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La Banque en Belgique (1830-1850)
CHLEPNER Serge - 1926

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CHLEPNER B.S., La Banque en Belgique. (tome premier. Le monde financier belge avant 1850)

(Paru en 1926 à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)

Chapitre II. Les débuts du régime bancaire moderne en Belgique

1. Le marché financier belge sous le régime hollandais

(page 20) En étudiant, d’après les maigres renseignements dont on dispose, la situation du marché financier belge au sortir des guerres napoléoniennes, on constate qu'il portait un caractère plutôt rudimentaire. A peine peut-on parler d'un marché financier proprement dit : le groupement des capitaux était peu près inconnu, il n'existait encore aucune société anonyme, la fortune mobilière était minime, le crédit très peu développé.

La Belgique était encore un pays essentiellement agricole, l’activité industrielle s'exerçait surtout dans des ateliers modestes. Les quelques entreprises relativement plus importantes, qui existaient dans I 'industrie houillère, métallurgique ou textile, étaient des affaires de famille.

Dans l'industrie houillère seulement, on assistait un commencement de groupement de capitaux ; un certain nombre de charbonnages appartenaient des sociétés, mais ces sociétés ne ressemblaient en rien à nos sociétés anonymes : leur capital appartenait parfois à un assez grand nombre d'associés, mais les parts n’étaient pas représentées par des titres transmissibles et ne ressemblaient en rien aux actions de nos sociétés anonymes.

Les fortunes importantes étaient constituées par des entreprises industrielles et surtout par des propriétés (page 21) immobilières. Les valeurs mobilières étaient très peu connues, sauf à Anvers.

Pendant la période hollandaise, une vingtaine de sociétés anonymes furent créées en Belgique, dont dix sociétés d'assurances. (Note de bas de page : La première société anonyme belge est la Compagnie d’Assurances d’Anvers « Securitas », fondée en 1819.) Les autres comprenaient la Société Générale et la Compagnie du Luxembourg, dont il sera question dans la suite, et quelques petites sociétés industrielles, fondées vers la fin de l'époque hollandaise. lesquelles, à deux ou trois exceptions près, ne survécurent pas à la crise économique qui suivit la révolution.

Les quelques entreprises industrielles relativement importantes, qui se créèrent ou se développèrent avant 1830, ne (page 22) firent donc pas appel à l'épargne publique. Elles furent alimentées par les capitaux de leurs propriétaires, secondés parfois par les avances et les subsides de l'Etat (voir notammebt White, La Révolution belge de 1830, 1830, t. I, pp. 126 et suivantes ; Terlinden, La politique économique de Guillaume Ier, roi des Pays-Bas (Revue historique, 1922)).

II n’existait donc pas encore de valeurs industrielles dans le sens actuel du terme. A part les titres de deux ou trois sociétés, qui étaient d'ailleurs très peu répandus dans le public, on ne négociait, à Bruxelles et à Anvers, que des fonds d Etat. La fortune mobilière de l'époque, peu importante du reste, consistait presqu'exclusivement en obligations émises par les pouvoirs publics, surtout en fonds d’Etat, nationaux ou étrangers.

Au moment de la formation du royaume des Pays-Bas, la Hollande avait déjà une dette considérable. En Belgique, par contre. la dette publique était peu élevée et ne dépassait pas 180 millions de francs environ.

Le gouvernement de Guillaume émit, on le sait, des emprunts qui, pour l'époque, atteignaient des sommes élevées. Mais les provinces méridionales n 'y souscrivirent que très peu. Elles étaient hostiles au gouvernement de La Haye, et se méfiaient tout particulièrement de sa politique financière.

(page 23) Cependant les Pays-Bas méridionaux ne restèrent pas complètement fermés aux titres émis par le gouvernement de La Haye et surtout aux obligations, garanties par les domaines (les domein losrenten), émises par le fameux syndicat d'amortissement. Leur principal appât consistait dans un certain nombre de lots, en outre elles étaient acceptées au pair dans toutes les ventes des domaines. Après 1830. elles donnèrent lieu, dans les Chambres belges, à de nombreuses discussions (voir notamment le rapport Fallon à la Chambre des 19 et 20 mai 1835 et les discussion sur la loi du 28 décembre 1835, ainsi que les rapports et les discussions concernant le traité du 5 novembre 1842 avec la Hollande).

