(Paru à Bruxelles en 1839, chez Meline, Cans et compagnie)
(page 132) Le moment où j'embrassai ma mère, à qui j'avais bien cru en quittant la Belgique dire un dernier adieu, fut un des plus doux de ma vie. Je comptais repartir avec elle pour Paris dès le lendemain de mon arrivée ; mais plusieurs de mes amis que j'avais trouvés à Lille me retinrent, et d'ailleurs les événements de ma patrie se pressaient au point que la nouvelle du dénouement, dans un sens ou dans un autre, était attendue à chaque heure. Tous les chefs de l'insurrection avaient désespéré de leur cause. Je ne citerai que MM. Gendebien, Vleminckx et Pierre Rodenbach, qui m'étaient le plus connus. M. Gendebien se rendit bientôt à Valenciennes (le 20 septembre) : je l'y suivis, précisément assez à temps pour voir arriver M. Van de Weyer (le 22), qui nous annonça que définitivement tout était perdu. Les autres révolutionnaires que je vis à Valenciennes, (page 133) entre autres MM. Vanderburcht et Moyard, me blâmèrent amèrement de ce que je n'avais pas changé de nom et, autant que faire se pouvait, de figure ; comme si ma présence avouée les eût compromis, même sur la terre étrangère. Du reste, tout et tous sans exception étaient au découragement, à l'abandon, à la débandade.
N'ayant rien à faire pour le moment là où ma mère n'était pas, je retournai à Lille, après avoir instamment prié MM. Gendebien et Van de Weyer de m'écrire s'ils m'estimaient propre à rendre quelque service à notre commune patrie, à nos concitoyens et à eux-mêmes. Tout en croyant plutôt à la nécessité de me rejoindre sous peu eux-mêmes à Paris, ils promirent de me tenir au courant de ce qui se passerait. La gravité de leur position fut probablement ce qui leur fit oublier cette promesse.
Arrivèrent les mémorables journées de septembre. Le peuple, attaqué par des forces redoutables, délaissé de ses directeurs, sans organisation, sans chef, sans armes en quelque sorte et sans munitions, n'écouta que ses inspirations généreuses et soutint le choc de l'armée hollandaise ; et après quatre jours de combat il la força de battre en retraite. Avant ce moment décisif, le club patriotique de Bruxelles avait proclamé un gouvernement (page 134) provisoire composé de MM. Gendebien, Van de Weyer, d'Oultremont, de Stassart, Raikem et moi. Messieurs d'Oultremont, de Stassart et Raikem crurent devoir se soustraire au périlleux honneur qui leur était offert. MM. Gendebien et Van de Weyer retournèrent à Bruxelles, lorsque déjà les Hollandais, d'agresseurs qu'ils avaient été, s'étaient vus réduits à prendre la défensive. Voici quelle fut ma conduite.
Les premiers bruits qui me parvinrent à Lille de la victoire du peuple belge, me firent espérer que MM. Gendebien et Van de Weyer s'empresseraient de me donner le mot d'ordre convenu, afin qu'appelés tous trois à partager les mêmes dangers, nous nous rendissions ensemble au poste que nos concitoyens nous avaient assigné. Lorsque je sus leur départ pour la Belgique, je me hâtai de les suivre. Je partis de Lille, le 27 septembre au soir, avec MM. Vleminckx et Rodenbach, dans le cabriolet de ce dernier. Le lendemain, de bonne heure, nous avions franchi les frontières.
Je l'avoue : je cédais à la voix du devoir ; et j'y cédais sans entraînement et, pour ainsi parler, par force. Tout ce qui m'était arrivé depuis mon départ pour l'exil avait singulièrement modifié mes idées, sinon sur les choses, du moins sur les hommes qui se mêlent aux choses, les disposent, les combinent (page 135) et souvent les gâtent. Je ne dirai pas que le dégoût m'eût encore saisi, mais certes l'espoir ne me soutenait plus comme autrefois ; je l'avais laissé, cet espoir, avec la confiance dans ceux qui m'entouraient, à ma cellule des Petits-Carmes. Cependant le peuple avait prononcé mon nom ; il m'avait appelé lorsqu'il était menacé dans son existence : il y aurait eu ingratitude de ma part, autant que lâcheté, à ne pas accourir à sa noble voix. Mais, plus j'avançais, plus les détails que j'apprenais sur les combats de Bruxelles me démontraient que le peuple avait vaincu complètement et de manière à ne plus devoir que régulariser les conséquences de son héroïque courage. Qu'avais-je voulu ? rien, franchement rien que ce qui était déjà un fait consommé ; savoir, l'expulsion des ennemis de la Belgique : et cela le peuple l'avait fait seul. Il ne me restait qu'à me retirer : car, puisqu'il ne m'avait pas été accordé de mourir avec mes concitoyens qui m'invoquaient au moment suprême, ce moment passé, je voulais laisser à d'autres l'avantage gratuit de triompher avec ces mêmes concitoyens, si intrépides pour reconquérir leurs droits sur l'oppresseur qui les leur ravit, si faciles à abandonner ces droits aux intrigants, qui, sous prétexte de servir la patrie, l'exploitent. Je revins donc à ma première résolution, celle de retourner à Paris, et l'annonçai par quelques (page 136) lignes adressées à MM. Gendebien et Van de Weyer, membres du gouvernement-provisoire de la Belgique.
