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Le marché financier belge depuis cent ans (1830-1930)
CHLEPNER Serge - 1930

CHLEPNER Serge, Le marché financier belge depuis cent ans (1830-1930)

(Paru en 1930 à Bruxelles, aux éditions de la Librairie Falk Fils)

Chapitre II. Le premier essor et les premières crises (1830-1850)

1. La crise économique au lendemain de la révolution

(page 17) Les dernières années de la période hollandaise furent marquées en Belgique par des progrès industriels incontestables. Sans doute, comparée à celle de nos jours, l'industrie de 1830 était encore dans l'enfance, mais comparée à celle de 1815, elle était déjà fort avancée.

Il semble que, dès le début de 1830, avant la révolution donc, la Belgique ait subi une crise ou du moins une dépression commerciale et industrielle, sur l'intensité de laquelle nous ne sommes pas du tout renseignés. L'industrie lainière de Verviers paraît avoir été surtout atteinte, à tel point que, pour pallier aux effets de la crise, on y créa en juin 1830 un comptoir d'escompte, au capital de 500.000 florins, dont une partie - la moitié probablement - fut souscrite par le Gouvernement. Au surplus l'industrie cotonnière, à Gand, et la métallurgie, à Liége, semblent aussi s'être trouvées dans une situation difficile à la même époque.

Nous avons dit plus haut qu'il n'est guère possible de se rendre compte de l'intensité des difficultés dont nous venons de parler. S'agissait-il déjà d'une crise de surproduction dans le genre de celles dont l'évolution économique du XIXème siècle nous offre une longue série d'exemples dans tous les pays industrialisés ? Nous ne pouvons que poser la question.

Quoi qu'il en soit, s'il y eut crise, elle fut certainement fort aggravée par la révolution. La perte de débouchés importants, l'abstention des acheteurs provoquée par l'incertitude de l'avenir, l'insécurité politique et une certaine agitation régnant non seulement en Belgique, mais dans une partie assez importante de l'Europe, tout cela a provoqué un ralentissement très sensible dans les affaires. La production de charbon et de fonte se réduisit, un chômage assez prononcé sévit aussi bien dans l'industrie cotonnière de Gand que dans celle de la laine à Verviers et dans d'autres branches encore.

Il est assez intéressant de signaler que, vers 1832-1833 notamment, la crise économique donna lieu à une polémique très vive entre la presse orangiste et la presse loyaliste (si l'on peut désigner ainsi les organes qui épousèrent la cause de la nationalité belge).

Tandis que les orangistes décrivaient la situation sous des couleurs très sombres et prédisaient la ruine du pays à moins de rétablir l'union avec la Hollande, la presse loyaliste atténuait la gravité de la crise et l'attribuait non pas à la séparation d'avec la Hollande, mais au caractère artificiel du développement antérieur. Elle soutenait que le développement industriel de la période hollandaise était dû avant tout aux mesures protectrices du Gouvernement et notamment à l'action du Fonds de l'Industrie, que ce développement était hors de toute proportion avec les possibilités d'écoulement et que, dès avant la révolution, il avait abouti à une crise. La presse orangiste, en revanche, niait la crise des premiers mois de 1830 et faisait des tableaux enchanteurs de la prospérité qu'avait connue le Royaume des Pays-Bas.

La crise monétaire s'est déclenchée, elle aussi, avant la révolution, mais pour des raisons politiques cependant. Dès le lendemain de la révolution de Paris, au début du mois d'août, une certaine méfiance se manifesta parmi les porteurs de billets et les demandes de remboursement affluèrent à la Banque. (Note de bas de page : Par Banque nous entendons ici Société Générale. Pendant les dix ou quinze premières de son existence, la Société Générale était désignée le plus souvent par la dénomination : Banque de Bruxelles. Encore cette expression était-elle surtout utilisée à l’étranger ; en Belgique même et plus spécialement Bruxelles on disait et on écrivait simplement : la Banque.) La panique devint violente à la fin du mois, après le début de l'insurrection belge.

(page 18) La banque se vit obligée de limiter le remboursement des billets, ensuite - en septembre - elle le suspendit même complètement pendant un certain temps. L'émission de la Société Générale qui, en juin, était de plus de 4 millions de florins, tomba, en septembre et en octobre, en dessous d'un million.

En présence de cette panique et de la séquestration de ses avoirs en Hollande, elle semble avoir suspendu complètement ses escomptes.

Tout crédit disparut ; aussi un des premiers actes du Gouvernement Provisoire fut-il de décréter un moratorium temporaire pour les effets de commerce.

La crise boursière, il serait plus exact de dire la baisse en bourse, s'est déclenchée elle aussi avant la révolution belge ; elle fut provoquée par les événements de Paris et par les troubles survenus dans divers pays étrangers (notamment conflits de succession en Espagne, complots et agitations dans la péninsule italienne). Aussi plusieurs fonds étrangers baissèrent-ils sensiblement dès le mois d'août. L'insurrection belge provoqua en outre la baisse des fonds nationaux (…)

La crise monétaire a été liquidée graduellement à mesure que la tranquillité renaissait. Dès 1832, la circulation fiduciaire de la Société Générale dépassait les chiffres des années antérieures à la révolution. La bourse aussi s'est ranimée peu à peu ; l'émission des premiers emprunts belges lui fournit un élément d'activité relativement important dès 1831-1832, en attendant l'arrivée à la cote des valeurs industrielles apparues vers 1834-1835.

La liquidation de la crise industrielle fut plus lente et plus complexe. Certaines branches, telle l'industrie cotonnière, connurent une assez longue période de difficultés. Néanmoins, vers 1833-1834, l'étape la plus pénible était franchie, l'activité avait repris presque partout. Les débouchés extérieurs disparus furent remplacés plus ou moins par d'autres et, surtout, le marché intérieur se développa.

2. L'essor industriel et l'esprit d'association

Vers les années 1834-1835 la crise économique était presque totalement liquidée et la Belgique entrait dans une période de véritable essor industriel. Pendant quatre ou cinq années, notre pays allait être le théâtre d'un déploiement remarquable d'initiatives et d'une riche efflorescence de sociétés industrielles.

Dans cet essor on peut voir, certes, la reprise d'un mouvement interrompu par la révolution, mouvement déterminé notamment par l'application des récents progrès techniques. Mais il fut aussi le résultat des projets ferroviaires.

Les circonstances qui firent naître l'idée de construire des chemins de fer méritent d'être rappelées. Une partie importante du mouvement commercial d'Anvers provenait de ses relations avec les régions allemandes du Rhin. Or, les expéditions vers l'Allemagne se faisaient par voie fluviale par l'Escaut et le Rhin. On prévoyait que la rupture avec la Hollande mettrait des entraves à ce trafic. Il était donc urgent de trouver une voie de communication sûre entre la métropole et l'Allemagne. On reprit un moment le projet du Canal du Nord, reliant l'Escaut à la Meuse par le Limbourg et dont les travaux, commencés sous Napoléon, avaient été suspendus en 1814. Mais, l'on se (Page 19) rendit compte que la réalisation de ce projet demanderait trop de temps.

C'est alors qu'on songea à faire une route à ornières de fer, comme on disait alors.

Dans les premiers projets élaborés à la fin de 1831 il ne s'agissait encore que d'une route d'Anvers à Cologne. Mais, graduellement l'idée se transforma et l'on aboutit à la décision de construire un réseau traversant le pays du nord au sud et de l'ouest à l'est. En 1832-1833 plusieurs demandes de concession furent adressées au Gouvernement, mais la loi de 1834 imposa la construction par l'Etat, décision dictée surtout par des raisons politiques.

A la même époque, des projets ferroviaires étaient élaborés en France. Or, la production de la houille et de la fonte étant insuffisante chez nos voisins du Sud, il était à prévoir que la Belgique pourrait développer ses exportations de ce côté. En 1836 et 1837 on espéra même obtenir pour une société belge la concession de la construction et de l'exploitation du chemin de fer de Paris à la frontière belge. La Société Générale en premier lieu, puis J. Cockerill appuyé par la Banque de Belgique, avaient entamé des négociations à cet effet avec le Gouvernement français. C'est probablement le premier exemple d'une concurrence entre entreprises belges pour une affaire importante à l'étranger.

J. Cockerill offrit des conditions plus avantageuses que la Société Générale et aboutit à une convention avec le Gouvernement, convention qui fut approuvée par la commission de la Chambre française, mais que celle-ci n'adopta pas. Trente ans plus tard, J. Malou écrivait à ce propos : « il n'obtint pas l'entreprise, mais il empêcha parfaitement la Société Générale de l'obtenir ; preuve ancienne (corroborée au besoin par d'autres preuves plus récentes) de la nécessité de l'union dans les affaires qui intéressent le pays entier. »

Quoi qu'il en soit, les débuts de la construction de chemins de fer et les projets d'extensions ultérieures faisaient prévoir un développement appréciable de la consommation de charbon et de fonte. Il en résulta un afflux des capitaux vers ces industries, dont le développement devait dominer non seulement la période d'essor que nous étudions ici, mais encore toute l'évolution économique belge du XIXème siècle.

La période de 1834-1838 se caractérise surtout par la multiplication des sociétés anonymes, le développement de l'esprit d'association comme on disait alors. Dès que le désarroi causé par les événements de 1830 et 1831 fut passé et que de tous côtés on songea à la reprise économique, la formation de sociétés fut préconisée comme un des moyens essentiels. F. de Meeus, gouverneur de la Société Générale depuis octobre 1830 et un des hommes d'affaires les plus intelligents et les plus énergiques que la Belgique ait connus, disait dans le rapport présenté à l'assemblée des actionnaires du 1er avril 1833 : « Si la Belgique est riche de ses produits naturels, si notre population est économe et laborieuse, si elle est habile à s'emparer de tous les éléments de succès, il faut bien reconnaître aussi qu'il nous reste beaucoup à faire pour vivifier tous les moyens que la nature nous a prodigués, pour créer surtout les nombreuses communications que l'agriculture et le commerce réclament. Or, nous ne parviendrons à obtenir ces avantages qui changeraient en peu d'années la face entière de notre pays, qu'à l'aide de ces associations puissantes qui seules peuvent exécuter les grandes choses. »

On notera que dans ce passage le comte de Meeus faisait allusion surtout au développement des moyens de communication. En effet, les premiers projets élaborés dès 1832-1833 visaient surtout la formation de sociétés pour la construction de chemins de fer, d'autres visaient aussi la navigation maritime. La Société Générale notamment présenta au Gouvernement un projet pour la formation d'une grande société ferroviaire. Plus tard, en mars 1834, lors de la discussion du projet de loi conférant au Gouvernement la tâche de construire les chemins de fer, F. de Meeus reprocha même au Ministère d'avoir repoussé son projet et de l'avoir obligé d'utiliser à l'étranger (pour la canalisation de la Sambre et la jonction de la Sambre à l'Oise) les capitaux qu'il avait réunis à cet effet.

La construction des chemins de fer étant réservée au Gouvernement, l'esprit d'association fut donc orienté presque exclusivement vers les entreprises industrielles où il put s'épanouir. Pendant la période hollandaise la création de sociétés anonymes était entourée de pas mal de tracasseries administratives et ce n'est que (page 20) dans les toutes dernières années du régime qu'une très faible impulsion fut donnée à ce type d'organisation économique.

On sait qu'un des premiers actes du Gouvernement provisoire fut de proclamer la liberté d'association (décret du 16 octobre 1830), liberté garantie ensuite par l'article 20 de la Constitution, qui stipulait même formellement qu'aucune mesure préventive ne peut être prise contre le droit d'association. Dans le monde des affaires et dans certains milieux juridiques, on estima que ces dispositions abrogeaient l'article 37 du Code de Commerce, qui subordonnait la création des sociétés anonymes à l'autorisation gouvernementale préalable. C'est seulement en 1842 que la question fut tranchée par un arrêt en sens opposé de la Cour de Cassation ; celle-ci décida que l'article 37 du Code de Commerce n'était nullement abrogé. Alors seulement la jurisprudence fut définitivement fixée. En attendant, quelques sociétés s'étaient créées et fonctionnaient sans l'autorisation du Gouvernement. La plupart cependant la demandaient et l'obtenaient le plus souvent assez facilement. Nous aurons à mentionner plus tard que la question des sociétés anonymes avait donné lieu à des polémiques ardentes : les uns reprochaient au Gouvernement d'entraver l'esprit d'association, tandis que les autres l'accusaient de complaisance envers les puissances financières, terme déjà courant à l'époque.

