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Le marché financier belge depuis cent ans (1830-1930)
CHLEPNER Serge - 1930

CHLEPNER Serge, Le marché financier belge depuis cent ans (1830-1930)

(Paru en 1930 à Bruxelles, aux éditions de la Librairie Falk Fils)

Chapitre III. Progrès industriels et triomphe du libéralisme économique (1850-1875)

1. Les progrès industriels

(page 42) Vers le milieu du XIXème siècle, les effets de la révolution industrielle n'étaient quelque peu sensibles que dans certains pays, en Angleterre, en Belgique, en France notamment. Dans le reste du monde, il faut attendre la seconde moitié du siècle pour enregistrer de sérieux progrès industriels.

Après la liquidation des troubles politiques provoqués par les événements de 1848 dans une grande partie de l'Europe, on assiste un peu partout - non seulement en Europe, mais aussi aux Etats-Unis - à une accélération de l'activité économique, à un développement rapide de la production industrielle et agricole, à une intensification des relations commerciales internationales.

L'agent principal de cette expansion économique fut le développement simultané du réseau ferroviaire et de la navigation à vapeur. En outre, aux applications de plus en plus nombreuses des inventions dues à la seconde moitié du siècle (de la machine à vapeur notamment) vinrent s'ajouter de nouvelles inventions qui contribuèrent puissamment aux progrès économiques du troisième quart du siècle passé. Il suffit de rappeler l'introduction du procédé Bessemer dans la métallurgie, qui permit la production de l'acier en grandes quantités et à prix réduit. Il eut des conséquences incalculables en abaissant le prix de construction des machines, des chemins de fer, des navires.

Rappelons aussi l'introduction des engrais chimiques et des machines agricoles qui, depuis le milieu du siècle passé, provoquèrent dans l'agriculture une révolution qu'on peut comparer à celle que la vapeur provoqua un demi-siècle plus tôt dans l'industrie.

En ces dernières années quelques économistes ont voulu introduire la notion des grands cycles économiques, cycles d'une cinquantaine d'années, comprenant une phase d'essor et une phase de dépression, et se superposant aux cycles ordinaires (huit à onze années). D'après cette hypothèse la période de 1850-1873 environ serait la phase d'essor d'un cycle dont la phase de dépression s'étendrait de 1873 à 1895.

D'aucuns ont voulu voir la cause principale, sinon exclusive, de la phase d'essor dans la découverte des mines d'or de Californie et d'Australie (1848-1851), qui, provoquant un accroissement considérable de la production du métal jaune et une hausse des prix, stimula l'esprit d'initiative et détermina ainsi un développement de la production.

Nous ne pouvons nous arrêter ici sur cette question, d'autant plus que non seulement la cause des grands cycles, mais leur existence même est vivement discutée.

Contentons-nous de faire observer que l'essor remarquable du troisième quart du XIXème siècle est certain et que la Belgique y participa très largement. Dans l'impossibilité de nous y attarder longuement, illustrons seulement les progrès économiques de la Belgique par quelques chiffres se rapportant aux industries les plus importantes :

Production de houille (en millions de tonnes) : en 1850, 5,8 ; en 1860, 9,6 ; en 1870, 13,7 ; en 1873, 15,8.

Production de fonte (en millions de tonnes) : en 1850, 144 ; en 1860, 320 ; en 1870, 565 ; en 1873, 607.

Production de zinc (en millions de tonnes) : en 1850, 22 ; en 1860, 45 ; en 1870, 65 ; en 1873, 63.

Production de verreries (en millions de francs : en 1850, 8,3 ; en 1860, 18,5 ; en 1870, 28,8 ; en 1873, 46,2.

D'autre part la statistique de la force motrice, pour l'industrie et les moyens de communication, nous fournit les chiffres suivants :

Nombre de moteurs : en 1850, 2.250 ; en 1860, 4.961 ; en 1870, 9.294 ; en 1873, 12.241.

Foce en chevaux : en 1850, 54.300 ; en 1860, 157.177 ; en 1870, 338.404 ; en 1873, 510.027.

(page 43) La longueur totale du réseau ferroviaire belge passe de 366 kilomètres en 1840 à 898 en 1850, 1.729 en 1860 et 3-508 en 1875.

Enfin, le principal indice permettant de saisir les progrès économiques de cette période nous sera fourni par le développement du commerce extérieur. Malgré toutes les réserves qu'exige l'utilisation des statistiques du commerce extérieur, surtout à l'époque ici étudiée, où les méthodes statistiques n'étaient point stables, les chiffres qui suivent méritent de retenir l'attention.

Commerce spécial de la Belgique (en millions de francs) :

Année 1832 : exportations, 111,2 ; importations, 200,0.

Année 1840 : exportations, 139,6 ; importations, 205,6.

Année 1850 : exportations, 210,0 ; importations, 221,9.

Année 1860 : exportations, 470,2 ; importations, 516,7.

Année 1870 : exportations, 690,1 ; importations, 920,7.

Année 1873 : exportations, 1.114,6 ; importations, 1.307,1.

Comme ces chiffres donnent le mouvement commercial en valeurs, il faut tenir compte de la hausse des prix qui s'est poursuivie entre 1850 et 1873. Il s'agit donc en partie d'un accroissement nominal. Néanmoins l'expansion remarquable du commerce belge pendant cette période est incontestable. Signalons en passant que l'accroissement particulièrement brusque des exportations pendant les années 1870-1873 s'explique par la guerre franco-allemande (notamment la reconstitution en France) et par la hausse violente des produits industriels (charbon, fonte, verres, etc.).

Il faut signaler aussi que depuis le milieu du siècle se produisait un changement ou plutôt un élargissement des débouchés belges. Auparavant, les exportations étaient dirigées peu près exclusivement vers les pays voisins. Mais le développement de l'industrie dans ces pays, et en Belgique l'essor de la production des produits dont la consommation n'est pas régulièrement extensible (rails, locomotives, etc.), ont amené les industriels belges à chercher des débouchés plus lointains.

Il est assez intéressant de mentionner que dès 1860 Léopold II, alors Duc de Brabant, disait au Sénat : « Les marchés les plus rapprochés, à quoi bon nous le dissimuler, tendent à échapper à certaines de nos grands industries. De notables déviations se font sentir dans le commerce de nos toiles, de nos tissus de lin et de nos fils ; nos machines, nos fers, nos rails se dirigent maintenant en grande partie vers l'Espagne, l'Italie et la Russie. »

Nous aurons précisément à montrer plus loin comment ces exportations de machines et de rails eurent des répercussions importantes sur l'activité du marché financier. Les progrès industriels et commerciaux nous fournissent le fond d'un tableau de la Belgique économique entre 1850 et 1875. Conformément l'objet de cette étude nous allons mettre à l'avant-plan les événements du marché financier.

2. La liberté des opérations financières

Dans l'histoire économique et sociale de la Belgique, le troisième quart du siècle passé se caractérise par le triomphe du libéralisme économique. Il s'oppose aux deux décades antérieures pendant lesquelles fleurit une politique de réglementation et d'intervention gouvernementale : protectionnisme douanier très prononcé, dont le point culminant fut marqué par la loi de 1844 sur les tarifs différentiels ; multiples mesures en matière industrielle et commerciale telles que prêts et primes à l'industrie, encouragements à la marine marchande, appuis à la Société de Colonisation, mesures en faveur de l'industrie linière, tentatives de défrichement de la Campine, etc. (note de bas de page : En 1846 le Gouvernement présenta même aux Chambres le prjiet d'une Société d'Exportation au capital de 15 millions, pour lequel l'Etat aurait garanti un dividende de 5 p. c.) ; réglementation et contrôle de la bourse et des sociétés anonymes.

A cette époque nos gouvernements avaient encore une conception « paternaliste » de leur rôle : la surveillance vigilante de l'Etat et son intervention constante devaient non seulement combattre les abus, mais encore donner l'impulsion à l'activité économique.

Vers le milieu du siècle cette conception se modifie, elle subit même une transformation très rapide, particulièrement frappante en matière de politique commerciale. La Belgique commence à devenir un pays transformateur et (page 44) exportateur, aussi se rend-on compte que le protectionnisme excessif ne correspond pas aux nécessités de son évolution. La loi de 1844 est à peine appliquée qu'on y fait des brèches. Par une série de mesures (les traités de commerce notamment), la politique douanière de la Belgique est radicalement modifiée et de protectionniste elle devient, vers la fin de la période ici étudiée, presque complètement libre-échangiste.

Des changements analogues sont apportés dans toutes les branches de la politique économique. Le mot « liberté », aux effets magiques, va dominer dorénavant les esprits. L'opinion publique est de plus en plus acquise aux principes du libéralisme économique et celui-ci finit par s'imposer au Parlement et au Gouvernement.

Outre le passage au libre-échange en matière commerciale, ce changement d'orientation se signale par bien d'autres mesures, telles que la suppression des octrois, la liberté des coalitions (c'est-à-dire le droit de grève), l'abandon de toute intervention gouvernementale pour encourager telle ou telle branche d'activité. On pourrait y rattacher aussi l'affranchissement de l'Escaut. Enfin, il faut y ajouter les lois sur la liberté des opérations financières, qui font l'objet spécial de ce paragraphe.

Ces lois sont au nombre de trois ; elles introduisent : la liberté du taux d'intérêt, la liberté de la bourse et la liberté des sociétés anonymes. Etudions-les successivement.

On sait que la loi de 1807 avait fixé le taux maximum d'intérêt à 5 p. c. en matière civile, et à 6 p. c. en matière commerciale. Cette disposition tomba en désuétude ; partout en Belgique cette loi était violée. Non seulement dans les classes inférieures, dans les prêts à la semaine la pratique de l'usure était courante et insaisissable par la loi, mais encore des sociétés industrielles et financières - des provinces et des communes même ! - émettaient des obligations rapportant un intérêt supérieur au taux maximum fixé par la loi.

En 1864 Frère-Orban déposa donc un projet de loi décrétant la liberté de l'intérêt et le justifiant par la nécessité d'abroger toutes lois de nature à gêner et à restreindre les transactions. Il montrait combien la loi de 1807 était constamment transgressée et constatait que de telles habitudes avaient pour conséquence la diminution du respect dû à la loi. Le rapporteur de projet à la Chambre, A. Jamar, montrait que la loi était non seulement inefficace, mais encore nuisible, car elle contribuait à faire hausser le taux d'intérêt, surtout pour les petites gens. (L'intérêt comprend, outre la rétribution du capital prêté, une rémunération pour le risque couru par le prêteur.)

Comme nous l'avons dit plus haut, la disposition légale sur le taux maximum était lettre morte ; son abrogation n'avait d'autre utilité que d'adapter la loi à une situation de fait. La loi de 1807 ne gênait personne, sauf cependant une seule exception. Il y avait un prêteur qui ne pouvait transgresser la loi, et c'était précisément celui qui, dans certains cas, eût été le plus justifié à élever son taux : c'était la Banque Nationale. Aux heures de crises financières, lorsque les autres banques centrales relevaient vigoureusement leur taux d'escompte, la Banque Nationale était arrêtée par la loi de 1807 et voyait son encaisse menacée. En 1864, par exemple, la Banque d'Angleterre poussa son taux jusqu'à 9 p. c., et la Banque de France jusqu'à 8 p. c. , - en 1857 toutes deux l'avaient même porté à 10 p. c., — tandis que notre Banque Nationale ne pouvait aller au delà de 6 %.

Aussi la nécessité de permettre à la Banque Nationale de manœuvrer en toute liberté le taux d'escompte fut-elle le facteur déterminant du projet déposé en août 1864.

Comme la Banque Nationale jouissait du monopole de l'émission et qu'en élevant le taux de l'escompte elle pouvait être soupçonnée d'abuser de son monopole, le Gouvernement proposait d'attribuer au Trésor le bénéfice éventuel résultant de la marge entre son taux effectif et le taux légal. (Nous supposons qu’il est inutile d'attirer l'attention au lecteur sur la différence entre le taux maximum et le taux légal)La section centrale de la Chambre proposa en revanche d'attribuer ce bénéfice au fonds de réserve de la Banque.

Le principe même de l'abrogation de la loi de 1807 ne rencontra guère d'opposition à la Chambre, mais il s'y produisit un grand débat au sujet de la Banque Nationale et du régime de la circulation fiduciaire. Tandis qu'en 1850, (page 45) lors de la discussion de la loi sur la Banque Nationale, le monopole qu'on lui attribuait n'avait guère soulevé d'objection, il y eut cette fois-ci toute une offensive en faveur de la « liberté des banques », c'est-à-dire de la liberté de l'émission. Frère-Orban dut revenir à la charge pour défendre son œuvre de 1850, tâche qui n'était pas sans difficultés à une époque où le mot « liberté » semblait à lui seul contenir la solution de tous les problèmes.

Ces discussions, intéressantes au point de vue de l'histoire des idées, n'eurent aucun effet sur la législation ; nous pouvons donc les négliger ici. Le projet gouvernemental fut voté sans modification et la loi du 5 mai 1865 proclama la liberté du taux d'intérêt en Belgique.


Comme pour le taux d'intérêt, c'est encore avant tout la nécessité de mettre la loi en concordance avec les faits, et le désir de faire triompher le principe de liberté qui inspirèrent la modification radicale du régime légal des bourses.

Nous avons déjà dit qu'en vertu du Code de commerce alors en vigueur, les bourses étaient des organismes officiels soumis au contrôle gouvernemental. Ce régime s'appliquait tant aux bourses des valeurs qu'à celles des marchandises. Les agents de change étaient assimilés aux courtiers, dont la profession était réglementée. Les courtiers étaient nommés par le Gouvernement, leur nombre était limité pour chaque localité possédant une bourse ; ils formaient une corporation fermée et jouissaient du monopole légal quant à l'exercice de leur profession. (Note de bas de page : Le monopole portait tant sur les fonctions d'intermédiaire entre vendeurs et acheteurs que sur la constatation des cours des valeurs et des marchandises.) En revanche ils devaient se limiter strictement aux fonctions d'intermédiaires, il leur était interdit de faire des transactions pour leur propre compte et de s'intéresser directement ou indirectement dans aucune entreprise. Ajoutons enfin qu'un arrêté royal de 1840 subordonnait à l'autorisation ministérielle l'admission à la cote de n'importe quelle valeur.

D'après une note rédigée au Ministère en 1862, voici les principes qui servaient de règle au Gouvernement, en cette matière. En ce qui concerne les valeurs nationales, on admettait à la cote les emprunts des provinces et des communes dûment autorisés, ainsi que les actions et obligations des sociétés ayant reçu l'homologation officielle. Cependant, pour les actions, on exigeait d'ordinaire une libération de 40 p. c. et on ne les admettait à la cote qu'après l'accomplissement du premier exercice social clôturé par un bilan régulier.

