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La Banque en Belgique (1830-1850)
CHLEPNER Serge - 1926

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CHLEPNER B.S., La Banque en Belgique. (tome premier. Le monde financier belge avant 1850)

(Paru en 1926 à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)

Chapitre I. Observations préliminaires

1. But de ce travail

(page 7) L’objet de ce travail nous paraît à peine devoir être justifié. Les institutions bancaires jouent dans la vie économique contemporaine un rôle considérable. Aussi ne faut-il pas s'étonner si la littérature scientifique de la plupart des pays s'est enrichie. depuis trente ou quarante ans, d'un grand nombre d'études économiques et historiques, consacrées aux banques.

La Belgique est un des pays où l'activité financière est des plus intenses. Le développement de son industrie et de son commerce, sa large participation aux échanges internationaux, la nécessité dans laquelle elle s'est trouvée depuis longtemps de chercher des champs d'activité à l'étranger, la dispersion de l'épargne qui obligea les financiers à faire appel à la masse du public, les particularités de sa législation et de sa situation géographique, qui attirèrent des capitaux étrangers, et bien d’autres facteurs encore, ont donné à son marché financier une grande extension.

En outre, tant dans le passé qu'à l'heure présente. l'organisation bancaire en Belgique présente des traits originaux qui méritent de retenir l'attention. C'est ainsi que la banque mixte. si caractéristique pour l'Europe continentale. est née en Belgique, et non en Allemagne, comme on le croit (page 8) d’ordinaire. De même, certains organismes financiers, tout fait typiques pour notre époque - tels les trusts financiers - ont aussi vu le jour en Belgique. Bien d'autres traits intéressants seront mis en lumière dans le cours de ce travail.

Or, malgré ces circonstances, les banques belges n’ont encore fait I’objet d'aucune étude scientifique. (Note de bas de page : seule, la Banque nationale a fait l’objet de quelques travaux, que nous citerons dans le cours de cet ouvrage. Il existe aussi quelques publications éparses et généralement incomplètes sur quelques organismes spéciaux, telles les banques hypothécaires et les unions de crédit.)

Notre intention est de combler, dans une certaine mesure, cette lacune. Nous n'avons pas la prétention d'apporter un travail complet et définitif. Les difficultés de la tâche étaient grandes : nous avons dû, pour la partie historique notamment, explorer un terrain tout à fait vierge. Même pour les questions touchant accessoirement au régime bancaire - I 'histoire monétaire, boursière, etc. - nous avons souvent dû faire des recherches personnelles, toute étude d'ensemble sur ces questions faisant défaut.

C'est pour cette raison que nous avons souvent étendu notre exposé au delà de l'activité bancaire proprement dite. Si bien que nous avons été amené étudier le marché financier belge dans son ensemble. Nous n'avons pas cru non plus pouvoir nous limiter au simple exposé des faits, et nous avons accordé une grande importance au mouvement des idées.

Notre travail comportera deux volumes. Le premier, que nous présentons au lecteur, est consacré à l'histoire de notre régime bancaire moderne jusqu'en 1850. Dans le second, en préparation, nous étudierons la période de 1850 nos jours.

Les difficultés de la documentation nous ont parfois empêché de donner à certaines questions tout le développement (page 9) que nous aurions voulu. Nous serions heureux si notre travail attirait I 'attention des économistes et des historiens sur l’intérêt de la matière, et si des monographies spéciales venaient préciser et développer maints aspects de la question que nous n'avons pu qu'ébaucher.

Les traits caractéristiques de l'organisation bancaire moderne

(page 9) Quand on étudie le fonctionnement de la banque moderne, on constate bientôt que ses traits caractéristiques sont notamment les suivants. D'abord l'extension considérable des opérations bancaires, la pénétration de la banque dans les couches de plus en plus profondes de la population, et la multiplication des opérations auxquelles elle se livre ; ensuite, comme corollaire du premier phénomène, une concentration bancaire de plus en plus intense, concentration qui s'exprime. soit par la disparition graduelle de la petite banque locale et son remplacement par un réseau serré d'agences de quelques grandes banques, soit par l'établissement de liens de plus en plus étroits entre les banques locales et les grandes banques de la capitale. les premières étant en fin de compte englobées dans quelques groupes dirigés par l'une ou I'autre grande banque. Ce mouvement de concentration est même l'aspect de I’évolution bancaire qui a le plus retenu l'attention des économistes et qui a été le plus étudié, à l'étranger tout au moins.

