(Paru à Bruxelles en 1839, chez Meline, Cans et compagnie)
(page 242) Il me parut enfin que le moment était venu de se montrer et d'agir. Le duc de Nemours, officiellement refusé par le roi des Français, avait été élu par le congrès national sur la promesse officieuse du même roi, promesse solennellement placée sous la garantie d'une parole d'honneur, de l'accorder aux vœux de la nation : et le président, à la tête d'une députation de neuf membres de cette assemblée constituante et souveraine, était à Paris pour solliciter l'agrément de la nouvelle cour. Mais cette cour, revenue à ses premières craintes, n'osait pas, malgré qu'elle le désirât beaucoup, passer outre, et nous savions déjà à Bruxelles que nous en serions pour les frais et la honte de notre nomination. Je résolus alors de me réunir à la Société populaire, qui m'avait fait offrir (page 243) sa présidence et qui devait se reconstituer sous le titre d'Association pour l'indépendance nationale.
Mais avant de rien entreprendre, je m'adressai directement au congrès (13 février). Après avoir répété ce que j'avais dit sous tant de formes, savoir, que l'adoption du principe monarchique aurait pour conséquence inévitable l'intervention des puissances étrangères, je posai en fait que les cinq cabinets du foreign-office en intervenant, n'avaient jusqu'alors eu d'autre but que de replacer le prince d'Orange sur le trône de Belgique, et que pour cela elles avaient prolongé et prolongeraient encore le provisoire qui nous tuait, afin que, de guerre lasse, nous cherchassions un refuge dans les bras du fils ainé de notre ancien maître. Tout autre choix, celui du duc de Nemours compris, serait annulé. L'assemblée ne pouvait donc maintenir ses décisions sur l'exclusion des Nassau et sur l'indépendance de l'Etat qu'en réformant son décret sur la monarchie.
Le lendemain l’Association pour l'indépendance émit son premier acte, qui était un engagement d'honneur, pris par tous les membres, d'employer tous les moyens légaux pour 1° assurer le maintien de l'indépendance ; 2° rendre irrévocable l'exclusion des Nassau ; 3° comme seul moyen réel et praticable d'atteindre ce double but, provoquer et faire consacrer (page 244) par le pouvoir constituant l'adoption de la forme républicaine et l'élection d'un chef de l'Etat indigène et pour un temps déterminé. Plus de cinquante signatures furent apposées le soir même après celles du bureau. M. Tielemans était présent à cette première réunion ; il ne se remontra plus.
Le 18 février, on vit paraître un manifeste de l'Association pour l'indépendance nationale : il était adressé au peuple belge. Ce manifeste contenait ce qui avait été arrêté la veille et ce que j'avais exposé dans ma pétition au congrès, qui venait d'être appuyée par une seconde pétition qu'avaient signée soixante-neuf patriotes. L'association faisait surtout appel au dégoût inspiré par le provisoire, au désir d'avoir un gouvernement national, à la haine du prince d'Orange, à l'amour de l'indépendance et à l'honneur belge.
Peu de jours après (20 février), nouvelle pétition au congrès au nom de l'Association pour l'indépendance et signée par son bureau. Nous repoussions de tous nos moyens les propositions faites par les doctrinaires monarchistes pour neutraliser le coup que leur avait porté le refus du duc de Nemours ; savoir : de conserver l'ancien provisoire dont personne ne voulait plus ; de créer un lieutenant général, ce qui n'était qu'un renouvellement de provisoire ; ou d'élire roi (page 245) un prince Charles de Capoue, de la branche aînée des Bourbons d'Italie, mais que Louis-Philippe adopterait en quelque sorte en l'entant par alliance sur la branche cadette des Bourbons de France. Ce prince, disions-nous, n'obtiendra de régner en Belgique qu'à des conditions que nous serons forcés de rejeter ; ce qui ramènera la candidature du prince d'Orange, que la diplomatie étrangère travaille si ardemment à rendre immanquable.
Mais déjà la police avait étendu sur l'Association son immonde influence. L'occasion se présentait pour M. Plaisant de prouver son dévouement sans bornes... au gouvernement et au congrès, et il la saisit avec une avide joie. Voici comment il s'y prit pour me faire porter par le peuple le coup qu'il ne se croyait pas assez fort pour frapper lui-même et à visage découvert.