Notons cependant dès à présent que les entraves gouvernementales ne visaient que certains cas spéciaux, notamment les sociétés financières. Les sociétés industrielles purent, en général, obtenir l'autorisation officielle assez facilement.

Nous avons dit que, pendant l'époque hollandaise, une vingtaine de sociétés anonymes avaient été créées en Belgique, dont la moitié environ survivaient après la révolution. Pendant la période 1833-1838, on vit se créer en Belgique 151 sociétés anonymes au capital social de 543 millions dont 289 souscrits. Il faut y ajouter un certain nombre de sociétés en commandite dont le capital souscrit atteignait une cinquantaine de millions. Il faut tenir compte aussi de l'émission d'obligations, de l'émission d'une tranche du capital de la Société Générale en 1837, de celle des titres du Canal de la Sambre à l'Oise (Société française), etc.

En revanche il faut procéder à des défalcations résultant notamment de doubles emplois. En effet, dans les chiffres que nous venons de citer sont compris les capitaux des banques et des sociétés financières (on disait alors les sociétés générales) qui les utilisaient en très grande partie pour la souscription aux affaires industrielles. D'autre part, une partie des capitaux a été souscrite à l'étranger, surtout en France. De sorte qu'un économiste de l'époque, N. Briavoinne, a pu estimer à 350-375 millions le montant des industrielles émises en Belgique pendant les années 1833-1838.

La somme, pour l'époque, était énorme. Aussi ne représente-t-elle nullement ce qu'on appellerait actuellement de l'argent frais. La plus grosse partie de ces capitaux était représentée par des apports en nature. En effet, presque toutes les sociétés industrielles constituées alors avaient pour but de reprendre des établissements existants afin de les développer. Une partie du capital, généralement assez réduite, était souscrite en espèces. Il est vrai, qu'en outre, les sociétés les plus importantes avaient à leur disposition les avances faites par les banques qui les patronnaient dès leur création.

Nous limitant pour le moment aux affaires industrielles, nous pouvons constater que l'esprit d'association se manifesta surtout dans les industries houillère et métallurgique. Pendant la période 1834-1838, il fut créé 37 sociétés anonymes pour l'exploitation de charbonnages. Il s'agissait toujours de la reprise d'installations existantes, dont un grand nombre étaient même exploitées par des sociétés. Il y avait cependant une différence marquée entre les sociétés anciennes (sociétés civiles) et les sociétés anonymes nouvelles.

Les sociétés charbonnières antérieures au XIXème siècle se composaient souvent d'ouvriers, de porions et en partie de marchands de houille ou d'autres capitalistes. Mais la plupart subirent une évolution consistant à accorder une importance de plus en plus élevée au facteur du capital. Dans les sociétés les plus récentes, par exemple celles créées vers 1803-1805, période de prospérité pour l'industrie houillère, il fallait posséder une part assez forte du capital social pour avoir voix aux délibérations.

Toutes ces sociétés se heurtèrent à de grosses (page 21) difficultés lorsqu'il fallut appliquer les inventions techniques et entreprendre des travaux d'immobilisation de longue haleine. La plupart des sociétaires refusaient d'apporter de nouveaux capitaux, soit qu'ils en fussent démunis, soit qu'ils ne pussent se résigner à engager des capitaux, difficilement mobilisables dans des travaux à résultats lointains. Aussi dut-on recourir très souvent, pour trouver les capitaux nécessaires, à des prêteurs quelconques et surtout à des marchands de charbon, et cela à des conditions très onéreuses. Ces vieilles sociétés souffraient aussi très souvent d'un défaut de discipline et de l'absence d'une direction spécialisée.

La transformation de ces organismes en sociétés anonymes dont le capital au lieu d'être représenté par un nombre limité de parts, l'était par un nombre assez élevé d'actions négociables en bourse, facilita la solution du problème des ressources nouvelles. En outre, la plupart de ces sociétés nouvelles furent créées sous le patronage des banques, qui leur firent des avances. Enfin, elles disposèrent dorénavant d'une direction centralisée et spécialisée. Aussi ont-elles pu moderniser leurs installations et augmenter sensiblement leur production.

Si, pendant la période que nous étudions, l'industrie houillère a fait des progrès sensibles, la métallurgie, elle, jouit d'un véritable engouement. Seize sociétés anonymes furent créées pour reprendre et développer des hauts fourneaux et des ateliers de construction, quelques-unes figurent encore parmi les fleurons de la Belgique industrielle. Le mouvement d'expansion ne se limitait d'ailleurs pas aux sociétés anonymes. Quelques industriels particuliers développaient aussi et transformaient leurs installations.

Nous avons dit plus haut, qu'en 1830 la Belgique comptait dix hauts fourneaux au coke, dont deux n'étaient pas achevés. En 1838 il y en avait 45, sans parler d'un nombre assez élevé de hauts fourneaux en construction.

La métallurgie était vraiment prise d'un accès de fièvre ; de toutes parts on construisait des hauts fourneaux et l'on recherchait d'autant plus activement le minerai qu'on en craignait la disette. Le prix du minerai qui auparavant se vendait de 8 à 10 francs la tonne, passa à 15 et même à 20. Les ouvriers mineurs qui gagnaient auparavant de 1,50 fr. à 2 francs par jour, en gagnaient couramment 5 et même davantage.

L'intensité du mouvement industriel provoqua surtout une hausse très sensible du prix de la houille, hausse qu'on voulut même attribuer à l'action monopolisatrice des sociétés anonymes. Les ateliers de construction (Cockerill, Phenix, Saint-Léonard, Couillet) s'agrandirent ; des progrès furent aussi réalisés dans les verreries, et même dans quelques branches de l'industrie textile.

Comme indice des progrès industriels, citons encore la statistique de la force motrice. Au commencement de 1830 il existait en Belgique 354 machines à vapeur représentant une force motrice de 11.300 CV. en chiffres ronds. De 1830 à 1833, leur nombre s'est accru de 125 unités et leur puissance de 2.750 CV. ; entre 1834 et 1838 leur nombre augmenta de 465 et leur puissance de 11.350 CV. Il faut y ajouter 122 locomotives, inconnues avant 1834. Les machines à vapeur ont été produites à peu près exclusivement dans le pays ; quant aux locomotives, un tiers environ provenait d'Angleterre.

Pour nous résumer, disons qu'entre 1834 et 1838 la Belgique a connu pour la première fois cette effervescence industrielle que les économistes ont pris l'habitude de désigner sous le nom de phase d'essor des cycles économiques. Elle s'est accompagnée de tous les emballements et de toutes les exagérations qui la caractérisent généralement : développement trop rapide des affaires, usage exagéré du crédit, spéculation boursière, etc. Cet essor a été arrêté par la crise de la fin de 1838, mais il avait donné l'impulsion au développement des forces productives.

3. Les banques nouvelles

Nous avons vu qu'en dehors de quelques maisons privées, la Société Générale était avant 1830 la seule institution bancaire de Belgique. Elle garda cette situation privilégiée jusqu'en février 1835, lorsqu'elle vit naître une rivale ambitieuse et remuante : la Banque de Belgique créée par Charles de Brouckere dans des circonstances qui tenaient bien plus aux conditions politiques qu'aux conditions économiques de l'époque.

Vers la fin de 1834, les relations étaient très (page 22) tendues entre le Gouvernement et la Société Générale. Le désaccord avait surgi au sujet de l'ensemble des comptes très complexes provenant des rapports étroits entre la Société et le Gouvernement du Royaume des Pays-Bas. Il y avait désaccord aussi sur les conditions dans lesquelles la société pourrait continuer son service de Caissier de l'Etat. Aussi était-il entendu que ce service serait suspendu à partir du 30 juin 1835. D'autre part, un certain nombre d'hommes politiques estimaient que la Société Générale n'avait pas suffisamment prouvé son attachement à la cause de la révolution.

Aussi la Banque de Belgique fut-elle créée avant tout comme rivale et concurrente de sa puissante aînée. C'est bien ainsi que sa création a été comprise tant en Belgique qu'à l'étranger. Effectivement, pendant une dizaine d'années environ, l'histoire financière de la Belgique allait être en grande partie celle de la rivalité entre ces deux organismes.

Les fondateurs de la Banque de Belgique espéraient obtenir l'appui du Gouvernement et notamment voir leur banque chargée du service de Caissier de l'Etat, service particulièrement appréciable à cette époque.

Les espoirs de Ch. de Brouckere ne se réalisèrent pas ; les rapports entre le Gouvernement et la Société Générale s'améliorèrent et celle-ci resta Caissier de l'Etat. Ch. de Brouckere faisait allusion à cette circonstance lorsqu'il disait à la première assemblée annuelle, en mars 1836, que la banque n'avait pas trouvé l'appui sur lequel elle croyait pouvoir compter.

Cependant les dirigeants de la Banque de Belgique ont toujours essayé de lui donner une allure quelque peu officielle ou du moins officieuse. Ainsi, en 1837, la situation et les comptes de la Banque furent vérifiés par les délégués du Gouvernement et les résultats favorables de ces inspections annoncés au public par des communiqués de presse. A une des réceptions de Nouvel An, au Palais, Ch. de Brouckere disait même au Roi : « Nous ne perdons jamais de vue que la banque est votre création. » Or, les discours de congratulation étaient reproduits par toute la presse.

La Banque de Belgique a été créée au capital de 20 millions qui furent versés dans le courant de 1835 et de 1836. Une partie très importante du capital fut souscrite par des capitalistes français et les actions de la Banque furent introduites à la bourse de Paris où elles furent négociées régulièrement. Fait curieux : un paquet d'actions fut pris par la maison Rothschild qui cependant avait des relations étroites avec la Société Générale.

Vers le début de 1835, on semblait se rendre compte déjà, dans certains milieux, de l'utilité de créer un établissement bancaire se consacrant exclusivement à l'émission et à l'escompte. Si les renseignements donnés par De Pouhon - agent de change qui était en rapports étroits avec les dirigeants de la Banque de Belgique et qui, beaucoup plus tard, devint directeur à la Banque Nationale, - si ces renseignements sont exacts, il était même question au début de limiter à ce domaine l'action de l'organisme nouveau. Mais les circonstances du moment ne favorisaient pas une résolution aussi raisonnable. Le marché financier de Bruxelles commençait à prendre de l'extension, des projets de sociétés anonymes s'élaboraient partout, ensuite et surtout il s'agissait de concurrencer la Société Générale ; il fallait donc embrasser le domaine entier de l'activité financière et bancaire. Aussi les statuts de la Banque de Belgique lui assignent-ils un programme d'action très vaste. Après avoir énuméré les opérations bancaires qu'elle pourra faire (émission de billets, escompte, prêts, etc.) les statuts ajoutent : la Société pourra étendre dans la suite le cercle de ses opérations à d'autres branches du commerce.


La Banque Liégeoise fut créée en même temps que la Banque de Belgique, en février 1835, par un groupe de capitalistes liégeois parmi lesquels Gérard Nagelmackers jouait le rôle principal. Etablie au capital nominal de 4 millions, son capital versé ne dépassa pas pendant la période envisagée ici 700.000 francs. Elle pouvait émettre des billets, mais leur circulation est restée minime. D'autre part ses statuts lui interdisaient toute opération d'escompte !

Le développement de cet organisme a été lent, mais régulier. Il se procurait des ressources surtout par l'émission d'obligations, et sut éviter les crises dont les autres banques furent victimes.


La place d'Anvers possédait depuis 1822 une succursale de la Société Générale, qui dès lors (page 23) s'appelait la Banque d'Anvers. En octobre 1837 fut créée en outre la Banque Commerciale d'Anvers dont l'inspirateur principal semble avoir été H.-J. Legrelle. Fondée au capital de 25 millions, elle pouvait commencer ses opérations dès que 5 millions seraient souscrits ; il semble que le capital versé ait été inférieur encore. Les statuts lui permettaient toutes les opérations bancaires et financières. Mais nous ne sommes guère renseignés sur son activité. Elle entra en liquidation lors de la crise de 1848.


