(Paru à Bruxelles en 1839, chez Meline, Cans et compagnie)
(page 97) Je ne tardai pas à comprendre qu'il s'était opéré un changement marquant dans les choses, changement qui, comme il est d'habitude, en entraînait un à son tour chez la plupart des hommes. L'opposition belge, frappée de stupeur et de crainte, fléchissait sensiblement ; le gouvernement, après lui avoir fait subir sa toute-puissante colère, voulut bien montrer spontanément quelque indulgence et concéder de légères faveurs. Sans se rappeler ce que j'avais si souvent répété, savoir, que la liberté ne s'accepte pas, qu'elle se prend, l'opposition accueillit avec joie et reconnaissance l'arbitraire des arrêtes redressant en partie les griefs de la langue et de l'enseignement auxquels des arrêtés arbitraires avaient donné lieu ; elle avait déjà oublié qu'il importe peu que, (page 98) sous le règne du despotisme, le nombre des griefs soit plus ou moins grand, ne pouvant jamais y avoir de liberté aussi longtemps que le despotisme peut, à son gré, redresser les griefs anciens ou en faire naître de nouveaux.
L'abbé Van Bommel, devenu évêque de Liége, avait donné le signal du concert de bénédictions qui bientôt applaudit de toutes parts aux preuves de la sagesse du maître et de la bonté du roi.
Il semblait donc aux gens si nombreux qui ne voient que les dehors des choses et ne les pénètrent jamais au fond, que le gouvernement avait vaincu sans retour ; et parce que, hors quelques hommes trop compromis pour espérer encore de faire leur paix, tous les autres (je parle des hommes qui se mettent en avant, des faiseurs) paraissaient chercher par leur humble silence à se faire pardonner le crime de n'avoir pas toujours été aussi prudents, on croyait généralement que l'émancipation de la Belgique était, sinon avortée à jamais, du moins pour longtemps ajournée. On croyait aussi que notre cause personnelle à nous était perdue pour tout de bon ; que nous n'étions plus rien et par conséquent plus d'aucune utilité ; que nous étions moralement, c'est-à-dire bien plus que civilement morts : l'on nous oublia en Belgique, comme si nous avions été, non à quelques (page 99) lieues de Bruxelles, mais au Brésil, où un agent de don Pedro nous proposa précisément alors de nous transporter, ou en Sibérie, où le beau-frère de notre prince héréditaire aurait bien voulu pouvoir nous envoyer. Je ne fus pas le premier à m'apercevoir de cet abandon de la part de nos compatriotes ; mes camarades d'exil me le firent sentir, et quel que fût mon optimisme lorsqu'il s'agit de mes semblables, je ne pus me refuser entièrement à l'évidence. Mais je n'ai jamais limité l'opposition à quelques hommes de plume et de parole, qui semblent toujours avoir tout fait parce qu'ils élèvent la voix au-dessus de toutes les voix, et que, lorsque l'on fait réellement, ils se donnent beaucoup plus de mouvement que ceux-là mêmes qui font. A mes yeux, l'opposition véritable c'est le peuple ; et je sais que le peuple, s'il a une fois saisi une idée vraie ou qu'il ait éprouvé un sentiment profond, n'en perd jamais le souvenir, quand même ses prétendus guides cesseraient de les lui rappeler. Du reste, il me suffisait que la Belgique ne laissât pas échapper complètement le fruit de nos efforts, et, sous ce point de vue, j'étais tranquille : quant au profit ou à l'honneur qui pouvaient nous en revenir, je ne m'en occupais guère, ou pour parler plus exactement, je n'y avais jamais songé.
(page 100) Mais la découverte que mes camarades m'avaient aidé à faire, me mena à en faire une autre par moi-même et qui ne regardait que moi. J'avais jusqu'à ce moment toujours cru me tromper lorsqu'il me semblait remarquer que M. Tielemans ne me témoignait plus un attachement aussi ardent qu'autrefois : je pouvais me tromper encore, mais il me paraissait ne plus trouver la même cordialité dans mes relations avec mon ancien ami, que quand je sollicitais pour lui le gouvernement batave, ou que, plus tard, ma lutte avec ce gouvernement pouvait se terminer pour moi par un accommodement, si ce n'est honorable, du moins avantageux. Mieux éclairé, je compris que j'étais, moi individuellement, tombé le plus bas de tous, puisque, sans que je m'en fusse jamais douté le moins du monde, j'avais été hissé le plus haut. J'étais donc plus que personne devenu un bon à rien, ce qui était le moindre de mes soucis ; mais je fus sensible à l'idée que peut-être cela détachait de moi un homme sur lequel j'avais eu la faiblesse de croire que je pouvais compter dans toutes les fortunes : je le confesse, j'en fus péniblement affecté. Aussi me hâterai-je de glisser ici sur un sujet sur lequel je serai forcé de revenir encore plus tard.
Avant de parler de notre départ définitif pour la Suisse, je dois faire mention d'une circonstance (page 101) que, à cause des commentaires dont elle a fourni le texte, il m'importe de présenter telle qu'elle est. Lors de ma première condamnation, le public ne m'avait permis de satisfaire seul qu'à la partie de la peine qu'il n'avait pu partager : je fis les dix-huit mois de prison, outre les trois mois de détention préventive ; mais une souscription, de l'emploi de laquelle le Belge rendit compte, servit à payer, d'abord mon amende de mille florins, puis l'amende et les frais du procès de M. Ducpétiaux, enfin les frais du procès de MM. Jottrand, Claes et Coché-Mommens. Nos défenseurs déclarèrent ne rien vouloir accepter pour honoraires.