Des missionnaires saint-simoniens, récemment arrivés à Bruxelles, avaient été troublés dans l'usage du droit qui leur était garanti par la constitution belge, celui de prêcher leur doctrine. Le peuple avait vu de mauvais œil ces apôtres d'une religion autre que la sienne, et par des menaces occultes, il avait effrayé les personnes auxquelles les saint-simoniens avaient demandé un local. L'autorité, de son côté, n'avait rien fait pour empêcher le désordre ; et les (page 246) actes coupables d'avoir sali les affiches des missionnaires de St-Simon et d'avoir mis des obstacles matériels à l'exposition paisible de leurs idées étaient restés impunis. J'avais été mis en rapport avec ces messieurs dont, je dois le dire ici, le système de hiérarchie par le despotisme était ce qui pouvait être le plus diamétralement opposé à mes idées de liberté, à mes principes d'ordre mais par la liberté seulement, à mes convictions, à mes sentiments, à mes mœurs, à ma religion personnelle ; néanmoins, comme jamais je ne me croirai permis de tolérer en silence la violation d'une liberté quelconque, j'écrivis à M. Margerin, chef de la mission, et fis publier ma lettre (18 février), pour lui témoigner combien m'avait scandalisé l'accueil inhospitalier que lui et ses collègues venaient de recevoir dans mon pays.
C'est peut-être là ce qui donna à M. Plaisant l'idée de me faire poursuivre comme saint-simonien par le peuple qu'il trompait et par ses agents qu'il payait. Déjà, aussi bien que les saint-simoniens, avec lesquels la police, qui ameutait contre l'Association les ouvriers, les femmes et les enfants, cherchait à nous faire confondre, nous avions été forcés de changer de local et de nous réfugier finalement dans un cabaret. J'avais été averti qu'il y aurait du bruit le soir du 21 février. Malgré cela, je me rendis à mon poste avec le bureau (page 247) de l’Association. Les rues étaient encombrées de monde. Bientôt la foule envahit la salle des séances. De nombreuses voix demandent du travail et du pain. Nous expliquons que ce n'est pas à nous, simples citoyens, qu'il faut s'adresser, mais au gouvernement ; que nous ne pouvons rien par nous-mêmes, mais qu'amis du peuple, nous faisons des efforts continuels pour que le gouvernement écoute le peuple et rende son sort meilleur en établissant le seul pouvoir définitif compatible avec sa liberté réelle et sa prospérité progressive. Le peuple applaudit, et les cris, Du pain ! s'étant de nouveau fait entendre, les perturbateurs sont expulsés par des citoyens étrangers à l'Association, comme mouchards et orangistes. Je donne alors communication de la permission verbalement accordée par M. Plaisant, d'afficher notre proclamation au peuple, permission dont il avait dit que nous n'avions pas besoin ; et je soumets à l'assemblée l'attestation écrite de la défense faite par le même M. Plaisant aux afficheurs jurés de nous prêter leur office. Cette diplomatie de la police fut huée par le public, et je me retirai, accompagné pour la dernière fois des cris que j'avais entendus si souvent et dans des circonstances si différentes, de Vive de Potter !
Le lendemain, M. Plaisant avait eu tout le temps (page 248) de préparer le traitement qu'il me réservait. Le maître de la maison où nous nous assemblions fut menacé dans la journée de voir sa propriété incendiée s'il nous recevait encore ; dans l'après-dînée, la foule se porta vers cette maison et ne cessa de circuler dans le quartier, grossissant à chaque minute. Des individus en blouse, semblables à ceux que je rencontrais toujours sur mon passage, semblaient diriger le mouvement : ils étaient armés de masses plombées pour, disaient-ils, m'assommer ; un d'eux montra le marteau, le clou et la corde qui devaient servir à me pendre. A les entendre, j'étais tantôt un prêtre juif qui, sous le prétexte d'établir la république, voulait détrôner le pape et protestantiser les Belges ; tantôt un saint-simonien qui prêchait la pluralité des femmes ; puis un égalitaire qui forçait les ouvriers de travailler et dispensait les maîtres de les payer ; puis enfin un partisan du prince d'Orange. Je rougis pour mes concitoyens en rapportant ces ineptes platitudes, débitées avec effronterie et écoutées avec crédulité et complaisance ; mais je rapporte des faits. Et j'en conclus que l'action corruptrice de la police est bien puissante, puisque, des héros de septembre, elle avait pu faire, seulement quatre mois après, des animaux stupides et féroces.
Averti par M. Lesbroussart, membre du bureau (page 249) et qui avait été sur les lieux, je jugeai avec lui qu'il eût été inutile de servir le gouvernement dans ses projets jusqu'à me faire massacrer par le peuple. Je demeurai chez moi, où je ne fus inquiété que par des menaces de mort affichées sur la porte de la rue, et je m'occupai immédiatement des préparatifs de mon départ pour la France. J'appris le jour suivant que le peuple, avant de se séparer, s'était porté à des actes de violence, pour, avaient dit ouvertement quelques émeutiers, mériter l'argent qui avait été distribué ; et je sus qu'outre les clameurs vociférées contre moi, M. Charlier surnommé la Jambe de bois, le premier canonnier de la révolution, avait été poursuivi par les cris : A la guillotine !