(Paru à Bruxelles en 1839, chez Meline, Cans et compagnie)
(page 259) Pendant ce temps-là, les doctrinaires du futur juste-milieu belge avaient trouvé moyen de réaliser leurs idées monarchiques favorites en faisant élire, comme mezzo-termine, le prince de Saxe-Cobourg, sujet anglais qu'ils francisèrent par son mariage avec une des filles de Louis-Philippe. Mais ce roi devait plaire aussi aux trois autres des cinq puissances qui, depuis l'acceptation par le gouvernement provisoire du second protocole, étaient devenues maîtresses absolues de la Belgique : or ces trois puissances voulaient que les provinces rebelles, comme les appelait le roi d'Angleterre lui-même, fussent le moins indépendantes, le moins riches et fortes, en un mot le plus nulles possible. Pour obtenir la permission de régner, il fallait donc que le prince de Saxe-Cobourg agréât la neutralité de la Belgique, le démembrement (page 260) de la Belgique, l'imposition sur la Belgique d'une dette ruineuse. Et pour que les doctrinaires eussent leur roi, il fallait que le gouvernement et le congrès mutilassent la constitution qu'ils venaient d'achever, de promulguer et à laquelle ils avaient juré d'être fidèles quand même... Un nouvel expédient fut trouvé pour, sans violer la lettre de la loi et sans se parjurer dans les termes, arriver cependant au but désiré, lequel atteint, la loi ne fut plus qu'un vain papier, la Belgique ne fut plus que ce que les rois, ses ennemis, avaient permis qu'elle fût, et les pages de la révolution furent arrachées de son histoire. Il est vrai qu'il y eut un roi, et que ce roi contenta beaucoup de monde.
Je continuai à crier ces vérités-là aussi haut que je pus, dans les journaux déjà nommés et dans les numéros suivants (la Tribune, 1er juin ; l’Avenir, 8, 12, 23 et 26 juin) : mais j'avais beau montrer l'abîme creusé par les protocoles, accuser de trahison la diplomatie belge qui en était l'instrument, de complicité le gouvernement belge qui les recevait, de lâcheté le congrès belge qui s'y soumettait : je prêchais dans le désert. Le congrès croyait avoir satisfait à tous ses devoirs en décrétant que le maintien de l'intégrité du territoire faisait partie de la constitution de l'Etat ; le régent, en jurant de nouveau que cette intégrité, (page 261) il la défendrait l'épée à la main ; le comité directeur (hormis deux membres, dont l'un était mon ami Bartels), en cessant de défendre contre le congrès qui l'avait violé, le décret du même congrès sur l'indivisibilité de la Belgique.
Ce congrès venait de se soumettre aux dix-huit articles préliminaires de l'acceptation du prince de Saxe-Cobourg, par lesquels le territoire belge était morcelé : après quoi Léopold 1er jura, lui aussi, de maintenir la constitution et l'intégrité du territoire dont elle avait fait une loi fondamentale ; et tout fut consommé.
Tant qu'il y eut un rayon d'espoir, je m'unis à la minorité opposante de la représentation belge (L’Avenir du 2, 8 et 14 juillet) pour faire toucher au doigt et à l'œil que l'offre de la Belgique à Saxe-Cobourg avait été conditionnelle et que, l'élu ne pouvant pas remplir la condition mise à son acceptation, cette acceptation devenait un refus ; pour inspirer au congrès la résolution ferme de ne plus élire personne, afin que les Belges terminassent leurs affaires par eux-mêmes et non par les plénipotentiaires des cinq puissances, à Bruxelles, non à Londres ; pour faire rougir le gouvernement du rôle si niaisement perfide auquel il se prêtait en livrant la Belgique à la discrétion de lord Ponsonby qui menaçait d'éteindre le nom belge, afin que M. White pût mieux la jouer et la salir ; pour (page 262) finalement faire appel à la guerre, non contre les Hollandais, opprimés comme nous, mais contre leur gouvernement qui voulait se réserver les moyens de nous opprimer de nouveau à la première occasion favorable, et pour nous délivrer à jamais de la diplomatie et de ses rois quels qu'ils fussent, Nassau ou autres, présents et futurs. Tout fut inutile : Léopold, je le répète, acheta la Belgique par un mensonge, et il s'assit sur un trône bâclé à la hâte des débris de l'Etat sur lequel il venait régner.