En mai 1838, Anvers est doté d'un organisme intéressant, la Banque d'industrie, destinée à favoriser avant tout l'exportation. Elle devait non seulement effectuer les opérations bancaires qui s'y rattachent, mais encore faire elle-même des expéditions pour le compte de tiers.

Son capital était de 10 millions, dont 5 souscrits, mais qui ne furent pas intégralement versés. Malheureusement nous ne sommes guère renseignés, ici non plus, sur l'activité de la banque. Nous savons qu'elle expédia des navires vers les Etats-Unis et le Brésil. Une seule de ses opérations nous est bien connue, celle qu'elle entreprit en 1839 sur la demande et avec la collaboration du Gouvernement, en vue d'atténuer la crise dont souffrait l'industrie textile de Gand. La Banque se chargea de débarrasser cette industrie d'un stock de tissus d'une valeur de 2 millions, soit en les exportant, soit en les mettant en magasin. L'opération entraîna des pertes tant pour le Gouvernement que pour la Banque qui semble en avoir subies d'autres encore, car en 1846 elle fut mise en liquidation. Celle-ci n'a été terminée que vers 1883, après que les actionnaires eurent touché plus de la moitié de leurs versements.


Les créations dont nous venons de parler se placent toutes dans la période d'emballement financier 1834-1838. Anticipant quelque peu, signalons la création de la Banque de Flandre (ou Gantoise) en 1841. Les principaux fondateurs de celle-ci furent quelques capitalistes anglais, appuyés par Léopold Ier semble-t-il. En 1838 déjà, ce groupe présente le projet d'une banque anglo-belge ; en 1840 il faillit prendre une participation dans la Banque de Belgique ; après ces deux échecs il obtint enfin l'autorisation d'établir un organisme qui semble avoir été conçu surtout comme banque d'émission pour les provinces occidentales de la Belgique. L'enseignement de la crise de 1838-1839 avait déjà porté ses fruits, aussi les statuts de la banque furent-ils rédigés de manière à limiter son activité aux opérations à court terme.

Etablie au capital de ro millions dont la moitié souscrite, la Banque commença ses opérations le 1er juin 1842. Quelques semaines plus tôt la Société Générale procéda à une émission publique de 1.000 actions de la Banque (de 1.000 francs). Des relations étroites se nouèrent immédiatement entre ce jeune organisme et la puissante société bruxelloise qui semble notamment lui avoir réescompté régulièrement une partie de son portefeuille.

L'escompte devint la principale opération de la Banque gantoise, mais comme ni sa circulation fiduciaire ni ses dépôts ne prirent beaucoup d'extension, elle dut fréquemment demander l'appui de la Société Générale. Elle fit aussi quelques avances en comptes courants, qui lui infligèrent des pertes pendant la terrible crise traversée par les Flandres de 1845 à 1848. Les opérations ne se développèrent sensiblement que dans la seconde moitié du XIXème siècle.


Bien que nous envisagions ici surtout les institutions se livrant au crédit industriel et commercial, nous devons signaler toutefois la création, en 1834 et en 1835, de trois banques hypothécaires. Pendant la première moitié du XIXème siècle leurs opérations restèrent fort modestes, surtout à cause des imperfections de la législation sur les hypothèques et les saisies immobilières (la loi admettait notamment les hypothèques occultes !).

La Banque Foncière créée fin 1834 avec la participation et sous le patronage de la Société Générale, entra en liquidation en 1843.

La Caisse Hypothécaire et la Caisse des Propriétaires, créées toutes deux en mai 1835, établirent immédiatement des relations étroites avec la Banque de Belgique. Celle-ci informa même le public qu'elle escompterait à 4 p. c. les obligations de ces deux organismes, dont l'intérêt était aussi fixé à 4 p. c.. Le porteur des obligations était donc toujours assuré de les réaliser instantanément sans perte. On comprend dès (page 24) lors que dans ses annonces la Caisse des Propriétaires ait pu qualifier ses obligations de billets de banque portant intérêt. Mais quel engagement imprudent de la part de la Banque de Belgique !

De nos jours, une banque travaillant avec des billets et des dépôts, qui prendrait l'engagement d'escompter à bureaux ouverts des obligations hypothécaires à long terme, perdrait immédiatement tout crédit. A l'époque dont nous parlons, aucune critique n'a été formulée. Exemple intéressant, montrant combien l'expérience bancaire était encore insuffisante.

4. Les sociétés financières

A côté des organismes bancaires proprement dits, il existe à présent dans la plupart des pays des sociétés financières se livrant à des activités très diverses, sociétés parmi lesquelles deux catégories notamment ont pris une grande extension. D'une part celles qu'on appelle souvent en Belgique trusts financiers ou banques de participation (en France on dit souvent les omnium), d'autre part les sociétés de placement ou investment trusts, à peu près inconnus en Belgique.

Bien que la distinction entre ces deux types de sociétés ne soit pas très tranchée, on peut cependant dire que le trust financier joue un rôle actif, qu'il crée des affaires industrielles dont il conserve le contrôle et qu'il sec rapproche en somme du type de la banque d'affaires ; par contre la société de placement joue un rôle plus passif et vise essentiellement à fournir à ses actionnaires un moyen de faire des placements dans des conditions avantageuses, et surtout à pratiquer la division des risques.

On croit couramment que ces organismes sont d'invention relativement récente. Or, il est intéressant de montrer qu'une des manifestations les plus curieuses de la période d'expansion 1834-1838 fut précisément la création de sociétés de ce genre, sociétés appartenant à la fois aux deux types. Leurs créateurs avaient même dégagé, avec une certaine précision, les caractères distinctifs de ces deux types de sociétés. Autre trait curieux de cette période : ces sociétés étaient créées exclusivement par les deux banques principales, la Société Générale et la Banque de Belgique.

En février 1835, au moment où naissait la Banque de Belgique, la Société Générale créa la Société de Commerce, dont le but était ainsi défini : 1° contribuer au progrès et à l'extension du commerce belge ; 2° faciliter les affaires de banque. En septembre de la même année elle constituait la Société Nationale pour entreprises industrielles et commerciales dont le but était, en ordre principal de « contribuer à la formation de toutes les entreprises utiles, en y prenant un intérêt. » Ces deux sociétés, au capital respectif de 1o et de 15 millions, dont la moitié souscrite, se sont livrées à des opérations commerciales (notamment quelques affaires d'exportation) dont l'importance ne nous est point connue. Mais elles devinrent avant tout - notamment la Société de Commerce - des organismes par l'entremise desquels la Société Générale entreprit la plupart de ses opérations financières concernant l'industrie, surtout la création des sociétés industrielles. L'activité de ces deux organismes se rapprochait donc très sensiblement de celle des trusts financiers contemporains, avec cette différence cependant qu'ils n'avaient en fait aucune individualité propre ; tant au point de vue de leur administration qu'au point de vue financier, ils n'étaient que des départements de la Société Générale. Au point de vue financier notamment, l'existence de ces sociétés n'était en grande partie qu'une fiction, car, n'étant parvenues à placer dans le public qu'une fraction minime de leur capital, elles ne fonctionnèrent qu'à l'aide de capitaux mis à leur disposition par la Société mère. Aussi les absorba-t-elle en 1849.

Il n'en reste pas moins que la création de ces deux organismes reflétait des conceptions hardies et ingénieuses, mais trop en avance sur l'époque. Elle ne pouvait donner de résultats tangibles : le marché financier belge était trop étroit pour assurer la réussite de toutes les opérations écloses pendant la période d'emballement financier que nous étudions ici.

En octobre 1836, la Société Générale créa la « Société des capitalistes réunis dans un but de mutualité industrielle », dont l'objet était défini ainsi : 1° Offrir à l'esprit d'association de nouveaux éléments de succès, et attirer de plus en (page 25) plus les capitaux vers les entreprises utiles ; 2° présenter aux capitalistes par le placement du capital social dans un grand nombre d'établissements, un moyen d'assurance contre les revers que l'un de ces établissements pourrait éprouver momentanément ; 3° procurer aux personnes qui ont fait des dépôts à la Caisse d'Epargne, la faculté d'accroitre leurs revenus en s'intéressant, au moyen d'un faible capital, dans les associations industrielles les plus importantes. (Il s’agit de la Caisse d’Epargne créée par la Société Générale ; il en sera question plus loin, Un certain nombre d'actions de Mutualité, divisées en coupons de 300 francs, furent offertes aux déposants.) En outre, un article des statuts spécifiait : les placements que la Société fera seront constamment réglés de manière que ses capitaux soient répartis entre le plus grand nombre possible d'établissements, et toujours en proportion avec le capital social. L'ensemble de ces dispositions définit d'une manière excellente le but des investment trusts.

La Mutualité fut créée au capital de 50 millions, dont 18 furent immédiatement émis : 8.000 titres de 1.000 francs furent offerts aux actionnaires de la Société Générale et de ses deux filiales (Société de Commerce et Société Nationale), 5.000 furent réservés aux déposants de la Caisse d'épargne et 8.000 furent mis en souscription par Rothschild, à Paris.

Comme les deux autres filiales de la Société Générale, la Mutualité représentait une idée trop en avance sur son temps et avait des ambitions exagérées pour l'époque. Une fraction minime de son capital fut effectivement placée, la Société mère en garda elle-même la plus grosse part. L'influence pratique de la Mutualité a donc été restreinte, mais celle-ci peut être considérée comme le précurseur des investments trusts modernes.

La Banque de Belgique, dans son ambition sinon d’évincer son aînée, du moins de l’égaler, ne pouvait éviter de créer elle aussi des sociétés filiales. Quelques semaines à peine après la création de la Mutualité par la Société Générale, la Banque de Belgique fondait la Société des Actions Réunies qui en était l'exacte reproduction. Son objet était ainsi défini ; « Procurer aux rentiers la possibilité de s'intéresser dans grandes opérations industrielles et dans les fonds nationaux à des conditions avantageuses ; offrir aux porteurs d'actions industrielles une garantie contre les risques qu'une entreprise isolée peut présenter et contre une dépréciation sans cause réelle. » D'autre part, dans l'avis d'émission des actions de la société nouvelle, son but principal était défini : « Donner plus de fixité au revenu mobilier en l’asseyant sur une base plus large et composée de parties indépendantes les unes des autres. » Formules qui pourraient servir à définir les trusts de placement modernes. Ajoutons qu'en principe la Société ne pouvait placer ses ressources qu'en valeurs de sociétés créées par la Banque de nombre possible d'établissements, et toujours Belgique. La souscription du capital des Actions Réunies fut réservée aux actionnaires de la Banque de Belgique et des sociétés industrielles créées par elle. La libération des titres se faisait non en espèces mais à l'aide d'actions de la Banque et de ses sociétés industrielles ; ces actions étaient même acceptées en tenant compte de la prime dont elles jouissaient en bourse. La souscription a donné environ 5 millions de francs en titres.

Si la Société des Actions Réunies fut un des premiers investment trusts, on peut aussi la considérer comme une espèce de holding pour les affaires de la Banque de Belgique qui en détenait la direction.

Celle-ci créait encore, quelques mois après, la Société d'industrie Luxembourgeoise, qui peut être considérée comme société de financement. Elle commandita plusieurs entreprises industrielles dans le Luxembourg, ainsi qu'une maison de banque établie à Arlon.

Les organismes dont nous venons de parler n'ont guère joué de rôle effectif. Les deux filiales de la Banque de Belgique restèrent tout à fait dans l'ombre. Quant aux filiales de la Société Générale, si elles jouèrent un rôle important dans la création de sociétés industrielles (v. infra), cc fut avec les ressources de la société mère. Comme nous l’avons dit, ces affaires représentaient des idées trop avancées et en outre, tout le mouvement de cette époque péchait par excès d'ambition. Il n'en reste pas moins que ces créations méritent de retenir vivement l'attention de celui qui s'intéresse à l'histoire économique de notre pays.

5. Les opérations des banques et l'immobilisation

(page 26) Nous pouvons à présent étudier l'activité des banques pendant la période d'essor, en considérant surtout la Société Générale et la Banque de Belgique.

