(Paru en 1930 à Bruxelles, aux éditions de la Librairie Falk Fils)
(page 142) Si l’on voulait tirer toutes les conclusions que peut inspirer l'étude du marché financier belge depuis cent ans, on pourrait écrire tout un traité sur la finance moderne, les éléments qui la composent, ses services et ses méfaits. Ce serait allonger considérablement ce travail. Nous nous en voudrions cependant de ne pas présenter quelques réflexions sur certains problèmes généraux que peut soulever une étude comme celle-ci.
De tous les rouages du mécanisme économique, l'organisation financière est certes celui qui a donné lieu aux appréciations les plus opposées. Des écrits et des discours innombrables lui ont été consacrés, les uns pour exalter son rôle, la glorifier, la flagorner même, d'autres pour la rendre responsable de tous les maux économiques et politiques.
L'utilité des études historiques, nous semble-t-il, est précisément de montrer combien il faut se méfier d'appréciations aussi générales, aussi entières. De tous les compartiments de l'activité économique, la finance est celui où se rencontrent les éléments les plus variés, voire les plus divergents.
Opérant avec les richesses sous leur forme représentative ou abstraite, la finance peut les manier rapidement et en grandes quantités. Aussi permet-elle d'élaborer les projets les plus divers, minimes ou grandioses, et de tenter en peu de temps un grand nombre de réalisations. Rien d'étonnant à ce qu'elle attire des hommes de formation et de caractère bien différents : les uns doués d'une imagination puissante, débordante même, sont souvent trop impatients, d'autres sont méthodiques, prudents, pondérés ; enfin elle attire aussi des aventuriers.
Si l'on voulait faire un certain classement dans ce domaine, on pourrait distinguer entre la finance constructive et la finance manipulatrice. La première ne considère son activité que comme un moyen pour créer des richesses réelles, édifier des entreprises, faciliter leur fonctionnement, établir des relations internationales, etc. La deuxième perd cet objet essentiel de vue et vise avant tout à brasser des affaires, à manipuler le plus de valeurs possible. Cette deuxième catégorie dégénère trop souvent en ce qu'on pourrait appeler la finance parasitaire.
Si l'on envisage dans son ensemble l'histoire du XIXème siècle, la finance apparaît comme le ferment le plus énergique qui ait contribué à l'expansion des entreprises et à la mise en valeur du globe, mais en déterminant il est vrai l'instabilité et l'irrégularité qui caractérisent notre activité économique.
Nous ne pouvons nous étendre longuement sur le rôle de la finance dans l'organisation économique. Précisons cependant, qu'envisagé sous ses aspects généraux, son rôle a consisté avant tout à vaincre une véritable antinomie qui, à première vue, semble résider dans les tendances fondamentales de l'économie moderne. D'un côté les progrès techniques exigent des immobilisations de capitaux de plus en plus élevés, tandis que la démocratisation de l'épargne et les goûts du public demandent, au contraire, des placements essentiellement réalisables. On sait que cette contradiction est résolue par la société anonyme, le titre au porteur et le développement du marché boursier.
D'autre part, les fonds de roulement des entreprises industrielles sont obtenus par des emprunts en banque et ne sont pas instantanément réalisables, tandis que les ressources des banques proviennent de dépôts remboursables à vue. Ici l'antinomie est résolue grâce la multiplicité des déposants et à l'existence d'une banque centrale capable de secourir les banques ordinaires en cas de crise.
On pourrait donc dire que la finance actuelle a pour fonction essentielle d'assurer une concordance entre les délais d'échéance des capitaux demandés et des capitaux offerts. La demande porte sur les capitaux à immobiliser, le public ne les offre qu'à condition de pouvoir les mobiliser instantanément. Le mécanisme financier moderne concilie cette discordance ; mais cela ne va pas toujours sans heurts, qui parfois se résolvent en des crises financières plus ou moins violentes.
Les progrès économiques du XIXème siècle ont été favorisés avant tout par la propagation de la société anonyme. Or, on le sait, la création de sociétés est un des domaines principaux de l'activité financière. Les fondateurs d'une société espèrent généralement retirer un profit non seulement de son fonctionnement régulier, mais de sa création même. C'est-à-dire qu'ils comptent revendre, à plus ou moins bref délai, les actions avec bénéfice. Que cette pratique amène des abus, nous l'avons assez dit dans la partie historique de ce travail. Mais on ne peut oublier qu'elle stimule puissamment les initiatives, qu'elle provoque cette tendance constante à la création d'affaires nouvelles, ce dynamisme permanent de l'activité économique qui depuis un siècle a été l'un des principaux agents de l'extraordinaire développement des richesses matérielles du monde.