Les valeurs étrangères commencèrent être introduites en Belgique à l'époque autrichienne déjà. A cette époque, on plaça dans les Pays-Bas des emprunts du gouvernement autrichien, des obligations de la Banque de Vienne, des rentes françaises. ainsi que des obligations de Suède et de Russie. A l'époque hollandaise, le gouvernement de La Haye voyait d'un mauvais œil l'acquisition de valeurs étrangères par les nationaux. Aussi une loi du 31 août 1816 soumit-elle toute émission de valeurs étrangères à l'autorisation préalable du gouvernement. En outre, elle interdit à toutes les administrations publiques, aux corps constitués, aux tuteurs, etc., de faire des placements en valeurs étrangères. Les contraventions à la loi étaient punies de peines très sévères, allant jusqu'à six mois d'emprisonnement. (page 24) Il est vrai que cette loi fut abrogée par celle du 31 mai 1824 ; toutefois ses dispositions essentielles étaient maintenues. En outre, la loi du 31 mai 1824 majorait de 50 p. c. les droits de succession sur la partie de tout héritage consistant en valeurs étrangères. Néanmoins, des quantités importantes de valeurs étrangères furent achetées par les habitants des Pays-Bas. S’il est vrai que celles-ci furent surtout placées dans la partie septentrionale du royaume. il y a tout lieu de croire que des Belges aussi s'en rendirent acquéreurs. C’est ainsi, qu'en examinant la cote de la bourse d’Anvers, nous constatons qu'on y négociait en 1821, en dehors des emprunts hollandais,. des emprunts d’Autriche, d’Espagne, de Russie, du Danemark et de Naples. Tandis qu'en 1829, nous trouvons en outre, mentionnés à la cote, les emprunts de Pologne, du Brésil, de Haïti, de la Prusse et les billets de loterie de Bade.

Nous constatons ainsi, qu'en Belgique. la fortune mobilière était formée presque exclusivement de fonds d’Etat, parmi lesquels les valeurs étrangères jouaient un rôle (page 25) important, sinon prépondérant. Cette fortune, répétons-le, n'était pas élevée, la principale richesse consistant en propriétés foncières et, en second ordre, en entreprises industrielles.

Les opérations de bourse étaient donc loin d'avoir acquis en Belgique non seulement l'importance qu'elles y ont de nos jours, mais même celle qu'elles avaient à la même époque à Londres et à Amsterdam. A Bruxelles et Anvers, la cote n'était établie que deux fois par semaine.

L’organisation était alors celle introduite sous Napoléon. C'est-à-dire que les agents de change avaient (page 26) le monopole d'opérer comme intermédiaires, mais toute opération pour leur compte leur était interdite. Ils étaient nommés, en principe, par le gouvernement. Par arrêté du 21 décembre 1815, le gouvernement de La Haye abandonna ce droit aux régences des villes. Par ordonnance du 15 juin 1816, la régence de Bruxelles confirmait dans leurs fonctions les vingt courtiers qui, à ce moment-là. exerçaient cette profession. Mais elle décidait que, dorénavant, leur nombre serait fixé à douze, et qu'il n'y aurait plus de nouvelles nominations avant que « par décès, démission ou autrement, le nombre ne soit réduit au-dessous de celui fixé par la présente ordonnance. » Elle décidait en outre, que « les fonctions d'agent de change, de courtier pour marchandises, d interprète et conducteur de navires, à nommer pour Bruxelles, sont cumulées sur le même individu. »

La régence de Bruxelles estimait donc que douze intermédiaires suffisaient pour toutes les opérations de bourse, non seulement sur fonds publics, mais encore sur marchandises, assurances, etc. Ceci montre combien ces opérations étaient limitées.

(page 27) Quelques années plus tard, la Chambre de commerce de Bruxelles signala à plusieurs reprises que le nombre de courtiers étaient insuffisants : dans sa séance du 18 mars 1824, elle décidait de proposer à la régence d'en porter le nombre à vingt-six, dont douze seraient pour les spécialisés pour les marchandises douze les fonds publics et deux pour le courtage des navires.

Le 15 mars 1825, le Conseil de la Régence lui donna partiellement satisfaction en portant le nombre réglementaire de courtiers à vingt. Mais il introduisit une division du travail en décidant qu'il y aurait douze agents de change et courtiers en marchandises, six courtiers en plantes, graines et huiles, et deux pour les assurances et les chargements de navires. Ce qui semble montrer que si les négociations en graines et huiles s'étaient développées entre-temps (le préambule de l'ordonnance invoquait d'ailleurs cette circonstance), celles en fonds publics n'avaient pas progressé sensiblement.