Enfin, et au fond c'est là le trait le plus important, on remarque que des liens de plus en plus intimes et permanents s'établissent entre la banque et l'industrie. Si beaucoup de banques se limitent encore exclusivement à ce que les économistes appellent les opérations à court terme (escompte, prêts, etc.). d'autres, et leur nombre grandit constamment, ne s'en contentent plus. Elles jouent un rôle plus actif, plus entreprenant. Elles accordent souvent des crédits importants et relativement prolongés en compte courant, crédits qui sont fréquemment remboursés à l'aide d'une émission d'obligations ou d’une augmentation de capital, réalisées sous la direction de la banque créancière. (page 10) Elles participent à la création de sociétés industrielles, en souscrivent le capital, etc. Couramment, elles sont représentées par leurs administrateurs ou directeurs dans les conseils de sociétés, à la création desquelles elles ont participé, ou avec lesquelles elles ont noué des relations. Bref, on peut dire qu'actuellement, en règle générale, une société industrielle se trouve pendant toute sa vie en relations étroites avec une banque ou un groupe de banques, celles-ci intervenant dans tous les actes importants de son existence.

Certes, la situation n 'est pas la même dans les pays anglo-saxons. En Angleterre, notamment, les banques s'occupent que de crédits à court terme, elles se bornent aux opérations « classiques. » Tout ce qui sort du domaine de l'octroi de crédits proprement dit, tout ce qui touche à la création d'entreprises industrielles, lancement d'affaires, etc., tout cela est considéré comme n'étant pas du domaine de la banque, mais de celui de la finance.

La partie financière proprement dite y est donc abandonnée à des banquiers privés, des courtiers en bourse et, en général, des catégories multiples de personnes et d'institutions portant des noms divers, s'occupant d'ailleurs beaucoup plus d'affaires étrangères que d'entreprises anglaises, et n'ayant pas, en règle générale, de liens permanents avec les affaires qu'ils lancent.

Ce système, bien que souvent admiré, présente au surplus certains inconvénients, dont nous nous occuperons dans nos conclusions. Il a été critiqué souvent en Angleterre même et on peut percevoir certains signes marquant ure évolution, très lente jusqu'à présent. il est vrai. vers des pratiques s'apparentant aux méthodes continentales. Une évolution analogue se dessine également aux (page 11) Etats-Unis ; elle paraît même y être plus accentuée qu’en Angleterre.

Quoi qu’il en soit, sur le continent, l'autre méthode a triomphé : les banques ne s'occupent pas seulement de crédit à court terme, elles se livrent aux opérations financières ; et comme, parmi celles-ci, les plus importantes sont celles qui se rapportent à la création, l'extension et, en général, à l'activité des sociétés industrielles, on pourrait dire que les banques continentales s'industrialisent de plus en plus.

Il y a évidemment des nuances dans les méthodes suivies sur le continent même. On peut, notamment, établir une différence entre le système de la banque mixte, la banque à tout faire, comme on dit, appelée aussi la méthode allemande, et la méthode française de la division du travail entre les établissements de crédit et les banques d'affaires. Remarquons toutefois que cette division n'est pas poussée aussi loin qu'on le croit souvent et qu'elle est, d'autre part, complétée par des relations nombreuses entre ces deux catégories d'institutions. Nous n'avons pas à examiner, pour le moment, les mérites comparés de ces systèmes. Contentons-nous de cette constatation que, abstraction faite de nuances nombreuses déterminées par les conditions propres à chaque pays, la banque continentale est actuellement non seulement un simple distributeur de crédits, mais encore un organisme intervenant activement dans la création et l'extension d'entreprises industrielles et autres. Or, nous allons voir que cette méthode a été appliquée en premier lieu en Belgique.

Les saint-simoniens et le Crédit Mobilier

On considère généralement le Crédit Mobilier français comme la première banque s'étant livrée aux opérations de financement. création d'entreprises, placement de titres (page 12) dans le public, etc. On sait que, pendant longtemps, les banques se livrant à ce genre d'opérations étaient qualifiées par le terme générique de crédits mobiliers.

On sait, d'autre part, que les fondateurs du Crédit Mobilier, les frères Pereire, étaient des disciples de Saint-Simon. Or, Saint-Simon et son école ont développé des idées très importantes sur les banques et leurs fonctions dans I 'activité économique. De sorte que, dans une certaine mesure, on peut faire remonter l'idée de la banque moderne à Saint-Simon, cet esprit un peu bizarre, mais vraiment génial à beaucoup d'égards. et dont les idées ont laissé une forte empreinte sur le mouvement social du XIXème siècle, en même temps qu’elles fécondaient la pensée scientifique dans bien des directions.

Nous nous écarterions de notre sujet en exposant ici d'une manière détaillée les idées de l'école saint-simonienne et l'histoire du Crédit Mobilier. Les rappeler brièvement ne sera cependant pas superflu.