Parmi les divers organismes du marché financier, les banques ont vu grandir constamment leur rôle. A ce propos rappelons que nous avons essayé d'esquisser les origines historiques du type de la banque mixte moderne. Nous avons montré que la pratique des participations industrielles est, en Belgique, antérieure non seulement aux méthodes allemandes mais encore l'action du Crédit Mobilier. De sorte que la banque mixte devrait s'appeler non pas banque du type allemand, mais du type belge. (Expression surtout courante en Angleterre où l’on parle du « German Banking » dans le sens de banque mixte ou banque continentale.)
Laissons cette question de paternité et voyons ce qu'il faut penser du principe même de la banque mixte, de celle qui s'adonne à la fois au crédit à court terme et aux opérations financières. La banque mixte est condamnée non seulement par les banquiers et la plupart des publicistes anglais, mais encore par certains économistes du continent, même allemands. A première vue, on pourrait trouver dans notre propre exposé des arguments en faveur de cette condamnation. N'avons-nous pas vu la Banque de Belgique et la Société Générale acculées aux pires difficultés, en 1839 et 1848, à cause de leurs immobilisations ?
N'avons-nous pas vu plus tard, les participations financières provoquer les embarras de diverses banques, par exemple en 1875-1877 et 1901-1902 ? Nous ne croyons pas cependant que notre exposé historique puisse justifier pareille conclusion.
Les deux établissements qui eurent à souffrir des crises de 1838 et 1848, les seules vraiment graves au point de vue bancaire, avaient appliqué le principe du crédit industriel avec beaucoup d'impatience et d'imprudence, sans expérience et dans un milieu insuffisamment préparé. Ils se heurtèrent aux difficultés que rencontrent presque toujours des initiateurs. En outre et surtout, les embarras de 1838-1839 et 1848 s'expliquent en tout premier lieu par l'absence d'une banque centrale d'émission jouissant d'un crédit bien établi. Enfin, dans les deux cas, la panique financière a été provoquée par la crainte de complications politiques ; or, nul système bancaire ne peut subir, sans en être affecté, ce genre de paniques.
Les embarras créés plus tard à quelques autres banques par leurs participations financières, ne sont pas plus concluants. Les avances en comptes courants et même parfois l'escompte sont tout aussi susceptibles de provoquer des immobilisations et des pertes. On ne peut nier cependant que les participations aux créations d'entreprises nouvelles présentent beaucoup plus de risques que les opérations de crédit proprement dit, risques largement compensés par l'immense avantage de favoriser l'extension économique.
En somme, tout se ramène à une question de mesure et de prudence. Les diverses formes de crédit, même à court terme, pratiquées imprudemment par une banque, peuvent lui créer des difficultés ; inversement, les participations financières faites avec discernement et sans qu'on ait perdu de vue les nécessités de la liquidité n'impliquent pas de danger excessif.
(page 144) Il est d'ailleurs curieux de rappeler que dans le pays le plus réfractaire la méthode de la banque mixte, en Angleterre, on critique de plus en plus l'absence de liens étroits entre la banque et l'industrie et on reproche en outre à l'organisation financière d'abandonner la création des sociétés et le placement des valeurs industrielles à des « promoteurs » qui, trop souvent, ne présentent pas de garanties suffisantes de moralité ni de capacité. Des économistes anglais adversaires avérés des méthodes continentales et partisans de la division du travail, conseillent cependant aux banques de dépôts d'entreprendre des émissions de valeurs ; car, disent-ils, le patronage d'une banque sérieuse est le seul moyen qu'ait le public de discerner si une affaire nouvelle mérite confiance.
Nous avons vu que depuis la guerre le caractère industriel des banques belges s'est encore accentué. En principe, cette évolution peut donc être approuvée, sauf à se demander si, parfois, on n'a pas voulu trop embrasser ou plutôt brûler trop rapidement certaines étapes. A ce point de vue, les périodes d'inflation comme celle par laquelle nous venons de passer, sont toujours dangereuses ; elles engendrent des illusions et créent le mirage de l'extension facile des affaires. La stabilisation monétaire et la crise boursière actuelle auront, espérons-le, rappelé les professionnels comme le public à une notion plus exacte des possibilités et démontré la nécessité de mûrir davantage les affaires.