Cette étude sera facilitée par le tableau qui suit, dans lequel nous avons réuni les principaux postes des deux banques à quelques dates caractéristiques (en millions de francs) : (Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée)

L'activité bancaire d'alors était bien différente de celle de nos jours. Il faut surtout noter que la fonction de l'émission des billets n'était pas encore séparée des autres fonctions bancaires. Presque toutes les banques dont nous avons parlé émettaient des billets, de même que certains banquiers privés. Cependant, seules les émissions de la Société Générale et de la Banque de Belgique avaient quelque importance, tout en restant d'ailleurs dans des limites extrêmement étroites. La circulation effective de la Société Générale ne dépassa pas, avant 1848, 12 à 14 millions ; celle de la Banque de Belgique s'éleva à quelques millions, celle d'autres organismes n'atteignait guère qu'un ou deux millions. De sorte qu'au total elle n'était que d'une vingtaine de millions. Les billets de banque n'étaient utilisés que dans les grandes villes, et seulement par les classes industrielles ou commerciales et les gens riches. La masse du public ne semble guère les avoir utilisés avant la seconde moitié du siècle passé, même dans les villes.

Ce faible développement de la circulation fiduciaire avait pour cause non seulement le manque d'habitude du public, mais encore la pluralité même des banques émettant des billets et dont aucune ne jouissait d'un prestige suffisant pour s'imposer. De sorte que la Belgique ne possédait pas de banque centrale d'émission jouissant de la confiance générale et pouvant venir au secours du marché en cas de crise. Il est vrai que l'unité d'émission n'était réalisée ni en Angleterre ni en France non plus. Cependant ces deux pays possédaient déjà deux banques jouissant du monopole de l'émission dans la capitale, lesquelles pouvaient, dans une certaine mesure, être considérées comme banques centrales.

Ainsi donc l'émission des billets ne fournissait à la Société Générale et à la Banque de Belgique que des moyens d'action extrêmement limités. Aussi travaillaient-elles surtout à l'aide de dépôts provenant principalement de leurs caisses d'épargne. Par ce terme il faut entendre tout simplement le service de chaque banque recevant des dépôts à terme ou plutôt des dépôts remboursables sur préavis et productifs d’intérêts. Ce n'était donc nullement des organismes autonomes, leurs dépôts sc confondaient (page 27) avec les autres passifs de la banque et n'avaient non plus aucune contrepartie spéciale dans les actifs. A la Société Générale, seuls les dépôts à la Caisse d'épargne étaient productifs d'intérêts (4 % jusqu'en 1842, ensuite 3 %). En revanche la Banque de Belgique bonifia dès sa création un intérêt aux comptes courants créditeurs. La Société Générale tirait encore une partie de ses ressources de l'émission d'obligations.

Si nous envisageons la situation à la fin de 1837, lorsque l'activité du marché financier était à son apogée, nous constatons que la Société Générale disposait de 45,9 millions déposés à la Caisse d'épargne, de 19,7 provenant d'obligations et de promesses et de 26,7 millions de comptes courants créditeurs, soit en tout un peu plus de 90 millions confiés par la clientèle. Pour la Banque de Belgique, la somme correspondante dépasse à peine 10 millions, soit en tout 100 millions pour les deux banques qui en somme absorbaient à peu près toute l'activité financière du pays.

Que faisaient les banques avec des ressources aussi limitées - d'après nos conceptions du moins ? Les opérations d'escompte n'avaient qu'un faible développement, d'abord parce qu'il n'y avait pas encore de demande importante pour les crédits commerciaux à court terme et ensuite parce que l'attention des banques était orientée surtout vers les opérations industrielles.

En effet, un des traits les plus caractéristiques de cette période est le rôle prépondérant joué les banques dans l'expansion industrielle. On peut dire que la Société Générale et la Banque de Belgique ont été les premières banques pratiquant le crédit industriel. Elles ont devancé le Crédit Mobilier et les banques allemandes considérés généralement comme les premiers organismes bancaires ayant établi des rapports étroits avec l'industrie.

Les principales sociétés industrielles établies pendant la période 1834-38, furent créées grâce à l'appui - ou même plutôt à l'initiative - de la Société Générale aidée de ses filiales, d'une part, et de la Banque de Belgique d'autre.

La Société Générale s'engagea la première dans cette voie. Elle y fut amenée probablement par la force des choses et non en vertu d'un programme préalablement arrêté. Nous savons que déjà pendant la période hollandaise elle avait fait des avances à des charbonnages du Hainaut. Ceux-ci se trouvèrent, après la révolution, dans une situation difficile, étant incapables de rembourser leurs dettes. Plus tard, lorsque la crise industrielle fut liquidée, il parut intéressant de développer l'extraction charbonnière. C'est alors que la Société Générale, en remboursement de ses avances, acquit des participations dans plusieurs charbonnages qu'elle transforma en sociétés anonymes.

Le mouvement s'étendit ensuite à d'autres branches industrielles, notamment à la métallurgie, de sorte que la Société Générale et ensuite la Banque de Belgique poursuivirent la création des principales sociétés de l'époque. Les sociétés créées avaient donc pour but de reprendre les établissements existant.

Parmi les affaires créées sous le patronage de la Société Générale, mentionnons : Charbonnages de Hornu et Wasmes, des Produits de Flénu, de Monceau-Fontaine, de Lodelinsart, de Sclessin, du Levant de Flénu, etc. ; Hauts fourneaux et charbonnages de Châtelineau, de Marcinelle et Couillet; Chemin de fer de Haut et Bas-Flénu; Société pour la Manufacture des glaces, verres à vitres, cristaux et gobeleterie ; la Société civile pour l'embellissement de Bruxelles (elle créa le quartier Léopold), etc.

Il est à remarquer que dans ces créations de sociétés par la Société Générale, on trouve déjà une tendance vers la concentration ou, comme on dirait présent, vers la rationalisation, notamment en ce qui concerne les charbonnages. Les statuts de plusieurs sociétés prévoient l'éventualité de réunir d'autres charbonnages à ceux apportés à l'origine. Dans certains cas l'assentiment de l'assemblée générale n'était même pas indispensable. Nous verrons plus loin que la Société de Commerce, la filiale de la Société Générale qui avait principalement dans ses attributions l'industrie houillère, était accusée de viser à un monopole des charbons ! De même la Manufacture des glaces, créée sous le patronage de la Société Générale, fusionnait trois établissements (Mariemont, Jumet et Lodelinsart).

(page 28) Parmi les sociétés patronnées par la Banque de Belgique, signalons notamment : Charbonnages et Hauts fourneaux d'Ougrée et de l'Espérance ; la Vieille-Montagne; Charbonnages de Herve, de Péronne, des Hamandes, etc. Linière Saint-Léonard ; Saint-Léonard, pour la construction des machines, etc.

Cette participation active des banques à la création des principales sociétés industrielles, était servi dès la clôture de l'exercice social, fut incontestablement l'élément décisif du développement de ces dernières. Mais cette politique, qui fait de nos banques les véritables précurseurs de la pratique bancaire moderne société (continentale du moins), les mit dans de cruels embarras elles-mêmes.

Appliquée sur une trop grande échelle, avec un emballement excessif, imprudent même, et dans un milieu insuffisamment préparé, elle amena les banques à immobiliser leurs ressources et les accula aux pires difficultés.

En effet, après la création d'une société industrielle, la Société Générale ou la Banque de Belgique en mettaient une partie des titres en souscription, généralement réservée aux actionnaires de la Banque et des sociétés créées elle. A l'émission on n'exigeait généralement qu'un versement de 10 p. c. non en espèces, mais en titres. Les souscripteurs, en prévision d'une répartition, s'inscrivaient pour des montants très élevés. En apparence ces émissions étaient donc un succès formidable ; les demandes s'élevaient souvent à des centaines de millions ! titres dépréciés. Mais, en réalité, elles émanaient d'un nombre Mais en réalité, elles émanaient d’un nombre très restreint de spéculateurs ; le public même se tenait à l’écart.

D'autre part, la tâche des spéculateurs était facilitée par ce fait que les banques émettrices faisaient des prêts sur les titres des sociétés patronnées, sans exiger aucune marge. C'est-à-dire qu'elles avançaient aux emprunteurs la valeur nominale intégrale des actions. Aussi les spéculateurs pouvaient-ils demander autant de titres qu'ils en voulaient à l'émission, ou acheter ensuite en bourse en ne déboursant alors que la prime.

Lorsque survint la crise, les spéculateurs n'étaient pas en mesure de lever ces titres ; force fut aux banques de les garder sans avoir aucune garantie supplémentaire.

Cette politique imprudente d'avances sur titres fut certainement la plus grosse erreur commise par nos banques à cette époque d'enthousiasme et d'inexpérience. Elle était d'autant plus extraordinaire que les sociétés industrielles ou autres, suivaient une méthode bien étrange dans la rémunération de leurs actions. Les statuts stipulaient au profit des actions un intérêt (généralement de 5 p. c.) qui était servi dès la clôture de l'exercice social, qu'il y ait un bénéfice ou non, sans même attendre l’établissement du bilan. (Note de bas de page : Du moins cette méthode fut-elle suivie jusqu’à la crise de 1838-1839. Dans la suite, elle fut abandonné presque partout ; cependant, la Banque de Belgique, par exemple, continua de servir l’intérêt statutaire aux actionnaires, bien que son capital fût entamé par les pertes.) On ne considérait comme bénéfice que le revenu de la société excédant l'intérêt statutaire ; celui-ci était traité comme une charge sociale analogue aux autres. Quelle différence avec les méthodes actuelles qui pèchent souvent par l'excès contraire !

Or, les avances sur titres n'étaient le plus souvent chargées que d'un intérêt de 4 p. c.. Et la différence entre le revenu du titre et cet intérêt n'était même pas retenu par la banque prêteuse pour réduire son avance (du moins jusqu'à la crise de 1839). Il en résultait que le spéculateur n'avait aucun débours à faire, et se contentait de toucher la différence entre les intérêts positifs et négatifs. Il courait le risque de la dépréciation du titre, il est vrai. Mais comme nous l'avons dit plus haut, lorsque la crise survint, la plupart des spéculateurs ne purent ou ne voulurent pas faire face à leurs engagements, et les banques durent garder les titres dépréciés.

Mais ce n'était pas tout. Pour permettre aux sociétés industrielles de se développer, les banques leur avaient fait des avances de plus en plus élevées. De sorte que, lorsque survint la crise de 1838-39, la plus grande partie des ressources de chaque banque se trouvait engagée soit en avances aux sociétés patronnées, soit en prêts sur titres de ces mêmes sociétés, soit enfin en actions mêmes de ces sociétés. La réalisation de ces titres devenant impossible et les sociétés n'étant pas non plus en mesure de rembourser leurs dettes, les ressources des deux banques se trouvèrent presque complètement immobilisées.

De ce que nous venons d 'exposer, d'aucuns (page 29) pourraient conclure à la condamnation de la banque mixte ; car la Société Générale et la Banque de Belgique ne faisaient qu'appliquer les méthodes de la banque mixte moderne. Pareille conclusion serait cependant erronée, à notre avis.

L'application de toute méthode bancaire est une question de circonstances et de mesure. L'erreur commise en 1834-38 ne portait pas autant sur la méthode que sur la mesure. En outre, une des raisons principales des difficultés qui allaient surgir était l'absence d'une véritable banque centrale d'émission.

Malgré les erreurs et les exagérations, cette période de 1834-38 a laissé des traces fécondes : elle a donné l'impulsion à l'expansion industrielle qui allait se poursuivre sans arrêt ; elle a inauguré les procédés du crédit industriel moderne, qui devinrent la caractéristique de toute l'évolution bancaire belge du XIXème siècle et qui, dans l'ensemble, furent féconds en résultats.

6. La Bourse de Bruxelles avant la crise de 1838

Nous avons montré dans le chapitre précédent combien la Bourse de Bruxelles était peu animée à l'époque hollandaise. Après la stagnation complète dans laquelle la plongèrent les événements de 1830, elle se ranima graduellement dans le courant de 1831. Peu à peu son activité se développa, les séances officielles devinrent quotidiennes, le nombre des titres traités augmenta et après quelques années elle semble bien avoir dépassé en importance celle d'Anvers. Celle-ci, en effet, se limita comme par le passé presque exclusivement à la négociation des fonds d'Etat, tandis que Bruxelles voyait se former un marché de valeurs industrielles.

