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Le marché financier belge depuis cent ans (1830-1930)
CHLEPNER Serge - 1930

CHLEPNER Serge, Le marché financier belge depuis cent ans (1830-1930)

(Paru en 1930 à Bruxelles, aux éditions de la Librairie Falk Fils)

Chapitre premier. La Belgique industrielle et financière vers 1830

(page 5) Au moment où éclata la Révolution de 1830, le marché financier belge se trouvait encore dans un état tout à fait rudimentaire. Pour en saisir les caractères, il est nécessaire de le situer dans son ambiance et pour cela il faut bien que, mille malgré les difficultés de la tâche, nous essayions de brosser à grands traits un tableau de ce que la Belgique économique était à cette époque, en décrivant plus spécialement son industrie.

La seconde moitié du XVIIIe siècle fut le théâtre de transformations économiques profondes déterminées par l'introduction de la machine à vapeur et par un ensemble d'inventions et de perfectionnements techniques. Ces transformations qu'on désigne souvent sous le terme de Révolution industrielle, se produisirent d'abord en Angleterre et donnèrent naissance à l'industrie moderne.

Les procédés techniques nouveaux commencèrent à s'introduire très lentement en Belgique vers la fin du XVIIIème et le début du XIXème siècle. Si bien que, grâce aux créations récentes s'ajoutant aux industries anciennes, notre pays était déjà vers 1830 relativement industrialisé, le plus industrialisé sans doute du continent. L'industrie dentellière, bien plus importante

Ce n'était toutefois qu'un bien modeste début. L'agriculture était encore la principale occupation de la population. En outre, l'activité et l'organisation de l'industrie ne ressemblaient en rien à ce qu'elles sont de nos jours. Le travail à domicile et la petite entreprise dominaient, les entreprises de quelque importance étant exceptionnelles.

Dans l'industrie linière, la plus importante des Flandres, qui occupait sans doute 400 mille personnes environ, le travail à domicile était pour ainsi dire le seul connu. La filature et le tissage du lin se faisaient encore exclusivement par le métier à bras. Fileuses et tisserands se livraient d'ailleurs en même temps - ou plutôt suivant les saisons - à l'activité agricole. En 1835 on pouvait écrire encore qu'en Flandre presque tout cultivateur était tisserand. Celui-ci allait parfois vendre lui-même ses toiles au marché de la ville voisine ; le plus souvent, il les vendait à des marchands ou aux agents des négociants plus importants. Cette organisation de l'industrie linière ne l'empêchait pas de fournir un appoint appréciable aux exportations. Mais elle allait se heurter de plus en plus à concurrence du métier mécanique et le drame de l'industrie linière allait assombrir l’histoire économique des deux premières décades de la Belgique indépendante.

L'industrie dentellière, bien plus importante que de nos jours, avait une organisation analogue. Développée, elle aussi, surtout en Flandre, (page 6) elle se pratiquait cependant beaucoup dans d'autres régions du pays, aux environs de Bruxelles entre autres. Le travail à domicile - le plus souvent pour le compte d'un marchand - dominait aussi la plupart des industries wallonnes, dans l'armurerie, la clouterie, la quincaillerie, la coutellerie, etc. Ici cependant quelques ateliers, dont nous reparlerons plus loin, existaient déjà.

Dans d'autres branches, notamment dans les métiers usuels (cordonnerie, couture, menuiserie, boulangerie, etc.), il n'y avait pour ainsi dire que des artisans travaillant directement pour la clientèle, soit seuls soit avec quelques ouvriers.

Cependant, dans la plupart des branches industrielles, on trouve déjà aussi des ateliers dirigés non plus par un artisan travaillant avec ses ouvriers, mais par un industriel se confinant dans la direction de l'affaire et produisant pour le marché. Ateliers généralement modestes, il est vrai, n'occupant le plus souvent qu'un nombre très restreint d'ouvriers et n'utilisant que très rarement la machine à vapeur.

Vers 1830 cependant, nous découvrons dans quelques branches industrielles les débuts de cette industrie moderne qui allait prendre dans nos provinces un si magnifique épanouissement.

En premier lieu il faut citer l'extraction houillère, la seule qui déjà annonçait quelque peu l'extension des entreprises actuelles. Elle Occupait en tout de 25 à 30.000 ouvriers ; un charbonnage groupant plusieurs centaines de travailleurs n'était plus une rareté. Or, à cette époque, on considérait comme entreprises importantes celles qui occupaient une centaine d'ouvriers. L'industrie charbonnière exigeait déjà des capitaux relativement élevés et, comme nous le verrons plus loin, c'était la seule où l'utilisation de la vapeur avait pris une certaine extension. La production annuelle s'élevait approximativement à 2,5 millions de tonnes ; une partie en était exportée, principalement vers la France et la Hollande. Notons que les puits les plus profonds ne descendaient guère au delà de 400 mètres, ce qui n'empêchait pas les mines belges d'être parmi les plus profondes du monde.

L'industrie métallurgique, très ancienne en Wallonie, commençait à se moderniser et à remplacer l'ancien et très modeste haut fourneau au bois par le haut fourneau au coke. Les premiers de ce genre furent érigés peu près en même temps, vers 1822-1823, par Huart à Hauchis, près de Charleroi (repris en 1836 par la Société Marcinelle et Couillet), par Cockerill à Seraing et par Hanonnet-Gendarme à Couvin. En 1830 la Belgique possédait 10 hauts fourneaux à coke, - à la méthode anglaise, disait-on alors, - dont 2 n'étaient pas achevés et dont les plus puissants ne produisaient que 10 tonnes de fonte par jour.

