(Paru à Bruxelles en 1839, chez Meline, Cans et compagnie)
(page 117) Depuis que la nouvelle de l'insurrection bruxelloise était parvenue à Paris, il ne cessait de se présenter à moi de nombreuses députations de Belges y exerçant une industrie quelconque, et de Parisiens, pour la plupart du faubourg St-Antoine, qui venaient m'offrir des milliers de combattants déterminés à vaincre ou à mourir. Sans repousser positivement des secours qui pouvaient devenir fort utiles, d'autant plus qu'ils auraient donné à la révolution belge l'appui moral de la révolution de Paris, avec l'engagement pris, si ce n'est par le gouvernement, du moins par le peuple français, de s'unir aux Belges pour les délivrer de leurs oppresseurs, je faisais toucher du doigt à ces intrépides volontaires qu'il y avait pour le moment impossibilité d'accepter leurs services. En effet, le (page 118) peuple ne s'était montré à Bruxelles qu'un moment, et sa vengeance satisfaite sur les instruments les plus actifs du despotisme de Guillaume, il semblait s'être retiré de la scène pour, comme le disaient ses chefs prétendus, rentrer dans l'ordre. Et ces chefs, tantôt directeurs, plus souvent enrayeurs du soulèvement, ne paraissaient craindre autre chose que de tomber dans la révolte ouverte, c'est-à-dire de trop bien réussir. Aussi, répétais-je sans me lasser aux volontaires belges et parisiens, que leur arrivée à Bruxelles serait le signe certain d'une guerre ouverte ; que par conséquent elle contrarierait ceux qui y étaient momentanément à la tête des affaires et qui, s'ils ne les menaient pas avec toute l'ardeur que nous eussions voulu, avaient probablement pour cela des raisons que nous ignorions, et n'agissaient en tout cas comme ils faisaient que dans les intentions les plus pures. Je leur conseillais en conséquence d'attendre : mais aussi je les priais de se tenir prêts à tout événement, le temps devant nécessairement attirer en dernière analyse en Belgique sur la dynastie des Nassau, quoique plus lentement qu'en France, le caractère national y étant aussi énergique mais beaucoup moins vif, la même catastrophe qui avait mis fin à la dynastie de la branche aînée des Bourbons.
Cependant, je ne laissais pas écouler un jour sans (page 119) donner avis à mes amis de Belgique de ce qui se passait à Paris, de l'enthousiasme qu'y avait excité leur levée de boucliers, de l'accusation de timidité et d'hésitation qu'on faisait peser sur eux, et des offres qui de toutes parts m'étaient faites et dont il ne tenait qu'à eux de profiter. Je leur demandais : « Voulez-vous les hommes qui se présentent pour combattre avec vous et pour vous ? Belges, Français, Polonais, Allemands, Italiens, Espagnols, tous mettent leurs bras et leur sang à votre service. Un seul mot, et ils partent. Donnez-moi des instructions et elles seront suivies à la lettre. » Je ne reçus ni instructions, ni réponse, ni même un simple accusé de réception. Seulement, par un articule ! de quatre lignes inséré au Belge du 4 septembre, je sus que mes lettres étaient parvenues. Et vraiment, c'était miracle ; car le monopole de la poste aux lettres était demeuré aux mains des Hollandais, ainsi que la perception des contributions, et, sauf quelques commissions de circonstance, toutes les autorités encore étaient hollandaises. Le Belge disait que je ne demandais qu'un signal pour faire marcher, au secours de leurs frères menacés, des milliers de Français et de Belges.