Dès 1831, deux emprunts forcés du Gouvernement (12 et ro millions) suivis à la fin de l'année par l'emprunt de 24 millions, dotèrent la Bourse de Bruxelles d'un élément important d'activité. Le dernier emprunt fut souscrit par les Rothschild de Londres et de Paris, après des négociations poursuivies en décembre 1831 à Calais, où le Gouvernement belge était représenté par Osy, président de la Banque d'Anvers ; Rittweger, un des directeurs de la Société Générale, et Ch. de Brouckere, futur fondateur de la Banque de Belgique (en ce moment-là ministre de la Guerre). On peut affirmer sans être taxé d'exagération que la conclusion de cet emprunt avec la principale puissance financière de l'époque, à un moment où notre avenir politique était encore si incertain et où plusieurs grandes puissances n'avaient pas encore envoyé d'ambassadeurs à Bruxelles, fut l'un des éléments décisifs qui permirent d'asseoir solidement le crédit de la Belgique.

Par suite des incertitudes de la politique internationale, les cours des emprunts belges étaient soumis à des fluctuations assez sensibles et ceux-ci devinrent l'objet d'une activité spéculative à Paris, où ils étaient cotés, et à Bruxelles. En outre, les fonds espagnols, connus depuis assez longtemps à Bruxelles et à Anvers, subirent aussi de très fortes oscillations par suite des violentes convulsions politiques dont la péninsule ibérique était le théâtre.

Tout ceci apporta donc une certaine animation à la Bourse de Bruxelles. En outre, à partir de 1835, les actions des sociétés industrielles y firent leur apparition. A la fin de 1834 il n'y en avait pas encore une seule ; on en cotait une trentaine à la fin de 1837, comme aussi les titres des affaires bancaires et financières nouvelles qui arrivèrent également la cote pendant la même période.

En 1835-36 notamment, la Bourse de Bruxelles a été particulièrement animée : la plupart des cours firent ressortir des plus-values sensibles (pour l'époque !), les habitués de la Bourse devinrent plus nombreux. Mais les transactions se limitaient principalement aux opérations des habitués ; la masse du public n'y participait guère.

Dès la fin de 1836, l'animation boursière se ralentit d'ailleurs quelque peu sous l'influence de la crise financière de Londres. Puis, à la fin de 1838, une crise survint à Bruxelles même qui provoqua l'effondrement des cours et plongea la Bourse dans un marasme complet.

A titre d'indication nous donnons les cours les plus hauts et les plus bas pratiqués à cette époque pour les actions des principales sociétés pendant les années les plus caractéristiques. La valeur nominale de tous ces titres était de francs, sauf celle des actions de la Société Générale qui était de 500 florins. ([Ce relevé n’est pas repris dans la présente version numérisée.]

7. La crise politique et financière de 1838-1839

(page 30) Avant les années terribles de la grande guerre, les derniers mois de 1838 et les premiers de 1839 formaient la période la plus tragique dans l'histoire de la Belgique indépendante. Tant au point de vue politique qu'au point de vue économique, jamais le pays n'avait connu des jours aussi troublés. La politique et la vie économique s'enchevêtraient alors si étroitement que, malgré notre désir de ne faire ici que de l’histoire financière, force nous est de rappeler au lecteur certains événements de notre histoire politique.

On sait que le traité des XXIV articles élaboré par la Conférence de Londres en 1831 après la désastreuse Campagne des Dix Jours, était extrêmement défavorable pour la Belgique. Il l'obligeait à prendre à sa charge une part exagérée de la dette du Royaume des Pays-Bas et surtout à céder à la Hollande une partie du Limbourg et du Luxembourg. Néanmoins, dans la situation pénible où elle se débattait et sous la pression des grandes puissances, la Belgique déclara adopter le traité ; la Hollande, en revanche, le rejeta. Les choses restèrent donc en suspens. Le Limbourg et le Luxembourg (à l'exception de la forteresse) continuèrent à faire partie de la Belgique et à participer à sa vie politique et sociale.

Cette situation dura jusqu'au moment où le roi Guillaume - sous la pression de l'opinion hollandaise, fatiguée des dépenses qu'imposait le maintien de l'armée sur le pied de guerre - déclara brusquement le 14 mars 1838 qu'il acceptait le traité des XXIV articles. La Belgique de 1838 n'était plus celle de 1831, son armée, ses finances, étaient réorganisées, ses institutions politiques solidement établies, sa vitalité économique affirmée devant le monde entier.

La Conférence de Londres reprit ses travaux ; de longues négociations s'engagèrent. La Belgique voulait par-dessus tout maintenir l'intégrité de son territoire. Mais les grandes puissances s'opposaient à tout changement dans les clauses territoriales du traité.

Pendant les derniers mois de 1838, on eut de plus en plus l'impression que les négociations n'aboutiraient pas. Dans le pays entier un courant puissant se dessina en faveur de la résistance, c'est-à-dire pour le rejet du traité, même au risque de provoquer la guerre.

Le 13 novembre 1838, à l'ouverture de la session parlementaire, Léopold Ier prononçait le discours historique dans lequel il déclarait : « nos droits seront défendus avec persévérance et courage. » Cette phrase fut accueillie par une manifestation enthousiaste de la Chambre, qui y voyait l'adhésion formelle du Gouvernement à l'idée de la résistance, certainement étrangère à la pensée de Léopold Ier et à celle de ses ministres.

La Chambre répondit à ce discours par une adresse dans laquelle elle revendiquait énergiquement l'intégrité du territoire et déclinait la responsabilité des événements que provoquerait la Hollande en occupant des régions habitées par des « populations qui veulent rester Belges. » L'adresse contenait aussi un appel aux grandes puissances, et surtout à la France, les conjurant d'empêcher un acte contraire au « véritable droit des gens. » L'étude des documents de l'époque (la presse, les pétitions à la Chambre, les résolutions des conseils communaux, etc.), donne nettement l'impression que la nation entière était prête à la résistance. Il faut ajouter que ce sentiment général s'appuyait en partie sur l'espoir de voir la France épouser énergiquement la cause de la Belgique.

(page 31) Or, le 6 décembre, la Conférence de Londres signait le protocole définitif par lequel toute modification aux clauses territoriales du traité était radicalement écartée.

Cette résolution ne fut connue immédiatement que des initiés (les méthodes diplomatiques de 1838 différaient de celles de 1919 ou 1930 !). Dans le pays, des bruits se répandaient au sujet de la tournure défavorable des travaux de la Conférence. Vu l'état de surexcitation où se trouvaient les esprits, on pouvait se croire à deux pas de la guerre.

C'est dans ces circonstances qu'éclata la crise financière. Le 12 décembre, se produisait à Paris une baisse brusque des actions de la Banque de Belgique ; de 1365 elles tombaient à 1300 et le lendemain à 1235. Est-ce la résolution du 6 décembre connue des seuls initiés, qui, faisant croire à l'imminence de la guerre, provoqua les ventes? On ne saurait le dire. Toujours est-il qu'elles furent le signe avant-coureur de la crise qui se déclencha brutalement le 17 décembre lorsque la Banque de Belgique suspendit ses paiements.

Avant cette date déjà, la situation économique générale laissait quelque peu à désirer.

Dès les premiers mois de 1838 un ralentissement se faisait sentir dans plusieurs branches industrielles, dans la métallurgie notamment : les stocks s'accumulaient, plusieurs hauts fourneaux furent éteints. L'accroissement de l'outillage et de la production n'avait pas été suivi par un développement parallèle de la consommation. Celle-ci s'était ralentie par suite de la hausse des prix dans la métallurgie, hausse due surtout à celle du charbon.

D'autre part, la demande de produits métallurgiques ne s'était pas développée aussi rapidement qu'on l'avait espéré, car, si la construction des chemins de fer était poussée activement en Belgique, en France elle était retardée par d'interminables discussions parlementaires.

Ce ralentissement industriel était évidemment de nature à provoquer des difficultés financières, à cause surtout des immobilisations des banques. Il est certain cependant que, sans la crise politique et sans la mésentente qui régnait dans le monde bancaire, la crise financière eût été évitée ou tout au moins atténuée.

Ce fut avec stupéfaction que, le 17 décembre 1838, Bruxelles apprenait la suspension des paiements par la Banque de Belgique. Disons d'abord que la Société Générale et la Banque de Belgique acceptaient en paiement les billets l'une de l'autre. De temps en temps les représentants des deux établissements se rencontraient, échangeaient les billets et réglaient le solde. Or, pendant la deuxième semaine de décembre 1838, les billets de la Banque de Belgique refluaient vers les banques et se concentraient en grande partie à la Société Générale, qui les faisait présenter à l'échange. En même temps la Banque de Belgique et surtout son agence d'Anvers étaient assaillies par des demandes de remboursement des déposants. L'encaisse de la Banque se réduisit donc très rapidement. Après avoir remboursé à la Société Générale un million le 4 décembre et 1.200.000 le 12 du même mois, la Banque ne fut plus en mesure de rembourser une somme de 300.000 francs présentée par la Société Générale, le 15, un samedi. Elle demanda de reporter l'échange au lundi suivant. Ayant imploré en vain l'aide du Gouvernement, elle n'ouvrit pas ses guichets le lundi 17.

Dans le discours qu'il fit à l'assemblée de la Banque en février 1839, Ch. de Brouckere alla jusqu'à faire entendre que la Société Générale avait intentionnellement provoqué la suspension de la Banque de Belgique. La Société Générale protesta contre cette allégation en affirmant qu'elle s'était contentée de veiller à ses intérêts et à ceux de sa clientèle menacés par les embarras de plus en plus visibles de la Banque de Belgique. Loin d'agir avec précipitation et de peser sur les destinées de sa rivale, elle n'avait même pas exigé, disait-elle, le remboursement de tous les billets qui se trouvaient dans ses caisses.

Au moment où la Banque de Belgique suspendait ses paiements, son passif comprenait : billets en circulation, 3-750.000 ; dépôts à la Caisse d'épargne, 1.075.000 ; obligations, 1 million 545.000 ; comptes courants débiteurs, 16.354.000. Mais les créditeurs en compte courant étaient en grande partie des sociétés patronnées, le point dangereux de la situation se trouvait donc dans les billets et les dépôts à la Caisse d'épargne, soit à peine 5 millions !

(page 32) Comme contrepartie, la Banque n'avait qu'une encaisse de 400.000 francs. Elle avait en outre un portefeuille commercial un peu inférieur à 5 millions ; le reste de l'actif se composait d'avances diverses. De nos jours, semblable situation ne serait pas considérée comme particulièrement dangereuse, puisque la Banque aurait pu probablement mobiliser son portefeuille. Mais où la Banque de Belgique aurait-elle pu réescompter le sien ?

Pendant la panique provoquée par la suspension de la Banque de Belgique, la Société Générale fut, elle aussi, assaillie par les porteurs de billets et les déposants de la Caisse d'épargne. Elle put résister grâce à son encaisse importante et surtout grâce ses avoirs en fonds français qu'elle réalisa à Paris d'ou elle fit venir 20 millions en écus.

Mais la Banque de Belgique n'avait pas de réserves de ce genre ; elle se trouva donc sans défense. On se demandera si elle n'aurait pu s'adresser la Société Générale, puisqu'il ne s'agissait que de quelques millions. Il est même probable que si elle avait tenté cette démarche, la Société Générale serait venue à son secours. Mais il ne faut pas oublier l'hostilité violente qui existait entre les deux établissements, hostilité renforcée encore depuis que la Banque de Belgique avait appuyé la tentative d'enlever à la Société Générale l'affaire du chemin de fer Paris-frontière belge.

Dans ces conditions, demander le secours de la Société Générale, c'eût été pour la Banque de Belgique non seulement la suprême humiliation, mais encore c’eût été se rendre avec armes et bagages. La Banque de Belgique préféra donc demander le secours du Gouvernement ; il sembla même qu'un moment donné elle ait espéré l'obtenir. Mais à la dernière minute il lui fut refusé.