C'est aussi vers cette époque (1822-1823) que J.-H. Orban construisit les premiers fours à puddler (à Grivegnée).

On ignore le chiffre de la production de fonte vers 1830, la plus grande partie étant fournie par les nombreux hauts fourneaux au bois disséminés un peu partout dans les régions boisées. On peut cependant estimer que la production annuelle n'atteignait pas 100.000 tonnes, elle équivalait cependant à peu près à la moitié de la production française. A noter qu'on ne travaillait que le minerai extrait dans le pays, tandis que de nos jours on ne transforme que du minerai importé.

L'industrie du zinc était née vers 1810 lorsque commença l'exploitation de la Vieille-Montagne. L'extraction fut intensifiée pendant la période hollandaise lorsque la mine devint propriété de Mosselman, qui transforma l'affaire en société anonyme, en 1837.

Il convient de mentionner aussi l'industrie des constructions mécaniques qui déjà avait pris une certaine importance et qui allait être particulièrement opportune en cette période où le machinisme naissant allait se répandre et où allait commencer la construction des chemins de fer.

Outre deux ou trois entreprises relativement importantes - comme Cockerill à Seraing et Huyttens-Kerremans à Gand (Phénix) - qui fabriquaient surtout des machines à vapeur et des métiers mécaniques pour l'industrie textile - il y avait quelques établissements plus modestes produisant divers appareils.

(page 6) La construction des machines à vapeur était encore très modeste vers 1830 : la province de Liége - où leur fabrication était principalement concentrée - ne produisait annuellement que 35 à 40 machines présentant au total une force motrice de 700 chevaux environ. Développement très récent d'ailleurs, atteint dans les toutes dernières années du régime hollandais.

Outre les charbonnages et l'industrie des métaux, l'application des procédés mécaniques n'avait pris une certaine extension que dans deux industries, celle du coton à Gand et celle de la laine à Verviers.

Au début du siècle passé, L. Bauwens important d'Angleterre, au péril de ses jours, le métier mécanique à filer, avait déterminé à Gand une remarquable extension de l'industrie cotonnière. Vers 1830, la capitale de la Flandre, qui concentrait probablement les deux tiers environ de l'industrie cotonnière, comptait 30.000 ouvriers environ répartis dans une soixantaine de filatures avec 280.000 broches et une douzaine de tissages, sans parler d'un certain nombre d'ateliers pour la teinturerie, le blanchiment, etc. La production de filés de coton, dans le pays entier, s'élevait probablement à 6.000 tonnes, environ, contre 45.000 en 1913 et 74.000 en 1928.

De même, la fabrication mécanique de draps avait pris un bel essor à Verviers depuis que W. Cockerill d'abord, ses fils ensuite avaient développé la fabrication des métiers suivant les procédés anglais. Deux mille métiers à tisser battaient dans la région de Verviers vers 1830 ; l'ensemble des spécialités de cette industrie y comptait plus d'une centaine d'ateliers occupant probablement 15 à 20.000 ouvriers.

Voilà où en étaient donc les branches industrielles où déjà les innovations techniques s'étaient introduites. Pour nous résumer et pour montrer combien l'industrie était encore somme, dans l'enfance, disons que la plus puissante machine à vapeur avait une force de 80 chevaux. Au total l'industrie belge - si l'on en excepte les charbonnages - comptait vers 1830 moins de 200 machines dont la force motrice dépassait à peine 2.000 chevaux. Elles étaient concentrées principalement dans les industries du coton et de la laine. Les charbonnages réunissaient 200 machines environ avec une force motrice de quelque 10.000 chevaux.

Au total, la Belgique possédait donc approximativement 12.000 chevaux-vapeur, tandis qu'à présent chacune de nos entreprises métallurgiques importantes possède, à elle seule, une puissance double, triple ou même plus grande.


La grande entreprise industrielle faisait donc à peine son apparition chez nous vers 1830. Aussi la société anonyme y était-elle à peu près inconnue. La création d'une telle société était alors soumise à l'autorisation préalable du Gouvernement ; l'administration hollandaise semble s'être montrée à ce sujet fort parcimonieuse. Pourtant, ce n'était certainement pas la raison principale de leur rareté. Les affaires étaient trop peu importantes, la formation de l'épargne trop lente et l'esprit public trop peu préparé pour que ce type d'organisation économique pût se propager.

La première société anonyme belge, créée en application du Code Napoléon, fut une société d'assurances établie à Anvers en 1819. Pendant la période hollandaise il fut créé en tout une vingtaine de sociétés anonymes, dont une dizaine de sociétés d'assurances. Celles-ci étaient généralement au capital de 3 ou 4 millions de francs, dont une fraction seulement (1/4 ou 1/5) était versée. Les autres comprenaient la Société Générale, dont il sera question plus loin, puis la Compagnie du Luxembourg et quelques (page 8) petites affaires industrielles créées vers la fin de la période hollandaise et qui presque toutes disparurent lors de la crise économique qui suivit la révolution.

La plupart des affaires, même celles ayant une certaine importance, étaient donc des affaires privées, ou plutôt des affaires de famille. Il y avait aussi des sociétés en nom collectif, des associations en participation comme on disait souvent. D'autre part, certains chefs d'entreprises avaient des commanditaires, recrutés le plus souvent dans des milieux assez restreints.

