empêcher l'occupation des territoires non compris dans les limites tracées par les XXIV articles, et je ne crois pas que la force militaire quelconque qui les occupera, franchisse les susdites limites. Non, elle les respectera soigneusement, tout comme nous les avons respectées nous-mêmes en sens inverse, quand nous avons assiégé la citadelle d'Anvers. On sait très bien que la France ne souffrira dans aucun cas une invasion en Belgique, et personne ne s'y frottera ; mais on sait aussi que la France veut l'exécution des traités et le maintien de la paix générale, et je crois que c'est en vain que vous vous flatteriez d’échapper de la part des Puissances à des mesures auxquelles nous n'aurions rien à dire, et qui seraient par conséquent préférées à des tentatives d'invasion contre lesquelles tout le poids de la France se lèverait à l'instant. Je crois que ces mesures seraient un blocus rigoureux depuis Luxembourg jusqu'à la mer, en y comprenant l'Escaut que la Hollande fermerait hermétiquement, même quand, pour s'en donner la grâce, elle aurait évacué Lillo et Liefkenshoek dont elle n'a pas besoin pour effectuer le blocus. Il ne resterait donc que le port d'Ostende dont la marine hollandaise entreprendrait probablement le blocus sans que l'Angleterre elle-même eût à s'en mêler : car cela rentrerait dans le droit commun des nations. Je crois pouvoir en appeler à vous-même en disant que cette position ne serait pas tenable pour la Belgique. » Revue rétrospective, p. 348, col, 12. (Fin de la note)
(Note de bas de page) Quand la France fit le siège d'Anvers pour remettre cette ville à la Belgique, en exécution du traité du 15 novembre, ce ne fut pas à la Hollande mais à notre pays que le cabinet des Tuileries réclama les frais de l'expédition et nous ne sachions pas que l'Angleterre ait protesté contre cette réclamation. (Fin de la note).
« Que M. de Theux ne se fasse donc pas illusion de nouveau : la notification officielle des projets de traités et des deux notes doit être considérée, non comme le commencement d'une négociation nouvelle, mais comme la fin de toute négociation, comme une solution définitive. »
M. van de Weyer tenta de reproduire tous les arguments que, déjà antérieurement, il avait développés pour rappeler le droit acquis à la Belgique de ne conclure un traité avec la Hollande que de gré à gré et de repousser tout nouvel arbitrage. Il rappela notamment les assurances que lord Pa1merston lui avait données à cet égard au mois d'avril et au mois de mai.
« Ce n'est point, lui fut-il répondu, un arbitrage nouveau que la Conférence impose à la Belgique ; elle ne fait que reproduire dans toute sa forme obligatoire le premier arbitrage de 1831, qui lie la Belgique encore plus que la Hollande.
(Note de bas de page) La théorie de lord Palmerston était tout à fait illogique. Le traité de gré à gré prévu par la convention du 21 mai 1833 était destiné à remplacer l'arbitrage de 1831. Le contester serait enlever toute raison d'être à cette convention.
En repoussant les négociations directes entre la Belgique et les Pays-Bas, lord Palmerston se faisait, consciemment ou inconsciemment, le serviteur de la politique du roi de Hollande : « Le gouvernement hollandais, écrivait de La Haye. Le 28 décembre, le baron Mortier au comte Molé, ne désire pas être mis aux prises avec les Belges, et, en ce moment, il fera tout ce qui est compatible avec son honneur pour l'éviter. Si un conflit s'engage entre la Belgique et les troupes de la Confédération germanique, il veut rester maître de son action et examiner si la France interviendra dans la lutte, afin de choisir dans ce cas le parti qu'il jugera le plus avantageux à ses intérêts. Si la France prend les armes et que le sort ne lui soit pas propice, le roi Guillaume ne désespère pas de reconquérir la Belgique. Si, au contraire, nos armes obtiennent des succès, S. M. néerlandaise ne croit pas à l'invraisemblance du partage de la Belgique, dont ce prince s'arrangerait aujourd'hui avec une grande satisfaction. Ni lui, ni ses ministres ne supposent possible que la France victorieuse ne cherche à reculer sa frontière du nord.» Arch. du. Min. des Aff. étr. à Paris, Pays-Bas, 639, folio 300. (Fin de la note).
« Les stipulations territoriales sont et resteront les (page 251) mêmes. Que si les modifications que subissent les arrangements financiers vous paraissent insuffisantes, on s'en tiendra, si vous voulez, purement et simplement aux articles du traité du 15 novembre, et vous obtiendrez une réduction de la dette par l'effet de la liquidation du syndicat. Tous les autres changements vous sont également avantageux. Il n'y a de sacrifices imposés qu'à la Hollande, qui expie, par la perte de sept années d'arrérages, par une réduction de 3,400,000 florins sur la dette, par la non-application à l'Escaut du tarif de Mayence, la faute de n'avoir point accepté les XXIV articles en octobre r1831. On ne peut pas exiger plus et tout autre peuple que les Belges serait satisfait de ce résultat. Mais le fait est que vous voulez être les seuls arbitres dans la question et faire la loi à l'Europe. Vous verrez, quand il sera trop tard, ce qu'à ce jeu vous gagnerez en indépendance nationale, en considération, en avantages matériels ! Si votre aveuglement vous fait jouer votre existence, je n'aurai point à me reprocher de ne vous avoir pas avertis. » (Lettre de M. van de Weyer à M. de Theux, 13 décembre 1838).