Quant aux valeurs étrangères, les instructions ministérielles proclamaient « l'exclusion en général des emprunts étrangers (entendez : des emprunts des pouvoirs publics), principalement dans l'intérêt des valeurs nationales de même nature. » En ce qui concerne les actions et obligations émises par des sociétés étrangères, on admettait à la cote « celles émanant de sociétés régulièrement constituées et reconnues offrant des garanties, quand de grands intérêts belges réclament ou motivent la cote, soit parce que ces sociétés auraient fait d'importantes affaires ou opérations avec le concours de nos établissements, soit parce que les fournitures et travaux de ces établissements sont payables, partiellement ou pour la totalité, en valeurs de l'espèce, dont il importe dès lors de faciliter le placement. » (Note de bas de page : De nos jours cette phrase pourrait paraître incompréhensible. Nous verrons plus loin qu’à cette époque certaines entreprises belges fournissaient du matériel ferroviaire à des sociétés étrangères et acceptaient en paiement les obligations de ces sociétés.)

On voit que concernant les valeurs belges, les conditions de l'admission étaient assez rationnelles, sauf qu'on n'admettait que les titres des sociétés reconnues ; mais il n'existait que des sociétés légalement reconnues. Pour les valeurs étrangères, on pratiquait la politique qu'on qualifierait à présent de « protectionnisme financier. »

Le régime que nous venons d'esquisser sommairement était le régime légal, mais en fait il en allait tout autrement. Tant pour les marchandises que pour les valeurs, le monopole des courtiers officiels était un vain mot. Dès 1833 il existait à Bruxelles une société dite le « Lloyd bruxellois » où se réunissaient des négociants et des courtiers marrons et où l'on négociait des marchandises et des valeurs. A Anvers également le « marronage » prit une extension considérable.

Après 1850 notamment le développement des opérations boursières à Bruxelles se déroula beaucoup moins à la bourse officielle qu'à la (page 46) coulisse ou au marché en banque, comme on disait dès lors. Les cours cotés en coulisse étaient d'ailleurs publiés par la presse, de sorte que le monopole des courtiers officiels était battu en brèche non seulement en ce qui concernait les opérations d'intermédiaires, mais encore en ce qui concernait la constatation des cours. Au surplus la plupart des agents de change faisaient partie de la société du Lloyd.

D'autre part, les courtiers officiels ne se limitaient nullement aux fonctions d'intermédiaires, et se livraient couramment à des opérations pour leur propre compte. La contrepartie, qu'on appelait alors, à Anvers notamment, le « lippage » était une pratique courante. Bref, en nous limitant ici au marché des valeurs, on peut dire que vers 1860 les opérations de la bourse officielle jouèrent un rôle beaucoup plus restreint que celles du marché libre.

Aussi, comme les opérations commerciales et financières se développaient, le divorce entre les faits et la loi allait s'accentuant. Une réforme légale s'imposait, d'autant plus que l'idée de liberté conquérant les esprits, le monopole des courtiers jurés apparaissait toujours davantage comme un privilège injustifié, vestige des temps révolus. Depuis 1855-1860 environ, on constate que les milieux d'affaires se prononcent de plus en plus énergiquement en faveur de la « liberté du courtage ». Plusieurs Chambres de Commerce votent des résolutions en ce sens. A Anvers notamment les réclamations sont particulièrement vives.

En 1855 le Gouvernement nomma une commission, composée de magistrats et d'hommes d'affaires, chargée d'étudier la réforme du Code de Commerce. Les travaux de la commission n'aboutirent qu'à la fin de 1863 et servirent de base au projet gouvernemental déposé en novembre 1864. Les modifications relatives au titre V, concernant les bourses et les courtiers, furent rapportées en 1865, discutées en 1866 et 1867 et finalement promulguées par la loi du 30 décembre 1867 qui modifiait radicalement le régime légal des bourses en Belgique.

La commission mixte qui élabora le projet de réforme reconnut à l'unanimité que le statu quo ne pouvait être maintenu. « On ne peut admettre, disait-elle, que le marronage se pratique partout impunément sous l'empire d'une législation qui le proscrit d'une manière absolue ; il faut ou bien changer le système de la loi, ou bien tenir la main à sa rigoureuse observation. Mais le désaccord se manifesta quant aux mesures à prendre. Quelques membres de la commission estimaient que le système alors en vigueur devait être maintenu. Ils considéraient que l'agent de change avait une mission de confiance à remplir, que faire de cet office un office privé accessible à tous, c'était créer un véritable danger pour la masse des personnes inexpérimentées en matière financière. Ils demandaient aussi qui serait chargé de déterminer la cote officielle des valeurs, dans le cas où la profession d'agent de change serait ouverte à tous et à chacun. Enfin, ils établissaient une analogie entre la profession d'agent de change et celle de notaire et concluaient que le principe de liberté n'avait pas plus de raison d'être pour les uns que pour les autres.

Cette conception fut radicalement rejetée par la majorité de la commission, qui estimait notamment que les garanties offertes par la loi étaient illusoires, que non seulement le système de la liberté était entré dans les mœurs et qu'on ne saurait le déraciner, mais que les agents de change officiels eux-mêmes n'observaient pas les prescriptions légales et ne se limitaient en aucune façon à leurs fonctions d'intermédiaires. Mieux vaut, disait-on, une absence complète de garanties, qu'une apparence de garantie ; du moins, dans le régime de la liberté le public saura-t-il qu'avant de confier ses intérêts à un agent de change, il doit s'enquérir de son honorabilité et de sa compétence.

Il faut cependant signaler que, tout en se prononçant contre le régime existant, tout en rejetant la nomination officielle des agents de change, quelques membres de la commission proposaient de soumettre l'exercice de cette profession à certaines conditions de moralité et de capacité. On proposait notamment l'obligation d'un stage ; on suggérait aussi la formation d'une corporation libre, - un syndicat disait-on, - qui aurait réglementé elle-même la profession. D'autre part, on proposait aussi, même en proclamant la profession libre, d'interdire aux agents de change de faire des opérations pour leur propre compte.

La majorité de la commission se prononça en (page 47) faveur de la solution la plus extrême. Le système qu'elle proposa et qui devint légal proclame la liberté pour tous d'établir des bourses de commerce, et la liberté d'exercer la profession d'agent de change. La commission n'avait maintenu qu'une restriction, en subordonnant l'admission des valeurs à la cote à l'autorisation du Gouvernement. Mais cette disposition fut rejetée par le Parlement.

C'était l'abandon complet non seulement du monopole, mais encore de tout contrôle, de toute garantie. C'était la liberté illimitée. Dans la soirée qui suivit le vote de cette loi le Lloyd illuminait son local !

Au moment où la loi fut promulguée, le nombre d'agents de change officiels était, à Bruxelles, de 28.

Quelques mois plus tard la bourse de Bruxelles comptait plus de 100 agents de change ; elle en avait à peu près 200 en 1870-1871. Ce n'était qu'un commencement de l'invasion de la Bourse ; nous verrons plus loin l'ampleur qu'elle a prise, surtout vers la fin du siècle passé !


Des trois lois que nous signalions, la plus importante est celle qui modifia radicalement le régime légal des sociétés anonymes.

Nous avons déjà mentionné qu'en vertu de l'article 37 du Code de Commerce, la création d'une société anonyme était subordonnée à l'autorisation gouvernementale. Au lendemain de 1830 quelques doutes se firent jour sur le point de savoir si cet article était compatible avec le principe de la liberté d'association proclamé par la Constitution. Mais l'arrêt de la Cour de cassation de 1842 les dissipa. Au surplus, après la crise de 1838-1839, la création des sociétés anonymes se ralentit considérablement et la question n'eut plus guère d'intérêt.

Mais à partir de 1850 environ, la création de sociétés reprit et le Gouvernement dut dans chaque cas particulier apprécier si, et dans quelles conditions, il convenait d'accorder l'autorisation officielle.

Nous avons eu l'occasion de mentionner que le principe fondamental était de n'accorder l'autorisation qu'aux sociétés destinées à exploiter des entreprises ne convenant pas aux particuliers, soit par l'importance du capital exigé, soit par leur caractère trop aléatoire, soit enfin par leur trop longue durée. Le Gouvernement disposait d'un pouvoir discrétionnaire : il pouvait refuser son autorisation ou ne la donner que sous certaines conditions. Dans un grand nombre de cas il désignait un commissaire spécial auprès de la société autorisée.

Ce régime provoqua de très vives critiques. Vers 1855-1860 il était condamné d'une manière presque générale. D'aucuns lui reprochaient avant tout de favoriser le privilège et demandaient son abrogation en invoquant le principe de la liberté économique. A cette époque, la doctrine du libéralisme économique pénétrait dans la presse ; elle était surtout défendue brillamment dans un organe spécial, L'Economiste belge, créé par G. de Molinari.

On reprochait au régime restrictif créé par la loi de favoriser les sociétés existantes en écartant la concurrence ; le privilège, disait-on, est une source de bénéfices injustifiés. Un exemple caractéristique est celui du tollé provoqué par le projet de créer un Crédit Mobilier. Ce projet remontait à 1853 environ, mais il ne prit corps qu'en 1856. Ses principaux initiateurs étaient : Bischoffsheim, E. Brugmann, Ch. de Brouckere, de Pouhon, J. Oppenheim. Son conseil d'administration devait comprendre la fine fleur du monde financier et politique. Or, devançant l'autorisation officielle, on se mit à vendre avec prime des promesses d'actions. Verhaegen fit une interpellation à la Chambre, exigeant que le Ministre posât comme condition de l'autorisation, l'émission publique de toutes les actions au pair. Les fondateurs en revanche, au début, entendaient éviter toute émission publique, afin d'empêcher, disaient-ils, le jeu et la spéculation. Sur les instances du Ministre, ils acceptèrent de mettre en souscription publique une partie du capital. Mais entre-temps la presse s'empara de l'affaire. On critiquait notamment la prime dont les actions allaient jouir et dont bénéficieraient exclusivement ou principalement les fondateurs et cela uniquement grâce au monopole, puisqu'il était visible que le Gouvernement n'autoriserait qu'un seul organisme de ce genre. Cependant à Anvers aussi un projet de Crédit Mobilier prit naissance ; l'on se demandait lequel des deux seraient agréé par le Gouvernement. (page 48) D'autre part, Verhaegen déposa un projet de loi stipulant que la création d'un établissement de crédit, avec faculté d'émettre des obligations, ne pourrait avoir lieu qu'en vertu d'une loi.

En présence de l'émoi de l'opinion publique, le Gouvernement eut recours à une politique d'abstention et annonça, par la voie du Moniteur, sa résolution d'ajourner toute décision sur les diverses demandes qui lui ont été adressées pour la formation de nouvelles sociétés anonymes de crédit.

Cet incident mit particulièrement en évidence les inconvénients de l'intervention gouvernementale : elle aboutissait parfois soit à accorder des monopoles, soit à entraver des initiatives.

On ne s'étonnera pas de rencontrer parmi les principales critiques adressées au régime alors en vigueur, celle de cultiver le favoritisme. On soutenait, et on citait des exemples avec noms à l'appui, que très souvent les initiateurs de sociétés faisaient entrer des hommes politiques dans les conseils d'administration exclusivement pour se ménager des appuis auprès du Ministère. C’était même la critique sur laquelle certaine presse revenait avec le plus d'acharnement.

Enfin, on déniait aussi au Gouvernement toute compétence en la matière et l'on citait des exemples de sociétés ayant fait faillite quelques mois à peine après avoir obtenu l'autorisation gouvernementale. En réalité, disait-on, le régime actuel ne fournit au capitaliste qu'une garantie illusoire, tout en engageant la responsabilité morale du Gouvernement.

Ajoutons que celui-ci se servait fort maladroitement des prérogatives que la loi lui réservait. Il entendait procéder lui-même au contrôle, en examinant attentivement les statuts et en déléguant souvent des commissaires spéciaux auprès des sociétés agréées, mais il ne faisait aucun appel au concours des actionnaires ni à la publicité.

Il est vrai que l'instruction ministérielle de 1841 exigeait comme condition d'autorisation des sociétés l'engagement de déposer le bilan au greffe du Tribunal de commerce. Ce qui n'empêcha pas d'ailleurs le Ministère d'approuver plusieurs reprises des statuts dont cette clause était exclue. Du reste, les sociétés qui avaient pris cet engagement ne comportant aucune sanction n'en tenaient le plus souvent aucun compte et ne communiquaient pas leurs bilans.

C'est ainsi que si certaines sociétés, telles les banques ou des sociétés ferroviaires, publiaient assez régulièrement leurs bilans, beaucoup d'autres étaient d'un mutisme absolu. C'était le cas notamment de presque toutes les sociétés industrielles.

Les actionnaires ne pouvaient se tenir au courant des affaires d'une société qu'en assistant aux assemblées générales, encore le plus souvent cette possibilité n'était-elle réservée qu'aux porteurs de cinq ou de dix actions au moins ; si bien qu'une partie des actionnaires et tous les tiers, les créanciers notamment, n'avaient aucun moyen d'avoir le moindre renseignement sur la situation d'un grand nombre de sociétés.

Les inconvénients de l'intervention gouvernementale furent bientôt flagrants. (Note de bas de page : Du reste pour une autre raison encore, cette intervention n’atteignait pas son but. Les sociétés en commandite par actions n’étaient soumises ni à l’autorisation gouvernementale ni à un contrôle quelconque. De sorte que certaines sociétés d’affaires, à défaut de pouvoir établir une société anonyme, avaient recours à la commandite. S’il n’y eut pas un véritable engouement pour les commandites, - comme en France par exemple sous Louis-Philippe, -— il y eut néanmoins beaucoup de société de ce type dont titres étaient répandus dans le public.)

Les Ministres eux-mêmes en convinrent. Dès 1863, Rogier, alors Ministre des Affaires étrangères, et qui, chose bizarre, avait en cette qualité les sociétés anonymes dans ses attributions, disait à la Chambre : « Je ne connais pas de branche d'administration plus difficile et, j'ose dire plus pénible. Le Gouvernement intervient où il ne devrait pas intervenir. Il doit examiner le fort, le faible, les détails de tous les actes de fondation des sociétés anonymes. Il adopte les uns, rejette les autres. Il y met, malgré lui, parfois de l'arbitraire. Il ne peut arriver à établir des bases fixes, des règles certaines qu'il puisse suivre rigoureusement, et je n'hésite pas à le dire, j'éprouve le vif désir de voir régler par la loi les principes, les règles, les garanties qu'il y aurait lieu d'exiger des sociétés anonymes. »

Dans la même discussion V. Tesch, alors Ministre de la Justice, disait : Cette question.. nous l'examinons avec le désir de pouvoir dégager complètement le Gouvernement de toute intervention en cette matière, de laisser aux particuliers le droit de se constituer, sans (page 49) que le Gouvernement ait besoin d'approuver leurs statuts. »

Ainsi donc, dès le début de 1863, le principe de la réforme était admis. En juillet 1865 V. Tesch déposait un projet de loi dans cc sens. Cependant, c'est en 1873 seulement qu'elle fut réalisée par la promulgation de la loi sur les sociétés commerciales.