Le type le plus fréquent était cependant l'affaire appartenant à un seul industriel, ayant tout au plus quelques associés ou quelques commanditaires. L'appel à l'épargne publique était pour ainsi dire inconnu ; de même l'utilisation du crédit pour le développement des affaires était très limitée.

A ce propos il faut cependant signaler le rôle du Gouvernement en tant que fournisseur de capitaux à l'industrie. Le roi Guillaume qui se consacrait activement à favoriser le développement de l'industrie, commandita personnellement certaines affaires et fit distribuer des avances et des primes. Il fit notamment voter en 1821 la loi instituant le célèbre fonds d'encouragement à l'industrie, auquel le Trésor devait verser annuellement une somme n'excédant pas 1.300.000 florins à utiliser en primes et surtout en prêts aux industries nationales.

Cette politique en faveur de laquelle des précédents notoires en Belgique et surtout à l'étranger pouvaient être invoqués (il suffit de rappeler Colbert), a été vivement critiquée à l'époque même par maints industriels, par les chambres du commerce et par la presse. Elle est aussi généralement condamnée par les historiens. Il est certain qu'elle donna lieu à des abus et que son principe même peut être discuté. Peut-être cependant ne méritait-elle pas une condamnation absolue, du moins à cette époque-là.

Toujours est-il que, depuis sa création jusqu'à la révolution de 1830, ce fonds avait distribué en prêts une somme de plus de 10 millions de francs. La liste des bénéficiaires de ces prêts a été publiée après la révolution. On y relève les noms de 95 industriels parmi lesquels le débiteur le plus important était J. Cockerill, ou plus exactement J. Cockerill & Cie, auxquels le fonds avait avancé 4 millions environ. Il est cependant à signaler que l'associé de Cockerill était alors le Gouvernement qui, en 1825, devint copropriétaire de l'affaire de Seraing en remboursement des avances faites par lui antérieurement. Un autre débiteur du fonds de l'industrie était la société Yates & Cie (filature de coton à Andenne) dont Cockerill était le véritable dirigeant et propriétaire, ayant comme commanditaires le fonds de l'industrie et le roi Guillaume. De sorte que dans ce cas le Gouvernement (représenté soit par le fonds d'industrie, soit par le syndicat d'amortissement) participait aux entreprises du même industriel à la fois comme coassocié, comme commanditaire et comme créancier. (Note de bas de page : Le Gouvernement provisoire continua des avances à l’établissement de Seraing et l'association avec Cockerill ne fut liquidée qu’en 1834.)

L'exemple de Cockerill est exceptionnel. Dans les autres cas les avances du fonds de l'industrie restaient dans des limites plus restreintes. (Note de bas de page : Parmi les autres industriels débiteurs de sommes relativement importantes signalons Huart (maitre de forges à Charleroi), Dupont (id. à Fayt), Hannonet-Gendarme (id. Couvin), Huyttens-Kerremans (constructeur à Gand), etc.)

Les plus importantes d'entre elles atteignaient 100-150.000 exceptionnellement 300.000 florins. La plupart étaient comprises entre 10.000 et 50.000 florins. Quelques-unes ne s'élevaient même qu'à quelques milliers, voire quelques centaines de florins.

Dans l'ensemble, ces avances n'infirment donc pas ce que nous avons dit au sujet du caractère privé de la plupart des affaires industrielles, qui restaient essentiellement des affaires personnelles ou, si l'on préfère, familiales. On peut dire qu'à cette époque les notions de patron (chef d'entreprise) et de capitaliste se confondaient, tandis qu'elles sont plus ou moins dissociées de nos jours.

Lorsque nous parlons à présent d'une affaire (page 9) industrielle importante, nous n'invoquons presque jamais le nom d'un propriétaire. Il est très rare que nous ayons dire l'usine ou les établissements de Monsieur un tel, à moins qu'il ne s'agisse d'entreprises plus ou moins modestes. Vers 1830 en revanche on ne parlait que des établissements de MM. Cockerill, Huart, Orban, etc. dans la métallurgie, de MM. BiolIey, Simonis, Lieutenant & Peltzer, etc. dans l'industrie lainière, de MM. Rosseel & Cie, Claes, De Hemptinne, etc. dans l'industrie cotonnière, etc. (Note de bas de page. Seuls les charbonnages étaient connus sous des dénominations particulières (Gouffre, Produits, Sart)Longchamps, Espérance, etc.) Les sociétés qui les exploitaient étaient connues sous les mêmes dénominations.)

Cependant, certaines affaires appartenaient à des sociétés comptant un nombre relativement plus élevé d'associés, un certain nombre de charbonnages notamment. Mais ces sociétés n'avaient rien de commun avec nos sociétés anonymes. Outre que la responsabilité limitée n'y était pas en vigueur, les parts sociales n'étaient pas représentées par des titres transmissibles. Elles se vendaient par l'entremise de notaires, parfois à l’aide d'annonces dans les journaux.

Comme exemple, reproduisons l'avis publié dans un journal de Liége, au commencement de 1830, avis caractéristique à plusieurs points de vue :

« Samedi 13 février 1830 à deux heures de relevée, en l'étude et le ministère du notaire Delvaux, résidant à Liége derrière l'hôtel de ville, il sera vendu aux enchères trois actions ou trois seizièmes part dans l'exploitation des mines de houille et charbon sise en la commune des Awirs.

« La concession définitive a été accordée par arrêté de S. M. en date du mois de mars dernier, sur une grande étendue de terrain.