Une lettre écrite par M. de Gamond, défenseur et ami de M. Tielemans (8 septembre) vint m'instruire du (page 120) véritable état des choses. On voulait, y était-il dit, rester dans l'ordre légal, comme si on n'en était pas sorti depuis quinze jours. « Il paraît que les Belges qui se trouvent en grand nombre à Paris, et qui n'attendent qu'un signal pour venir à notre secours, ne recevront pas le mot d'ordre qu'ils désirent. Il y a ici quelques personnes qui craignent le retour de M. de Potter avec eux, parce qu'il suffirait à celui-ci de poser le pied sur notre sol pour être suivi à l'instant de tout le peuple qui l'aime et qui met en lui une confiance sans bornes. Cet entraînement déplairait fort à quelques gens qui veulent s'arranger, et qui voient dans M. de Potter un obstacle à leurs arrangements. »
Dès lors, sans changer le moins du monde d'idées et de principes ; ne voulant que le bien sans qu'il m'importât qui le ferait et comment ; n'ayant pas plus l'amour-propre de prétendre que ce fût par moi, que l'ambition de faire en sorte que ce fût pour moi que la Belgique reconquit son indépendance ; ne doutant pas un instant d'ailleurs que cette indépendance ne fut la conséquence de la révolution qui devait finalement résulter de la collision toujours flagrante entre l'entêtement de Guillaume à vouloir maintenir son despotisme et la ferme résolution du peuple belge à ne plus le subir : je fis tous mes efforts pour rassurer et ménager les hommes que (page 121) leur position forcerait tôt ou tard eux-mêmes, soit de diriger la révolution éclatée malgré eux, soit de pousser de bonne ou de mauvaise grâce à en hâter l'explosion. Je craignais, en leur laissant la moindre arrière-pensée sur mon compte, de les porter à entraver la marche du peuple et à comprimer son élan. A cet effet, tout en pressant comme j'avais fait jusqu'alors la succession des événements et en garantissant à mes amis qu'ils n'avaient qu'à préparer de l'argent et des armes, que les hommes ne leur manqueraient pas, je me fis un devoir de terminer toutes mes lettres par l'assurance formelle que je ne retournerais pas en Belgique ; que je les laisserais librement faire ce qu'ils voudraient et comme ils le voudraient ; que je ne les troublerais en rien, voulant me borner à leur donner les conseils que je croirais utiles et les secours qu'ils me demanderaient. « Ne craignez rien, leur disais-je (11 septembre) ; je suis ici et j'y reste. Je vais à Lille le 20, mais c'est uniquement pour prendre ma mère : je me m'arrêterai que douze à quinze heures au plus, sans jamais sortir des portes de la ville du côté du nord... Je me tiendrai tranquille comme vous le demandez, c'est-à-dire que je vous laisserai tranquilles. » Je n'avais aucun souci des arrangements dont j'étais bien sûr que Guillaume n'aurait pas consenti qu'ils se rendissent coupables (page 122) avec lui ; et, Guillaume renvoyé, je ne prévoyais pas encore qu'il y aurait eu à s'arranger avec personne.
Ce raisonnement était-il juste ou faux ? ce n'est pas de cela qu'il s'agit ; ce fut le raisonnement que je fis. Je ne trace pas ici l'apologie de ma conduite. Je dis seulement ce qu'elle fut et pourquoi elle fut telle.
Du reste, tandis que je répétais sous toutes les formes dans mes lettres à Bruxelles que je n'avais pas même l'idée d'aller en Belgique, mes amis, comme s'ils n'eussent point été bien convaincus de ma sincérité, m'exhortaient dans chacune des rares réponses qu'ils faisaient à ces lettres, à demeurer en repos et où j'étais. « Vous devez, m'écrivait l'un (je pourrais mettre les noms, car j'ai devant moi toute la correspondance : mais j'ai pris sur moi de ne nommer personne que lorsque la chose est absolument inévitable), vous devez griller d'être ici (6 septembre) ; mais différez : c'est l'avis de tous ceux qui vous aiment, c'est-à-dire de tous ceux que je rencontre. » - « Vous pourriez, me disait un autre (10 septembre), vous porter à Valenciennes ou à Lille : un de nous s'y rendrait, pour s'entendre. » - « Que M. de Potter reste aux frontières, c'est ce qu'on chargeait un troisième de me signifier, et qu'il attende le signal (12 ou 13 septembre). » — .... « Qu'il ne passe point le Rubicon ; car on ne veut pas la guerre. On obtiendra (page 123) des concessions légalement sollicitées, et tout sera dit. »