Aux efforts officiels faits par la diplomatie belge en vue de sauvegarder l'intégrité du territoire, vinrent s'ajouter des efforts officieux. Ces efforts ne paraissent pas avoir été heureux : ils contrecarrèrent plutôt qu'ils ne favorisèrent les démarches de MM. van de Weyer et le Hon.
Les députés et sénateurs du Limbourg et du Luxembourg, oubliant que les députés et les sénateurs représentent la nation toute entière et pas seulement l'arrondissement qui les nomme, qu'ils ne possèdent aucun pouvoir en dehors de l'assemblée à laquelle ils appartiennent, se réunirent en un comité parlementaire, chargé de parler au nom des territoires contestés et de prendre, ce qui constitutionnellement se trouvait réservé au roi et à ses ministres, les mesures nécessaires pour s'opposer au démembrement du territoire. Ce comité publia des proclamations, organisa des correspondances et envoya à Paris deux de ses membres, le comte de Marchant d'Ansembourg et M. Metz, chargés d'y adresser au gouvernement (page 252) et au parlement des protestations contre tout projet de violer l'intégrité de la Belgique (THONISSEN : La Belgique sous le règne de Léopold Ier, t. III, p. 302).
Les délégués trouvèrent à Paris un accueil des plus sympathique, mais il émana des partis d'opposition, de ceux qui, à ce moment, travaillaient à renverser le ministère français. « On leur offrit des banquets, on porta des toasts en l'honneur des Belges, on déclama contre l'injustice et l'aveuglement des diplomates ». Ces démonstrations, qui visaient à attaquer le comte Molé plus qu'à défendre la cause belge, mécontentèrent à bref délai le président du Conseil. Il avait d'abord bien reçu le comte d'Ansembourg et M. Metz ; dans une audience qu'il leur avait accordée, il s'était attaché à leur exposer le système du gouvernement français et ce qu'il considérait comme étant le véritable état de choses. Mais, persuadé bientôt qu'ils venaient jouer le rôle d'agitateurs près des députés et des journalistes de l'opposition, il prétendit qu'une semblable mission, remplie en France au nom d'une localité étrangère, « était quelque chose d'inouï et d'incompatible avec un gouvernement régulier », et, le 20 décembre, il chargea le comte le Hon de prévenir les deux délégués qu'ils étaient invités à ne pas prolonger leur séjour à Paris. Il paraissait décidé, au besoin, à des mesures de contrainte.
Le ministre de Belgique essaya de fléchir la résolution du comte Molé. Il lui représenta que l'expulsion d'hommes, d'étrangers de ce caractère, aurait les plus fâcheux effets, qu'elle irriterait l'opinion déjà si vive de la minorité des Chambres françaises et qu'elle exalterait en Belgique, à l'arrivée « d'honorables citoyens réputés martyrs », l'ardeur de l'enthousiasme qui animait les partisans de la résistance.
« Cette considération ne m'arrêterait pas, répliqua le comte Molé. Tant que je serai au pouvoir, je gouvernerai et réprimerai une conduite qui n'a peut-être pas d'exemple dans les États civilisés. Les Belges, en procédant ainsi, se placent en dehors du droit des gens et leur indépendance ne s'affermira point par de pareils moyens » (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 20 décembre 1838).
Le roi Louis-Philippe, qui tenait à maintenir le comte Molé au pouvoir, ne se montra pas moins mécontent que lui. Il refusa de recevoir MM. d'Ansembourg et Metz.
Ceux-ci se défendaient de vouloir créer des embarras au gouvernement français. Ils prétendaient que l'unique but de leur voyage était de faire connaître en France la ferme volonté qu'avaient le Limbourg et le Luxembourg de rester unis à la Belgique et la résolution (page 253) inébranlable prise par tous les Belges de défendre ces deux provinces plutôt que de céder jamais. Après avoir vu M. Molé, ils avaient vu M. Thiers, qui avait cru devoir les encourager, sans se prononcer toutefois sur la ligne de conduite qu'il suivrait à l'égard de la Belgique s'il se trouvait appelé au pouvoir ; puis ils s'étaient rendus chez des journalistes et quelques membres de la Chambre.
Le 23 décembre, le comte Molé et Louis-Philippe lui-même leur firent adresser des conseils de prompt départ par le comte le Hon1. (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 23 décembre 1838). Le 25, le ministre français des Affaires étrangères écrivait à son représentant à Bruxelles :
« La mission confiée à MM. d'Ansembourg et Metz a causé en général un vif étonnement et n'a pas contribué, je dois le dire, à grandir l'opinion qu'on avait pu se faire sur les progrès de la Belgique dans la voie d'une politique régulière. Le gouvernement du roi, par égard pour une cour à laquelle il est uni par des liens si étroits n'a pas voulu manifester sa manière de voir, et j'ai même consenti, sur la demande de M. le comte le Hon, à recevoir ces membres des Chambres belges encore qu'il fût bien établi d'abord que je ne pouvais voir en eux que de simples voyageurs. Cependant, malgré cette précaution, le langage vraiment révolutionnaire de M. Metz ne permettra pas de tolérer la prolongation de leur séjour à Paris » 2. (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Belgique, n°13, p. 17).