Il est à peine nécessaire d'insister sur l'effet de cette suspension dans l'atmosphère surexcitée et surchauffée du moment. Une panique violente se produisit en Bourse ; les entreprises industrielles patronnées par la Banque de Belgique ne pouvant plus obtenir de fonds, sc virent presque acculées à la fermeture de leurs ateliers ; des banquiers privés qui réescomptaient habituellement leur papier auprès de la Banque de Belgique durent arrêter leurs crédits ; la Société Générale même fut assaillie par les porteurs de billets et les déposants. Des faillites se produisirent à Bruxelles et en province. (Note de bas de page : A signaler notamment la suspension des paiements par la banque Bellefroid à Liége ainsi que la demande de sursis de J. Cockerill. C’est comme conséquence de ce sursis et de la mort de Cockerill, survenue peu de temps après, que son entreprise fut transformée en société anonyme (en 1482).) Or, cette crise financière survenait au moment où la crise politique atteignait son point culminant tandis que le Gouvernement n'en discernait pas encore l'issue.

Celui-ci était assailli de toutes parts de demandes d'intervention ; on réclamait la création de comptoirs d'escompte, on exigeait qu'il acceptât les offres d'un groupe anglais qui, quelque temps auparavant, avait précisément offert d'établir à Bruxelles une banque anglo-belge. Des considérations politiques ou plutôt patriotiques inspiraient surtout ces réclamations de ton souvent violent ; il ne fallait pas que cette crise vînt briser l'élan de résistance contre l'arrachement éventuel des deux provinces menacées. Afin d'alimenter quelque peu l'activité des usines métallurgiques, le Gouvernement fit diverses commandes pour les chemins de fer. Enfin il décida de venir au secours de la Banque de Belgique. Il était déjà intervenu avant la date fatidique du 17 décembre, mais timidement et par une mesure prise exclusivement en faveur des déposants à la Caisse d'épargne de la Banque. Sur sa demande et en vertu de conventions passées avec lui, la Société Générale déclara se porter garante de ces dépôts. Cette décision fut portée à la connaissance du public le 17 décembre en même temps que l'avis de la suspension des paiements. (Note de bas de page : Les caisses d’épargne des banques n’avaient cependant rien d’officiel. Elles n’avaient aucune analogie avec la Caisse Générale d’Epargne créée par le gouvernement en 1865. Chacune n’était, comme aujourd’hui encore, qu’un service acceptant des dépôts à terme. On considérait cependant que le Gouvernement leur devait une protection particulière, parce qu’elles étaient censées centraliser l’épargne des classes populaires. En réalité celles-ci n’intervenaient dans les dépôts que pour une part fort modeste.)

Mais lorsque la crise fut déchaînée, le Gouvernement estima nécessaire de renflouer la Banque de Belgique. N'eût-il pas mieux valu de prendre cette décision avant la suspension ? Toujours est-il que le 22 décembre il déposait un projet de loi accordant à la Banque de Belgique un prêt de 4 millions (moyennant intérêt de 5 p. c. ; 2.600.000 de francs devaient (page 33) être utilisés au remboursement éventuel des billets et 1.400.000 au remboursement des dépôts de la Caisse d'épargne.

Après discussion en comité secret, le projet fut adopté par la Chambre et le Sénat et promulgué dans le Moniteur du 2 janvier 1839. Ainsi donc une somme de 4 millions suffisait pour renflouer la deuxième banque du pays ! (Note de bas de page : Signalons cependant qu’elle ne fut pas suffisante ; à la fin de 1840 le Gouvernement accorda à la Banque de Belgique une nouvelle avance d’un million, sans demander cette fois-ci l’autorisation du Parlement.) La Banque de Belgique qui, dès le 18, avait obtenu un sursis provisoire, put reprendre ses paiements à partir du 1er janvier 1839. Le moment aigu de la panique était passé et la crise financière proprement dite s'achemina vers la liquidation. Entre-temps elle avait sérieusement aggravé la situation économique générale, et mis dans l'embarras beaucoup d'entreprises industrielles, les obligeant à réduire leur activité.

Nous avons vu plus haut comment la tension politique comptait parmi les facteurs qui provoquèrent ou du moins accélérèrent et aggravèrent la crise financière. Celle ci de son côté réagit sur la situation politique.

On peut affirmer qu’elle fut le facteur qui, sans le déterminer, hâta un changement dans l'état des esprits. En effet, depuis que dans le courant de décembre la Conférence de Londres avait unanimement refusé tout changement dans les conditions territoriales du Traité, le déchirement était devenu inévitable. La Belgique ne pouvait résister à toute l'Europe. Mais étant donné l'excitation des esprits, cette solution de sagesse et de résignation ne se serait probablement pas imposée facilement au pays. La crise économique et financière, en revanche, a contribué puissamment à faire abandonner par la majorité du public l'idée de la résistance à tout prix.

Lorsque le 20 février, le Gouvernement déposa le projet de loi ratifiant le traité conclu avec la Hollande et consacrant définitivement les cessions territoriales, il invoqua la crise économiques comme un des arguments en faveur de son acceptation. Cet argument revint aussi constamment dans les discours des partisans du traité. En revanche les discours de la plupart des partisans de la résistance étaient remplis d'invectives contre les sociétés anonymes et la Bourse ; d'aucuns allaient jusqu'à voir exclusivement des préoccupations boursières dans l’attitude de leurs adversairs.

Dans la tragique discussion qui passionna le Parlement belge de la fin février à la fin mars 1839, la situation économique a joué un rôle important sur lequel il convient d'attirer l'attention.

Il y a dans l'ensemble de ces événements un exemple d'action et de réaction réciproques entre phénomènes économiques et phénomènes politiques qui méritait d'être signalé.

8. La querelle autour des sociétés anonymes

L'expansion industrielle et financière de 1835 à 1839 a provoqué dans notre pays un conflit d'idées extrêmement violent. Cc conflit est un épisode très curieux de l'histoire sociale de la Belgique et doit nous arrêter quelques instants.

Dès que les sociétés anonymes ont pris quelque essor, elles ont provoqué une inquiétude de plus en plus vive dans une partie importante de l’opinion publique. La raison principale de cette inquiétude était la crainte de voir ces sociétés faire une concurrence mortelle aux industries particulières, comme on disait alors, c'est-à-dire aux entreprises individuelles. Le spectre du monopole sembla se profiler à l'horizon dès la création des premières sociétés anonymes.

Un exemple particulièrement frappant de cette crainte s'est déroulé à Liége la fin de 1836. Deux fabricants d'armes de cette ville, Ancion et Hanquet, avaient formé le projet de transformer leur affaire en société anonyme. Ils demandèrent l'autorisation du ministre, qui s'enquit de l'avis de la Chambre de Commerce de Liége. Celle-ci de son côté invita tous les fabricants d'armes à donner leur avis. Ceux-ci nommèrent une commission qui rédigea un mémoire dans lequel le projet était très vivement combattu et qui reprenait la plupart des critiques qu'on adressait alors aux sociétés anonymes. Les auteurs du projet répondirent par un autre mémoire invoquant les arguments classiques en sens contraire.

Mais la discussion ne se limita pas à (page 34) querelle de plume; elle gagna la rue. Les adversaires du projet semèrent l'inquiétude parmi les ouvriers ; une enquête judiciaire établit que certains fabricants parcouraient les groupes d'ouvriers, les excitant au désordre. Une agitation se manifesta. La foule essaya d'envahir le local de la Chambre de Commerce, au moment où celle-ci délibérait sur la question, ainsi que l'habitation d'un des auteurs du projet. L'ordre ne put être maintenu que par l'intervention de l'armée et pendant plusieurs jours la ville de Liége prit l'aspect d'une place de guerre. La Chambre de Commerce se prononça contre le projet et le ministre refusa l'autorisation. L'affaire fut alors transformée en commandite par actions et l'agitation se calma.

La crainte du monopole était très répandue, on la retrouvait fréquemment dans une partie importante de la presse et dans diverses discussions parlementaires. Le Gouverneur de la Société Générale crut même devoir faire une déclaration rassurante, en disant, dans un discours de nouvel an, au Palais, que la Société Générale développerait « le système d'associations », « mais toujours avec prudence et sans offrir aucun motif d'alarme aux industries particulières. »

Le Gouvernement lui-même, dans sa politique envers les sociétés anonymes, partait de cette conception que les sociétés anonymes ne devaient s'établir que pour les branches d'activité exigeant des capitaux trop élevés ou impliquant trop de risques pour être embrassées par des entreprises privées. A plusieurs reprises il refusa son autorisation à des sociétés qui ne rentraient pas dans cette catégorie. Plusieurs fois aussi il imposa aux sociétés auxquelles il donnait son approbation, des restrictions pour les empêcher notamment de fusionner plusieurs entreprises.

On reprochait aussi aux sociétés d'être un instrument d'agiotage, critique devenue banale dans la suite et sur laquelle nous pouvons passer. En revanche, signalons que d'aucuns voyaient dans ces sociétés le facteur qui provoquait des excitations rapides et désordonnées de la production, aboutissant à des crises. Enfin dans toute une partie de la presse et du Parlement, on prétendait que les dirigeants du mouvement industriel ou du parti industriel, comme on disait, ne visaient à rien de moins que de s'emparer du pouvoir.

Il faut dire que ce courant hostile aux sociétés, au « parti banquiste », aux « puissances financières », se recrutait dans des milieux assez différents. D’un côté un certain nombre de catholiques - tant conservateurs que démocrates - manifestaient une répulsion envers le développement rapide de l'industrie et l'abandon des anciens modes d'activité. Ils craignaient que des changements trop profonds dans le mode d'existence, des relations fréquentes avec l'étranger, la poursuite de jouissances matérielles, ne corrompissent les populations et n'apportassent des changements regrettables dans les mœurs et les sentiments moraux. Ils souhaitaient en somme voir la Belgique se replier en quelque sorte sur elle-même. De là une certaine hostilité envers les chemins de fer, la défense d'un protectionnisme agricole excessif, les efforts désespérés pour sauver la traditionnelle industrie linière, de là aussi l'hostilité envers les progrès de l'industrialisme et notamment envers le développement des associations de capitaux. C'est dans ce milieu que se recrutaient quelques-uns des adversaires les plus fougueux du « parti industriel », leurs diatribes à la Chambre furent parfois de la dernière violence. Cette hostilité d'un grand nombre de catholiques envers le mouvement industriel explique, probablement en partie, l'accueil froid réservé par la masse du public capitaliste aux actions des sociétés. En effet, les capitaux étaient concentrés surtout entre les mains du clergé et de la noblesse, essentiellement catholique. de Pouhon, dont nous avons déjà cité le nom, écrivit : « Les capitaux en Belgique sont plus catholiques que libéraux. »

Ce courant hostile aux sociétés recrutait encore des partisans dans certains milieux industriels et commerciaux. L'exemple des fabricants d'armes de Liége est typique. Dans le même ordre d'idées on peut citer l'avis, hostile à la Mutualité, émis par plusieurs Chambres de Commerce. En effet, on redoutait particulièrement les grandes sociétés financières qui semblaient la personnification même du monopole. (Note de bas de page : Le Gouvernement de son côté n’accorda son autorisation aux sociétés financières qu’après avoir imposé des modifications très profondes aux statuts, modifications portant sur le capital, l’objet social, etc. La Mutualité n’obtint d’ailleurs la sanction légale qu’en 1841.)

(page 35) Le mouvement industriel et les associations avaient naturellement leurs partisans. Ceux-ci se recrutaient parmi les hommes d’affaires, dans certains milieux politiques, dans une partie de la presse. Les objections qu'ils opposaient aux critiques sont pour la plupart devenues classiques au point qu'il n'est guère nécessaire de s’y arrêter longuement.

On montrait la nécessité du groupement des capitaux pour expliquer les progrès techniques récents ; on ajoutait - et ceci est assez intéressant - que l'appréhension du monopole était en réalité inspirée par la crainte de la concurrence ; on comparait les inquiétudes provoquées par les sociétés à celles qui sc firent jour lors de l'introduction des machines. Concernant la spéculation, on rappelait que celle-ci n’avait pas attendu les valeurs industrielles pour se développer et que dans l’intérêt du pays il valait encore mieux la voir s’exercer sur les actions des sociétés indigènes que sur les fonds d'Etat espagnols par exemple.