J'eus quelque curiosité de voir quels avaient été, sur une question qui ne les regardait d'ailleurs pas plus que moi, les votes des douze ou treize républicains qui avaient osé se prononcer au congrès en faveur de cette forme de gouvernement, si odieuse aux ennemis du bon marché. Je n'aurais moi, conséquent avec moi-même, voté pour personne, mais j'aurais protesté contre toute candidature royale possible : eux, ils avaient voté pour le roi Louis-Érasme, c'est-à-dire pour M. Surlet de Chokier qui, après avoir amusé le congrès au profit du prince d'Orange d'abord, puis de la France, puis de la combinaison anglo-française, avait fini par tromper, le mot est dur mais il est vrai, avait, dis-je, fini par tromper le peuple, en garantissant aux associations nationales l'intégrité du territoire dont il connaissait fort bien, lui, (page 263) la violation, puisque déjà les puissances l'avaient arrêtée et signifiée, que le congrès s'y résignerait, et que l'inauguration parjure de Léopold allait la rendre irrévocable.
Le régent fut gratifié d'une pension de 20,000 fr., du payement de laquelle on chargea le peuple belge, afin de récompenser royalement l’escobarderie diplomatique dont le pays était victime....
Je vivais de nouveau de ma vie de prédilection, la vie de famille. Entouré de ma femme et de mes enfants et attendant ma bonne mère d'un moment à l'autre, mes jours s'étaient remis à couler doucement entre les soins à donner à la première éducation de mes fils, et mes travaux historiques et littéraires. Je repris, à peine avais-je joui d'un peu de calme, mes recherches sur l'histoire du christianisme, et la rédaction des volumineux matériaux que je possédais déjà. Je n'abandonnai cependant pas entièrement l'arène politique. J'insérai deux articles dans l'Avenir (31 juillet et 14 août), le premier pour déplorer la funeste division qui, dès lors, commençait à éclater entre les nations française et belge, nations que la même position, les mêmes intérêts, les mêmes besoins matériels et surtout moraux devaient toujours faire marcher ensemble et d'un commun accord, quoique, tant que l'une ou l'autre le voudrait, (page 264) indépendantes l'une de l'autre, dans la voie de la liberté et de la civilisation. C'était, comme anciennement, diviser pour régner ; et le Nestor de la diplomatie européenne, M. de Talleyrand, avait fait de cette antipopulaire maxime une large application. Je répétai à ce propos, pour répondre aux accusations des Français d'avoir empêché la réunion, ce que j'avais depuis longtemps répondu aux accusations des Belges de l'avoir voulue : je dis que je ne m'y étais pas plus opposé que je n'aurais pu la réaliser, puisque le peuple belge la repoussait de tous ses moyens et de tous ses vœux. Et j'ajoutai que moi-même, bien que le peuple belge l'eût voulue, je l'aurais jugée aussi nuisible aux intérêts de la France de juillet qu'à la Belgique de septembre : car si celle-ci n'avait qu'à perdre en troquant sa véritable liberté contre la charte replâtrée de 1830, celle-là devait, avant tout, rassurer les peuples d'Europe sur les craintes que leurs gouvernements cherchaient à leur inspirer ; savoir, que la propagande révolutionnaire n'était rien autre chose pour la France qu'un moyen indirect de relever par des conquêtes sa domination impériale, en substituant aux différents despotismes domestiques le despotisme central et unique de la grande nation. Je démontrai l'absurdité des projets belliqueux des libéraux français qui, à peine avaient-ils (page 265) fait triompher chez eux le droit sur la force, invoquaient au dehors la force seule contre le droit, et disposaient des Belges comme de leur bien, uniquement parce qu'il n'y avait que trois millions et demi de Belges à réclamer ce droit contre la puissance de trente-cinq millions de Français ; et je signalai les aveux si naïfs du ministère français qui, reconnaissant la justice de cet étrange droit des gens au moyen duquel on adjuge la propriété du faible au fort, avait seulement déclaré prudent d'en ajourner l'exercice, en laissant la Belgique se consumer dans un provisoire ruineux, jusqu'à ce que la France eût été à même de ne plus courir aucun risque en la soumettant à ses armes victorieuses. J'expliquai de cette manière l'élection de Léopold, les Belges ayant préféré une ombre d'indépendance sous un vice-roi envoyé de Londres, au régime bureaucratique des neuf préfets qu'on leur eût expédiés de Paris.
En outre, un patriote gantois m'ayant écrit pour, au nom de ses amis politiques, me rappeler au pays, je lui dis nettement pourquoi j'avais quitté la Belgique, pourquoi j'en demeurais éloigné, et dans quelles circonstances seulement j'y retournerais.
Dans cette année 1831, je publiai à Paris une brochure, intitulée : De la révolution à faire, d'après l'expérience des révolutions avortées. Mon dessein était (page 266) de prouver que toute réforme violente doit avoir pour but et pour résultat l'amélioration de la condition du peuple. Je crois aujourd'hui que je me trompais en partie sur les moyens, puisque je me bornais à demander la réforme de l'assiette de l'impôt. Mais la protestation que j'émettais contre le tripotage des exploiteurs de révolutions n'en était pas moins consciencieuse et bonne. Ma brochure fut traduite en italien.