« Les mines de houille et charbon de cette concession sont très abondantes et de bonne qualité, les travaux que l'on y a faits anciennement sont peu importants, et ceux à faire présentent de grands avantages. Elle est au centre d'une grande population d'ouvriers mineurs, un beau chantier en dépendant tient à la Meuse ; elle est bien située pour se procurer tous les matériaux nécessaires particulièrement les bois, étant éloignés du rivage de Chokier, ou il se fait beaucoup de ventes.

« Les trois actions se vendront d'abord en un seul lot, ensuite en trois. »

La société anonyme et les valeurs industrielles étaient donc à peu près inconnues. En général, d'ailleurs, la fortune mobilière était encore minime. L'Allemand Staedder qui vivait en Belgique et qui, entre 1820 et 1830, était le secrétaire du prince d'Arenberg, écrivait dans un mémoire inédit : « En Belgique l'aisance provient surtout de l'industrie et de l'agriculture ; il n'y a pas beaucoup de capitalistes comme en Hollande. » Il voulait dire que les fortunes privées consistaient surtout en propriétés foncières ou en affaires industrielles et non pas en portefeuilles de valeurs mobilières.

Le peu de valeurs mobilières qui existaient en Belgique se composaient principalement de fonds d'Etat. Outre les fonds nationaux, ou plus exactement les fonds du Royaume des Pays-Bas, il y avait en circulation des fonds d'Etat étrangers. Malheureusement il n'est pas possible de se faire une idée quelque peu précise de l'importance de cette fortune mobilière. En 1815, lors de la formation du Royaume des Pays-Bas, les provinces belges avaient une dette publique, s'élevant approximativement à 180 millions de francs et qui était fondue dans la dette commune du Royaume. En outre, entre 1815 et 1830, le Gouvernement de Guillaume Ier émit des emprunts pour un montant de 340 millions environ. Mais il semble qu'une fraction plutôt faible de ces emprunts ait été souscrite dans les provinces méridionales.

Il est plus difficile encore de se rendre compte de l'importance des fonds étrangers qui pouvaient se trouver en Belgique vers 1830. Dès le XVIIIème siècle le taux d'intérêt était particulièrement bas en Belgique et des valeurs étrangères furent achetées par les habitants des Pays-Bas autrichiens. La possibilité pour les Belges de l'époque d'acheter des valeurs étrangères constitue même une énigme historique. Tous les contemporains affirmaient que la balance commerciale des Pays-Bas était constamment passive. Quels étaient donc les éléments de sa balance générale envers l'étranger qui permettaient non seulement de régler le passif commercial mais encore de faire des placements extérieurs ? Notre commerce de transit était florissant, il est vrai, mais il est probable aussi que le passif commercial proprement dit n'était (page 10) pas aussi important qu'on le croyait ; peut-être même n'existait-il point. Peut-être aussi les provinces belges, Anvers surtout, avaient-elles conservé à l'étranger certains vestiges de leur ancienne splendeur.

Toujours est-il que dans le courant du XVIIIème siècle le Gouvernement de Vienne émit en Belgique, à 4 1/2, 4 et 3 p. c. , des emprunts s'élevant à 30 millions de florins. (Note de bas de page : Ces emprunts furent émis par Charles VI, Marie-Thérèse et Joseph II non pas en leur qualité de Souverains des Pays-Bas, mais en tant qu'Empereurs d'Autriche et au profit exclusif de l'Empire. Néanmoins, le roi Guillaume consentit en 1815 à se charger de cette dette, surnommée dette austro-belge, qui vint se fondre dans la dette du Royaume, Elle est donc comprise dans le chiffre de 180 millions cité plus haut.) La plupart de ces emprunts furent émis par l'intermédiaire de la Banque Nettines, plus tard Vve Nettines & fils, à Bruxelles.

Outre ces emprunts autrichiens, quelques autres emprunts étrangers furent émis en Belgique dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, des emprunts suédois, russes, etc. Le plus souvent il ne s'agissait que de sommes relativement modestes, 2 ou 3 millions de florins ou moins encore. En outre, il y eut aussi en Belgique au XVIIIème siècle une quantité appréciable de fonds français.

Mais encore une fois, bien que les renseignements dont nous disposons ne soient que fragmentaires, il est permis d'affirmer qu'il ne s'agissait que de capitaux extrêmement modestes.

Pour autant que l'on puisse en juger, tout placement en valeurs étrangères semble avoir cessé à l'époque où notre pays faisait partie de l’Empire français. En revanche, ces placements reprirent quelque peu pendant la période hollandaise. On sait qu'en 1815 la Hollande était déjà un pays nettement créancier et qu'elle accordait assez largement des prêts à l'étranger. Après la formation du Royaume des Pays-Bas le Gouvernement du roi Guillaume s'inquiéta même de ces prêts qui, à son avis, portaient « préjudice au commerce, aux fabriques et à l'agriculture ainsi qu'aux fonds publics du Royaume ». Dès 1816 il fit voter une loi soumettant toute émission de valeurs étrangères à l'autorisation gouvernementale. En outre, une loi de 1824 majorait de 50 p. c. les droits de succession sur la partie de tout héritage consistant en valeurs étrangères.

Néanmoins les émissions d'emprunts étrangers continuèrent et, s'il est vrai qu'ils furent absorbés surtout par les provinces septentrionales, il est certain cependant que les provinces belges y participèrent aussi. La liste des valeurs étrangères cotées Bruxelles et à Anvers en 1830 est relativement longue. On s'en rendra compte par les deux cotes que nous reproduisons. [Cette liste n’est pas reprise dans la présente version numérisée.]