Le comte le Hon, défenseur énergique des deux délégués, parvint à atténuer l'irritation qu'en haut lien leurs démarches provoquaient. Le comte d'Ansembourg et M. Metz purent rester à Paris plus d'un mois et reproduire, avec toute la chaleur de leur patriotisme, les arguments de droit, les considérations d'honneur national et d'humanité que le représentant officiel du roi Léopold avait vainement invoqués pendant huit mois de conférences suivies. Ils recueillirent comme lui de nombreux témoignages de sympathie et d'intérêt, mais ne purent obtenir de résolution favorable à leur cause, d'espérance d'appui réel et efficace (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 4 janvier 1839).
Le 17 décembre avait eu lieu la séance royale de l'ouverture des Chambres françaises. Grâce à l'ajournement obtenu des plénipotentiaires de la Conférence pour la signature du protocole du 6 décembre, le gouvernement put insérer, dans le discours du trône, sur la question belge, un paragraphe dont la rédaction vague, selon l'expression du général Sebastiani, sauvait tout 4. (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 14 décembre 1838), ou du (page 254) moins fournissait certaines chances de prolonger l'existence du cabinet Molé.
« Les conférences ont été reprises à Londres, sur les affaires de la Belgique et de la Hollande, dit le roi Louis- Philippe, et je ne doute pas qu'elles n'aient une issue prochaine et pacifique, en donnant à l'indépendance de la Belgique et au repos de l'Europe une nouvelle garantie. » Le monarque annonçait une issue prochaine, parce que son gouvernement s'était engagé à signer le nouveau traité le 15 janvier et qu'il avait donné son adhésion formelle à la cession du territoire. Il parlait d'une issue pacifique, parce que les cinq grandes Puissances se montraient parfaitement d'accord sur le traité définitif et qu'on ne pouvait croire la Belgique assez folle que de tenter de troubler, malgré ce concert, la paix européenne. Enfin la garantie nouvelle mentionnée dans la harangue royale visait la reconnaissance future de l'indépendance belge par la Hollande (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 17 décembre 1838).
Il est incontestable que les termes, quelque peu sibyllins, du discours prononcé par Louis-Philippe se trouvaient habilement choisis pour ne pas fausser les faits et en même temps produire une impression favorable sur la majorité du public, surtout de la Chambre des députés.
A la Chambre des Pairs, la discussion fut courte et notre cause y rencontra à nouveau un défenseur chaleureux dans M. Villemain qui plaida éloquemment la cause de l'intégrité territoriale. A ce plaidoyer, le comte Molé répondit avec une duplicité bien faite pour étonner chez ce ministre, au caractère d'ordinaire plus loyal :
« Je dirai plus, ainsi s'exprima-t-il, c'est que la question des territoires n'a été remise sur le tapis par personne, pas même par la Belgique, jusqu'à l'ouverture des Chambres belges, et les manifestations qui en sont parties. Je dois le déclarer : dans la négociation la question des territoires n'a été soulevée par personne jusqu'au moment que je viens d'indiquer. » Ce langage devait surprendre tous ceux qui se trouvaient dans le secret des pourparlers. Il ne pouvait s'appliquer aux relations du roi Louis-Philippe avec le roi Léopold, du comte Molé avec le comte le Hon, puisque, dès le moment où le roi Guillaume avait envoyé son adhésion aux XXIV articles, la question des territoires s'était trouvée fréquemment discutée entre les deux souverains, entre le président du conseil des ministres français et le diplomate belge.
Interrogé au sujet de ses paroles par le comte le Hon, le comte Molé lui dit que ne reconnaissant de négociations que dans les (page 255) conférences officielles des cinq cours, il n'y avait pour lui de pourparlers véritables qu'à Londres, qu'il n'avait donc parlé et voulu parler que de ce qui s'était passé à la Conférence où, en effet, il n'avait été positivement question que de la liquidation de la dette jusqu'à l'ouverture des Chambres belges. Quant aux communications officieuses qui s'étaient échangées à Berlin, Londres, Bruxelles et Paris, elles restaient en dehors de la négociation et n'étaient donc pas de nature à faire l'objet d'une explication parlementaire L'histoire ne se montrera pas trop sévère en qualifiant de subterfuge le procédé du comte Molé. .
Son discours souleva naturellement de l'émotion en Belgique. Il permettait en effet de taxer le cabinet de Bruxelles d'incurie pour ce qui concernait la défense du territoire. M. de Theux se vit interpellé à ce sujet au Sénat par M. Dumon-Dumortier. Il s'attacha à rétablir la vérité des faits tout en ménageant le comte Molé.
« Pour ce qui concerne la délimitation territoriale, répondit-il à M. Dumon-Dumortier dans la séance du Sénat du 30 décembre 1838, les instructions les plus précises ont été données à nos agents depuis le jour où nous avons eu connaissance de la ratification du roi Guillaume. Plus tard, les Chambres ont cru devoir exprimer également leur opinion dans des adresses au roi solennellement votées. Depuis lors, comme auparavant, toutes nos instructions ont eu pour effet de rendre les Puissances favorables aux vœux légitimes, aux justes prétentions du pays (...) »
« M. le comte Molé me paraît évidemment avoir eu en vue les négociations officielles qui ont eu lieu dans le sein de la Conférence de Londres, et, réduite à ces termes, la question n'est plus qu'une question de mots.