Comme en matière boursière le législateur passait, ici encore, d'un régime extrême à un autre radicalement opposé. Un système éminemment restrictif était remplacé par un système de liberté absolue, sans contrôle et sans réglementation aucune. En somme, les seules conditions exigées pour la constitution d'une société étaient la souscription intégrale du capital et sa libération de 5 p. c. au moins.

Non sans raison peut-être, les auteurs de la loi envisageaient la publicité comme le moyen essentiel, unique même, d'empêcher les abus. Résumant le principe fondamental de la loi, le rapporteur, E. Pirmez, écrivait : « Au lieu de l'intervention préventive de l'autorité, imposer à ceux qui fondent ou dirigent les sociétés anonymes, l'obligation de faire connaître la vérité sur les choses sociales, et armer les actionnaires des moyens de veiller à leurs intérêts, décade de son indépendance la Belgique semble tel est l'ensemble des idées dont l'examen... du projet vous montrera la réalisation. »

Il faut reconnaitre toutefois que la loi nouvelle organisait très imparfaitement la publicité obligatoire. Car si l’on exigeait la publication des statuts, aucune mention obligatoire n’était imposées (sur les apports en nature par exemple), et si l'on exigeait la publicité des bilans, celle-ci n »étaient soumise à aucune sanction.

Nous sortirions du cadre de ce travail en faisant de la loi de 1873 une étude plus détaillée. Notre tâche était seulement de montrer comment sous la poussée des faits nouveaux, résultant du développement de l'activité industrielle, commerciale et financière, et sous l'influence de la doctrine du libéralisme économique, le législateur a transformé radicalement le régime légal des sociétés anonymes. Peut-être pourrait-on dire qu'il est passé d'une exagération à une autre !

Quoi qu'il en soit, la réforme légale a provoqué immédiatement une floraison de sociétés anonymes. Tandis que depuis la promulgation du Code de commerce en 1807 jusqu'à celle de la loi du 18 mai 1873, il a été créé en Belgique environ 540 sociétés, les trente mois qui séparent cette dernière date de la fin de 1875 en virent naître 140.

3. Les placements en valeurs étrangères

A l'époque étudiée dans ce chapitre, nous constatons que se généralise, relativement du moins, la pratique des placements en valeurs étrangères. La propagation des titres étrangers, autres que les fonds d'État, est même à ce moment un fait nouveau, en somme, qui donne au marché financier belge un de ses aspects les plus frappants.

Certes les valeurs étrangères n'étaient pas inconnues chez nous auparavant. Nous les avons signalées déjà au XVIIIème siècle et à l’époque hollandaise. Mais il ne s'agissait que de fonds d’Etat et en quantité assez peu importante, semble-t-il.

Après la fondation du Royaume, les placements en valeurs étrangères devinrent beaucoup plus rares; en revanche, des capitaux étrangers furent placés en Belgique. Pendant la première décade de son indépendance, la Belgique bien s'être endettée vis-à-vis de l'étranger.

Le crédit de l’Etat n’était pas suffisamment établi, ses besoins, au contraire, étaient considérables, par suite, notamment, de la construction des chemins de fer. Aussi la plus grande partie des emprunts contractés alors furent-ils émis à Paris et à Londres. Les bons du Trésor même furent, à certains moments, placés à l'étranger. En outre, les actions de quelques sociétés furent acquises par des intérêts français.

Pendant la deuxième décade de notre indépendance, l'afflux de capitaux étrangers se réduisit sensiblement. Toutefois des capitaux anglais assez importants furent placés dans les affaires de chemins de fer et il y eut quelques participations françaises à des affaires industrielles. En revanche, pendant cette période l'épargne belge racheta une grosse partie des emprunts nationaux placés à l'étranger.

Pendant les vingt premières années de notre ndépendance, il semble donc y avoir eu assez (page 50) peu de placements en valeurs étrangères ; il faut signaler cependant que le capital de la Caisse de Commerce et d'Industrie de Valenciennes paraît avoir été placé en Belgique ; il en fut de même d'une partie du capital du Chemin de fer de Cologne. A signaler aussi l'intérêt important pris par la Société Générale dans les sociétés pour la canalisation de la Sambre française et pour le canal de la Sambre à l'Oise. Peut-être aussi y eut-il quelques achats de fonds d'Etat autrichiens ou romains.

D'autre part, nous constatons dès cette époque quelques cas où des industriels belges s'intéressent dans des affaires étrangères ou les créent même, sans qu'il en résulte une émission de valeurs étrangères en Belgique. Les quelques cas que nous avons pu retrouver concernent surtout la région rhénane. En 1834 nous voyons une société allemande, composée presque exclusivement de capitalistes belges, créer des ateliers pour le travail de l'étain et du zinc, à Stolberg. Ce fut le noyau d'une affaire qui devint très importante. La Belgique fut représentée dans son conseil d'administration, jusqu'à la grande guerre. De même, nous voyons la firme belge connue, J, Piedbœuf, créer vers 1838-1842 des ateliers pour le travail des métaux à Aix-la-Chapelle et à Dusseldorf. Vers 1837 la firme Doignon et Blaton, de Tournai, crée une usine à gaz à Elberfeld. Ces intérêts furent repris vers 1843 par la firme Bourget, de Liége. Transformée en société (en commandite par actions sans doute), son siège se trouvait à Liége. En 1841, la Société en commandite belge Michiels & Cie crée à Eschweiler un laminoir qui sera transformé en société allemande en 1852 et deviendra l'importante affaire métallurgique Phönix A. G. Vers 1842-43 nous trouvons aussi une société aux capitaux belges et français, Mines et Fonderies du Rhin Detilleux & Cie dont les minières et les quatre hauts fourneaux seront, en 1855, fusionnés avec la Société Phönix que nous venons de citer. A signaler aussi les intérêts importants que J. Cockerill possédait dans la région rhénane et à Berlin (fabriques de textiles et ateliers métallurgiques).

On le voit, il s'agit d'exemples isolés, bien que très caractéristiques et qui devaient se multiplier dans la suite.

Après 1850 les placements de capitaux belges à l'étranger, dans des affaires industrielles surtout, vont vraiment se multiplier. Certes, ce phénomène n'atteindra pas encore les proportions qu'il prendra à la fin du siècle, mais son développement devient suffisant pour qu'il joue un rôle important sur le marché financier et dans toute l'économie du pays.

Plusieurs circonstances amenèrent cette évolution.

Il semble en premier lieu que les conversions faites par le Gouvernement belge en 1852 et 1856 et qui remplacèrent le 5 p. c. par du 4 1/2 p. c. aient poussé certains capitalistes à rechercher des fonds d'Etat étrangers ou des obligations industrielles étrangères, à rendement plus élevé. Il faut ajouter ensuite que la plus grande partie de la période que nous étudions ici, a été marquée par une vive activité spéculative sur la plupart des places importantes, à Paris surtout. C'était notamment l'époque des emballements pour les Crédits Mobiliers et pour les valeurs ferroviaires, indigènes et exotiques. Il ne faut donc pas s'étonner si le marché de Bruxelles fut, lui aussi, le théâtre de mouvements spéculatifs importants, spécialement sur les valeurs autrichiennes et espagnoles. Les Métalliques d'Autriche étaient depuis longtemps la principale et même la seule valeur de spéculation à Bruxelles. A cette époque vinrent s'y joindre les actions du Crédit Mobilier autrichien (le Creditanstalt, qui existe encore) dont des paquets importants ont été placés chez nous. Une autre valeur spéculative assez bien négociée était l'action de la Société Générale du Crédit d'Espagne (l'émule du Crédit Mobilier espagnol), - autrement dite le Crédit Prost ou Crédit Guilhou, - mise en faillite en 1864.

Nous n'avons pas encore indiqué cependant la cause principale des placements belges en (page 51) valeurs étrangères. Elle était en étroite corrélation avec le développement industriel. L'industrie métallurgique et les ateliers de construction devaient chercher toujours davantage des débouchés à l'étranger. Or, tandis que les industries produisant des objets de consommation peuvent se contenter d'accorder des crédits relativement courts, les industries produisant de l'outillage sont obligées de faire des crédits à très long terme, du moins quand il s'agit d'exportations vers des pays économiquement peu développés.

Pour les sociétés métallurgiques et surtout pour les ateliers de construction belges, le seul, ou du moins le principal moyen d'obtenir des commandes étrangères, était donc d'arriver à placer en Belgique les actions ou les obligations des sociétés qui passaient les commandes ; il s'agissait exclusivement de sociétés ferroviaires.

On utilisait à cette époque deux procédés. Ou bien, par un procédé devenu classique, une banque ou un groupe de banques belges prenait un paquet d'actions et surtout d'obligations de la société étrangère et les plaçaient dans le public, le produit de l'émission servant à acquitter les commandes placées en Belgique. Ou bien la société industrielle belge acceptait directement comme paiement de ses fournitures les obligations de la société étrangère et cherchait à les écouler ensuite, soit en organisant une émission publique par son banquier, soit par des ventes en bourse (et en coulisse surtout). Cette méthode fut suivie surtout par la Compagnie Générale de Matériel des chemins de fer.

Dans le rapport de l'assemblée de 1863, le Conseil de cette société formula son programme financier en disant : « Toutes les affaires nouvelles de chemins de fer que l'on traite maintenant forment un ensemble qui ne permet plus de séparer les commandes des affaires financières, et la participation dans le capital est intimement liée à l'obtention des fournitures ; c'est-à-dire qu'il faut que les sociétés qui s'occupent de la construction du matériel prêtent leur concours à la formation des sociétés, en souscrivant ou en acceptant en paiement des titres, obligations ou actions. » Cette société fournit ainsi du matériel à plusieurs compagnies en Espagne, en Italie, en Turquie, presque toujours contre paiement en obligations.

Une autre société, la Compagnie centrale pour la construction et l'entretien du matériel de chemin de fer, utilisa le même procédé, mais avec beaucoup moins d'ampleur.

Dans ces exemples la relation entre l'exportation industrielle et l'émission des valeurs étrangères était donc particulièrement étroite et frappante. Mais dans bien d'autres cas, lorsque les obligations étrangères étaient placées directement par les banques, - du moins par les grandes banques, - la relation avec les exportations n'était pas moins étroite. Et cela non pas tant parce que le Gouvernement n'autorisait l'admission à la cote des valeurs étrangères que si un intérêt industriel le commandait, - on se passait assez facilement de la cote officielle, - mais surtout parce que le plus souvent on considérait que cette circonstance seule justifiait une banque à placer des titres étrangers. La Société Générale notamment énonça avec précision son point de vue déclarant s'abstenir des « émissions de valeurs industrielles étrangères, si solides qu'elles soient, toutes les fois que l'industrie nationale n'acquiert pas ainsi des compensations larges et assurées. »

La Société Générale se montra d'ailleurs très réservée envers ces émissions étrangères. La Banque de Belgique, en revanche, joua à ce point de vue un rôle plus actif, en partie à cause de ses relations avec la Compagnie Générale du Matériel. Le plus souvent elle justifiait d'ailleurs ses émissions par les commandes à l'industrie belge.

Après 1850-1852 nous voyons donc le marché (page 52) des valeurs étrangères s'étendre graduellement en Belgique et vers 1857-1858 un nombre assez élevé de ces titres s'y négocie. Nous avons mentionné plus haut les principales valeurs spéculatives de l'époque : les Métalliques, le Crédit Mobilier autrichien, le Crédit d'Espagne. Mais on négociait aussi les actions de deux autres établissements espagnols du type Crédit Mobilier, c'est-à-dire du Crédit Mobilier espagnol proprement dit et de la Société Espagnole et Mercantile. Il y avait en outre les Chemins de fer Lombards, les Chemins de fer de Bavière et quelques autres. Il semble cependant que, sauf pour les valeurs autrichiennes et espagnoles, les intérêts belges engagés étaient très limités. Ajoutons que toutes ces valeurs, sauf les Métalliques, étaient négociées exclusivement en coulisse.

Vers 1858-1859 commence l'introduction des valeurs ferroviaires étrangères (principalement des obligations).

Les principales valeurs de cette catégorie placées en Belgique entre 1858 et 1865 étaient : les actions et obligations du Chemin de fer du Nord de l'Espagne, obligations des chemins de fer Livournais, de Cordoue-Séville, de Cordoue à Malaga, de Ciudad-Real à Badajoz, de Granollers, de Bra à Alexandrie, des Méridionaux d'Italie, du Central Toscan, de Roustchouck-Varna, de Varsovie-Vienne, du Central Néerlandais, de Guillaume-Luxembourg.

La plupart des émissions étaient faites par la Banque de Belgique, et par les maisons Brugmann, Mathieu, Bischoffsheim-Hirsch. Quelques-unes furent faites pour le compte de la Compagnie Générale du Matériel. Il y eut aussi quelques valeurs introduites directement en bourse, sans émission publique.

Le type courant était alors l'obligation de 250 francs rapportant 6 p. c., remboursable par 500 francs et émise à 230-240, parfois même à des cours inférieurs. Conditions alléchantes certes pour les souscripteurs, mais bien imprudentes pour la plupart des compagnies !

Pendant quelques années ces obligations jouirent d'un grand succès auprès du public. Certaines émissions furent couvertes plusieurs fois et il fallut procéder à des répartitions. Pour quelques-unes, le cours en bourse dépassa le cours d'émission et parfois même le pair.

Mais en 1863-1864 déjà les soubresauts de la bourse de Londres et de Paris provoquèrent une réaction. Ensuite et surtout survint la grande crise financière de 1866 qui amena plusieurs de ces compagnies à suspendre leurs paiements. En effet, les lignes ferroviaires ne pouvaient donner des résultats tangibles que très lentement. Mais les compagnies s'étant chargées de dettes obligataires très lourdes, elles fonctionnaient normalement aussi longtemps qu'il leur était possible de continuer à émettre des obligations. La crise ayant provoqué la liquidation des positions spéculatives, une panique dans le public et un effondrement des cours, tout écoulement de titres nouveaux devenait impossible. Si l'on tient compte en outre du resserrement général du crédit, on comprendra les suspensions du Central-Toscan, des Livournais, de Bra, de Granollers, de Cordoue-Malaga, du Central Néerlandais, de Varna, etc. Il y eut une dépréciation générale des obligations ferroviaires, même de celles dont le service continuait régulièrement. On estimait alors que la perte subie de ce chef par le public belge était de 50 à 75 millions.

Cette perte n'était pas définitive cependant. Certaines compagnies se relevèrent complètement ; d'autres prirent des arrangements avec leurs créanciers ; quelques obligations cependant perdirent toute valeur.