Outre les fonds publics, on négociait aux deux bourses le change sur les principaux centres étrangers. On cotait aussi les changes intérieurs ; à Bruxelles, par exemple, on cotait Amsterdam, Anvers, Gand, etc. Le système monétaire du Royaume des Pays-Bas était plutôt défectueux ; dans les provinces méridionales la situation monétaire était particulièrement complexe. Aussi l'activité cambiste était-elle fort importante. Mais il faudrait trop de développements pour exposer cette question.

Pour en revenir aux fonds publics, constatons d'abord que les abréviations étaient déjà beaucoup employées il y a cent ans. On désignait notamment les fonds publics par les noms des maisons de banque qui les avaient émis. C'est ainsi que pour l'Espagne il y avait les obligations Guebhard (de Paris) et Hope (d'Amsterdam), pour Naples il y avait les certificats Falconnet, représentant les inscriptions nominatives sur le Grand-Livre du Royaume des Deux-Siciles, pour l'Autriche il y avait les lots Rothschild, pour le Danemark les obligations Vve J. M. Smits (c'est la signification des initiales qui auront sans doute intrigué le lecteur), etc.

On aura remarqué surtout, sans doute, la place occupée dans les deux cotes par les valeurs étrangères. Comme valeurs nationales, il n'y avait que les diverses espèces d'obligations du Royaume des Pays-Bas, les actions de la Société Générale et de la Société de Commerce et les emprunts municipaux anversois.

Le marché des fonds étrangers était surtout concentré à la Bourse d'Anvers. Celle-ci semble bien avoir été à cette époque la plus importante du pays. A titre d'indication, on peut noter que les journaux de province, à Gand et à Liége par exemple, reproduisaient la cote d'Anvers, souvent aussi celle de Paris et même quelques cours de Londres, mais s'abstenaient de reproduire la cote de Bruxelles. C'est du moins l'impression que donnent quelques coups de sonde.

Les opérations boursières étaient loin d'être intenses. Même à Anvers toutes les valeurs n'étaient pas cotées régulièrement. Généralement la cote paraissait avec beaucoup de blancs. Au surplus, tant à Bruxelles qu'à Anvers, la cote officielle n'était établie que deux fois par semaine. Il y avait cependant aussi des transactions en dehors des séances officielles et, à Anvers du moins, on publiait chaque jour ou à peu près, les cours officieux pour quelques valeurs particulièrement traitées. (Note de bas de page : Si l'activité boursière était très modeste, elle ne se limitait pas cependant aux opérations de placement. II y eut dès lors des spéculations et même des coups de bourse. A preuve l’entrefilet suivant dans l’Observateur de la Belgique, en 1815 : « Anvers. Il y a trois jours on répandit le bruit à la bourse que la Suède venait de tiercer ses obligations Elles sont aussitôt tombées et ont été enlevées à tout prix par les auteurs du mensonge. »)

(page 12) L'organisation de la bourse était bien différente de ce qu'elle est aujourd'hui ; nous étions sous le régime du monopole légal introduit par Napoléon Ier. Les bourses étaient des organismes officiels, les agents de change et les courtiers étaient nommés, en principe, par le Gouvernement. En 1815 cependant, un arrêté de Guillaume Ier délégua ce pouvoir aux administrations communales, aux régences comme on disait alors. Les agents de change et les courtiers en marchandises avaient un monopole légal pour l'exercice de leur profession. En revanche, il leur était interdit de faire des opérations de commerce ou de banque pour leur compte et de s'intéresser directement ou indirectement dans aucune entreprise commerciale. A l'instar des notaires, c'étaient des officiers ministériels comme le sont actuellement encore les agents de change en France.

La bourse officielle a été créée à Bruxelles par arrêté des Consuls de la République française en date du 23 messidor an IX. Le nombre des agents de change et courtiers était fixé à dix-huit. Mais une ordonnance de la régence de Bruxelles en date du 15 juin 1816 réduisait ce nombre à douze, en décidant que dorénavant il n'y aurait plus de nouvelle nomination avant que « par décès, démission ou autrement, le nombre ne soit réduit, au-dessous de celui fixé par la présente ordonnance. »

Or, pour reprendre les termes de la même ordonnance, « les fonctions d'agent de change, de courtier pour marchandises, d'assurancier, interprète et conducteur de navires étaient cumulées sur le même individu. » De l'avis de la régence douze personnes pouvaient donc suffire pour s'acquitter de ces fonctions !

Quelques années plus tard la Chambre de commerce signalait, il est vrai, l'insuffisance du nombre des courtiers ; elle demandait de les porter à 26, dont 12 seraient spécialisés pour les marchandises, 12 pour les fonds publics et 2 pour le courtage des navires.

Le 15 mars 1825, le Conseil de la Régence lui donna partiellement satisfaction en portant La même ordonnance fixait le nombre des courtiers à 20. Mais il introduisait une division du travail sur les bases suivantes : 12 agents de change et courtiers en marchandises, 6 courtiers en plantes, graines et huiles, 2 pour les assurances et les chargements de navires. Ce qui semble montrer que, si les négociations en graines et huiles s'étaient développées depuis 1816 (le préambule de l'ordonnance invoquait d'ailleurs cette circonstance), celles en fonds publics n'avaient pas progressé sensiblement. De l'avis du Conseil, douze personnes suffisaient toujours pour les négociations des fonds et des marchandises.