« Il n'y a effectivement eu de négociations officielles, dans le sens qu'on y attache, sur aucun point autre que la dette. Ce qui est relatif à la question territoriale n'y avait point encore été traité à la date citée par M. le comte Molé, parce que nous avons pensé que les intérêts du pays commandaient de régler préalablement ce qui avait trait à la dette (...)
« Je dois répéter que, dans ce débat, il n'y a qu'une question de mots. S'agit-il de négociations officielles, M. le comte Molé a pu s'exprimer comme il l'a fait, puisqu'il n'y a eu avec la Conférence de négociation ayant un caractère officiel que sur la dette, mais il ne serait rien moins qu'exact d'en conclure que nous avons perdu un seul instant de vue la question territoriale, et c'est dans cet esprit que nos instructions constantes portaient que la convention du 21 mai devait être le point de départ du nouveau traité à intervenir. »
A la Chambre des Députés, le comte Molé éprouva, dès l'abord, un échec. La commission, chargée de rédiger le projet d'adresse au roi, fut composée en grande majorité de ses adversaires, et l'on put immédiatement prévoir qu'il aurait peine à conserver le pouvoir. Le comte le Hon ne laissa cependant pas espérer au chevalier de (page 256) Theux qu'un changement de cabinet serait favorable à la cause belge. Passant en revue les idées exprimées relativement à cette cause par les hommes de l'opposition, il rappela que le duc de Broglie, dont le nom se trouvait mis en avant pour le ministère des Affaires étrangères, s'était prononcé de la manière la plus formelle pour le maintien du traité du 15 novembre 1831 et pour sa force obligatoire à l'égard de la France ; il signala que M. Guizot s'expliquait non moins catégoriquement depuis l'ouverture des Chambres, et que son langage était même devenu encore plus formel, s'il était possible, après le succès remporté par l'opposition dans la nomination de la commission de l'adresse ; que toutes les influences parlementaires se ralliaient à l'abandon des territoires, « comme si c'était déjà un fait accompli » (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 24 décembre 1838) ; que M. Thiers blâmerait fortement le ministère de ne point avoir prévu la fâcheuse extrémité à laquelle il se trouvait réduit dans la question belge, de n'avoir pas subordonné l'évacuation d'Ancône à la conservation du Limbourg et du Luxembourg par la Belgique, mais qu'en même temps il reconnaîtrait que l'évacuation de ces territoires et l'exécution des XXIV articles étaient devenus une nécessité inévitable (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 25 décembre 1838).
Mais M. Thiers était un esprit mobile. Aussi pouvait-on espérer le voir soutenir plus énergiquement qu'il n'en manifestait l'intention à la fin de décembre, les intérêts belges. Le comte le Hon eut à ce sujet avec lui une longue conférence aux premiers jours de janvier.
« M. Thiers, écrivait le diplomate en rendant compte au chevalier de Theux de cet entretien dans un rapport du 3, regarde aujourd'hui le traité du 15 novembre, soit sous le rapport du droit, soit sous le rapport du fait, comme n'existant plus.
« En droit, dit-il, les véritables parties contractantes dans ce traité, celles dont les consentements étaient essentiels, c'étaient la Belgique et la Hollande. Les cinq Puissances représentées dans la Conférence de Londres n'intervenaient qu'à titre de garantie ; leurs engagements étaient sans base et sans substance, tant que le concours des deux parties intéressées n'existait pas, et ce concours n'a pas eu lieu.
« En fait, les Puissances garantes n'ont pas toutes exécuté le principal engagement résultant pour elles des XXIV articles. La Russie, à l'heure qu'il est, n'a pas encore reconnu le roi des Belges, et la Diète germanique n'a pas encore accepté les compensations territoriales relatives à l'état nouveau du Luxembourg.
« En fortifiant ces raisons du délai de sept ans écoulé sans adhésion aucune du roi Guillaume au traité du 15 novembre, le gouvernement français était fondé, selon M. Thiers, à refuser de reprendre les anciennes négociations et à exiger qu'on négociât sur de nouvelles bases.
(page 257) « Les quatre cours eussent infailliblement consenti à nous laisser le Luxembourg et le Limbourg plutôt que de courir les chances de l'annulation entière du traité, Selon lui encore, « l'Europe ne serait pas moins embarrassée qu'en 1830 si les XXIV articles n'existaient pas. Votre nationalité, dit-il, repose moins sur cette convention, quelque solennelle qu'elle soit, que sur votre situation géographique et sur l'impossibilité où l'on serait de disposer autrement de vous ».