Malgré la crise de 1866 et les pertes subies par les obligataires, les émissions de valeurs étrangères, et même plus spécialement celles des valeurs ferroviaires, ne cessèrent pas en Belgique. De 1867 à 1870 il y eut des émissions du Crédit Foncier d'Autriche, des Chemins de fer de l'Est Hongrois, des Chemins de fer Victor-Emmanuel, du Crédit foncier russe, de l'Etat de Honduras, du Chemin de fer Sud-Autrichien, de la Compagnie Autrichienne des chemins de (page 53) fer de l'Etat, du Crédit Communal des Pays-Bas, etc.

En 1871-1873, Bruxelles participa à l'émission de plusieurs valeurs françaises, notamment aux grands emprunts de libération, à l'emprunt de la ville de Paris, etc., etc.

Au lendemain de la guerre franco-allemande, l'importance de Bruxelles comme centre financier s'étend beaucoup et les opérations s'y développent considérablement. Nous en reparlerons plus loin.

Nous avons parlé jusqu'à présent des valeurs créées par des sociétés étrangères et placées en Belgique. Nous devons signaler maintenant les affaires créées par des Belges pour exercer leur activité à l'étranger.

Sans avoir la prétention d'être complets, citons quelques faits que nous avons pu relever. En 1853 nous constatons la création à Bruxelles de la Société pour la production du zinc en Espagne, devenue en 1854 l'Asturienne des Mines. L'affaire était créée par un groupe espagnol, qui faisait apport de diverses concessions minières, et par un groupe belge représenté par J.-B. Bischoffsheim, qui souscrivait en espèces 1 million, « somme jugée nécessaire à l'effet de donner actuellement l'extension et le développement convenables aux opérations de la société », disaient les statuts.

En 1863, la Société Corphalie, créée en 1846 (avec la participation d'un groupe français), se transforme en Société Métallurgique Austro-Belge. Diverses concessions minières en Autriche sont apportées à la société ; son conseil reste en grande majorité belge. En 1855, le même groupe avait participé à la formation de la Société des Mines et Fonderies de Niederfischbach (près de Siegen, en Prusse).

Depuis 1856, le charbonnage Alstaden (dans la Ruhr) était exploité par la Société belge Albrecht de Gruyter & Cie. En 1869, il fut transformé en Société allemande Alstaden (dont les titres furent cotés à Bruxelles), elle-même reprise par la Hibernia en 1904.

En 1852, la Société belge rhénane des charbonnages de la Ruhr rachetait une concession charbonnière à Rothhausen, qui avait été accordée en 1847 à la Société anglo-belge des charbonnages à Dusseldorf. En 1873, cette société qui jusqu'à présent est encore contrôlée par des intérêts belges, prit la dénomination de Charbonnages de Dahlbusch.

Pendant la même période, plusieurs autres charbonnages furent créés par des capitaux belges en Westphalie. Inutile de les énumérer, ce paragraphe s'est déjà trop allongé. Tous furent dans la suite fusionnés dans les grandes sociétés allemandes et les intérêts belges en grande partie éliminés.

Mentionnons aussi le rôle des intérêts belges dans la création de plusieurs sociétés métallurgiques en Allemagne et au Luxembourg, notamment la Société des Mines du Luxembourg et des forges de Sarrebruck, créée en 1862 à l'initiative de N. Berger et de V. Tesch, et fusionnée en 1911 dans l'Arbed.

A relever, en outre, la création, en 1869, par un groupe anversois, de la Compagnie minière belge de Vigsnaes (Norvège), et la fondation par un autre groupe, en 1871, de la Société belge des charbonnages de Bohême (charbonnage Falkenau).

Enfin, une mention spéciale doit être accordée à la Société belge des Chemins de fer, créée en 1866 par la Société Générale. Pendant les premières années, son activité se déroula principalement en Belgique ; elle construisit cependant vers 1869-1870 quelques lignes d'intérêt local dans l'Est de la France. Son activité à l'étranger prendra surtout une grande extension à partir de 1876-1877 environ.

En somme, il ne s'agit encore que d'exemples isolés. Les affaires belges à l'étranger se multiplieront surtout pendant la période qui fera l'objet du prochain chapitre. Elles seront alors si nombreuses que leur énumération deviendra impossible.

Dans les exemples que nous avons cités, il convient de relever surtout le rôle joué par les industriels belges dans la formation de l'industrie charbonnière et métallurgique en Allemagne. Comme nous l’écrivions plus haut, les entreprises allemandes furent dans la suite, presque toutes, « nationalisées ». C’est un peu le rôle des pays dont l'évolution économique est plus avancée de contribuer à l'industrialisation des pays moins avancés, jusqu'au moment où ces derniers éliminent les intérêts étrangers. On pourrait même tirer de là des considérations intéressantes pour la théorie (page 54) économique et surtout pour la philosophie de l'histoire. Ce n'est pas le lieu de nous y attarder.


En parlant de l'expansion financière belge l'étranger pendant la période 1860-1870 on ne peut passer sous silence les affaires Langrand-Dumonceau. D'autre part cependant, ces affaires furent à tel point compliquées et enchevêtrées, qu'on ne sait vraiment comment les aborder dans une rapide vision d'ensemble comme celle-ci. Un exposé sommaire demanderait des pages et des pages. Force nous sera donc de nous limiter à quelques indications.

Sans nous arrêter à la personnalité même de Langrand ni à ses débuts dans les affaires, arrivons directement la période où il aborda le champ d'activité qui rendit son nom célèbre dans les annales financières. C'est probablement à cause de ses relations politiques, que Langrand eut son attention attirée surtout vers l'Autriche-Hongrie. Le programme qu'il formula ne manquait pas d'ingéniosité.

Il partit de cette conception que le principal obstacle au développement agricole austro-hongrois était la possession d'immenses propriétés foncières par une noblesse manquant d'initiative et de capitaux, jointe à l'existence d'une classe de paysans pauvres incapables d'acheter la terre et les instruments agricoles.

Il eut donc l'idée d'acheter de grandes propriétés en les payant comptant, pour les morceler et les revendre aux paysans en parcelles payables par annuités. Les capitaux nécessaires à ces opérations devaient être obtenus par l'émission d'obligations en Belgique et éventuellement dans d'autres pays.

En outre, la différence du taux d'intérêt en Autriche et en Belgique devait permettre des prêts hypothécaires, indépendamment des opérations relatives à l'achat et aux ventes des terrains. On le voit, il s'agit en partie d'une idée, devenue banale dans la suite : création de crédits fonciers pour les prêts à l'étranger. Mais Langrand y joignait l'opération - bien plus hasardeuse - d'achat et de revente de terrains. Il y greffa en outre des organismes qui moyennant prime spéciale assuraient la société prêteuse contre l'insolvabilité des débiteurs.

Outre ces opérations foncières, Langrand entreprit d'autres affaires en Autriche (notamment le chemin de fer de Kaschau) et ailleurs. Son principal tort fut d'ailleurs de trop entreprendre.

Ce curieux homme semble avoir été doué d'une imagination très riche, d'une activité débordante, mais que la raison et la réflexion ne contrôlaient pas suffisamment. Un autre trait du caractère de Langrand était l'impatience et un optimisme excessif. Il voulait forcer les affaires, au lieu de les laisser se développer. De là notamment son habitude de considérer comme bénéfices réels et distribuables, les bénéfices sur les livres, à toucher beaucoup plus tard et qui sont soumis à des aléas. Par malheur son entourage n'était nullement en mesure de le freiner ni de le contrôler.

Après avoir créé diverses affaires d'assurances (entre autres la Royale Belge), Langrand se lança vers 1860 dans les opérations foncières et hypothécaires. Il créa plusieurs sociétés parmi lesquelles les plus célèbres furent : la Banque de Crédit foncier et industriel (au capital de 50 millions), le Crédit foncier international (capital 200 millions), la Banque internationale de Crédit agricole (capital 100 millions), la Banque Générale pour favoriser l'agriculture et les travaux publics, au capital de 300 millions, la seule où l'influence de Langrand fut éliminée assez rapidement et qui subsista lors de la débâcle des autres affaires du groupe.

Les chiffres que nous venons de citer étaient astronomiques pour l'époque. Il est donc inutile de dire qu'ils ne représentaient pas le capital réel des sociétés qui souscrivaient le capital les unes des autres et le libéraient par des jeux d'écritures. Un des plus graves défauts de Langrand était de créer sociétés sur sociétés, pour masquer le déficit de l'une en le transférant à une autre.

Les opérations en Autriche se heurtèrent à beaucoup de difficultés. On put acheter aisément de grandes propriétés, mais lorsque, après les avoir morcelées, il s'agit de toucher les annuités, cc furent des mécomptes innombrables. Il semble d'ailleurs que les agents de Langrand en Autriche n'étaient nullement à la hauteur de (page 55) leur tâche. De plus, tout en poursuivant ses opérations foncières, l.angrand entreprenait d'autres affaires, souvent sans avoir des ressources suffisantes. Ceci l'amenait à réaliser à tout prix certains actifs pour faire des paiements ou, par exemple, pour déposer des cautionnements en demandant des concessions ferroviaires.

Enfin, il faut signaler que Langrand mêla la politique à ses affaires ; il arborait le drapeau catholique et prétendait « christianiser les capitaux. » Il se créa ainsi des inimitiés violentes non seulement dans le monde politique, mais encore dans certains milieux d'affaires. Il est vrai que tous les milieux financiers sérieux, même catholiques, le tenaient à l'écart, se méfiant de son caractère aventureux.

Force nous est de nous borner ici à cette brève esquisse des affaires Langrand. Contentons-nous d'ajouter que les nombreux déboires essuyés dans les affaires foncières, les pertes subies sur des opérations entreprises à la légère, les dividendes élevés distribués sans bénéfices réels, finirent par entraîner, vers 1868-1870, toutes ces affaires dans une débâcle complète.

Malgré les condamnations subies par Langrand, malgré sa mauvaise réputation, une étude détaillée et objective de son activité donne l'impression qu'il méritait mieux que son sort. On ne peut le considérer comme un vulgaire aventurier, comme le faisaient beaucoup de ses contemporains. Il est toujours difficile de juger un homme, surtout à plus d'un demi-siècle de distance ; cependant Langrand laisse l'impression d'un homme intègre. Nulle part on ne le voit poursuivre des fins personnelles, au détriment des sociétés qu'il gère.

Contrôlé par un caractère plus pondéré, moins impatient, Langrand aurait pu probablement créer des affaires utiles, moins nombreuses, aux capitaux moins fabuleux et moins sujettes aux spéculations boursières. Peut-être n'auraient-elles pas rendu célèbre le nom de Langrand, mais elles auraient persisté et n'auraient pas infligé de pertes à l'épargne belge.

4. Les sociétés anonymes

L'expansion des intérêts belges au dehors n'était évidemment qu'une partie, relativement restreinte même, de l'activité du marché financier. L'effort principal a porté sur le développement des affaires belges.

Notre statistique des sociétés anonymes est malheureusement tout à fait défectueuse. D'après un relevé officiel il y aurait eu en Belgique, en 1852, 191 sociétés anonymes au capital nominal (mais non entièrement versé) de 880 millions. Ces relevés officiels, ne sont pas suffisamment sûrs et, d'ailleurs, ils manquent de continuité.

Heureusement, à partir de 1857 nous avons encore un relevé de source privée établi jadis par A. Demeur. Suivant les tableaux dressés par celui-ci, il a été créé entre 1819 (date de la création de la première société établie en application du Code de Commerce) et 1857, 321 sociétés, dont 121 étaient dissoutes en 1857. Il existait donc à cette date 200 sociétés avec un capital émis de 805 millions.

Entre 1857 et 1873 furent créées 223 sociétés ; pendant la même période le nombre de dissolutions fut de 109. Il restait donc en 1873, 314 sociétés avec un capital émis de 2.060 millions.

Il est intéressant de reproduire la répartition des sociétés anonymes d'après les principales catégories industrielles, en 1857 et en 1873. (Note de bas de page : Les chiffres concernant les capitaux émis sont approximatifs et sont basés sur la valeur boursière des titres. On peut faire beaucoup d’objection aux chiffres de Demeur, mais nous sommes obligés de les prendre tels quels.)

Banque et finance

1857 : Nombre de sociétés, 14 ; Capital émis (millions), 150

1873 : Nombre de sociétés, 35 ; Capital émis (millions), 535

Assurance :

1857 : Nombre de sociétés, 31 ; Capital émis (millions), 17

1873 : Nombre de sociétés, 25 ; Capital émis (millions), 17

Chemins de fer :

1857 : Nombre de sociétés, 21 ; Capital émis (millions), 300

1873 : Nombre de sociétés, 47 ; Capital émis (millions), 720

Charbonnages :

1857 : Nombre de sociétés, 32 ; Capital émis (millions), 100

1873 : Nombre de sociétés, 56 ; Capital émis (millions), 360

Métallurgiques :

1857 : Nombre de sociétés, 34 ; Capital émis (millions), 160

1873 : Nombre de sociétés, 51 ; Capital émis (millions), 275

Rentes, canaux, etc. :

1857 : Nombre de sociétés, 29 ; Capital émis (millions), 23

1873 : Nombre de sociétés, 39 ; Capital émis (millions), 33

Divers :

1857 : Nombre de sociétés, 39 ; Capital émis (millions), 55

1873 : Nombre de sociétés, 61 ; Capital émis (millions), 120

TOTAUX :

1857 : Nombre de sociétés, 200 ; Capital émis (millions), 805

1873 : Nombre de sociétés, 314 ; Capital émis (millions), 2.060

On peut constater par ce tableau que, par l'importance des capitaux engagés, les sociétés (page 56) ferroviaires jouaient le rôle prépondérant dans le mouvement financier de cette époque.

Cette importance des affaires ferroviaires est un des traits les plus frappants de cette époque, comparée à la nôtre, où elles ne jouent qu'un rôle tout à fait minime.

Avant 1842, le Gouvernement belge n'avait accordé que quelques concessions exclusivement pour de petites lignes industrielles, c'est-à-dire des lignes ne servant qu'au transport des grosses marchandises ; toutes étaient établies dans la région houillère du Hainaut.

En 1842 le Gouvernement accorda la première concession pour une ligne non exclusivement industrielle, pouvant donc servir au transport des voyageurs. C'était la ligne Anvers-Gand par Saint-Nicolas, dont la concession fut accordée à l'ingénieur De Ridder qui, avec Simons, avait dirigé la construction du réseau de l'Etat.

Mais la véritable ère des concessions ne commence qu'en 1845-1846. Pendant ces deux années, le Gouvernement accorde dix concessions (huit en 1845 et deux en 1846) à peu près exclusivement à des groupes anglais. Les principales sociétés créées alors étaient notamment les Compagnies d'Entre-Sambre-et-Meuse, du Luxembourg, de la Flandre occidentale, de Namur-Liége, etc.