Enfin un des hommes le plus énergiques et les plus désintéressés, pécuniairement parlant, de l'opposition mi-légale, mi-insurrectionnelle de mon pays, celui dans l'influence duquel j'avais le plus de confiance, m'écrivit le 16 septembre, et sa lettre bouleversa toutes mes idées sur ce qui s'était fait et devait se faire encore en Belgique. Il ne voyait, lui, que la France et notre réunion à ce royaume, tandis que je savais fort bien et qu'on m'avait récemment confirmé de Bruxelles : « que la volonté populaire contraire à la réunion n'avait jamais été plus généralement ni plus fortement manifestée. » L'ami en question n'en avait pas moins travaillé exclusivement dans le sens de la France. « Le 2 ou le 3 août, me disait-il, j'ai demandé à Paris qu'on s'expliquât sur les limites du Rhin, garantissant un succès complet... Le 15 j'ai été mis en rapport direct avec un agent du gouvernement français, qui m'a dit positivement qu'il fallait tout calmer et arrêter toute explosion pendant une année ; confirmant la résolution du gouvernement français de ne pas intervenir, lors même que les Prussiens entreraient ici (à Bruxelles). Dans cet état de choses, force me fut de tout calmer, et j'ai pris l'engagement de faire tout ce qui dépendrait de moi à cet effet. »
(page 124) « Le 20 août (je copie toujours la même lettre) plusieurs personnes m'ont pressé d'indiquer l'époque prochaine pour le mouvement ; je suis parvenu à leur faire comprendre l’intempestivité de leur zèle, et les ai invitées à renoncer momentanément à tout projet. » Ayant ensuite parlé de l'échauffourée du 25, mon ami ajoutait : « Beaucoup de ceux qui auraient pu diriger le mouvement étaient absents ; les autres, fidèles à la consigne, ont voulu l'arrêter : de là incertitude, défaut de direction, et par suite mouvement désordonné de la part du peuple, qui eût agi merveilleusement s'il eût été bien dirigé. »
L'ami me reparlait ensuite de ses efforts pour tout apaiser, et, en donnant aux événements une couleur légale, pour en profiter, du moins dans le sens d'obtenir le redressement des griefs. Une conversation qu'il eut avec le ministre de l'intérieur à la Haye fut pour lui un trait de lumière : « Je conçus dès lors, dit-il, le projet de la séparation du nord et du midi. » Ce projet, je l'avais, moi, à qui cet ami s'adressait, énoncé plusieurs fois du fond de ma prison ; je l'avais surtout publié d'une manière fort claire dans ma Lettre de Démophile au roi, dès décembre 1829 ; el je venais tout récemment encore (24 août) de donner au roi le conseil de provoquer lui-même la séparation le plus tôt possible, s'il voulait continuer à régner (page 125) sur les deux parties du royaume. Quoi qu'il en soit, la lettre qui était fort longue contenait après cela les prévisions les plus sinistres, et des imprécations contre la France qui n'avait pas osé se montrer lorsque les circonstances étaient favorables : « Elle trouverait encore aujourd'hui 200,000 Belges qui défendraient la ligne du Rhin avec enthousiasme et fanatisme. Dans trois ou six mois, lorsqu'elle sera forcée de faire la guerre, notre paix sera faite avec le gouvernement, et elle aura 60,000 Belges à combattre. »
On le concevra sans peine : une pareille lettre me mit hors de moi. Que pouvais-je espérer encore, quand celui que j'avais regardé comme l'âme du mouvement belge n'avait voulu que faire servir la Belgique à arrondir l'empire français, et que, faute du courage nécessaire au chef de cet empire pour nous accepter, il ne voyait plus, lui, de salut pour sa patrie que dans notre paix avec le gouvernement ?
Apres cela, une expression employée par mon correspondant, par légèreté peut-être plus qu'avec intention, m'avait affligé profondément. En me rendant compte du conflit qui s'était élevé entre les bourgeois qui ne voulaient que la conservation de leur bien-être, n'importe comment ni sous qui, et le peuple qui voulait l'indépendance et la liberté à tout (page 126) prix, entre celui-ci qui demandait des armes pour combattre les Hollandais, et ceux-là qui les refusaient de peur que le peuple ne pillât les boutiques, mon ami disait : « J'appris qu'on avait été obligé de faire feu sur le peuple, et que nous avions ainsi perdu notre chair à canon. » Ce mot qui, de la part même de Napoléon, m'a toujours paru d'une atrocité plus révoltante que tout ce qu'ont pu dire de plus monstrueux les terroristes de 93, devenait à mes yeux dans la bouche d'un aspirant homme populaire, quelque chose d'inqualifiable sur quoi ma pensée refusait de s'arrêter et qui me serrait le cœur.