Le texte du projet d'adresse prouva au gouvernement belge qu'il n'avait rien à attendre de la France pour soutenir la résistance qu'éventuellement il aurait pu vouloir opposer aux exigences de la Conférence de Londres, Malgré les efforts tentés par MM. le Hon et de Merode près de MM. Thiers et Laredorte, ceux-ci persistèrent, ainsi que les autres membres de la commission, à ne pas s'engager à l'égard de la Belgique. Ils se contentèrent de retourner, pour ainsi dire, dans le projet d'adresse, le paragraphe du discours de la Couronne qui concernait nos affaires. Tout ce qu'on obtint, ce fut la suppression du mot pacifique, mais après qu'il eût été déclaré qu'aucun ministère, successeur du cabinet au pouvoir, ne pourrait amener la Chambre à courir les chances d'une guerre pour conserver à la Belgique l'intégralité du Luxembourg et du Limbourg (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 4 janvier 1839).
C'est à peine si, lorsque l'adresse fut débattue, au cours d'une discussion d'une longueur peut-être sans précédent dans les annales du Parlement français, on parla de la Belgique pendant une séance, M. Thiers pour exprimer le désir qu'on éludât le traité des XXIV articles, mais sans en indiquer le moyen, M. Molé pour affirmer que l'exécution s'en imposait. Le président du Conseil avait beau jeu, grâce au délai obtenu de la Conférence, pour limiter le débat en montrant l'affaire encore pendante ( THUREAU-DANGIN : Histoire de la Monarchie de Juillet, t. III, p. 333). La Chambre adopta un amendement approuvant la conduite du gouvernement dans l'affaire belge, amendement voté par 216 voix contre 212 4. Pour la discussion de l'adresse, voyez : THUREAU-DANGlN, op. cit., pp. 324 et suivantes).
A Londres, les membres de la Conférence s'étaient flattés que, sans attendre la signature du protocole du 6 décembre, le gouvernement belge aurait fait connaître son adhésion au traité proposé. Le silence qu'on gardait à Bruxelles ne fit qu'augmenter l'irritation tant de lord Palmerston que de M. de Senfft et surtout de M. de Bülow. La situation intérieure de la Belgique contribua aussi à accroître leur mécontentement.
(page 258) Depuis le discours du trône de novembre, l'intention de défendre à tout prix l'intégrité du territoire n'avait cessé de croître en Belgique. Ceux qui avaient mission de parler au nom de la magistrature, de l'armée, du clergé, des Chambres, de l'élite de la nation, saisissaient toutes les occasions qui se présentaient pour manifester à cet égard la volonté générale et « exprimer les espérances que le peuple puisait dans le caractère élevé de son Roi, la justice de sa cause et la fermeté de ses mandataires » (THONISSEN, op. cit., t. III, p. 294).
« Quoique marquées du sceau d'une mâle vigueur, ces manifestations solennelles de l'esprit national ne franchissaient pas les bornes de la prudence et de la modération. Sans fournir à l'Europe un sujet de plainte légitime, elles prêtaient aux démarches des ministres cette force morale qu'une diplomatie intelligente sait toujours puiser dans les vœux hautement manifestés de tout un peuple » (THONISSEN, op. cit., t. III, p. 297).
Mais des manifestations moins opportunes partaient d'autres côtés.
On connaît l'agitation qui bouleversait alors les provinces rhénanes. C'est au moment où la crise diplomatique provoquée par les négociations de Londres atteignait son point culminant et le plus critique, que M. de Potter lançait son ridicule projet de confédération be1go-rhénane (Voyez notre livre : La Belgique et la Prusse en conflit, Chap. III).
Comme l'a fait très justement remarquer M. Thonissen, lui et ses adhérents, « défenseurs officieux de nos intérêts, semblaient avoir pris à tâche de faire sentir à l'Allemagne les inconvénients du statu quo et alors que la Belgique cherchait à maintenir ce statu quo, en demandant la conservation de deux demi-provinces, il rêvait le démembrement de la monarchie prussienne ».
D'autres patriotes, mieux intentionnés, mais peu clairvoyants, fondèrent, à la fin de décembre, une association à laquelle ils donnèrent pour raison d'être le maintien de l'intégrité du territoire et la défense de l'honneur national. Afin d'atteindre ce but, ils s :attachèrent à réunir des fonds et des armes, à provoquer des enrôlements volontaires. Bien que les fondateurs de cette association ne fussent, du moins pour la grande majorité d'entre eux, que guidés par des intentions très loyales, que leur action ne tendît qu'à « rendre le gouvernement plus fort et la diplomatie nationale plus ferme. » (THONISSEN, op. cit.,t. III, p. 300), ils n'en commettaient pas moins une usurpation des fonctions gouvernementales.
« La nation avait son roi, ses représentants, ses soldats et ses armes ; elle possédait dans les deux Chambres des voix éloquentes (page 259) et énergiques pour défendre ses droits et manifester sa volonté souveraine. Une association de ce genre, établie en dehors de la responsabilité des pouvoirs constitués, était à la fois inopportune et dangereuse » (THONISSEN, op. cit., t. III, p. 300).
A l'étranger, son action fut considérée comme révolutionnaire et la responsabilité de son institution se trouva d'autant plus attribuée au gouvernement que celui-ci, obligé de respecter les droits inscrits dans la constitution, dut se refuser à prendre contre elle les mesures que les Puissances réunies à Londres eussent désiré lui voir appliquer.