Pendant la période agitée et difficile de 1846-1848 les demandes de concessions cessèrent, pour recommencer à partir de 1852. Dorénavant elles seront presque uniquement accordées à des capitaux belges. Certaines de ces concessions comportaient une garantie d'intérêts. La formation des sociétés ferroviaires et leur fonctionnement présentent beaucoup de variété, mais nous ne pouvons ici nous étendre sur cette question. L'histoire des chemins de fer belges est encore entièrement à faire d'ailleurs.

Contentons-nous de signaler que, sauf erreur, il y eut 63 sociétés ferroviaires constituées entre 1842 en 1873, dont 47 subsistaient encore à cette dernière date. Dans l’ensemble, les compagnies fournirent un effort remarquable en construisant une grande partie du réseau ferroviaire belge. En effet, à partir de 1850, l’Etat cessa à peu près complètement de construire lui-même. Sur les 3.500 kilomètres de voies existant en 1875, 665 seulement avaient été construits par l'Etat (dont 560 avant 1850). Si nous tenons compte des voies qui à ce moment-là allaient être achevées, on peut dire que les compagnies avaient construit plus de 3.000 kilomètres. Mais en 1875 elles n'exploitaient plus qu'un peu moins de 1.500 kilomètres, tandis que l’Etat en exploitait plus de 2.000 kilomètres.

C'est qu'à ce moment déjà, la politique de reprise des chemins de fer, inaugurée vers 1870, avait porté ses fruits.

En général, les concessions avaient été accordées sans aucun plan d'ensemble, suivant le hasard des demandes. D'autre part, très souvent le Gouvernement accordait la garantie d'intérêts ou d'autres facilités en s'inspirant surtout de préoccupations électorales. Il en résulta la création d'un grand nombre de lignes sans liens organiques et sans coordination.

L'étude financière des sociétés ferroviaires exigerait de longs développements, à cause de la diversité des situations. Dans plusieurs de ces sociétés, le capital-actions ne représentait aucun apport effectif, seules les obligations représentaient un capital réel. Quelques sociétés payaient leurs fournisseurs (les entrepreneurs ou fournisseurs de matériel roulant) en actions et surtout en obligations, qui n'étaient acceptées qu'à des taux très bas, de sorte que bien souvent le capital était exagéré ; aussi les sociétés se heurtèrent-elles à des difficultés même pour la rémunération des obligations.

Les titres de plusieurs d'entre elles baissèrent et vers 1865-1866 déjà, on pouvait estimer à 120 millions la dépréciation du capital engagé dans les chemins de fer belges.

Heureusement, vers cette époque, on voit la période chaotique céder partiellement la place à une phase de coordination.

Sans renoncer à leur autonomie financière diverses sociétés s'entendent pour confier l'exploitation de leurs réseaux à une seule compagnie. L'Etat lui-même se charge aussi de 1842 et 1873, dont 47 subsistaient encore à cette l'exploitation de quelques lignes appartenant à des sociétés.

Vers 1870, l'exploitation de la plus grande partie du réseau belge se répartit entre l'Etat, la Compagnie du Grand Central et la Compagnie d’Exploitation.

En soudant ainsi plusieurs petites lignes, (page 57) certaines compagnies formèrent même de grandes lignes parallèles à celles de l'Etat. La concurrence qui en résultait fut une des raisons qui finirent par imposer la politique de reprise par l'Etat. Il faut encore ajouter les réclamations d'une grande partie du public qui exigeait la centralisation de tout le réseau en une seule exploitation, et aussi des circonstances politiques internationales qui déterminèrent le rachat de certaines lignes. Enfin, la situation financière embarrassée de plusieurs sociétés et le désir de sauver au moins les intérêts des porteurs d'obligations furent aussi parmi le facteurs de la politique de reprise des chemins de fer par l'Etat. Aussi voyons-nous à partir de 1870 environ le rôle des compagnies ferroviaires se réduire constamment, l'État rachetant graduellement leurs lignes et n'accordant plus de concessions nouvelles.


Nous nous sommes arrêtés quelque peu aux sociétés ferroviaires à cause de leur rôle particulièrement important. Nous pourrons être plus brefs pour les sociétés industrielles proprement dites. Le tableau qui figure au début de ce paragraphe a permis de constater l'importance du groupe charbonnier dans l'ensemble des sociétés industrielles. Il est vrai que l'évaluation du capital engagé a été établie par Demeur d'après les cotations au début de juin 1873, lorsque les cours étaient particulièrement élevés.

On constatera par ce tableau qu'entre 1857 et 1873, le nombre de sociétés charbonnières est passé de 32 à 56. Cet accroissement ne représente pas cependant une augmentation correspondante du nombre de charbonnages exploités. Il reflète surtout la transformation de beaucoup de sociétés civiles en sociétés anonymes, conformément au processus que nous avons signalé pour la période étudiée dans le chapitre précédent.

Il n'est pas sans intérêt de signaler à cette époque quelques essais de concentration houillères, par la formation de sociétés destinées à exploiter chacune plusieurs concessions, auparavant séparées : en 1846 déjà, est créée la Société des Charbonnages belges (avec intervention du groupe Rothschild, de Paris), en 1851 la Société des Charbonnages réunis à Charleroi (groupe de la Société Générale), en 1868 la Société des Houillères unies du bassin de Charleroi (groupe Balisaux). On peut relever aussi, il est vrai, quelques exemples du phénomène inverse : certaines sociétés détachèrent des charbonnages qu'elles possédaient et les apportaient à des sociétés nouvelles.

Le troisième quart du XIXème siècle a été, dans l'ensemble, une période de prospérité pour l’industrie charbonnière. Nous avons montré, dans le premier paragraphe, l'accroissement rapide de la production. Les bénéfices aussi furent satisfaisants. La période 1871-1873 fut d'une prospérité exceptionnelle ; il était difficile de satisfaire aux demandes, on parlait d'une « crise du charbon », en employant cette expression dans un sens opposé à celui que nous lui donnons à présent. La hausse constante des prix permit à certaines sociétés de faire en une année des bénéfices équivalents à leur capital ! Mais ensuite il y eut une réaction violente...

Le nombre des sociétés métallurgiques passé pendant la période 1857-1873 de 34 à 51. Entre-temps il y eut 15 sociétés dissoutes, il y eut donc en réalité 29 créations nouvelles. Ici encore la plupart avaient pour but de reprendre des entreprises existantes (fort modestes souvent) et de les développer. Parmi les sociétés réées pendant cette période on n'en trouve pas d'ailleurs qui soient devenues des étoiles de première grandeur.

Il convient de relever cependant l'extension prise à cette époque par les ateliers de construction, tout spécialement pour le matériel ferroviaire. C'est alors que cette industrie s'est solidement implantée en Belgique et qu'elle commença à se faire connaitre fort loin au delà de nos frontières.

5. L’activité boursière

Avant d'aborder l'étude de l'activité boursière en Belgique pendant la période 1850-1875, il convient de rappeler sommairement les circonstances générales qui influençaient les grandes bourses européennes à cette époque très complexe de l'histoire financière du XIXe siècle. L'essor industriel et les progrès des voies de communications ont déterminé dans les principaux pays une très vive activité financière, (page 58) la création de sociétés nombreuses, le recours exagéré au crédit, une vive spéculation boursière, etc.

D'autre part, cette période se caractérise par une série de complications internationales et de guerres (guerre de Crimée 1854-1855, d'Italie 1859, de Sécession 1861-1865, des Duchés 1864, austro-prussienne 1866, franco-allemande 1870-1871, guerre balkanique 1875- 1877).

Enfin, la situation monétaire est influencée par les variations qui surviennent dans les rapports entre l'or et l'argent et par l'instabilité dans la politique des banques d'émission ; d'ailleurs dans maints pays européens il n'y a pas encore de banque centrale.

L'ensemble de ces facteurs a déterminé une extrême instabilité du marché financier international. Les emballements excessifs sont arrêtés par des crises monétaires et boursières fréquentes, auxquelles s'ajoutent des crises générales violentes (notamment celles de 1857, 1866 et de 1873). Cependant, en règle générale, les effets de ces crises sont d'assez courte durée et l'activité boursière reprend, sauf à se porter sur d'autres catégories de valeurs. Toutefois, la crise de 1873 eut des effets plus prolongés en déterminant une dépression qui appartient cependant au prochain chapitre de ce travail.

Venons-en à la Belgique. Les effets de la crise financière de 1848 ne furent pas de très longue durée. Vers 1850-1851 ils étaient à peu près effacés. La bourse était peu active cependant en conformité avec l'allure modérée de l'activité économique. Vers 1852-1853, nous constatons que l'on ne négocie assez régulièrement que les fonds d'Etat ; quant aux valeurs industrielles, elles sont l'objet de très peu de transactions.

Vers 1854-1855 on commence à négocier beaucoup plus souvent les valeurs ferroviaires belges, ainsi que les titres des Crédits Mobiliers étrangers et certains fonds d'Etat. Les transactions se développent particulièrement après la cessation de la guerre de Crimée, en sympathie avec les mouvements de la bourse de Paris. Les Métalliques d'Autriche et le Crédit Mobilier autrichien sont alors les deux grandes valeurs de spéculation, dans une mesure moindre le Crédit général d'Espagne (Prost). Le capital de placement se porte aussi vers les mêmes valeurs, ainsi que vers les titres ferroviaires et charbonniers.

Le mouvement spéculatif est encore peu intense cependant, la faible répercussion de la crise de 1857 sur le marché de Bruxelles le prouve. D'autre part, cette crise affecte assez sérieusement le marché commercial d'Anvers par la baisse de quelques produits (café, sucre, etc.), sur lesquels existaient des positions spéculatives. Les principales maisons de la place y créèrent même un organisme temporaire, le Comptoir de Prêts sur marchandises dont l'objet était d'escompter des promesses ou des traites garanties par un dépôt de marchandises et de les réescompter à la Banque Nationale (cp. avec le Comptoir d'escompte créé en 1848).

En revanche la crise boursière de 1859, lors de la guerre d'Italie, touche très sérieusement les bourses de Bruxelles et d'Anvers par suite de la très forte baisse de toutes les valeurs autrichiennes. Non seulement la spéculation, mais encore le capital de placement qui avait acheté certaines de ces valeurs à des cours excessifs, sont sérieusement affectés. D'ailleurs quelques valeurs belges (par exemple les parts de réserve de la Société Générale et les actions de la Banque de Belgique), bien que n'ayant aucun rapport avec la situation de l'Italie ou de l'Autriche, sont aussi influencées par la crise de confiance et le resserrement du crédit.

L'activité boursière reprend cependant graduellement. Vers 1861-1862 elle devient assez animée, bien que portant toujours sur un nombre restreint de titres ; en premier lieu viennent les Fonds dEÉtat et les titres de sociétés ferroviaires belges, quelques valeurs de charbonnages et d'affaires métallurgiques et enfin quelques valeurs étrangères. Parmi celles-ci figurent toujours avant tout les fonds autrichiens ; cependant les obligations des compagnies ferroviaires étrangères (espagnoles, italiennes, etc.) jouent un rôle de plus en plus important. Quelques-unes de ces dernières connaissent même des moments d'engouement. Il paraît qu'on traita même à terme les obligations Nord d'Espagne.

En 1864, la bourse est à certains moments fort nerveuse. Le resserrement du crédit en Angleterre et en France, la guerre des Duchés (page 59) et la suspension du Crédit d'Espagne en sont la cause. Il n'y a pas de crise grave. Mais plusieurs valeurs récemment introduites, les obligations ferroviaires étrangères surtout, subissent une dépréciation. Aux valeurs négociées à Bruxelles et dont nous venons de parler se joignent vers cette époque les fonds d'Etat américains et surtout les titres des affaires Langrand-Dumonceau.

La crise financière de 1866 affecte très sérieusement le marché de Bruxelles. Le capital de placement et la spéculation subissent des pertes sérieuses par la suspension totale ou partielle de plusieurs sociétés ferroviaires étrangères, la baisse des métalliques, etc. Quelques valeurs belges, quelques actions ferroviaires notamment, sont entrîinées dans la baisse. A Bruxelles trois maisons de banque, plutôt insignifiantes, suspendent leurs paiements. Un moment il fut même question de créer un comptoir d'escompte à cet effet, et à l'initiative de Bischoffsheim une réunion des représentants des principales maisons de banque eut lieu. La majorité estima cependant que la situation ne présentait pas de gravité particulière et que la Banque Nationale ainsi que les autres établissements bancaires accordaient au commerce des facilités suffisantes.

Après la liquidation de la crise, l'activité reprend assez rapidement. La spéculation s'occupe toujours de métalliques et de dollars. Les valeurs Langrand-l)umonceau agitent fréquemment tant la spéculation que le capital de placement. Les obligations ferroviaires belges ont des destinées diverses, la plupart des cours s'améliorent à mesure que s'affermit la probabilité de voir le Gouvernement reprendre les lignes privées. D'autre part, les valeurs ferroviaires du groupe Philippart (Bassins Houillers du Hainaut et Cie d'Exploitation) jouissent aussi des faveurs de la spéculation et du public capitaliste.

En juillet 1870 éclate la guerre franco-allemande qui provoque à Bruxelles une crise violente. Certains de nos contemporains évoquent encore parfois les souvenirs de cette période : le transport ostentatoire des ressources du Trésor à Anvers, les mesures restrictives de la Banque Nationale et les mouvements de troupes vers la frontière provoquèrent une panique violente. On parla même de l'éventualité du cours forcé. La crise affecta jusqu'aux fonds d'Etat belges, sans parler de quelques valeurs spéculatives telles que les Métalliques (toujours !) ou les dollars. Quant aux valeurs industrielles belges, la crise pour elles consistait en une absence complète de toute négociation. La panique fut de courte durée d'ailleurs ; le marché reprit son calme dès qu'il apparut que la neutralité belge n'était pas menacée. Cependant, l'atonie persiste pendant quelque temps, puis dans le courant de 1871 notre marché financier commence à acquérir une activité et une importance qu'il n'avait jamais connues auparavant.

En effet, Bruxelles devient alors un centre financier international qui attire des capitaux et des hommes d'affaires des pays voisins. Pendant quelques années l'activité y sera très intense. Quelques organismes bancaires nouveaux seront créés, en outre le nombre d'intermédiaires en bourse augmentera très sensiblement, des représentants des banques allemandes auparavant établis à Paris viendront s'installer à Bruxelles, les banques françaises y renforceront aussi leur représentation. Enfin, au lendemain de la guerre, l'industrie belge passera par une phase de prospérité remarquable.

Grâce à ce concours de circonstances, les affaires internationales prirent donc une très grande extension à Bruxelles dont le rôle fut important notamment dans le placement des grands emprunts français. Ceux-ci prirent rang pendant tout un temps parmi les grands fonds de la spéculation internationale. Diverses autres valeurs étrangères furent émises à la même époque sur le marché de Bruxelles.

En même temps la spéculation continuait à s'occuper de ses favorites anciennes, les Métalliques d'Autriche et les rentes espagnoles, auxquelles vinrent se joindre, outre les emprunts français, la rente italienne, les obligations turques, etc.