Quant à l’influence prise par les banques et les sociétés financières, on montrait les grands services que peut rendre une alliance entre la banque et l'industrie, en facilitant la mobilisation des capitaux, en donnant plus de stabilité aux entreprises, en facilitant leur développement. Il est assez intéressant de signaler que dès cette époque le régime bancaire belge, et notamment les rapports étroits entre les banques et l’industrie, étaient très favorablement appréciés à l’étranger, par plusieurs économistes français notamment (par M. Chevalier par exemple).

Cette querelle entre adversaires et partisans des sociétés anonymes ne fut pas exclusivement théorique. Elle eut à plusieurs reprises des répercussions politiques ; elle anima des batailles électorales et parlementaires et ne fut pas étrangère à certaines crises ministérielles. Malgré leur intérêt, nous ne pouvons nous arrêter ici sur ces épisodes (Cf. B.-S. CHLEPNER, La Banque en Belgique, t. I (Le marché financier belge avant 1850), ch. VIII, paragraphe 5.)

Au point de vue économique et financier, toutes ces discussions influencèrent la réglementation des sociétés et la politique gouvernementale en cette matière. Comme nous l'avons dit, le Gouvernement -le ministère de Theux, pour être précis - avait plusieurs fois refusé son autorisation à des sociétés anonymes ou posé certaines conditions à leur approbation. Or, les uns l'accusaient d'entraver l'esprit d’association, tandis que d’autres lui reprochaient de favoriser les puissances financières.

Ce qui paraît particulièrement étrange, à présent, c'est que le Gouvernement avait un pouvoir discrétionnaire en cette matière ; il accordait ou refusait son autorisation, le plus souvent sans donner ses raisons et sans que les règles à suivre aient été formulées dans un texte légal. Très souvent, le Gouvernement posait comme condition de l’approbation, diverses modifications aux statuts ; or, il n'exigeait jamais la publicité des bilans!

En 1841 seulement, fut publiée une instruction ministérielle concernant les demandes d’autorisation pour la formation des sociétés.

Comme principe fondamental elle proclamait : « Il faut restreindre la société anonyme aux entreprises qui, par l'importance des capitaux qu'elles exigent, ou par leur caractère chanceux, comme aussi en même temps par leur durée, dépassent la portée de l'industrie particulière et des sociétés ordinaires, sans pouvoir porter un préjudice réel aux industries préexistantes dont l'utilité est constatée. »

L'instruction contenait un certain nombre de règles concernant la souscription effective du capital, l'évaluation des apports, etc. Mais on y trouve aussi une prescription comme celle-ci : « Le Gouvernement apprécie si le capital est réel, s'il est suffisant ou exagéré, selon la nature de l’entreprise. » De nos jours on admettrait difficilement que de telles attributions puissent être réservées au Gouvernement !

Au surplus, au moment où cette fut publiée, le mouvement de création des sociétés était à peu près arrêté. Il ne reprendra que dans la seconde moitié du siècle, dans des conditions que nous étudierons plus loin.

9. De la crise de 1838 à la crise de 1848

Le ralentissement qui se manifestait en 1838 dans quelques industries a été aggravé par la (page 36) panique de décembre. Mais au point de vue industriel la dépression ne fut que passagère, et le développement économique reprit. La décade comprise entre les deux crises financières de 1838 et de 1848 n'a pas été une période de dépression industrielle, comme on le croit souvent.

Sans doute le développement n'était pas uniforme pendant toute cette décade, mais nous ne pouvons nous étendre ici sur les détails. Constatons seulement que la puissance de la force mécanique de l'industrie est passée de 25-300 CV en 1838 à 37-300 en 1844 et à 51.000 CV. en 1850 et que l'utilisation de la vapeur s'étendait sur un nombre de plus en plus élevé d'industries. Tandis que vers 1835 nous trouvons la machine à vapeur utilisée presque exclusivement dans les mines, la métallurgie et les textiles, nous la trouvons en outre vers 1850, dans les verreries, les papeteries, les industries du bois, les brasseries, les huileries, etc., etc. Nous constatons aussi pendant la même période un accroissement de la production dans la plupart des branches industrielles (charbon, fer, zinc, verres, tissus de coton et de laine, armes, machines, etc.). Enfin, notons que la longueur du réseau ferré est passée de 332 kilomètres en 1840 à 900 kilomètres en 1850. Il n'y eut de dépression économique très sérieuse qu'en 1847-48, en partie sous l'influence de la dépression économique internationale (après la crise de 1847), en partie sous l'influence de la crise alimentaire.

Pour le marché financier, en revanche, la décade qui nous occupe est caractérisée presque tout entière par une activité très restreinte. Les deux banques principales, qui seules comptaient, avaient immobilisé leurs ressources et par conséquent n'étaient plus en mesure d'entreprendre des affaires nouvelles. Elles devaient attendre la possibilité de réaliser les actions qu'elles détenaient, que ce fût à titre de propriété ou à titre de gage pour les avances accordées avant la crise de 1838. Or, ces réalisations ne seront possibles qu'après 1850.

Après la panique financière de 1838-39 plusieurs sociétés métallurgiques durent entrer en liquidation ou réduire leur capital ; d'autres se limitèrent à ne payer aucun dividende pendant plusieurs années. La Bourse fut très déprimée et le public resta méfiant pendant longtemps. Les valeurs industrielles ne furent plus cotées que très irrégulièrement et à de longs intervalles. La plupart furent fort dépréciées, même celles qui donnèrent régulièrement un dividende de 5 p. c.. La création de sociétés nouvelles se réduisit à quelques unités par année.

En 1844-45 il y eut passagèrement une vive animation sur le marché métallurgique. C'est qu'alors la reprise industrielle en Grande-Bretagne et en France amena le développement de la célèbre manie ferroviaire, la « railway mania » qui fit fureur en Angleterre. L'attention des capitalistes anglais est attirée vers la construction des chemins de fer sur le continent. En Belgique, l'Etat venait d'achever la construction des principales lignes, du « gros tronc » qui lui avait demandé un effort financier beaucoup plus important que celui qui avait été prévu et qui ne donnait pas les résultats, d'ailleurs exagérés, qu'on avait escomptés. Aussi la politique gouvernementale s'orienta-t-elle vers les concessions.

A partir de 1844, une pluie de demandes de concession s'abattit sur le ministère qui les accordait sans difficultés, d'autant plus qu'on ne lui demandait même pas une garantie d'intérêts. En 1845-46, une dizaine de sociétés ferroviaires furent constituées, toutes avec l'appui de capitaux anglais. C'est la « période anglaise » dans l'histoire des chemins de fer belges. La spéculation s'empara à Londres des titres de plusieurs compagnies belges (notamment des actions d'Entre-Sambre-et-Meuse, qui cotèrent jusqu'à 8 1/2 livres sterling pour 2 livres sterling versées). En Belgique cependant, ces valeurs n'avaient pas de marché, le Gouvernement n'autorisant leur admission à la cote qu'après l'entier achèvement du chemin de fer que la Société avait à construire. Ce régime n’a été modifié qu'en 1847, lorsque l’emballement spéculatif était déjà passé.

En 1845-46, la Bourse manifesta aussi quelque animation pour les valeurs industrielles. De même, on constate la création de quelques sociétés anonymes nouvelles dans la métallurgie (page 37) et les charbonnages. Dans l'ensemble cependant le mouvement était assez limité.

La crise bancaire de Londres en octobre 1845 et surtout la crise économique des Flandres et la crise financière anglo-française de 1847 arrêtèrent complètement ce mouvement.

Quelle fut pendant cette décade la situation des deux banques principales ? Pour la Banque de Belgique, l'année 1839 fut une année de liquidation. Après avoir repris ses paiements grâce à l'avance gouvernementale, elle parvint à réaliser une partie de ses actifs et à rembourser ses créanciers. A la fin de 1839 la circulation de ses billets tomba à peu près à zéro et les comptes courants créditeurs ne furent plus que de 3 millions environ. En tout, la Banque eut par conséquent à rembourser 15 millions environ (10 millions de comptes courants, 1 million pur la Caisse d'épargne et 4 millions de billets). Elle remboursa donc approximativement 10 millions par la réalisation de ses propres actifs, en s'ingéniant à réaliser une partie de ses avances.

Mais elle dut se montrer très prudente dans le recouvrement de ses créances pour ne pas les compromettre complètement par la ruine de ses débiteurs ; en outre, elle dut les ménager aussi par suite d'engagements pris vis-à-vis du Gouvernement.

Elle remplaça ses reports et avances sur titres par des prêts à plus long terme remboursables par fractions. Cependant, elle dut renoncer à recouvrer ses créances sur certains débiteurs et se limiter garder les titres reçus en gage. D'autre part, elle se fit remettre par les sociétés débitrices des reconnaissances de dettes jouissant de garanties hypothécaires, qu'elle espérait pouvoir placer dans le public. Mais ces cédules hypothécaires ne trouvèrent guère de preneurs. Dans certains cas la Banque dut consentir à remplacer ses avances en compte courant par une participation dans le capital. Tout ceci nous explique l'accroissement du portefeuille propre de la banque (voir le tableau du paragraphe 5).

La direction nouvelle décida de ne plus accepter de participations industrielles et de se limiter aux opérations à court terme. Mais les avoirs étant immobilisés, elle procéda en 1841 à une augmentation de capital. Ce terme « augmentation » n'est pas tout à fait exact d'ailleurs. Les 10 millions nouveaux furent traités comme un capital distinct. De nos jours on aurait procédé à une émission d'actions privilégiées. On préféra alors établir dans le bilan une distinction plus radicale encore, en faisant figurer séparément le capital de 1835 et celui de 1841.

L'examen du tableau résumant quelques bilans de la Banque que nous avons donné plus haut, permet de constater que la circulation des billets atteignit 5 millions à la fin de 1847, et les comptes courants débiteurs 8 millions. Ces ressources ont été engagées principalement en escomptes et en avances à court terme.

Ainsi donc comme conséquence de la crise, la Banque de Belgique évolua du type de la banque mixte, ou même de la banque industrielle, vers le type de la banque commerciale pure. Nous verrons cependant plus loin que dans la suite elle évolua à nouveau en sens inverse et redevint essentiellement une banque d'affaires.

Quant à la Société Générale, sa situation pendant la décade ici envisagée est aussi avant tout celle d'une banque qui a immobilisé presque tous ses moyens d'action. Elle résista victorieusement à la crise financière, mais elle dut renoncer à recouvrer ses avances aux sociétés industrielles et ses avances sur titres. En outre, elle fut amenée à racheter une partie de ses propres actions résultant de l'émission de 1837. Pendant la décade 1838-1848 ses opérations à court terme ne se développèrent guère, car la circulation de ses billets resta stationnaire. Quant à ses participations industrielles, elles s'accrurent par suite de la défaillance de certains débiteurs. Mais elle n'entreprit guère d'affaires nouvelles.

10. La crise de 1848 et la réforme bancaire

Au moment où la révolution de février vint ébranler la situation politique de l'Europe, l'état économique de la Belgique n'était guère brillant. La crise alimentaire et linière avait plongé dans une profonde misère une partie importante des populations flamandes. La crise économique de 1847 provoqua en outre un marasme industriel. La situation du Trésor (page 38) public rendue difficile déjà par l'accumulation des déficits antérieurs, empira encore par suite des dépenses faites en vue d'atténuer la misère dans les Flandres.

C'est dans ces conditions qu'arrivèrent à Bruxelles les nouvelles relatives à l'insurrection à Paris. L'inquiétude fut extrêmement vive en Belgique. Les gens s'imaginèrent qu'on allait revenir aux plus mauvais jours de 1793. On redoutait des complications internationales ; d'aucuns craignaient même des troubles politiques ou la perte de notre nationalité. Rien d'étonnant donc à ce qu'une panique financière ait éclaté !

Dès le 25 février on fermait la Bourse de Bruxelles ; elle était d'ailleurs parfaitement inactive auparavant déjà : en dehors des fonds d'Etat, seules quatre ou cinq valeurs étaient cotées de temps en temps. C'est surtout pour empêcher des cours de panique pour les fonds publics que la bourse fut fermée. En même temps se produisait une panique parmi les porteurs de billets. La circulation de la Société Générale tomba, entre le 15 février et 15 mars, de 15,7 millions à 10,3 millions ; celle de la Banque de Belgique de 5,4 à 3 millions.