Outre cela, des complots franchement révolutionnaires se tramèrent à Bruxelles. Orangistes et républicains s'unirent, projetant de provoquer des troubles au cours des séances pendant lesquelles le parlement devait discuter les décisions de la Conférence, de renverser le trône et de disperser la Chambre ainsi que le Sénat.
Des démocrates rêvèrent une révolution plus étendue encore et qui se serait propagée dans toute l'Europe.
« Grâce à l'appui qu'ils trouvaient chez quelques membres exaltés de la Chambre, ils avaient conçu l'espoir d'entraîner la minorité du parlement dans une démonstration factieuse. Le jour où la majorité aurait consenti au démembrement du territoire, tous les députés hostiles au traité seraient sortis processionnellement du Palais de la Nation. Arrivés en présence du peuple et de l'armée, ils auraient déclaré qu'ils ne voulaient plus avoir pour collègues les hommes qui venaient de voter la honte et la ruine de leur patrie. Des meneurs postés dans la foule auraient alors crié : « Vive le Limbourg ! Vive le Luxembourg ! Vivent les défenseurs du peuple ! » Les soldats et la foule, entraînés par leur patriotisme, auraient fraternisé avec les démocrates ; on les aurait conduits à l'assaut des ministères et le gouvernement eût été renversé, ou du moins suspendu pendant la crise, On eût ensuite fait appel aux démocrates de France et d'Allemagne, et l'étincelle révolutionnaire, couvant partout sous la cendre, eût soudainement allumé un incendie redoutable pour tous les trônes. Un général français, gagné à l'avance, fût venu se mettre à la tète de l'armée des peuples, et la victoire eût infailliblement souri à la bannière tricolore du progrès humanitaire » (THONISSEN, op, cit., t. III. p, 305).
Ces rêves insensés étaient favorisés, sinon provoqués, par les partis révolutionnaires français. A Paris se constitua un comité qui essaya d'organiser des manifestations en faveur de la Belgique. Avant la discussion de l'adresse, il envoya à la Chambre des Députés une pétition lui demandant de proclamer que « toute atteinte portée à l'inviolabilité de la Belgique serait considérée par la France comme dirigée contre son propre territoire. » A cela, il n'y avait rien d'incorrect ni d'illégal ; mais les dirigeants (page 260) de ce comité, affiliés à des sociétés secrètes, avaient des visées cachées et moins avouables. Ils voulaient, par des émissaires envoyés en Belgique, dans les départements français du nord, dans les villes frontières de l'Alsace et de la Lorraine, dans le Limbourg et le Luxembourg, dans les provinces rhénanes, chercher à y exciter les esprits. En Belgique, ils ne désiraient se mettre en rapport ni avec le gouvernement, ni avec les Chambres, ni avec la presse à laquelle ils n’attribuaient aucune influence. Ils comptaient uniquement sur l'action populaire. Le gouvernement constituait, à leurs yeux, un obstacle à leurs projets et ils songeaient, eux aussi, à le renverser. La prise de la ville de Luxembourg leur paraissait être une des mesures les plus urgent à exécuter. Si cette tentative échouait, elle devait, en tous cas, d'après eux, aboutir à provoquer des hostilités avec l'Allemagne et la Prusse, but principal de leurs efforts et de leurs désirs (Lettre de M. Gachard au chevalier de Theux, 3 janvier 1839). En outre, ils se proposaient d'offrir à la Belgique un régiment de volontaires de 2.000 hommes recrutés dans les faubourgs de Paris (Idem, 2 janvier 1839). De leur côté, les Français réfugiés à Londres s'agitaient beaucoup. Ils cherchaient à exploiter la situation de la Belgique à leur profIt. Les bonapartistes s'adressèrent au futur Napoléon Ill, lui demandant de passer sur le continent et de s'y mettre à la disposition de la Belgique pour défendre la cause de sa nationalité. De nombreux anciens officiers de l'Empire faisaient leurs offres à M. van de Weyer et sollicitaient l'autorisation d'entrer dans l'armée belge ou de lever des corps de volontaires. Des officiers polonais tentaient les mêmes démarches. Les uns et les autres recevaient à la légation un accueil peu empressé (Arch. du. Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre, 652, folio 19).
Tous ces projets étaient enfantins, ils ne pouvaient aboutir à rien de sérieux. La police avait les yeux sur les fauteurs de révolution et pouvait facilement déjouer leur plan. Mais si le gouvernement belge était au courant des complots, les gouvernements étrangers l'étaient aussi et les rapports de leurs diplomates et de leurs espions, exagérant encore les faits, les portaient de plus en plus à considérer la Belgique comme un nid de révolutions, comme habitée par un peuple brouillon qu'il fallait traiter sans ménagement et dont il convenait de limiter la puissance dans la plus large mesure possible.
(Note de bas de page) On a vu, dans la lettre du 8 janvier du baron O'Sulivan de Grass, les reproches que le prince de Metternich nous adressait au sujet des dispositions révolutionnaires des Belges. Le gouvernement du roi Léopold n'échappait pas non plus à des reproches de la France pour un semblable motif. " Le comte Molé, écrivait le 20 décembre 1838, le comte le Hon au chevalier de Theux, m'a dit être assuré que le prince Pierre Bonaparte établissait dans le Luxembourg des ramifications avec des agitateurs de France et de Belgique ; qu'il s'y était fixé dans des vues politiquement hostiles au même gouvernement et qu'on avait ici des preuves de sa correspondance avec le prince Louis, son cousin, actuellement en Angleterre. Le comte Molé s'étonne de la tolérance indulgente du ministère belge quand la police française reçoit plusieurs fois par semaine des rapports très circonstanciés. Il m'a prié de vous en donner avis » (Fin de la note).