Quant à la bourse d'Anvers, elle fut créée par arrêté du 19 messidor an IX ; la division du travail y fut introduite d'emblée et le nombre des agents de change fixé à vingt. C'est donc encore une indication montrant que la bourse d'Anvers dépassait en importance celle de Bruxelles.

En somme l'activité boursière était donc peu développée, indice de la modicité de la fortune mobilière. Malheureusement aucune estimation n'est possible. Concernant les valeurs étrangères notamment, il est même difficile de dire s'il faut les compter par dizaines ou par centaines de millions. Il semble cependant que leur montant n'ait pu dépasser l'ordre de grandeur de 100 ou 200 millions de francs.

Diverses indications montrent qu'à l'époque que nous étudions, le placement favori était le prêt hypothécaire. En 1828 la Chambre de commerce de Bruxelles signalait incidemment « la masse des capitaux inactifs dont on demande l'application sur hypothèque à 4 p. c. » Un autre indice est fourni par la fréquence des avis dans les journaux par lesquels on offrait des capitaux, le plus souvent assez modestes, en prêt sur hypothèque.

Voici par exemple un capitaliste de Bruxelles qui va jusqu'à publier des avis dans un journal de province :

« On offre deux capitaux, l'un de 49.000 l'autre de 60.000, à diviser au gré de l'emprunteur, à 4 1/2 % sur bonne hypothèque en terres, situées dans le Brabant, le Hainaut ou la Flandre.

« S'adresser par lettres affranchies au bureau du Courrier des Pays-Bas à Bruxelles. » (Journ. de Gand, 15 janvier 1830.)

(page 13) Voici un autre avis paru dans un journal de Liége :

« A placer sur hypothèque 7-500 florins P. B. S'adresser au notaire Delvaux, derrière l'hôtel de ville. »(Le Politique, 31 janvier 1830.) ville.

Or 7-500 florins ce n'est que 15.000 francs d'avant-guerre. On trouve même des annonces offrant quelques centaines de florins. Nous pouvons en conclure l'extrême étroitesse du marché des capitaux et même à la faible intensité de l'activité économique. D'autre part, le taux d'intérêt relativement faible semble montrer l'abondance des capitaux, par rapport à la demande. Il est vrai aussi que le régime de la petite culture et sa faible industrialisation ne favorisait guère une demande de capitaux de la part des agriculteurs.

On voit donc que, si vers 1830 la Belgique était probablement le pays le plus industrialisé du continent, si son agriculture était techniquement une des plus avancées, il n'en reste pas moins que le régime de la petite entreprise, le développement encore relativement faible du mouvement commercial, l'absence d'une richesse accumulée en dehors des propriétés foncières, étaient autant de facteurs de l'état rudimentaire du marché des capitaux.

Au surplus, n'oublions pas qu'à cette époque, seuls les marchés financiers de Londres, d'Amsterdam et de Paris, avaient déjà acquis une certaine importance. Encore étaient-ils dans l'enfance par rapport à ce qu'ils sont de nos jours.


Si du marché boursier ou plutôt du marché des capitaux à long terme nous passons à l'organisation bancaire, nous constatons qu'elle était, elle aussi, plutôt rudimentaire.

Avant 1830, la Belgique possédait un seul organisme bancaire important ; il est vrai qu'il avait une ampleur exceptionnelle pour l'époque. Aussi convient-il avant tout d'en dire quelques mots. Le lecteur a déjà deviné qu'il s'agit de la Société Générale.

Elle fut créée à la fin de 1822, à l'initiative du roi Guillaume, qui lui fit une dotation immobilière très importante, à charge pour elle de verser régulièrement des annuités pour la liste civile et pour l'amortissement de la dette publique. En outre à son expiration, à la fin de 1849, la société devait payer à l'Etat la valeur en capital - 20 millions de florins - des domaines qui lui étaient apportés.

Le capital de la société était fixé à 50 millions de florins, soit plus de 1oo millions de francs d'avant-guerre, somme énorme pour l'époque ! Vingt millions étaient représentés par la dotation immobilière dont nous venons de parler, 30 millions l'étaient par 60.000 actions de 500 florins mises en souscription publique. Cependant la souscription ne s'éleva qu'à 31.226 1/2 titres, dont 25.800 souscrits par le Roi lui-même. Bien que celui-ci ait garanti personnellement un intérêt minimum de 5 % pour les actions de la société, la demande du public a donc été très minime. Celui-ci n'était guère préparé participer à des affaires aussi vastes !

L'objet de la Société Générale pour favoriser l'industrie nationale - c'était là son titre officiel - était formulé ainsi : « Contribuer aux progrès, au développement et à la prospérité de l'agriculture, des fabriques et du commerce. » Les statuts lui réservaient un champ d'activité très vaste, elle pouvait entreprendre toutes les opérations de banque à long et à court terme. Elle devint en outre caissier de l'Etat.

Avant de voir quelle fut son activité entre la date de sa création ou plutôt de l'ouverture de ses guichets, le 1er février 1823, et la révolution de 1830, il faut signaler que la libération des actions mises en souscription pouvait se faire soit en numéraire, soit en fonds d'Etat. Vingt-cinq millions de francs environ furent versés en titres, 7 1/2 millions en espèces. De sorte que, lorsque la société commença son activité, la plus grosse partie de son avoir consistait en immeubles, en forêts surtout, et en fonds publics. Comme les dépôts étaient tout à fait minimes, elle ne pouvait donc utiliser pour ses crédits que les ressources provenant de l'émission des billets et du service du Trésor (c'est-à-dire du compte courant du Trésor).