La panique un peu calmée au début de mars reprit vers le milieu du mois : le public fut impressionné par quelques troubles insignifiants en province et par l'agitation d'un groupe d'ouvriers belges à Paris, agitation qu'on croyait appuyée par les autorités françaises. Les banques, de nouveau assaillies par les porteurs de billets et les déposants, suspendirent tout crédit. (Note de bas de page : Signalons comme victime de la crise la Banque Commerciale d'Anvers, qui dut entrer en liquidation avec un passif de 4 millions francs de dépôts et 400.000 de billets.) L'industrie et le commerce paralysés réclamaient un moratorium.

En présence de cette situation, le Gouvernement fit voter d'urgence, le 20 mars, une loi accordant le cours forcé aux billets de la Société Générale et de la Banque de Belgique, en fixant le maximum de l'émission à 30 millions pour la première et à 10 millions pour la seconde. Cette loi permit aux deux établissements de ne pas succomber à la panique et de reprendre les escomptes. En outre, ils prêtèrent 1 million à la Banque de Flandre et 1 million à la Banque Liégeoise, les billets étant fournis par moitié par chaque établissement et à l’aide d'une émission supplémentaire.

La loi du 20 mars décidait en outre la création d'un comptoir d'escompte au capital de 8 millions, fournis par moitié par la Société Générale et la Banque de Belgique, mais sans émission spéciale de billets. Le comptoir commença ses opérations le 30 mars.

La loi du 20 mars sauva les établissements de crédit seulement en tant que banques d'émission ; mais elles étaient aussi banques de dépôts. Ceux-ci étaient surtout des dépôts à terme (aux caisses d'épargne) remboursables sur préavis. Mais à mesure que le temps s'écoulait, les époques de remboursement se rapprochaient. A la Société Générale notamment, les dépôts supérieurs à 500 francs étaient remboursables après soixante jours de préavis. La panique ayant éclaté fin février, il fallait prévoir de gros remboursements pour le mois de mai. La réalisation des avoirs étrangers, qui avait sauvé la Société en 1838-39 n'était pas possible par suite de la crise qui frappait tous les marchés.

Il ne restait donc à la Société d'autre issue que de demander l'autorisation pour une émission supplémentaire de billets, afin de rembourser les dépôts. Le Gouvernement soumit la question à l'examen d'une commission dont le rapport, rédigé par J. Malou, apporta pour la première fois une lumière complète sur la situation de la Société. Sur avis favorable de la commission, le Gouvernement déposa un projet de loi autorisant une émission supplémentaire de 20 millions destinés exclusivement au remboursement des dépôts à la Caisse d'épargne. En outre, la Société Générale était autorisée à émettre 12 millions pour être avancés au Gouvernement. Les émissions en faveur de la Société Générale étaient productives d'un intérêt de 4 p. c. au profit du Trésor. Après des discussions très vives, et très intéressantes à divers points de vue, l'autorisation fut accordée par le Parlement, et la loi promulguée le 22 mai.

Ces mesures suffirent à arrêter la crise, d'autant plus qu'entre-temps la situation politique s'étant éclaircie, il apparaissait que la Belgique serait parmi les rares pays européens qui échapperaient aux troubles politiques. On pourrait dire que la loi du 22 mai marque le (page 39) point final de la phase aiguë de la crise ; après cette date on entre dans la phase de liquidation.

Le cours forcé des billets n'a pas provoqué la dépréciation contrairement à ce qui arrive le plus souvent. On peut en voir la raison surtout dans la limitation stricte de leur émission. Avant la crise, la circulation des billets était d'une vingtaine de millions environ. Les lois du 20 mars et du 22 mai établirent un maximum de 66 millions (20 mars : 20 millions pour la Société Générale et 10 millions pour la Banque de Belgique, en outre éventuellement 4 millions pour venir au secours d'autres établissements ; 22 mai : 20 millions pour la Caisse d'épargne de la Société Générale, 12 millions pour le Gouvernement). Mais la circulation effective n'atteignit jamais ce chiffre. En 1848-50 elle se maintint presque constamment aux environs de 42 millions (32 pour la Société Générale et 10 pour la Banque de Belgique).

La Société Générale notamment n'utilisa pas intégralement la faculté d'émission pour la Caisse d'épargne ; dès que la panique fut passée les demandes de remboursements diminuèrent. En outre, la Société Générale préférait recourir le moins possible à l'émission qui était grevée d'un intérêt de 4 p. c. ; aussi procéda-t-elle dès qu'elle le put à la réalisation de certains actifs.

Les billets ne subirent donc aucune dépréciation; il est même permis d'affirmer que le cours forcé rendit au pays un service non seulement en empêchant l'effondrement de toute l'organisation du crédit, mais encore en habituant la masse de la population à l'usage du billet.

La crise de 1848 rendit nécessaires des remaniements importants dans le bilan de la Société Générale, remaniements facilités par des changements dans la direction. Leur exposé détaillé serait trop long. Dans leurs grandes lignes ils peuvent se résumer ainsi : on supprima les actions de la Société Générale qui se trouvaient dans son propre portefeuille, en annulant 29.000 titres. Le capital social ne fut donc plus représenté que par 31.000 titres de 500 florins. D'autre part, on décida de liquider la Société de Commerce et la Société Nationale qui étaient les principales débitrices de la Société Générale mais dont celle-ci détenait un paquet important d'actions. En revanche, elles étaient elles-mêmes parmi les principaux actionnaires de la société mère. Celle-ci les absorba donc en 1849 en offrant une de ses actions contre deux actions et demie de chacune d'elles. L'échange se fit à l'aide d'actions de la Générale que possédaient ces sociétés et à l'aide de titres que la Société Générale dut reprendre à quelques-uns de ses débiteurs insolvables, de sorte que l'absorption put se faire sans augmentation de capital. Quant à la Mutualité, son existence fut maintenue.

Enfin, la Société Générale transigea avec un certain nombre de ses débiteurs par emprunts sur titres ; au lieu de les exécuter, elle garda les gages. Ceci explique que son portefeuille après avoir été réduit en 1848, par l'annulation de ses propres titres, s'accrut en 1849.

En somme, un redressement considérable se produisit dans la situation de la Société en 1849- 1850. En 1850 elle abandonnera ses fonctions de banque d'émission et à partir de 1852-53 environ, elle recommencera à jouer un rôle actif presque toujours prépondérant dans l'expansion industrielle de la Belgique.

Nous pouvons passer sur la situation de la Banque de Belgique, dont les opérations depuis 1838 étaient peu développées et qui ne s'était guère ressentie de la crise de 1848. La proclamation du cours forcé suffit à la tirer d'embarras. A partir de 1850 elle aussi abandonnera le droit d'émission et inaugurera une phase nouvelle.

Le comptoir d'escompte établi à Bruxelles en mars 1848 fonctionna jusqu'au début de 1851, époque où la Banque Nationale commença ses opérations. Il n'utilisa pas intégralement les (page 40) 8 millions mis à sa disposition par la loi du 20 mai ; le montant effectif du capital qu'il engagea dans ses opérations n'atteignit que 2,5 à 3 millions.

L'expérience du comptoir d'escompte suggéra à quelques personnes l'idée de créer l'Union du Crédit, premier établissement de ce genre, qui fut établi à Bruxelles en juin 1848. Le rôle des Unions de Crédit a été pendant longtemps assez analogue à celui du comptoir d'escompte, puisqu'il se réduisait surtout à servir d'intermédiaire, en fournissant une garantie supplémentaire, entre leurs clients et les banques d'émission. Plus tard, leur caractère changea et se rapprocha de celui des banques de crédit commercial. Dans le second semestre de 1848 le montant des traites escomptées par l'Union du Crédit s'éleva à peu près à 2 millions, mais en 1849 ce chiffre passa à 9,3 millions et en 1850 à 12,1 millions. L'Union aida le commerce bruxellois à traverser les mois difficiles de 1848-49 et lui rendit dans la suite des services appréciables.


La conséquence la plus importante de la crise de 1848 a été de hâter la réforme de la circulation fiduciaire et la création de la Banque Nationale. Rappelons brièvement ce qu'était avant 1850 le régime de la circulation fiduciaire : Le billet de banque était considéré comme un simple document commercial, un bon de caisse disaient d'aucuns, que tout le monde pouvait émettre mais que nul n'était tenu d'accepter. Donc liberté complète d'émission, dont très tôt cependant apparurent les inconvénients. Si dans plusieurs pays étrangers le régime de la pluralité des banques d'émission amena la surabondance des billets et leur dépréciation, en Belgique on souffrit plutôt de l'inconvénient contraire. Les deux banques les plus importantes étaient notoirement en état d'hostilité : après 1838 elles n'acceptaient même pas les billets l'une de l'autre. Le public se méfiait donc de tous les billets, aussi l'usage de cet instrument remarquable de circulation restait-il extrêmement limité.

D'autre part, l'union dans les mêmes établissements des opérations d'émission et du crédit industriel, sans que l'émission fût soumise à un régime légal de couverture métallique et bancaire, présentait le danger d'exposer les banques à des crises graves. On s'en aperçut bien en 1838.

Aussi est-ce à partir de cette époque surtout que la nécessité de créer une banque centrale d'émission s'imposa de plus en plus aux esprits éclairés. Mais il semblait difficile de réaliser immédiatement cette réforme : les banques avaient des statuts approuvés par des arrêtés royaux, statuts qui prévoyaient la faculté d'émission et en même temps fixaient leur durée. Le pacte social de la Société Générale venait à expiration à la fin de 1849, mais en 1843 son existence avait été prorogée jusqu'en 1855 ; celui de la Banque de Belgique venait à expiration à la fin de 1860, etc. On considérait donc qu'il était impossible de priver les banques de leur pouvoir d'émission avant ces échéances.

Mais la crise de 1848 fit apparaitre la nécessité d'une solution. Dès 1849 Frère-Orban, alors ministre des Finances, entama des pourparlers avec les deux principales banques. Il réussit à leur faire renoncer à l'émission, leur réservant en échange la souscription du capital de l'établissement spécial d'émission qui allait être créé. Comme il le disait lui-même, il rachetait le privilège des banques existantes par les actions du nouvel établissement. (Note de bas de page : Le terme « privilège » pourrait d'ailleurs se discuter). A la fin de décembre 1849 Frère-Orban déposait le projet de loi créant la Banque Nationale à laquelle était dorénavant réservé le privilège de l'émission. Dès les premiers mois de 1850 le projet était voté et le 2 janvier 1851 la Banque Nationale ouvrait ses guichets. Son capital de 25 millions était souscrit à concurrence de 15 millions par la Banque de Belgique et de 10 millions par la Société Générale ; les deux banques s'engageaient à retirer leurs billets endéans certains délais, la Société Générale abandonnait en outre ses fonctions de caissier de l'Etat.

La Banque de Flandre renonça elle aussi au pouvoir d'émission par convention spéciale conclue avec la Banque Nationale qui lui avança I million à 2 p. c. d'intérêt ; en outre la Banque de Flandre fonctionna dorénavant à Gand comme comptoir d'escompte de la Banque Nationale. Quant à la Banque Liégeoise, elle préféra conserver son droit d'émission, droit qu'elle exerça jusqu'à l'expiration de ses statuts (page 41) primitifs, en 1875. Ses émissions n'ont d'ailleurs jamais dépassé 3 millions.

Le succès de la Banque Nationale fut très rapide et inattendu d'ailleurs. Dès 1854 son émission dépassait 100 millions, chiffre que les créateurs de la Banque ne prévoyaient pas même pour un avenir lointain.

Ainsi donc, au milieu du siècle passé, s'ouvrait une phase nouvelle de l'histoire financière de la Belgique. La circulation fiduciaire allait dorénavant se développer sur des bases solides et rationnelles ; les banques principales, leur situation apurée, allaient dorénavant se livrer exclusivement au crédit industriel et commercial. En même temps s'ouvrait une ère d'essor économique remarquable. Grâce à la prospérité dont la Belgique allait jouir pendant la seconde moitié du XIXème siècle, grâce aussi à l'appui de l'institut central d'émission, les banques allaient se multiplier et se développer ; tout le marché financier allait prendre une puissante envergure. L'étude de cette période fera l'objet des chapitres suivants de ce travail.