(Paru à Bruxelles en 1839, chez Meline, Cans et compagnie)
(page 89) L'époque de notre expulsion approchait à grands pas. L'éloignement où j'allais être d'elle avait achevé de terrasser ma mère ; elle perdait tous les jours de son courage et de ses forces. Je ne pouvais me dissimuler que je ne la reverrais plus, et l'idée de notre séparation m'inspirait un juste effroi... Je brusquerai donc le départ des bannis : les adieux me furent trop pénibles pour que je m'y arrête plus longtemps.
Nous nous mimes en voiture le 7 juin au matin, avec un seul gendarme pour nous accompagner : on ne s'était jamais défié de nous, et l'on savait bien que, de même que nous serions restés en prison les portes ouvertes, de même nous nous serions rendus au lieu de notre exil, sans nous écarter d'un pas de la route qui nous aurait été tracée ; seulement il fallait (page 90) un agent du pouvoir pour nous livrer aux autorités belges des frontières avec l'ordre de nous mettre à la porte de notre patrie. Et, pour ce qui était des populations sur notre passage, la force publique avait été requise à Louvain surtout, puis à Tirlemont ; à Tongres où nous devions coucher, il suffisait de quelques espions.
Tout en effet se passa avec le calme de la résignation. Trois ou quatre personnes au plus avaient suivi notre voiture à Bruxelles, de la prison aux portes de la ville. Une seule m'était connue. A Louvain il ne nous fut même pas permis de relayer. Nous ne fîmes que déjeuner à Maestricht ; dans l'après-dînée du 8, nous arrivâmes à Vaels, dernière commune belge, et les cérémonies de notre exécution comme bannis étant terminées, cérémonies du reste fort simples, mais auxquelles cependant assistaient toutes les notabilités châtelaines de l'endroit et des environs, nous entrâmes à Aix-la-Chapelle. J'allai d'abord en arrivant aux bureaux de la police prussienne pour faire acte de présence : j'étais à peine de retour à l'auberge que l'ordre arriva de repartir ; et des gendarmes étaient chargés de nous refouler jusqu'en Belgique. La police nous dit qu'il nous eût fallu indispensablement le visa de la légation de Prusse aux Pays-Bas, visa que nous avions demandé et que le ministère (page 91) nous avait assuré être inutile, puisque tout était convenu. Je demandai si, ce visa obtenu, nous serions admis sur le territoire prussien du moins pour le temps strictement nécessaire à notre passage : on me répondit oui sans hésiter, probablement parce qu'on supposait que la légation n'accorderait pas ce qu'elle devait savoir que le gouvernement ne voulait pas qui fût accordé. Aussi lorsqu'on nous eut octroyé ce visa en règle et que, de peur d'une nouvelle dépense en cérémonies d'expulsion et de réimpulsion de la part des Pays-Bas et de la Prusse, nous nous fûmes adressés à la même police d'Aix-la-Chapelle pour apprendre d'elle comment il nous fallait nous conduire, elle répondit au bourgmestre de Vaels que des ordres supérieurs positifs, donnés depuis longtemps et confirmés depuis peu, s'opposaient formellement à ce que nous foulassions le sol des provinces rhénanes.
Ces ordres, nous les connûmes plus tard : c'était une circulaire adressée par le ministre de l'intérieur et de la police de Prusse à tous les commissaires de district, en date du 27 mai, portant de repousser les quatre criminels (verbrecher) de Potter, Bartels, Tielemans et de Néve, s'ils se présentaient aux frontières. M. le ministre de Prusse à la Haye ignorait-il ces ordres ? Il y aurait eu de la part de son (page 92) gouvernement une grande négligence à ne pas les lui avoir communiqués, surtout après que nous, ne les connaissant pas, avions tenté de les enfreindre. N'était-ce pas plutôt M. Van Maanen qui voulait nous faire boire le calice jusqu'à la lie ? Je ne pense pas que M. de Stoop (le procureur général, notre accusateur en chef) fût l'auteur d'une pareille méchanceté. M. de Stoop, le plus triste des êtres, moralement parlant, l'homme le plus pauvrement organisé sous le rapport des facultés sympathiques, n'est cependant point un mauvais homme. Il n'a même pas dans le caractère assez d'énergie, énergie bien funeste d'ailleurs, de faire le mal pour le mal. Flasque et inerte pour tout ce qui ne touche pas son intérêt individuel évalué en écus, M. de Stoop est un véritable type d'égoïsme, incapable d'une action, je ne dis pas noble, généreuse, mais seulement d'une bonne action, si elle doit lui coûter quelque chose et même si elle ne lui rapporte rien. Il faut à cet homme, et il lui faut à tout prix, de l'or à entasser sur de l'or, comme il faut à tous les hommes de l'air pour respirer et des aliments pour réparer leurs forces.