Je délibérais encore si j'irais attendre à Lille la réponse à ma lettre ou si je m'arrêterais quelques heures sur la route de Bruxelles, lorsque, coup sur coup, arrivèrent de cette ville des personnes que je ne connaissais point, mais qui toutes me pressaient d'avancer et de me rendre aux vœux du peuple : je me vis finalement comme enlevé et transporté, pour ainsi dire, malgré moi, là où la fortune me préparait tant de traverses et de si poignants chagrins. D'Enghien jusqu'à Bruxelles, ce ne fut plus qu'une marche triomphale, et à Bruxelles même ce fut un enthousiasme qui tenait du délire. Les rues, les fenêtres, les toits des maisons offraient des milliers de spectateurs, qui tous étaient animés d'un même sentiment et ne poussaient qu'un seul et même cri. Des combattants des quatre journées et jusqu'à des blessés portaient (cette expression doit être prise ici à la lettre) le cabriolet dans lequel je me trouvais, et qu'aucun cheval n'aurait pu traîner par-dessus les barricades dont toutes les rues étaient coupées. J'étais, je dois le dire, malade d'émotion ; mais, à cette émotion se joignait une tristesse profonde que je ne pouvais vaincre, même en me livrant autant qu'il était en moi (page 137) aux impressions flatteuses que me causait l'enthousiasme de mes concitoyens.
Cet enthousiasme, ou plutôt ce fanatisme, l'avais-je bien mérité ? Non, certes ; je ne me faisais là-dessus pas la moindre illusion : j'avais, il est vrai, fait des sacrifices à la défense des droits du peuple ; j'avais, pour qu'il recouvrai sa liberté, expose la mienne propre : mais ce que j'avais dit, lui, il l'avait fait, et je n'avais pas même été témoin de son courage et de s :i victoire. J'aurais donné ma vie pour faire son bonheur : mais pouvais-je y parvenir ? En aucune manière. Je ne pouvais même pas réparer les maux matériels que lui avait causés et que lui causerait longtemps encore la révolution qu'il venait de terminer si glorieusement et à laquelle mes paroles l'avaient puissamment excité. Cependant tous ces yeux tournés sur moi, ces bras tendus, ces cris unanimes me demandaient, avec la liberté, l'ordre, la paix et le bien-être. Il aurait fallu être plus qu'un homme pour satisfaire ces désirs si légitimes tout à la fois et si impérieux.
Et puis, la faveur populaire, au degré d'exagération où elle était montée, était une véritable passion, d'autant moins constante qu'elle était plus excessive, c'est-à-dire plus déraisonnable. Le peuple, bientôt frustré de ses espérances, ne m'accuserait-il pas même du (page 138) mal auquel il n'aurait pas été en mon pouvoir de le soustraire, et ne me haïrait-il pas pour le bien dont il ne dépendait pas de moi de le faire jouir ? Et alors par combien d'avanies et de supplices ne me ferait-il pas payer ses transports du moment et ses acclamations ?
En outre, que de fois n'avais-je pas vu moi-même ces transports et entendu ces acclamations prodigués à des rois pour qui ils étaient la garantie de leur despotisme ? Et ma carrière probablement serait assez longue pour que je fusse encore témoin de ces scènes affligeantes, peut-être même dans ma patrie, et peut-être pour célébrer des hommes qui se seraient opposés au peu de bien que j'aurais pu faire et auquel il n'était pas impossible qu'on songeât dès lors à mettre des obstacles.
Enfin, je sens si vivement la dignité humaine que tout ce qui la blesse, même dans les apparences extérieures, me froisse d'une manière pénible. Je l'avouerai : l'espèce d'apothéose que je subissais m'humiliait pour mes semblables, avec qui j'étais moins fier d'être homme depuis qu'ils me semblaient s'abaisser un peu au-dessous de l'humanité.