Cette prospérité industrielle et cette animation (page 60) financière ne sont pas particulières à la Belgique. Les années 1871-1873 sont une période d'essor industriel et financier international. L'activité spéculative prend une grande extension non seulement dans les pays de développement économique ancien, mais encore dans les contrées industriellement et financièrement plus jeunes : aux Etats-Unis, en Allemagne, en Autriche, etc. Dans tous ces pays on crée des affaires multiples, on se livre à une spéculation boursière intense.

L'extension des affaires internationales et la spéculation sur les fonds étrangers ne sont qu'un des aspects du marché belge pendant les années 1872-1873. La prospérité de l'industrie, la multiplication des maisons de banque et de change, la vogue d'optimisme due à l'essor international, déterminent un mouvement haussier intense sur les valeurs belges.

En somme, c'est la première grande campagne boursière portant sur les valeurs industrielles belges. Une hausse effrénée entraîne les actions charbonnières et quelques valeurs bancaires, tout particulièrement les parts de réserve, solidaires des valeurs charbonnières à cette époque surtout. On a parlé alors d'une « fièvre du charbon ».

Le tableau qui suit montrera mieux que de longs commentaires l'intensité de la hausse qui se produisit à Bruxelles en 1872 et 1873. [Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée.]

La chute de la Banque de l'Union à la fin de 1872 n'exercera qu'une influence momentanée, et sur les cours des titres bancaires seulement. Le mouvement haussier persiste donc. Il subit un premier recul lors de la crise violente qui éclate à Vienne vers le milieu de 1873. Il reprend cependant, pour les valeurs charbonnières surtout. Vers la fin de l'année, la crise financière prend un caractère international et Bruxelles subit des baisses profondes notamment sur les titres industriels et bancaires.

A ce moment le mouvement haussier est brisé. La réaction devient prononcée. En 1874 on essaiera de réagir dans quelques compartiments de la cote, mais la crise industrielle commence à se faire sentir.

Les années 1875-1876 seront des années de crise violente ; elles seront marquées par la chute de la Banque de Belgique, l'effondrement du groupe Philippart, la crise de l'Union du Crédit de Bruxelles, les embarras de quelques autres banques. A ces facteurs locaux viendra se joindre l'aggravation de la crise internationale due à la faillite de la Turquie, à la baisse des fonds autrichiens (guerre russo-turque), aux difficultés financières de nombreux États américains.

On entre alors dans une période de dépression prolongée dont nous verrons la fin dans le chapitre suivant.

6. L'activité bancaire

Pendant la période qui fait l'objet du chapitre précédent, l'activité bancaire s'est concentrée presque exclusivement dans deux établissements : la Société Générale et la Banque de Belgique, dans le premier surtout.

Ces deux organismes gardent la prépondérance pendant le quart de siècle dont nous abordons à présent l'étude. Le rôle de la Banque de Belgique s'est même accru. Après l'éclipse de 1840-1850, elle devient entre 1850 et 1870 une étoile de première grandeur, pour finir, il est vrai, par une chute plus retentissante encore que celle de 1838.

Mais à côté de ces deux organismes, un grand nombre d'institutions bancaires, d'importance très variable, ont vu le jour. Beaucoup se sont implantées définitivement, quelques-unes, en revanche, n'eurent qu'une existence plus ou moins éphémère.

Caractériser dans son ensemble l'activité bancaire de cette époque est assez embarrassant. Cependant les relations étroites entre la banque et l'industrie, en restent le trait principal, qui s'accentue même.

Si quelques établissements limitent leur activité au crédit à court terme, nous voyons les autres - notamment presque tous les organismes d'une certaine importance - s’intéresser la création d'affaires, y prendre des participations et leur accorder des avances importantes. Certains, il est vrai, auront à regretter cette collaboration, car elle sera une cause de difficultés et d'embarras. Mais ces participations furent pour l'industrie un puissant stimulant.


Pendant le troisième quart du siècle passé, les maisons de banque privées jouaient sur le marché financier un rôle beaucoup plus important qu'à présent, pour les émissions notamment. C'est vraiment l'époque de leur grande splendeur.

Nous limitant à Bruxelles, signalons les banques Bischoffsheim (devenue ensuite Bischoffsheim-de Hirsch, reprise en 1870 par la Banque de Crédit et de Dépôts des PayBas, elle-même devenue plus tard Banque de Paris et des Pays-Bas), J. Oppenheim (devenue ensuite J. Errera-Oppenheim, liquidée vers 1877), Brugmann (devenue en 1887 la maison Balser et finalement transformée en agence de la Deutsche Bank), Mathieu (reprise récemment seulement par la Banque de Bruxelles), S. Lambert (affilié aux Rothschild), Cassel. Vers la fin de la période ici étudiée viendront s'y ajouter les maisons Frank-Model (commanditée par des banques allemandes et reprise vers la fin du siècle par la Banque Internationale de Bruxelles) et Fr. Philippson (qui fit son stage chez Errera et fut au début commandité par ce dernier).

Dans la suite, certaines banques privées importantes subsisteront, d'autres même apparaitront plus tard, mais dans l'ensemble, leur puissance relative ira se réduisant par suite de la multiplication des banques par actions et du pullulement des agents de change.

Un autre trait caractéristique de l'organisation bancaire de cette époque, c'est le grand nombre de banques fonctionnant sous forme de commandite par actions. La plupart succédaient d'ailleurs aux maisons privées, dont souvent elles conservaient plus ou moins le caractère. La société anonyme en revanche était encore fort rare dans le domaine bancaire. Le lecteur sait déjà que c'est précisément la difficulté d'obtenir l'autorisation nécessaire pour les sociétés anonymes qui fit se multiplier les commandites. Les ministres qui se sont succédé au pouvoir semblent s'être même montrés tout particulièrement méfiants en ce qui concerne les banques par actions, auxquelles l'autorisation ne fut accordée qu'avec parcimonie.

Abstraction faite du groupe Langrand, on peut dire que de 1850 à 1870 environ le développement bancaire a été assez régulier et plutôt paisible. Le seul sinistre à mentionner est la faillite de la Banque du Crédit Commercial à Anvers, pendant la crise de 1866. En revanche, à partir de 1872-1873 commence une période très agitée.

L'importance croissante de Bruxelles comme centre financier, la phase d'essor et d'emballement en Europe et en Amérique amènent la création de plusieurs institutions bancaires nouvelles, en même temps qu'une multiplication de sociétés industrielles, des prises d'intérêts dans des affaires étrangères et, brochant sur le tout, un mouvement intense de spéculation boursière.

(page 62) On connaît les suites fatales de ces périodes d'effervescence. Après la crise commence une période de liquidation ; beaucoup d'affaires récentes doivent disparaître, ou du moins se réorganiser, réduire leur capital, etc. Des participations, prises parfois inconsidérément, entraînent des immobilisations ou des pertes, et sont particulièrement grosses de menaces pour des établissements jeunes n'ayant ni réserves ni crédit solidement établi.

Aussi, après la période de grand emballement, voit-on quelques établissements bancaires jeunes ou même plus anciens se débattre dans des embarras aggravés par les événements de 1875-1876. Les années 1875-1880 environ forment une période de liquidation et d'assainissement : quelques banques entrent en liquidation, d'autres doivent réduire leur capital.


Dans l'impossibilité d'étudier ici tous établissements qui ont fonctionné pendant ce quart de siècle, nous en donnons une énumération presque complète (notre liste comprend toutes les banques fonctionnant sous forme de société anonyme et les commandites par actions dont les ressources totales atteignaient au moins 1 million), avec la date de leur création et, dans la mesure du possible, leur destinée ultérieure. En outre, ne pouvant reproduire leurs bilans, nous indiquons les ressources dont ces banques disposaient à la fin de la période ici étudiée, nous contentant d'une distinction entre leurs ressources propres (capital versé et réserves) et celles provenant des clients (obligations, dépôts, etc.).

Ces chiffres permettront au lecteur de se rendre compte de l'importance des organismes financiers de l'époque. On peut constater qu'à part quatre ou cinq institutions capables d'exercer une réelle influence financière, les autres ne disposaient que de moyens d'action modestes.

(Successivement : Année de création - Noms de l’établissements - Passif au 31 décembre 1875 (cap. v. Fonds et rés. de tiers, en millions de francs - Eventuellement observation)

A. SOCIETES ANONYMES

(1) 1822 - Société Générale - 80,5 - 57,5

(2) 1835 - Banque de Belgique - 57,7 - 36,9

(3) 1835 - Banque Liégeoise - 4,2 -70,0

(4) 1841 - Banque de Flandre - 3,7 - 9,6

(5) 1857 - Banque de Seraing - (Reprise en 1875 par la Banque de Huy)

(6) 1865 - Banque du Crédit Communal (Anvers) - 3,0 - 5,8 - (Réorganisée en 1869)

(7) 1866 - Banque de Charleroi - 2,4 - 5,4 - (Suite de la Commandite Balisaux-Lebeau, J. Le Borne et Cie qui datait de 1860)

(8) 1869 - Banque de Dinant 0,8 - 1,1 - (Suite de la commandite L. Antoine, Ch. Gomrée qui datait de 1863. Mise en liquidation en 1884, à l’expiration du pacte social)

(9) 1870 - Banque d’Anvers - 5,3 - 11,7 - (Filiale de la Société Générale)

(10) 1870 - Banque Commerciale de Liége - (Reprise en 1889 par la Banque d’Escompte et Comptes Courants à Liége, elle-même fusionnée dans la Banque Liégeoise en 1917)

(11) 1871 - Banque de Travaux publics - 16,4 - 9,3 - (Suite de la Banque Générale pour favoriser l’agriculture et les travaux publics (Langrand). Après une carrière très mouvementée, obtient un concordat préventif en 1886. Liquidation terminée en 1907. Obligations touchent 25 p. c.)

(12) 1871 - Banque de Bruxelles - 21,8 - 9,9

(13) 1871 - Banque Centrale Anversoise - 30,0 - 26,4

(14) 1872 - Banque du Hainaut - 4,5 - 6,8 - (Filiale de la Société Générale)

(15) 1872 - Banque Centrale de la Sambre - 3,1 - 4,6 - (Filiale de la Société Générale)

(16) 1872 - Banque Belge du Commerce et de l’Industrie - 21,0 - 12,0

(17) 1873 - Banque de Verviers - 2,5 - 4,5 - (Filiale de la Société Générale)

(18) 1873 - Banque Centrale du Limbourg ) 0,4 - 0,9 - (Filiale de la Société Générale)

(19) 1873 - Banque de Courtrai - 1,5 - 2,7 - (Filiale de la Société Générale)

(20) 1873 - Nouvelle Banque de l’Union - 3,1 - 7,1 - (Succède à la commandite : Banque de l’Union (Jacobs Frères et Cie), qui suspend ses paiements en 1872. Fusionnée en 1888 dans le Comptoir d’Escompte de Bruxelles lui-même absorbé par la Banque d’Outremer en 1919)

(21) 1874 - Caisse Générale de Reports et de Dépôts - 10,0 - 13,3

(22) 1874 - Banque Centrale de Namur - 1,0 - 2,1 - (Filiale de la Société Générale)

(23) 1874 - Banque Centrale de la Dyle - 1,0 - 2,7 - (Filiale de la Société Générale)

(24) 1874 - Banque de Gilly - 0,6 - 0,2 - (Suite de la firme Gillieaux-Cornil et Cie. Dissoute en 1886, perte du capital)

(25) 1875 - Banque de Mariembourg - 0,4 - 0,6 - (Suite de la firme Delalou-Stainuer et Cie. Mise en liquidation en 1882 par suite des pertes subies)

B. COMMANDITES PAR ACTIONS

(26) 1854 - Caisse Commerciale (J. Delloye-Tiberghien et Cie), Bruxelles - 4,4 - 4,4 - (Transformée en société anonyme en 1890. Atteinte par la crise de 1901, elle est reprise par le Crédit Général Liégeois et devient son agence à Bruxelles)

(27) 1860 - Caisse Industrielle et Commerciale du Hainaut (J. et C. Delloye et Cie), à Charleroi - 3,9 - 6,2 - (Mise en liquidation en 1892. Portefeuille repris par la Banque du Hainaut, la succursale de La Louvière par la Banque Centrale de la Sambre. Restant de l’actif apporté en 1898 à la Compagnie industrielle de Belgique)

(28) 1873 - Banque de Mons (Delloye, Legrand-Tercelin et Cie) - 2,2 - 3,3 - (Reprend affaires de la maison Tercelin-Monjot. Plus tard devient Delloye et Cie. Absorbée en 1892 par la Banque du Hainaut)

(29) 1858 - Banque de Huy (Delloye-Dodemont et Cie) - 2,2 - 3,4 - (En 1907 transformée en société anonyme et devenue filiale de la Société Générale ; fusionnée avec la Banque Générale de Liége en 1921)

(30) 1865 - Crédit Général Liégeois (A. Poulet et Cie) - 7,5 - 13,5 - (A l’origine, firme sociale : J. Fraipont et Cie. Transformée en société anonyme en 1885. Fusionnée avec la Banque de Bruxelles en 1928.

(31) 1868 - Comptoir Général (A. Eyckholt et Cie) à Bruxelles - 5,3 - 26,0 - (Subit pertes, surtout affaires Philippart. En 1883, concordat préventif. Liquidation terminée vers 1903. Créanciers touchent 27 p. c.)