Les économistes antérieurs Saint-Simon n'ont certes pas manqué d'apercevoir I'importance des institutions bancaires. Ils les envisageaient cependant surtout au point de vue des correctifs et des améliorations qu'elles apportent à la circulation monétaire. C'est pourquoi ils s'intéressaient surtout aux banques d'émission et aux banques de dépôts, (page 13) dans le sens ancien de ce terme (Banque d’Amsterdam. de Hambourg, etc.). Par contre, ils envisageaient très peu la banque comme organisme de crédit commercial, et moins encore de crédit industriel.

Ici, comme dans bien d'autres domaines. Saint-Simon a eu la particularité de pressentir le sens de l'évolution future d’un grand nombre de phénomènes économiques.

On sait qu'il fut profondément impressionné par le trouble que provoquèrent dans les esprits les bouleversements de la Révolution et des guerres napoléoniennes, ainsi que par les effets sociaux consécutifs à la révolution industrielle et à l'expansion de la grande industrie. Il sentait la nécessité d'un ordre spirituel et d'un régime économique stables et organisés. Il rêvait au rétablissement d'un pouvoir spirituel (qu'il voulait confier aux savants) et à la réorganisation de l'activité économique, où la concurrence et la liberté illimitée provoquaient des misères et des ruines. Ses idées de réforme, il ne les fondait pas sur des projets purement spéculatifs, mais leur donnait comme point de départ les « germes organiques » se trouvant déjà dans la société actuelle.

Or, les banques lui apparaissaient précisément comme l'élément devant constituer dans l'activité économique un facteur de coordination et de direction. « Les banquiers, disait-il, peuvent et doivent être considérés comme les agents généraux de l'industrie. » Il reprochait aux (page 14) banquiers de son époque de faire surtout des opérations avec les gouvernements, et il leur conseillait de se tourner plutôt du côté des industriels. Il insistait, notamment, sur la nécessité, pour les banquiers, de prendre la direction politique des industriels, et de se mettre la tête du parti industriel, parti qu’il préconisait inlassablement et qui. dans son idée, devait arriver à faire passer la direction de la société des mains des oisifs (familles royales, politiciens. militaires, propriétaires fonciers. etc.) dans celles des producteurs (industriels, banquiers, agriculteurs, savants).

Ces idées ont été reprises et amplifiées par les disciples de Saint-Simon, parmi lesquels quelques-uns d'ailleurs appartenaient à des familles de banquiers. Dans leur esprit, les banques en arrivent à être l'organisme directeur et régulateur de toute activité économique.

Ils préconisent la création d’un système général de banques, pour employer leur expression favorite. A la base se trouverait une série de banques spécialisées, dont chacune serait affectée à la surveillance, la protection, la direction d'un seul genre d'industrie. Ces banques seraient reliées hiérarchiquement entre elles et subordonnées à une seule banque unitaire, directrice, « qui les dominerait toutes et pourrait balancer avec justesse les divers besoins de crédit que l'industrie éprouve dans toutes les directions. » La banque centrale « représenterait donc le gouvernement dans (page 15) l'ordre matériel ; cette banque serait dépositaire de toutes les richesses, du fonds entier de production, de tous les instruments de travail. » « De cette banque centrale dépendraient des banques de second ordre qui n'en seraient que le prolongement, et au moyen desquelles elle se tiendrait en rapport avec les principales localités, pour en connaître les besoins et la puissance productrice ; celles-ci commanderaient encore, dans la circonscription territoriale qu'elles embrasseraient, des banques de plus en plus spéciales, embrassant un champ moins étendu, des rameaux plus faibles de l'arbre de l'industrie. »

» Aux banques supérieures convergeraient tous les besoins, d'elles divergeraient tous les efforts. »

Malgré le caractère quelque peu utopique de ces idées, on doit admirer la largeur de vues de l'école saint-simonienne. et on doit reconnaître qu'elle a été la première à saisir le rôle de stimulant et de coordinateur que la banque peut jouer dans l'activité économique.

Parmi les disciples de Saint-Simon, les frères Pereire n'ont pas pris une place marquée en tant que théoriciens. Ils se distinguent, par contre, par le caractère plus positif et plus concret de leurs conceptions, surtout en matière de crédit ; ils deviennent notamment de grands réalisateurs et, après avoir joué un rôle important dans l'édification du réseau des chemins de fer français, ils créent le Crédit Mobilier/

(page 16) Ils ont, notamment, élaboré peu à peu une conception sur le rôle immédiat des banques, dont ils ont préconisé l'application partielle dès 1830, et dont ils ont entrepris la réalisation intégrale, après l'avoir mûrie, par la création du Crédit Mobilier, en 1852).