Après la condamnation au bannissement, une nouvelle souscription fut ouverte par tous les journaux ; elle produisit, dès le principe, une somme fort considérable en dons volontaires, et après cela une rente qui bientôt s'éleva assez haut et dont la perception devait durer aussi longtemps que l'exil des quatre condamnés. Un premier paiement, de mille florins me semble-t-il, me fut fait avant notre départ, et je déclarai alors, tant à la commission chargée du dépôt de l'argent versé qu'à mes compagnons d'infortune, que, les frais du procès soldés (ils s'élevaient à fort peu de chose, les défenseurs ayant comme la première fois refusé de rien recevoir), je ne partagerais (page 102) pas avec eux : c'était de ma part un devoir à remplir, puisque, malgré les pertes considérables que me faisaient essuyer de pesantes charges auxquelles il m'était impossible de me soustraire, la vente à vil prix de tout mon mobilier et une absence forcée de ma patrie et de mes intérêts pendant plusieurs années, cependant je pouvais, à tout prendre, y faire face sans, pour cela, manquer de rien ou appauvrir notablement mes enfants. Je ne vis jamais dans cet acte, que quelques-uns firent passer pour une preuve d’orgueil, tandis que d’autres m’accusaient d’avarice pour ne pas avoir fait ce que néanmoins j’avais fait réellement, qu’un acte de justice. A Paris, je reçus par le canal de M. Ducpétiaux un second envoi, cette fois de deux mille florins, que je remis intégralement à M. Tielemans, comme j'avais fait du premier.
Pendant notre séjour a Vaels, la curiosité nous attira quelques visites : nous reçûmes, entre autres, celle de M. Charles Rogier, depuis ministre et gouverneur pour le compte du roi Léopold. La conversation s'étant engagée sur le procès du Politique, dont ledit M. Rogier était un des rédacteurs, je me rappelle fort bien, parce que l'aveu me frappa, que le journaliste liégeois témoigna toute la répugnance qu'il se sentait pour la prison, et nous fit clairement entendre qu'il croirait acheter trop cher l'émancipation (page 103) des autres s'il fallait qu'il la payât, lui, de trois mois de réclusion. J'étais, me paraît-il, assez mal choisi pour une pareille confidence : et le reproche indirect d'avoir inconsidérément sacrifié ma liberté doit sembler singulier aujourd'hui dans la bouche d'un homme que la révolution a comblé de ses faveurs aussi aveuglément que l'eût pu faire la fortune elle-même.
Deux mots encore sur notre semi-détention à Vaels. Nous y faisions de l'union en théorie et en pratique. MM. Bartels et de Néve vivaient en vrais croyants et bons catholiques ; M. Tielemans et moi avec nos familles, nous faisions le contraire, et jamais cette application de liberté réelle en tout et pour tous dans les choses qui ne touchent pas directement aux droits positifs des citoyens, n'occasionna entre nous la moindre difficulté ni le plus petit refroidissement. Puisque j'ai nommé M. Bartels, je dois à la vérité de dire que. connaissant déjà l'un et l'autre les principes qui nous animaient tous deux même avant de nous être vus, l'intimité ne fit que confirmer l'opinion que nous avions également conçue de notre mutuelle franchise : et cette opinion, je crois pouvoir l'affirmer pour M. Bartels comme pour moi-même, n'a fait que se fortifier en nous par la suite. Aussi désintéressés ou, comme nos amis d'alors s'exprimèrent, (page 104) aussi dupes l'un que l'autre, nous n'eûmes jamais d'autre but que celui que nous avions hautement et clairement manifesté, le but de défendre les libertés de tous, et les droits de nos adversaires même avant les nôtres ; nous crûmes ne faire en cela que notre strict devoir, c'est-à-dire un acte de cœur et de sens, et nous fûmes toujours, tant lui que moi, éloignés, soit de nous adjuger une part quelconque à la curée des places lorsque nous étions les maîtres d'en disposer nous-mêmes, soit d'en mendier les restes lorsque d'autres en disposèrent après nous.
Le 31 juillet nous apprîmes les événements de France. Nos papiers étaient en règle, c'est-à-dire que nous avions reçu la permission formelle du landamman du canton de Vaud pour résider à Lausanne, et celles du grand-duc de Bade, du grand-duc de Hesse, du bourgmestre de Francfort-sur-le-Mein, et des autorités de la confédération germanique à Mayence, pour traverser les états sous leur dépendance, condition à laquelle la Prusse nous avait également promis le passage par ses provinces rhénanes. Craignant, et je pense avec beaucoup de raison, que le gouvernement batave, qui s'était si fort hâté de nous renvoyer de Belgique parce qu'il s'était entendu avec le ministère Polignac pour que nous ne fussions pas reçus en France, à présent que la révolution (page 105) de juillet nous avait ouvert les portes de Paris, aurait mis le même empressement à empêcher notre départ, et redoutant plus que toute autre chose d'être séquestrés dans quelque forteresse de la Hollande, nous demandâmes nous-mêmes et sans aucun retard notre expulsion, à laquelle, disions-nous, notre arrêt de condamnation nous donnait un droit acquis. Le 1er août en effet, après avoir témoigné au bourgmestre de Vaels toute notre gratitude pour les égards dont il n'avait cessé de nous entourer, nous quittâmes le sol belge, sur le soir, et allâmes coucher à Aix-la-Chapelle.