(page 261) En France même, certains esprits craignaient chez nous un bouleversement profond dans nos provinces. Ils envisageaient la possibilité d'une abdication du roi Léopold et le déchirement complet par la Belgique du traité des XXIV articles. Notre pays serait alors devenu une proie offerte au plus fort. Le comte Bresson reprochait au comte Molé de ne pas envisager cette éventualité avec assez de fermeté.
« Assurément, lui écrivait-il le 5 février 1839, nous devons nous-mêmes souhaiter, comme on le souhaite ici, que les Belges ne s'abandonnent pas à de pareils excès et que nous n'ayons d'autres soins que de consolider ce qui a été édifié. Cependant, en présence d'une exaspération et d'une absurdité que l'on peut dire surnaturelles, il faut tout prévoir et pourvoir à tout. Une action combinée des armées française, prussienne et hollandaise dans des limites tracées à l'avance à chacune d'elles, limites qu'indiquent la configuration de la Belgique, opération qui devrait être prompte, simultanée et ne pas attendre les protocoles, pourrait seule, malgré ses périls, prévenir ou du moins suspendre, dans l'hypothèse mentionnée, une conflagration générale. L'on s'entendrait subséquemment sur ce qu'on doit rendre ou garder. Dans une éventualité de cette nature la Hollande agirait avec plus de précision que la Prusse ; elle serait moins préoccupée de l'opposition de l'Angleterre et de l'Autriche. Cependant il ne faudrait pas désespérer d'entraîner le gouvernement prussien et, le fait accompli, l'alliance de la France, de. la Prusse et de la Hollande, cimentée par la complicité et par la communauté d'intérêts et de dangers, l' Angleterre et l'Autriche se borneraient à protester et à regarder » (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Prusse 291, folio 38).
Comme on le voit, le comte Bresson ne manquait pas d'un certain cynisme.
Des événements intérieurs survenus en Belgique attiraient également l'attention des Puissances. Une crise financière et industrielle, génératrice de ruines nombreuses et d'embarras. de tous genres, sévissait dans le pays (Pour les détails, voir THONISSEN, op. cit., t. III, p. 307). Elle n'était pas faite pour rassurer l'étranger sur la solidité ainsi que l'avenir de la nationalité belge et constituait un motif de plus pour pousser les plénipotentiaires de Londres à favoriser la Hollande au détriment du nouveau royaume (Lettre du baron O'Sullivan de Grass au chevalier de Theux, 8 janvier 1839).
Enfin le mécontentement des Puissances s'augmentait à mesure qu'elles voyaient se développer les préparatifs faits par le gouvernement (page 262) du roi Léopold pour résister à une attaque militaire éventuelle. Se croyant ou se sentant menacé par les troupes que la Hollande massait à notre frontière du nord, le. cabinet de Bruxelles prenait des précautions très naturelles et très légitimes, mais que la Conférence regardait comme une manifestation de la volonté de la braver. L'armée était renforcée, une loi votée à l'unanimité des suffrages par le Parlement autorisait le gouvernement à percevoir d'avance la moitié des contributions de 1839 (THONISSEN, op, cit. t. III, p. 310).
Ce qui causa aussi à Berlin, à Vienne ; à Pétersbourg et à Londres une réelle émotion, ce lut un discours du comte Félix de Merode. Depuis quelque temps, on était inquiet à Bruxelles au sujet des intentions de la Conférence et la Chambre des représentants avait entendu plusieurs fois l'écho de ces inquiétudes (M. Louis Hymans, dans son Histoire parlementaire de la Belgique, t. l, p. 649., col. l, a résumé les discussions qui eurent lieu à ce sujet).
\2. Le 26 décembre, par motion d'ordre, le comte de Merode demanda que, pour le cas où la violation du territoire belge serait tentée par des forces supérieures, le gouvernement invitât Louis--Philippe à placer des garnisons dans les forteresses belges de la frontière du midi.
(Note de bas de page) Le discours du comte F. de Merode mécontenta vivement Léopold 1er. Le Roi, dès le lendemain du jour où il fut prononcé, écrivait au chevalier de Theux : « Veuillez engager de ma part, le comte Félix de Merode à écrire pourtant un mot à des journaux tranquilles, tels que l'« Émancipation », dans lequel il dira nettement que l'étonnant discours qu'il a jugé à propos de faire, lui est personnel et nullement un acte du Gouvernement.
« Cette démarche devient d'autant plus nécessaire que j'avais vu M. de Merode mardi et que, dès lors son discours, mercredi, paraît le résultat d'une entrevue avec moi.
« Je crains pour la tête du comte Félix car il n'aurait certainement pas fait un pareil discours l'année dernière.