Reconnaissons cependant qu'on ne peut éviter totalement les exagérations et les illusions collectives. Elles sont inhérentes au caractère même de l'organisation économique contemporaine et, à tout prendre, elles sont fécondes ; ne donnent-elles pas l'impulsion à la création d'entreprises et aux progrès industriels ?
Nous venons de rappeler que parmi les divers organismes du marché financier, les banques ont vu leur rôle et leur influence se développer tout particulièrement dans le courant du XIXème siècle. En Belgique leur rôle s'est accru, depuis la guerre surtout, et leur influence s'est accentuée par le mouvement de concentration que nous avons décrit dans le chapitre précédent.
L'étude de cette évolution se rattache au problème fondamental devant lequel se trouve le monde économique actuel. Pendant la première moitié du XIXème siècle, l'activité économique était surtout déterminée par l'action spontanée des individus ; les moteurs dominants étaient des forces naturelles, notamment l'initiative privée, la poursuite du profit, la concurrence. Dans la seconde moitié du XIXème siècle et davantage encore depuis la guerre, d'autres facteurs ont fait de plus en plus sentir leur influence : facteurs de contrôle, de coordination, de réglementation. Ils sont représentés par l'action des pouvoirs publics, par les banques centrales, les groupements économiques (ententes industrielles), etc. L'évolution économique future dépendra surtout de la manière dont ces deux séries de facteurs - les forces de spontanéité et les forces de coordination - se combineront.
Or, dans ce jeu de forces économiques, l’organisation bancaire détient un rôle très important, de caractère complexe ; elle apparaît à certains points de vue comme un facteur de coordination, à d'autres points de vue comme un élément excitant les forces spontanées.
En effet, quand les banques multiplient l'octroi de crédits sous diverses formes, favorisent la création d'entreprises multiples, se font la concurrence entre elles et cherchent à accroître chacune leur champ d'influence, elles apparaissent comme facteurs stimulant les forces spontanées de la vie économique et, tout en contribuant aux progrès industriels, sont aussi parmi les facteurs qui déterminent les emballements, les exagérations et les crises.
D'autre part cependant, à mesure que grandit le rôle des banques et surtout à mesure que le mouvement de concentration aboutit à les réduire à un petit nombre de groupes ou d'organismes puissants, elles apparaissent de plus en plus comme susceptibles de devenir les organes de direction et de coordination de toute l'activité économique. Le génial H. de Saint-Simon, impressionné par les troubles économiques consécutifs à l'introduction du machinisme et de la grande industrie, rêvant à un ordre économique stable et organisé, ne voyait-il pas dans les banques un « germe organique » de la société future ? Ses disciples reprenant et développant (page 145) ses idées, ne voyaient-ils pas dans un système général des banques le mécanisme appelé à diriger et à coordonner le régime économique nouveau auquel ils rêvaient ?
Faut-il en conclure que l'évolution bancaire tend vers la réalisation de l'idéal saint-simonien et que les banques coordonnées dans un « système général » et dirigées par une banque centrale, « unitaire, directrice », « représentant le gouvernement dans l'ordre matériel » (expressions de la célèbre Exposition de la Doctrine de Saint-Simon de BAZARD et ENFANTIN, Paris, 1829, septième leçon) deviendront effectivement les organismes directeurs de toute l'activité économique coordonnée et en quelque sorte régularisée ? Cela ne paraît pas probable, ni désirable d'ailleurs.
Pareil système impliquerait une transformation radicale de tout le régime économique et social. Les banques ne seraient plus en réalité que des organismes administratifs. Les forces spontanées de la vie économique ne pourraient plus se manifester.
Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que la concentration bancaire puisse se continuer indéfiniment, au point d'aboutir à la formation d'un seul « système général des banques. ». Des forces internes et des forces externes s'y opposeraient.
Pour autant qu'on puisse augurer des tendances prochaines de l'évolution économique, il semble donc que l'organisation bancaire doive maintenir son rôle complexe : à la fois favoriser l'action des forces spontanées et, dans une certaine mesure seulement, tendre à devenir un élément coordinateur et stabilisateur.