La circulation des billets prit peu d'extension cette époque. Le public n'y était pas habitué ; en fait de billets il n'avait connu que les assignats français de triste mémoire. De plus, les billets de la société étaient libellés en florins, tandis que dans les provinces méridionales on (page 14) se servait de préférence du franc. Aussi la circulation des billets avant 1830 n'atteignit-elle jamais 10 millions de francs. En revanche, le compte courant du Trésor fournit à la société des ressources sensiblement plus importantes, qui, dans les situations de fin d'année, figuraient pour des sommes atteignant et dépassant 20 ou 30 millions de francs.

Pendant la première décade de son existence, l'activité de la société consista surtout dans la gestion de son domaine immobilier et la négociation de fonds publics. Il semble aussi que les opérations cambistes aient joué un rôle important. Les opérations de crédit proprement dites n'eurent qu'une importance secondaire, sans être négligées cependant, loin de là. La société pratiqua l'escompte tant à Bruxelles que dans quelques agences établies en province. La principale était celle d'Anvers, devenue plus tard la Banque d'Anvers. Elle était d'ailleurs dès lors connue sous ce nom, bien qu'elle n'ait été constituée en société distincte, jouissant de la personnification civile, que beaucoup plus tard.

Malgré le peu d'extension des opérations d'escompte, la Société Générale amena cependant une réduction et surtout une unification du taux d'escompte dans le pays. (Le taux de la société était le plus souvent de 3 à 4 %. Dans certains cas cependant elle appliquait un taux supérieur au taux officiel.)

On pourra se faire une idée approximative de la situation de la société et de son activité en examinant les principaux chiffres de son bilan, à la fin de 1828 par exemple. (Note de bas de page : Les bilans de la société ne furent jamais publiés avant 1848,à l’exception de celui de 1832. Ses situations ne nous sont connues que par quelques tableaux publiés dans certains rapports ultérieurs et surtout par les tableaux publiés en 1863 par Malou, qui fut directeur de la Société Générale et fit des recherches dans ses archives.) Ils se présentent ainsi (en millions de francs d'avant-guerre) :

A l’actif :

Domaines : 42,3

Encaisse métal : 15,0

Portef.-effets : 14,6

Reports et prêts : 20,0

Fonds publics : 19,0.

Au passif :

Créances de l’Etat (domaines) : 42,3

Capit. actions : 33,9

Billets : 9,4

C. cour. partic. : 0,5

C. cour. Trésor : 20

Oblg. et promesses : 1,1.

On sera frappé par le fait que l'encaisse métallique dépassait la circulation des billets. Cette encaisse devait en effet servir non seulement au remboursement éventuel des billets, mais encore à faire face aux nécessités du service pour le Trésor. En outre une encaisse importante était utile pour les opérations cambistes, qui portaient alors beaucoup moins sur la négociation de traites et de chèques que sur les arbitrages des monnaies d'or et d'argent (on était au régime bimétalliste, compliqué par la situation spéciale des provinces méridionales dans le régime monétaire du Royaume des Pays-Bas).

Il est particulièrement intéressant de mentionner qu'outre l'escompte proprement dit, la Société Générale commença, dès avant 1830, à pratiquer ce qu'on appellerait à présent le crédit industriel. Elle fit notamment des avances à des charbonnages du Hainaut, surtout dans la région de Mons. Nous ne sommes pas renseignés sur la nature et les modalités de ces avances ; nous savons cependant qu'à certains moments elles atteignirent 18 millions, chiffre qui pour l'industrie de l'époque n'était pas négligeable. (Note de bas de page : La société essaya aussi de se lancer elle-même dans l'activité industrielle en ouvrant une ardoisière dans la forêt de Couvin qui lui appartenait et en obtenant la concession d’une mine de plomb dans la province de Namur. Mais ces deux affaires ne réussirent point.) C'est probablement par suite de ces intérêts dans l'Industrie houillère que la société fit au Gouvernement des avances pour la construction de certains canaux destinés à favoriser l'écoulement des charbons du Hainaut vers la France. Ce n'étaient encore cependant que de très timides commencements ; nous verrons plus loin comment après 1830 la Société Générale s'engagera activement dans cette voie de crédit à l'industrie et deviendra le prototype de la banque mixte moderne se livrant à la fois au crédit commercial et au financement de l'industrie.


En dehors de la Société Générale, la Belgique ne connaissait avant 1830 que des maisons de banque privées. A cette époque d'ailleurs les banques par actions étaient rares dans tous les pays, l'activité financière étant surtout exercée par des banquiers particuliers.

Dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, il n'y (page 15) avait encore en Belgique que quelques rares maisons se consacrant exclusivement aux opérations bancaires. C'est ainsi que, dans un almanach commercial publié à Bruxelles en 1762, nous ne trouvons que les noms de trois négociants en banque ; en revanche nous trouvons plusieurs négociants « en banque et dentelle », « en banque et en épiceries », « en banque et toutes sortes de toiles peintes », etc. L'activité bancaire par excellence était alors la négociation de lettres de change sur diverses localités du pays et de l'étranger et le paiement de traites tirées par les correspondants. C'est-à-dire que le principal service rendu par les banquiers consistait dans l'organisation d'un service de paiements interlocaux

A l'époque que nous étudions ici, la différenciation des professions était plus accentuée et l'activité bancaire plus variée. Cependant la plupart des banquiers semblent à cette époque s'occuper encore de transactions commerciales, souvent aussi ils possèdent des entreprises industrielles ou y sont directement intéressés. Il est d'ailleurs caractéristique que beaucoup d'entre eux se qualifient très souvent de négociants plutôt que de banquiers.