Le comte F. de Merode était grand partisan d'une alliance très intime avec la France et même d'une alliance exclusive. Le 1er janvier 1839, il écrivait de Paris au chevalier de Theux :
« On ne peut se figurer le tort que nous ont fait en France les fins politiques qui ont cherché à isoler la Belgique de la France, à quêter les alliances ailleurs et montré la plus grande indifférence pour notre seul allié sincère. Ils n'ont pas réussi le moins du monde à nous concilier nos ennemis et ils ont eu le talent de refroidir considérablement nos amis. Sans les constants efforts du petit nombre de Belges de mon espèce qui n'ont pas assez de hauteur de vues politiques pour oublier les services rendus et la conformité des institutions, nous serions sans aucun appui en France, et on n'y prendrait de nos affaires d'autres soucis que ceux qui naîtraient des intérêts directs et positifs des Français. Voilà le résultat d'une politique purement matérialiste. »
Léopold 1er reprochait au comte F. de Merode de ne pas assez tenir compte dans ses jugements et sa politique du danger que pouvait faire courir à notre pays le rêve annexionniste caressé par certains esprits en France.
« C'est un homme, écrivait à propos du comte F. de Merode, le 5 février 1839, le comte Serurier au comte Molé, dont je diffère fort depuis quelque temps, mais, après tout, à part des exagérations de zèle, plein d'honneur, de désintéressement et de patriotisme vrai. Il y a toujours quelque chose à faire avec de tels hommes » Arch. du Min. des Aff.. étr. à Paris, Belgique, 17, n° 13. (Fin de la note)
M. Devaux, (page 263) et après lui M. le chevalier de Theux, firent observer que l'orateur n'avait pas présenté de proposition appelant un vote et ils suggérèrent à la Chambre de passer à l'ordre du jour. De son coté, M. Dumortier, bien inspiré ce jour là, rappela qu'une loi de 1831 autorisait le gouvernement à réclamer l'intervention de troupes étrangères pendant toute la durée de la guerre. Le cabinet disposait donc des pouvoirs nécessaires et l'orateur estimait que, pour le reste, il fallait avoir confiance dans les intentions des ministres. Cette remarque amena le comte Félix de Merode à retirer sa motion. Elle n'en avait pas moins été faite et elle devait naturellement produire une impression déplorable sur les gouvernements britannique, autrichien, prussien et russe qui, excipant de la Convention des forteresses, pouvaient se croire en droit, dans certaines éventualités, d'occuper les places que le comte de Merode proposait de livrer à la France contre laquelle elles avaient été élevées.
Une lettre de M. van de Weyer, expédiée le 1er janvier de Londres, indique comment fut accueillie dans la capitale anglaise la malencontreuse proposition du comte Félix.
« Vous vous feriez difficilement, disait-il au chevalier de Theux, une idée dé l'effet qu'a produit à Londres la motion de M. le comte Félix de Merode. Depuis longtemps les tories sont habitués à nous peu ménager ; aujourd'hui ils ne gardent plus aucune mesure et la presse libérale tient, envers la Belgique, un langage tout aussi sévère. C'est, dit-elle, une révolution coutre toute l'Europe que l'on veut tenter à Bruxelles, au mépris de la foi due aux traités et d'engagements solennellement contractés. Elle nous avertit que notre cause perd, en Angleterre, la sympathie que l'on avait pour elle ; et je ne puis vous dissimuler qu'en parlant ainsi, la presse anglaise exprime l'opinion de la plupart des hommes politiques influents du pays. Le ministère, en insistant à l'unanimité comme il le fait, sur l'exécution pure et simple des stipulations territoriales du 15 novembre et en s'associant aux trois cours du nord pour signifier un ultimatum aux deux pays dans le courant du mois de janvier, est sûr d'obtenir l'approbation de tous les partis ; et si quelques membres du Parlement, appartenant au parti radical, avaient eu l'intention de faire entendre quelques accents de regret sur le sort réservé aux populations cédées du Limbourg et du Luxembourg, rien ne pourrait être plus propre à les faire renoncer à ce projet que la motion d'un ministre d'État belge, membre du conseil, tendant à faire occuper nos forteresses par des troupes françaises et à se faire un jeu de l'indépendance nationale et des traités européens. Je regrette, monsieur le ministre, que la déclaration que vous avez faite incidemment à ce sujet ne puisse pas recevoir une plus grande publicité (Nous ne possédons pas le texte de la déclaration de M. de Theux dont parle M. van de Weyer).
En présentant sa motion, le comte Félix de Merode ne répondait-il pas inconsciemment au désir de plusieurs hommes politiques français ? Qu'on se rappelle ce qu'avait écrit, le 12 juillet 1838, M. van Praet au chevalier de Theux, de la part du roi (Voyez page 105). La perspective d'occuper les forteresses belges aurait peut-être pu pousser un parti important en France à peser sur le cabinet des Tuileries pour qu'il intervînt en faveur de la Belgique menacée par les autres Puissances garantes. Mais une fois les troupes françaises entrées dans nos places, n'eût-il pas, comme le craignait Léopold 1er, été malaisé de les en faire sortir. Dans ce cas, c'en eût été fini en réalité de notre indépendance. Le comte de Merode, dont on ne peut suspecter le patriotisme, ne paraît pas avoir soupçonné ce danger que renfermait sa proposition.