(32) 1859 - Banque Namuroise et Verviétoise et Comptoir Anversois (de Lhoneux, Linon et Cie) - 3,0 - 11,8 - (A l’origine, raison sociale : Banque Namuroise ; fin 1860 ajouté : et Verviétoise ; en 1873 : et Comptoir Anversois. En 1901 transformée en société anonyme et devenue Banque Générale Belge)

(33) 1864 - Banque de Tournai (Parent, Pécher et Cie) - 2,7 - 2,0 - (Subit pertes dans plusieurs participations. Mise en liquidation en 1889)

(34) 1863 - Caisse de l’Industrie et du Commerce de l’arrondissement de Tournau (De le Vingne et Cie) - 1,8 - - (Depuis 1894, J. Houtain et Cie. Dissoute en 1924)

(35) 1872 - Crédit Verviétois (Modera et Cie) - 1,6 - 5,7 (Dissout en 1920)

(36) 1866 - Banque du Luxembourg (Jacquemyn et Cie), à Marche - 0,5 - 3,2 - (Déclarée en faillite en 1883)

(37) 1864 - Banque de Waes (Werwilghem, Wauters et Cie), à Saint-Nicolas - 1,0 - 5,1 - (En 1922 transformée en société anonyme et affiliée à la Banque de Bruxelles)

(38) 1864 - Caisses Communale de Roulers (G. De Laere et Cie) - 0,8 - 2,3 - (Transformée en société anonyme et affiliée à la Banque de Bruxelles en 1921)

(39) 1875 - Compagnie Belge d’Escompte et de Recouvrement (F. Charles, E. Kuhstohs et Cie) - 1,1 - 0,9 - (Dissout en 1885. Capital perdu)

(40) vers 1872-1873 - Banque du Commerce et de l’Industrie (Tison Frères et Cie), à Bruxelles - 0,9 - 0,6 - (Liquidée en 1879)

(41) 1875 - Banque de Binche (Pourbaix et Cie) - 0,6 - 0,4 -(Liquidées en 1886)

(page 64) C. ORGANISMES FINANCIERS DE NATURE SPECIALE

(42) 1850 - Banque Nationale

(43) 1860 - Crédit Communal

(44) 1848 - Union du Crédit de Bruxelles

(45) 1856 - Union du Crédit Gand - (Devenue en 1813 : Banque de l’Union du Crédit de Gand, en 1920 Banque Gantoise de Crédit, affiliée à la Banque de Bruxelles)

(46) 1856 - Id. Liége

(47) 1864 - Id. Anvers

(48) 1868 - Id. Mons - (Devenu en 1924 : Banque de Crédit de Mons, affiliée à la Banque de Bruxelles)

(49) 1871 - Id. Charleroi - (Devenu en 1921 : Banque de Crédit de Charleroi, fusionnée en 1926 avec la Banque de Charleroi)

(50) 1873 - Id. Verviers

(51) 1835 - Caisse hypothécaire - (Devenue en 1886 : Crédit Foncier de Belgique)

(52) 1835 - Caisse des propriétaires - (Fusionnée en 1929 avec le Crédit Général de Belgique)

(53) 1863 - Compagnie Immobilière de Belgique

(54) 1836 - Mutualité - (Mise en liquidation en 1873, à l’expiration du terme social. Répartition s’élevant à plus de 1.200 francs par action de 500 francs.

(55) 1836 - Actions réunies - (Entraînée dans la chue de la Banque de Belgique)

(56) 1866 - Obligations réunies - (Trust de placement, créé par le groupe du Crédit Général Liégeois. Liquidé en 1872 par remboursement du capital.

(57) 1870 - Caisse d'annuités dues par l'Etat (Créée par le groupe Philippart)

(58) 1872- Société française et belge de Banque et d'Escompte - (Société française. Créée en 1872 par la Société Générale de Belgique et la Banque Daviller de Paris. Succède à l’agence de la Société Générale à Paris. Fin 1890 participe à la formation de la Banque Parisienne transformée en Banque de l’Union parisienne)

(59) 1872 - Banque de l'union Franco-Belge - (Société française créée par groupe Errera-Banque de Bruxelles et un groupe français. Fusionnée en 1874 avec Anglo-Peruvian Bank)

(60) 1872 - Deutsche-Belgische La Plata Bank - (Etablie à Cologne par la Banque S. Oppenheim jr et Cie, le Crédit-Anstalt de Vienne et la Banque Centrale anversoise. En 1873 la Deutsche Bank y prend une participation. Immobilise son capital dans avances au Gouvernement de l’Uruguay. Mise en liquidation en 1875)


Abordons à présent l'examen rapide des principaux organismes bancaires de l'époque.

La Société Générale figure en tête de liste non seulement par ordre d'ancienneté, mais encore par ordre d'importance.

Voici un tableau où le lecteur trouvera les principaux articles du bilan de la société par périodes quasi quinquennales [Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée]

Un examen de ce tableau permet de constater que, pendant la période qu'il englobe, les ressources dont disposait la Société Générale ne se sont guère accrues. Il ne faut pas en conclure d'ailleurs à une stagnation.

Outre ses moyens propres (parmi lesquelles les réserves font ressortir un accroissement constant), la société disposait des ressources provenant de l'émission d'obligations et des dépôts à la caisse d'épargne. Nous savons déjà (page 65) que depuis la création de la Banque Nationale la Société Générale procéda au retrait graduel de ses billets.

Les dépôts à la caisse d'épargne se sont quelque peu réduits de 1850 à 1873. Quant aux obligations, malgré quelques fluctuations temporaires, les ressources qu'elles fournissaient se tinrent au total dans les mêmes limites.

Restent les comptes courants. A ce propos notons que la Société Générale ne commença d'accorder un intérêt pour les comptes chèques qu'à partir de 1866. C'est depuis cette date que le poste comptes courants comporte les avoirs des déposants proprement dits. Auparavant il comprenait principalement les soldes créditeurs des sociétés patronnées, des correspondants-banquiers, etc. Quant aux dépôts proprement dits, ils interviennent pour 12,5 millions dans les comptes courants de 1869 et pour 11,5 millions dans ceux de 1873 et proviennent d'un nombre assez restreint de clients (423 à la fin de 1871).

D'autre part, ces dépôts comprenaient eux aussi des sommes transitoires et résultaient souvent d'émissions faites pour le compte de certains pouvoirs publics (de villes notamment) qui ne retiraient pas immédiatement le produit de l'emprunt. En somme, à cette époque, la Société Générale se rapprochait beaucoup moins qu'à présent du type de la banque de dépôts ; elle était plus près de la catégorie des banques d'affaires. Ces considérations expliquent pourquoi le total du passif, comme celui de l'actif, a peu varié pendant cette période, l'accroissement de 1873 étant dû des circonstances passagères.

Nous avons vu que pendant la période précédente, la principale difficulté à laquelle se heurtait la Société Générale provenait de l'immobilisation de ses moyens et de l'impossibilité de réaliser son portefeuille. Après 1850, à mesure que le marché financier se ranimait, elle liquida graduellement une grande partie de ses avances sur titres (le plus souvent en vendant les gages) et de ses avances en comptes courants. En outre, elle réalisa, par petites fractions, une partie de son portefeuille ancien, veillant toutefois à garder un intérêt suffisant pour contrôler les affaires patronnées.

Dès la fin de 1851, elle commence à ouvrir au début une fois par périodiquement - au début une fois par année - des souscriptions pour de petites quantités d'actions industrielles qu'elle prélève sur son portefeuille. Généralement elle n'offre à chaque souscription que 200 ou 300 titres par société. Elle n'offre par plus grandes quantités que les actions de la Banque Nationale ou d'affaires toutes récentes (chemins de fer). Certaines de ces souscriptions étaient publiques, d'autres étaient réservées aux actionnaires de la Société Générale. Le produit de ces réalisations servait naturellement à prendre des intérêts dans les affaires nouvelles.

l est assez curieux de signaler que la direction de la Société trouvait nécessaire de justifier ce procédé, tout rationnel cependant et conforme à l'essence même de l'activité d'un organisme financier.

« Il peut sembler étrange au premier abord, disait-elle dans un de ses rapports, que la Société Générale réduise, en vendant une partie des actions qu'elle possède, son intérêt dans des affaires qui offrent de si bons résultats et de si brillantes espérances. Mais en étudiant sérieusement les faits, on reconnaît bientôt que la participation du public en général ou des actionnaires, public plus restreint et en quelque sorte privilégié à ce point de vue, est à la fois la conséquence de l'activité qui porte à des entreprises nouvelles et le moyen de travailler, par la mobilité d'une partie du capital, à accroître le patrimoine commun des actionnaires. »

La Société utilisait ses ressources en participations dans des affaires nouvelles, des compagnies de chemins de fer surtout (notamment Dendre-Waes, Est belge, etc.). Elle constitua aussi la Société belge des Chemins de fer, déjà signalée, qui construisit plusieurs lignes en Belgique et à l'étranger. Nous avons mentionné aussi sa participation dans le Chemin de fer du Nord de l'Espagne.

En dehors de leur intérêt propre, ces participations permettaient à la Société Générale d'obtenir des commandes pour les entreprises métallurgiques patronnées. Sous son égide, ces dernières avaient formé une entente pour les fournitures à faire à l'étranger.

En dehors de ses participations ferroviaires nous n'avons à signaler pour cette époque, (page 66) comme affaire importante, que la Compagnie Immobilière de Belgique, à la formation de laquelle la Société Générale contribua et qu'elle prit ensuite entièrement sous son contrôle.

Vers la fin de la période que nous étudions, la Société Générale commença la transformation de ses agences en sociétés anonymes ayant une existence juridique distincte. Dans la période suivante, cette politique se développera et déterminera la formation de tout un réseau de banques patronnées.

Ainsi donc, pendant ce quart de siècle, la Société Générale eut une activité calme et pondérée. Or, pendant une grande partie de cette période, le marché fut très animé : des affaires nouvelles se créaient, les émissions, de valeurs étrangères notamment, se succédaient. On pouvait croire à certains moments que la Société Générale se reposait sur ses lauriers et laissait à d'autres le soin des initiatives nouvelles.

Aussi, lorsque le resserrement monétaire de 1863-1864 provoqua une réaction temporaire et la dépréciation de quelques valeurs récemment introduites, la Société prit soin de rappeler qu'elle avait eu raison de se montrer prudente. Epinglons ce passage qui terminait le rapport présenté à l'assemblée générale au début de 1865 : « La Société Générale, dit-on souvent, pèche depuis cinq ans par un excès de timidité et dc prudence : elle n'a pris part à aucune de ces entreprises qu'il est du devoir des grands établissements de crédit de fonder et de soutenir. Répondant, en 1858, à un reproche analogue, nous disions : « il faut, parmi les affaires nouvelles qui s'offrent chaque jour, faire un choix sobre et sévère en se persuadant bien que, pour les meilleurs d'entre elles, comme l'expérience l'apprend, le temps et de patients efforts sont des éléments nécessaires de succès. »

« Aujourd'hui, sans prétendre juger ou moins encore blâmer des actes d'autrui... nous croyons utile d'indiquer de nouveau les principes qui ont constamment dirigé notre conduite... Nous n'avons pas cru devoir participer aux entreprises qui... ont exclusivement ou principalement leur centre d'action à l'étranger... Notre intervention pour les entreprises qui se poursuivent ou s'étendent au delà de nos frontières, ne nous paraît justifiée que lorsqu'elles assurent à la Belgique de grands avantages industriels ou qu'elles se rattachent, par un rapport intime et direct, aux intérêts sérieux du pays, la prospérité de ses industries, et alors même, nos capitaux n'émigreront pas sans esprit de retour...

« Quant aux émissions de valeurs belges ou étrangères, nous pensons qu'un établissement comme le nôtre ne doit pas prêter son concours uniquement pour réaliser une commission de banque, qu'une certaine responsabilité morale s'attache implicitement à ce concours.

« Sans avoir la prétention de tout faire ou la volonté de ne rien faire, nous tâcherons toujours, pour remplir selon la mesure de nos forces la mission qui nous est confiée, de concourir à des entreprises belges, lorsqu'elles nous paraîtront promettre ces succès durables qui sont le résultat de bonnes combinaisons, aidées du temps et de la persévérance. »

Cette déclaration soulève des problèmes extrêmement importants concernant les principes mêmes de la politique bancaire. Si elle était soumise de nos jours à l'appréciation d'une assemblée de banquiers, ceux-ci donneraient certainement leur adhésion unanime aux passages consacrés à la nécessité de faire un choix sévère dans les affaires nouvelles, à l'importance capitale des facteurs : temps et persévérance. En revanche, les idées exprimées au sujet des affaires étrangères et de la responsabilité morale qu'implique une émission, soulèveraient probablement une discussion. Ceux même qui en approuveraient le principe trouveraient sans doute trop rigide le passage concernant les valeurs étrangères.

Quoi qu'il en soit, cette déclaration reflète une phase très intéressante de l'évolution des idées financières. A ce titre elle méritait d'être consignée dans cette étude historique.


L'histoire de la Banque de Belgique forme un chapitre infiniment moins serein de nos annales financières. Ses années de développement, de grandeur et de décadence, font toutes partie de la période étudiée dans ce paragraphe. Malheureusement cet établissement fut mêlé à des opérations multiples et complexes, à tel point que nous ne pourrons les exposer toutes et devrons nous contenter d'un aperçu très général

(page 57) Nous avons vu la Banque de Belgique subir une crise en 1839 et passer ensuite par une phase de recueillement qui lui permit d'apurer sa situation. Peu affectée par la crise de 1848, grâce précisément à la liquidation partielle subie antérieurement, elle prend une part prépondérante dans la souscription du capital de la Banque Nationale.

Avec la reprise industrielle et commerciale qui suit la crise, elle développe ses opérations d'escompte.

Pendant tout un temps la Banque Nationale lui réescompte même son papier à un taux de faveur. De sorte qu'elle peut augmenter sa clientèle tant dans le commerce que parmi les banquiers privés.

A l'assemblée générale de 1852 son nouveau directeur, V. Pirson, formule ainsi son programme : « L'administration devra principalement concentrer toute son activité, pour arriver à dégager graduellement notre institution et à la ramener enfin au caractère que lui assignent plus particulièrement ses statuts primitifs et modifiés, celui d'une banque financière et d'escompte par comptes courants. »

Aussi voyons-nous pendant plusieurs années, la Banque de Belgique s'appliquer à liquider une partie de ses participations. Le tableau qui suit, auquel nous recourrons aussi dans la suite, permettra de se rendre compte des modifications survenues dans sa situation à quelques dates caractéristiques. [Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée]

Nous avons vu la Banque de Belgique souscrire 15 millions sur les 25 qui formaient le capital initial de la Banque Nationale. Aussi, pendant plusieurs années, ces actions forment-elles une grosse partie de son actif. Pour les libérer, elle réalise certains éléments de son actif ; de plus cette libération se réalisa partiellement par la transmission à la Banque Nationale de certaines valeurs commerciales faisant partie du portefeuille de la Banque de Belgique. Le tableau ci-dessus permet de constater qu'en 1855 les actions de la Banque Nationale (au nombre de 10.578) figurent encore au bilan de la Banque de Belgique pour 13,6 millions et forment encore plus du tiers de son actif. Ce tableau nous montre aussi qu'à la même date la Banque avait déjà réalisé une partie de son portefeuille de titres anciens. En revanche, elle avait accordé entre-temps quelques avances en comptes courants, à des sociétés industrielles. Mais elle n'avait pris aucune participation nouvelle. Ainsi donc, pendant cette période de 1850 à 1855 environ, la Banque profite de la reprise du marché financier pour rendre sa situation plus liquide et ne s'intéresse à aucune affaire industrielle.

A partir de 1857 environ, la Banque de Belgique inaugure un phase plus active de son histoire. Elle recommence à s'intéresser à des affaires nouvelles et prend notamment une participation dans la Compagnie Générale de Matériel de chemins de fer. En 1858 elle participe à la constitution de la Compagnie du Chemin de fer du Nord de l'Espagne. Ensuite elle devient l'agent le plus actif de l'introduction sur le marché de Bruxelles des obligations émises par les compagnies ferroviaires espagnoles et italiennes. En même temps, elle place dans son propre portefeuille des quantités assez importantes (page 68) d'obligations ferroviaires belges et étrangères. Pour s'en rendre compte, il suffit de voir les chiffres de notre tableau concernant le bilan de 1863.