Quoi qu'il en soit, Bruxelles possédait vers 1830 des maisons de banque assez importantes telles que : Danoot & Cie, Vve Van Schoor & fils, Mettenius, J.-A. Coghen (qui devint commissaire aux finances sous le Gouvernement provisoire et premier Ministre des Finances de Léopold Ier, ainsi qu'un des dirigeants de la Société Générale), Hennessy, Engler, Brugmann, etc. A Anvers il y avait Cogels, De Wolf, Osy, Legrelle ; à Liége : Nagelmakers, Bellefroid, Dubois, etc. (Note de bas de page : (Note de bas de page : Dans l’Annuaire industriel et administratif de la Belgique pour 1833, on trouve mentionnés 21 banquiers à Bruxelles, 11 à Anvers, 9 à Gand et à Mons, 7 à Liège, 4 à Namur, 3 à Charleroi, à Tournai et à Spa, 2 à Louvain, à Verviers et à Ostende, 1 à Bruges, à Courtrai, à Menin, à Ypres, à Alost et à Saint-Nicolas.)

Nous sommes fort mal renseignés sur les opérations auxquelles se livraient ces banquiers. Le service des paiements entre localités et de recouvrement d'effets de commerce semble avoir été une de leurs principales branches d'activité. Comme la plupart des paiements se faisaient en numéraire (Note de bas de page : Nous avons dit que l'usage des billets de banque était très restreint. Il se limitait exclusivement aux affaires importantes des grands centres. II semble aussi que dans ces derniers les paiements (des traites par exemple) se faisaient parfois à l'aide de coupons échus de la dette publique.), le plus souvent en argent, les principales maisons de banque disposaient de plusieurs voitures qui circulaient dans la ville et surtout entre les diverses localités, pour effectuer les paiements et les recouvrements.

Les maisons les plus importantes négociaient aussi des fonds publics, surtout des valeurs étrangères, souscrivaient parfois des emprunts municipaux, etc. Il ne faut pas oublier cependant qu'il s'agissait de sommes assez modiques. Lorsqu'au début de 1830 la ville de Bruxelles contracta un emprunt de 1/2 million de francs auprès de la maison Engler & Cie, c'était une affaire importante.

Les opérations d'escompte semblent avoir été peu développées, sauf peut-être à Anvers. D'autre part, les banquiers travaillaient surtout avec leurs ressources propres et parfois avec celles de leurs commanditaires. Les dépôts n'étaient guère importants ; dans la mesure où ils existaient c'était plutôt des capitaux peu mobiles, confiés par un nombre restreint de clients réguliers et non constitués par les ressources flottantes d'une masse de déposants. (Note de bas de page : Cependant certains industriels ou commerçants avaient des comptes réguliers chez leurs banquiers sur lesquels ils tiraient des chèques- on disait alors des mandats - pour effectuer leurs paiements. Mais cette pratique semble avoir été fort rare.) A ce point de vue la même situation se retrouve d'ailleurs dans les maisons de banque privées actuelles.

Signalons en passant que dans la plupart des localités il y avait des agents d'affaires qui incidemment s'occupaient aussi de certaines opérations rentrant dans les attributions des maisons de banque, par exemple le placement d'obligations, l'encaissement de coupons, etc. Il en était de même des notaires. C'est ainsi que la Société Générale, dans les avis qu'elle publiait concernant l'émission de ses obligations, offrait une commission de placement de 1/4 p. c. « aux notaires, courtiers et agents d'affaires. »

A l'époque étudiée ici les banquiers figuraient parmi les hommes d'affaires les plus influents. Quelques-uns faisaient preuve d'un esprit d'initiative assez prononcé. Ils jouaient un rôle prépondérant dans le mouvement, très faible il est vrai, de création de sociétés anonymes. A la tête de la plupart de ces sociétés on retrouve (page 16) presque toujours le même groupe de fondateurs, banquiers pour la plupart : Coghen, Engler, Rittweger, Mettenius, Hennessy, etc. Ils furent notamment parmi les créateurs des sociétés d'assurances dont nous avons parlé plus haut. On retrouve aussi quelques-uns d'entre eux parmi les premiers directeurs de la Société Générale.

Leur influence sociale n'était pas négligeable. A Bruxelles du moins, ils semblent avoir formé l'élément prépondérant de la Chambre de commerce, alors organisme officiel et jouant un rôle bien plus important que de nos jours. Quelques-uns faisaient partie de la Régence de Bruxelles ou des Etats provinciaux du Brabant.


En résumé nous pourrions dire que, lorsque l’on se plonge dans l'étude des documents concernant le monde des affaires belge vers 1825- 1830, on a l'impression de retrouver partout, même à Bruxelles, la « province ». Non celle d'aujourd'hui où les distances ne comptent plus, mais une province lointaine, celle dont notre pays donnait le spectacle il y a trente ou quarante ans.

Toute la vie économique fonctionnait au ralenti. Les entreprises commerciales, industrielles ou financières étaient peu nombreuses, de faible importance. Le monde des affaires comprenait peu de personnes, toutes se connaissaient et menaient certainement une vie bien moins fiévreuse que celle des industriels ou banquiers d'aujourd'hui.