Réduite à ses lignes essentielles. la conception des Pereire peut se résumer ainsi. Elle vise à réformer le système du crédit de deux côtés à la fois. D'abord, les Pereire préconisaient le remplacement des billets de banque par des bons portant intérêt (1 centime par jour pour 100 francs). Ces bons seraient acceptés par le public beaucoup plus facilement que les billets actuellement en circulation et, par conséquent, la banque émettrice pourrait accorder beaucoup plus de crédit et à un taux d'intérêt plus modéré. Cette partie de la doctrine des Pereire n'a pas eu de succès, et nous n'avons pas à nous en occuper pour le moment.

(page 17) La seconde partie de leur conception, qui ne fut développée qu’à l'époque du Crédit Mobilier, était destinée à laisser une trace plus durable. Actuellement, elle paraîtrait même banale. Elle consistait à créer une banque qui, par l’importance de son capital et la personnalité de ses dirigeants. jouirait d 'une grande confiance. Elle émettrait des obligations à long terme et, l'aide des capitaux ainsi obtenus, elle participerait à la création d'entreprises industrielle dont elle garderait les titres en portefeuille. Le public, qui ne souscrirait pas les actions d'une société nouvelle et peu connue. souscrira, par contre, les obligations d’une banque jouissant d’une grande confiance. C'est ce que les statuts du Crédit Mobilier dénomment, dans une espèce de déclaration qui figure avant l'article premier, « la consolidation en un fonds commun, la conversion des titres particuliers d'entreprises diverses. »

On poursuivait donc, « par l'application des principes de la mutualité. les avantages de la compensation et de la division des risques ». Et on espérait substituer une valeur uniforme à cette diversité des titres qui encombrent le marché. »

Le Crédit Mobilier devait réaliser les deux parties du projet. Emettre des bons court terme dont la contrevaleur serait constituée par des placements à brève échéance - et des obligations à long terme qui fourniraient les capitaux nécessaires à la participation aux entreprises industrielles.

Nous ne pouvons faire ici l'histoire du Crédit Mobilier. On sait qu'elle fut très mouvementée. La banque des Pereire créa ou participa à la création d'un nombre considérable d'entreprises industrielles ou bancaires, de chemins de fer, etc., tant en France qu'à l'étranger. Le Crédit Mobilier joua un rôle important dans l'expansion brillante de (page 18) l'activité industrielle française sous le Second Empire. il donna l'impulsion à la création de plusieurs banques, notamment des banques allemandes, dont sortit en grande partie le type moderne de la banque mixte.

Le Crédit Mobilier. après des débuts brillants, finit cependant par une chute retentissante. C'est que son activité fut viciée, dès le début, par le refus du gouvernement d'autoriser une émission d'obligations. Au lieu de travailler l'aide d’obligations, il dut se servir des ressources fournies par les comptes courants. Au lieu de garder en portefeuille les titres des sociétés créées, il dut les placer dans le public.

Il faut donc distinguer très soigneusement entre ce que le Crédit Mobilier voulut faire et ce qu'il fut obligé de faire. D'ailleurs, en dehors de ce vice originel, le Crédit Mobilier eut à supporter les conséquences de plusieurs fautes commises par ses dirigeants. La principale fut d’avoir distribué de très gros dividendes dès le début. au lieu de constituer de fortes réserves. On se basait trop aussi sur les plus-values acquises par le portefeuille, c'est-à-dire sur des bénéfices non réalisés. On peut se demander également si les Pereire et leurs amis réagirent suffisamment contre les spéculations effrénées qui pratiquaient sur les titres du Crédit Mobilier. Et, enfin. du moment qu'ils ne pouvaient procéder à des émissions d'obligations, ils auraient dû se montrer beaucoup plus prudents et éviter de trop fortes immobilisations, qui, jointes aux attaques violentes de leurs ennemis (parmi lesquels figuraient notamment les Rothschild, paraît-il), ont entraîné leur chute.

Quoi qu'il en soit, et malgré les fautes dont nous venons de parler. on ne peut que souscrire la phrase de d'Avenel. disant d’I. Pereire, l'âme du Crédit Mobilier : « Ses créations multiples, son initiative souvent heureuse lui (page 19) assurèrent, malgré des revers éclatants, une place parmi les constructeurs de la France moderne. » (Le Mécanisme de la vie moderne, Paris, 1905, t. V, p. 74).

Cependant, lorsque l'on considère le Crédit Mobilier comme ayant été le premier à orienter la banque vers l’industrie, on commet une erreur. II y a eu beaucoup moins d’originalité qu'on ne le croit dans le Crédit Mobilier. Il a eu des prédécesseurs, et c'est en Belgique que nous les trouvons.