Mais dans le courant de 1863-1864, la crise monétaire et boursière provoque une dépréciation de la plupart des obligations ferroviaires étrangères. La Banque de Belgique change de politique et, dans le courant de 1865-1866, liquide presque tout son portefeuille d'obligations étrangères. Cette réalisation lui inflige quelques pertes, facilement amorties toutefois. Les émissions d'obligations ferroviaires nouvelles se réduisent aussi naturellement.

L'activité de la Banque de Belgique change alors derechef d'orientation. Elle entre en contact très étroit avec le groupe ferroviaire belge dit groupe Philippart, dont les deux organismes les plus importants étaient la Société des Chemins de fer des Bassins Houillers du Hainaut et la Société Générale d'Exploitation des Chemins de fer.

La Banque de Belgique est alors entraînée dans une série d'opérations gigantesques - pour l'époque, surtout - et extrêmement compliquées. Contentons-nous de signaler qu'elle s'engage d'une manière inconsidérée, par des avances excessives aux affaires Philippart et par des achats de titres de ce groupe. En outre, les Bassins Houillers ayant cédé à l'État leur réseau - construit et à construire - contre paiement d'une annuité se composant d'une part fixe et d'une part variable, la Banque de Belgique racheta en 1871 les droits de la Compagnie sur la part variable, les fit représenter par des titres dont elle plaça une partie dans le public. Ensuite, sur cette première opération elle en greffa, en 1873, une seconde et offrit en échange de ces titres à revenu variable des certificats rapportant un intérêt fixe de 41/2. Or, l'intérêt que la Banque s'engageait ainsi à payer était supérieur au revenu rapporté alors par les parts. Comme ce (page 68) revenu dépendait des recettes brutes réalisées par les chemins de fer cédés, la Banque comptait sur leur progression régulière pour arriver finalement à un bénéfice élevé.

En somme, nous voyons la Banque s'engager bien imprudemment et courir de gros risques. Pour disposer des ressources nécessaires à toutes ces opérations, la Banque réalisa une partie de son portefeuille ancien. En outre, elle procéda en 1873 à une augmentation de son capital, le portant de 30 millions (dont seulement 21,4 millions versés) à 50 millions entièrement versés.

Vers 1874-1875, elle se trouve déjà dans une situation obérée malgré les chiffres mirifiques de ses bilans. Aurait-elle pu dégager sa situation ? On ne saurait le dire. Mais au mois de mars 1876 éclata « l'affaire de la Banque de Belgique », un des épisodes les plus célèbres des annales judiciaires du pays. On apprit brusquement la disparition d'un employé de la Banque, très connu à Bruxelles et qui prenait souvent à la bourse des positions énormes. Sans nous étendre ici sur les divers aspects de cet événement, constatons seulement que l'enquête qui suivit la fuite de T'Kint, révéla d'énormes malversations. Cet employé indélicat avait soustrait un grand nombre de titres appartenant à des clients de la maison. En outre, il s'était fait ouvrir, sous des noms d'emprunt, des comptes avances qu'il avait utilisés en spéculations malheureuses.

Les révélations qui suivirent et le procès T'Kint mirent en évidence des défauts d'organisation de la Banque de Belgique et une absence de contrôle qui paraissent à présent absolument inconcevables.

En mai 1876 le Gouverneur de la Banque, Fortemps, estimait à 23,8 millions les pertes dues aux malversations de T'Kint. Il y ajoutait 1,3 million pour dépréciation du portefeuille. Soit en tout 25,1 millions. En défalquant les comptes de réserves et de prévision, il constatait une perte de 15 millions sur le capital social. Mais dans le courant de 1876 la crise du groupe des Bassins Houillers infligea une nouvelle et lourde perte à la Banque de Belgique. De sorte qu'en mars 1877 son actif réel n'était plus (page 69) estimé qu'à 20 millions, soit une perte de 30 millions sur le capital.

Il serait fastidieux de nous arrêter ici sur les nombreux procès qui suivirent, les innombrables difficultés auxquelles la banque se heurta encore ainsi que sur les efforts qui furent tentés pour lui donner une impulsion nouvelle. Signalons seulement qu'en 1880 elle fut réorganisée, par le procédé d'une dissolution suivie d'une reconstitution immédiate. Les pertes subies sur le capital étaient estimées en ce moment 31,4 millions ; l'excédent de l'actif sur le passif vis-à-vis des tiers s'élevait donc à 18,6 millions.

Cependant par mesure de précaution le capital nominal de la société nouvelle, qui conservait le nom de Banque de Belgique, fut fixé à 15 millions seulement.

Le capital nouveau étant subdivisé en actions de 500 francs, comme le capital ancien, les actionnaires reçurent donc trois titres nouveaux pour dix anciens.

La société nouvelle n'eut pas la vie longue, elle fut mise en liquidation en 1885, un demi-siècle donc après la création de la Banque de Belgique par Ch. de Brouckere.

Cette liquidation ne s'est terminée qu'en 1898. Après apurement du passif, les liquidateurs répartirent entre les actionnaires une partie du portefeuille de la banque. Certains titres leur furent remis gratuitement, d'autres leur furent cédés à des conditions avantageuses. Enfin, il y eut quelques répartitions en espèces. On ne peut donc établir avec précision le montant total des répartitions. On peut cependant estimer approximativement à 200 francs la somme touchée par chaque action qui représentait 3 1/3 d'action ancienne.

Ainsi disparut cette Banque de Belgique dont le nom remplit l 'histoire financière des cinquante premières années de notre indépendance. Elle patronna bien des affaires importantes et rendit des services incontestables, mais ayant perdu le sens de la mesure et de ses possibilités, elle succomba sous le poids de ses erreurs, auxquelles s'ajoutèrent des circonstances adverses.


La chute de la Banque de Belgique était due en partie à ses liens trop intimes avec les affaires dites Philippart. Ces affaires mériteraient une étude d'ensemble. On pourrait faire entre Langrand et Philippart une comparaison curieuse. L'un et l'autre étaient doués d'une imagination riche et d'une activité débordante. Philippart, lui aussi, eut des initiatives heureuses dont les traces subsistèrent. Mais plus encore que Langrand il était follement téméraire, impatient, et surtout, si l'on peut dire, plus boursicotier. Ne pouvant exposer toutes les entreprises de Philippart, ses chutes et ses relèvements successifs, car sa carrière fut exceptionnellement mouvementée, contentons-nous de signaler l'établissement bancaire qui fut une de ses principales victimes et dont l'histoire rentre dans le cadre de ce paragraphe.

La Banque belge du Commerce et de l'Industrie fut créée en 1872 par un groupe composé de la Banque de l'Union, de la Banque de Travaux publics et du Crédit Industriel français. Elle était établie au capital de 60 millions, dont 30 souscrits, représentés par 60.000 titres de 500 francs.

Dans le courant de 1873 la Banque de l'Union ayant fait faillite, les 20.000 titres qu'elle détenait furent rachetés par la Banque belge elle-même (à 480 fr.) et le capital souscrit ramené à 20 millions.

Comme toutes les jeunes banques nées vers 1872-1873, la Banque belge plaça, au début, la plus grande partie de ses ressources en reports. Elle prit en outre quelques participations dans diverses affaires. Elle commençait à peine à développer ses opérations qu'un coup d'Etat se produisit dans son conseil. S. Philippart ayant réuni la majorité des actions de la banque (en rachetant notamment les titres du groupe français), provoqua, en septembre 1874, une assemblée extraordinaire qui révoqua le conseil d'administration. Le conseil nouveau fut composé exclusivement de représentants de Philippart qui devint le maître absolu de la Banque.

Tous les moyens d'action de celle-ci furent alors engagés par Philippart dans la bataille (page 70) qu'il livrait à la bourse de Paris pour s'emparer du contrôle du Crédit Mobilier français. (Note de bas de page : Philippart avait entrepris en France l'unification d'une série de lignes de chemins de fer avec l'intention de former un grand groupe, ou réseau, nouveau. Le Crédit Mobilier devait lui servir d'instrument financier pour la réalisation de ce projet. Son intention était de fusionner le Crédit Mobilier avec la Banque franco-hollandaise qu’il contrôlait.)

Ce fut entre Philippart et ses adversaires une lutte homérique, une des plus violentes qu'ait enregistrées la bourse de Paris. Philippart crut un moment tenir la victoire, en achetant de gros paquets d'actions du Crédit Mobilier. Entre-temps les titres de la Banque belge étaient devenus l'objet d'une vive spéculation à Bruxelles ; leurs cours variaient suivant les alternatives de la campagne poursuivie par Philippart.

Au mois de mai la « campagne de Paris » se termina par la défaite de Philippart et par une perte de plus de 8 millions pour la Banque belge. Elle subit en outre d'autres pertes résultant de l'effondrement du groupe Philippart. En janvier 1876 tout le conseil de la banque fut remplacé par un groupe nouveau dont R. Coumont était la personnalité la plus marquante.

Les tentatives de renflouer la banque échouèrent et en décembre 1877 elle fut déclarée en faillite. Le capital était perdu, seules les créances privilégiées purent être remboursées.


Heureusement, les autres banques créées à la même époque n'eurent pas des destinées aussi tragiques. Si quelques-unes ont traversé des périodes plus ou moins difficiles, la plupart ont pu maintenir leur activité ; certaines même sont devenues des institutions considérables.

Parmi les créations de cette époque il convient de signaler d'abord la Banque de Bruxelles, établie en novembre 1871, au capital de 50 millions, dont 25 souscrits. Les principaux fondateurs étaient J. Errera-Oppenheim, Delloye-Tiberghien et Cie (la Caisse Commerciale) et quelques banquiers de Francfort. J. Errera devint le président du conseil et C. Delloye son vice-président. Pendant les premières années, la plupart des opérations de cette banque se firent conjointement avec les maisons Errera-Oppenheim et Delloye-Tiberghien.

Elle aussi plaça au début une partie de son capital en reports et avances, de manière à maintenir une grande liquidité. Elle participa cependant dès les premières années à quelques affaires importantes, notamment à la Banque Nationale de Luxembourg, dans laquelle elle prit une participation importante, au Charbonnage Dahlbusch, à la Société Générale des Tramways, aux Chemins de fer des Salpêtres du Pérou, etc.

En 1876, la crise financière déprécia son portefeuille. Le capital ne paraissait pas entamé, mais aucun dividende ne put être distribué. Or, à cette époque, l'absence de dividende faisait une impression bien plus défavorable qu'à présent. Les actions subirent une baisse et le groupe des actionnaires allemands souleva la question de la liquidation.

L'assemblée ordinaire de 1877 exprima le désir de voir procéder à une réduction du capital, par rachat d'une partie des actions. Comme cette réduction n'était pas prévue par les statuts, on eut recours à une liquidation suivie d'une reconstitution immédiate.

En mai-juin 1877, la société fut mise en liquidation ; 12.500 actions furent rachetées (au taux de 400 francs) et la société nouvelle immédiatement reconstituée. Le capital souscrit et versé se trouva donc réduit à 18 millions 750.000 francs. Les intérêts allemands ayant ainsi disparu, il n'y eut plus d'administrateurs de cette nationalité.

Le grand développement que prit par la suite la Banque de Bruxelles sort du cadre de ce chapitre.


La Banque Centrale Anversoise a été créée au même moment que la Banque de Bruxelles, en novembre 1871. Elle est née, elle aussi, de la tendance à vouloir faire de la Belgique un Centre financier international. Elle fut fondée - au capital de 60 millions, dont 30 souscrits - par un groupe anversois (dont notamment H. Kreglinger, L.-C. Lemmé, F. Grisar) et un groupe allemand (principalement de Cologne).

La banque fut gravement affectée par les sinistres financiers de 1875-1876 et subit des pertes qui entamèrent son capital. Au bilan de fin 1876, la perte sur le capital s'élevait 6 millions. Ici encore ce furent les actionnaires allemands qui réclamèrent une liquidation. Les (page 71) statuts de la banque prévoyaient cette éventualité et la subordonnait au vote d'une assemblée réunissant au moins les trois quarts des actions émises. Il ne fut pas possible de les réunir.

On décida alors de procéder à une réduction du capital, en ramenant la valeur nominale des actions émises de 500 à 400 francs. De cette manière, la reconstitution du capital n'étant plus nécessaire il serait possible de reprendre la distribution de dividendes. En novembre 1876 le capital versé fut donc ramené de 30 à 24 millions.

Cependant, comme un groupe d'actionnaires continuait à réclamer la liquidation, on eut recours à une solution transitoire. Une assemblée extraordinaire convoquée en décembre 1877 décida de distribuer ainsi le capital de 24 millions : remboursement aux actionnaires de 9 millions en espèces ; apport d'une partie de l'actif, s'élevant à 9 millions, à une société nouvelle, prenant la même dénomination que l'ancienne ; conservation, aux fins de liquidation, d'une partie de l'actif évaluée à 6 millions, en la faisant représenter par des bons de liquidation à répartir entre les actionnaires.

Comme pour la Banque de Bruxelles, c'est dans la suite de cette étude que nous trouverons la Banque Centrale Anversoise en plein épanouissement.


Nous terminerons ici ce chapitre. Si nous voulions passer en revue tous les établissements énumérés dans la liste qui figure au début du paragraphe, il prendrait des proportions démesurées. Un certain nombre d'organismes mentionnés sur cette liste et dont nous n'avons pas parlé, portent des noms bien familiers aux lecteurs, la Caisse de Reports, par exemple, ou les filiales de la Société Générale. Leur activité suivit un cours régulier et, dans une très rapide revue d'ensemble, il suffit de les signaler. Quant aux autres, dont les noms sont moins familiers, nous nous sommes contenté d'indiquer leur destinée.

L'examen de cette liste et des pages qui précèdent suggère une remarque sur laquelle il est utile de s'arrêter dès à présent. Il apparaît nettement que l'industrie bancaire comporte beaucoup plus d'aléas qu'on ne se l'imagine d'ordinaire. On serait presque tenté de dire que toute banque nouvelle passe par une crise de croissance.

Sans doute, il faut se garder de généraliser à l'excès ; la situation diffère suivant les circonstances de l'époque, suivant le caractère des dirigeants, etc. Mais il n'en reste pas moins que tout établissement bancaire nouveau a généralement un choix d'affaires plus limité qu'une banque ancienne, que pour se faire une place au soleil il doit en accepter d'assez aléatoires et que, n'ayant pas de réserves accumulées, il est exposé, à ses débuts, à de difficultés fréquentes. En Belgique les aléas sont, ou du moins étaient, particulièrement caractéristiques étant donné le caractère industriel de la plupart des banques et leur participation aux affaires étrangères. Il convient cependant de ne pas perdre de vue que c'est précisément en consentant de courir des risques que les banques contribuent au développement économique du pays.