Quoi qu'il en soit, du reste, du tripotage ministériel et policier qui nous retint près de deux mois comme suspendus au poteau de séparation entre les Pays-Bas (page 93) et la Prusse, voici quels furent ses résultats à notre égard. D'abord, la nuit même de notre retour forcé à Vaels où nous étions logés chez le secrétaire de la commune qui y tenait auberge, un officier de gendarmerie que nous n'avions jamais vu, entra dans la chambre occupée par M. Tielemans et moi, et nous éveilla (il était deux heures après minuit) pour nous donner ce qu'il appelait le conseil d'ami de nous en aller où bon nous semblerait, ajoutant qu'avec de l'argent nous serions bien partout, tandis que, si nous retombions au pouvoir du gouvernement, ce qui aurait nécessairement lieu dans quelques heures, nous serions de nouveau incarcérés, tourmentés de toutes les manières et détenus peut-être pour la vie. Cet officieux personnage était-ce simplement un sot à bonnes intentions ? ou était-ce un agent provocateur chargé de nous faire tomber dans un guet-apens ? Dans l'incertitude, nous répondîmes avec calme que, le gouvernement ayant toujours été dans son tort vis-à-vis de nous, nous voulions qu'il jouât jusqu'au bout le même rôle ; que nous n'avions encore cédé qu'à la force et que nous continuerions à nous y soumettre ; que, condamnés légalement, au moins quant aux apparences, nous voulions demeurer fidèles au respect extérieur que nous croyions devoir à la loi qui avait été invoquée (page 94) contre nous ; enfin que, quoi qu'il pût arriver, nous étions fermement décidés à nous laisser faire, nous résignant d'avance aux événements, et quand même... Si nous avions suivi le conseil de notre ami, lorsque l'un ou l'autre membre de la conspiration des rois nous aurait renvoyés à son collègue Guillaume, celui-ci nous aurait à son tour, toujours la loi à la main, fait reléguer à Batavia, d'où, fort probablement, nous ne l'aurions plus jamais inquiété.
Le lendemain de cette expulsion, nous fûmes, non pas arrêtés et mis en prison à Maestricht, comme nous nous y attendions, mais consignés et tenus aux arrêts dans notre auberge, sous la garde de la gendarmerie que nous entretenions, hommes et montures. Notre correspondance officielle commença aussitôt : il nous fallut écrire à notre propre gouvernement, c'est-à-dire aux procureurs du roi, procureur général, ministre de la justice, ministre des affaires étrangères et au roi lui-même, qui jamais ne daignèrent nous répondre ni accuser réception de nos lettres ; elles étaient cependant respectueuses dans les formes, quoique les vexations que nous avions à dénoncer en rendissent le fond un peu dur. Nous écrivîmes aussi aux gouvernements de Suisse, de Bade, de Francfort, de Hesse-Darmstadt et de (page 95) Prusse : nos demandes furent accueillies partout, sinon avec faveur, du moins avec humanité, et les réponses que nous reçûmes étaient toutes marquées au coin de l'urbanité et de l'obligeance, celle de Suisse surtout ainsi qu'une lettre que nous écrivit le ministre de Prusse à la Haye.
En nous adressant nos passeports visés par l'autorité prussienne, M. de Stoop avait pressé madame Tielemans et ma femme de se rendre à Aix-la-Chapelle si elles voulaient nous y trouver encore et nous accompagner sur la terre d'exil. Le 22 juin au soir, nous les embrassâmes à leur passage à Vaels. Le jour suivant, nous devions les rejoindre et continuer notre route avec elles, lorsque, à huit heures du matin, nous les vîmes retourner avec nos enfants et la bonne des miens, escortées par deux gendarmes prussiens, qui s'établirent de ce moment avec un détachement de leurs camarades sur la frontière de Belgique, pour empêcher toute invasion ultérieure. Ce renvoi, bien plus singulier encore pour ne pas dire plus odieux que le nôtre, avait eu lieu d'après les ordres déjà mentionnés, contenus dans la circulaire du 27 mai ; savoir, de repousser des provinces rhénanes, avec les criminels bannis, quiconque serait reconnu vouloir partager leur exil.
(page 96) Il n'y avait plus de place à notre auberge ; la caravane dut chercher à se loger dans le village. Depuis ce jour, nous primes nos repas en famille : le soir, les dames retournaient chez elles, d'où elles revenaient nous trouver le lendemain.