Si nous ensuite aux opérations de crédit proprement dites, nous devons avant tout nous arrêter à la circulation fiduciaire. Or, nous remarquons d'abord que pendant la première moitié de la période avant la création de la Société Générale, la Belgique ne connaissait ainsi dire pas le billet de banque. La circulation monétaire ne comprenait que des espèces métalliques. Dans les provinces méridionales, écrivait un homme d’Etat hollandaise n 1824, « on ne veut pas les billets de la banque des Pays-Bas établie à Amsterdam »

(page 28) Plusieurs raisons expliquent ce fait. La population belge n'avait en connu le billet de banque que sous la forme des assignats français, lesquels avaient laissé un souvenir exécrable. Les Belges manifestaient donc une réelle méfiance envers toutes les formes de la monnaie de papier. De plus, la banque d’émission d’ Amsterdam était aux yeux de nos compatriotes, non la banque des Pays-Bas, mais la banque de Hollande.

Mais la raison principale du fait que nous signalons, résidait dans I'état particulier de la circulation monétaire : les provinces du Nord et les provinces du Sud avaient des monnaies métalliques différentes. Ceci demande quelques mots d'explication.

La circulation monétaire se présentait à l'époque hollandaise sous un aspect vraiment chaotique. Au moment de la formation du royaume des Pays-Bas, la circulation monétaire se composait dans le Nord d'anciennes pièces provinciales rognées et usées. Dans Ie Sud, elle comprenait principalement des monnaies françaises, surtout des pièces d’argent.

La loi du 28 septembre 1816 pour l'établissement du système monétaire des Pays-Bas est une des lois monétaires les plus imparfaites qu'un Parlement ait jamais votées. Elle introduisait comme unité monétaire.le florin d'or et d'argent basé sur le rapport de1-15,873. Or. le rapport commercial n'était que de 1-15,7, ou tout au plus 1-5,8. En France, le rapport légal n'était même que de 1-15,5. Comme, en outre, les pièces anciennes usées abondaient dans le Nord, la loi de Gresham exerça ses effets, les pièces d'argent nouvelles furent exportées et la frappe en fut suspendue.

D'un autre côté, la loi de 1816 conservait, pour les provinces méridionales, le cours des pièces françaises au taux (page 29) de 100 francs pour 47,25 florins, cours supérieur à la valeur intrinsèque du franc. Cette tarification trop élevée rendit avantageux l'envoi de florins en France, pour les faire transformer en francs et les réimporter en Belgique.

En outre, il faut ajouter que le taux d’intérêt était plus élevé dans le Sud que dans le Nord. Il en résulta dans le Nord une demande importante de capitaux pour les provinces méridionales et une expédition de toutes les monnaies d'or et même de billon en Belgique : les anciennes pièces provinciales seules restant dans le Nord.

Cette situation eut plusieurs conséquences. D'abord une séparation monétaire de fait entre les deux parties du royaume : le Nord se servait du florin, le Sud du franc. Ensuite, dans les provinces méridionales, le cours du change sur le Nord ne se réglait pas d'après la valeur théorique du florin, mais d'après les pièces usées circulant dans le Nord. Et comme le Nord avait fréquemment des remises à faire dans le Sud (résultat de la différence des taux d'intérêt), on cotait en le change sur les places septentrionales avec une perte qui, par moment, atteignait à 3,5 à 4.5 p. c.

Or, cette situation excluait les billets de la banque d'Amsterdam de toute circulation dans le Sud. puisqu'ils étaient libellés en florins. Nous verrons dans la suite que (page 30) ce fut là une des raisons qui motivèrent la création d'une banque spéciale dans les provinces méridionales.

Ajoutons encore que la loi du 25 février 1825 supprima le cours légal du franc ; en outre, on accéléra la fabrication des pièces d'or. Mais les populations belges continuèrent cependant à se servir du franc, partout où la loi ou l’administration ne pouvaient l'empêcher. De plus, comme la circulation septentrionale consistait surtout en pièces anciennes inexportables, c’est le Sud qui devint le réservoir où les deux parties du royaume venaient s’approvisionner, soit en or, soit en argent. Suivant le cours du change, et surtout suivant les variations du rapport commercial des deux métaux, on exportait tantôt les pièces jaunes, tantôt les pièces blanches. Cette situation présentait beaucoup d'inconvénients pour la population, mais fournissait un aliment important d'activité aux banquiers et arbitragistes.

II résulte de ce que nous venons de dire, que l'influence de la Banque des Pays-Bas était nulle dans les provinces méridionales. Avant la création de la Société Générale, les opérations de crédit n'y étaient donc effectuées que par des banquiers particuliers.

Quelques maisons de banque étaient assez anciennes et (page 31) paraissent avoir disposés de ressources relativement élevées. Leurs fortunes semblent avoir été formées surtout par le commerce et l'industrie. D'ailleurs, à l'époque où nous nous plaçons, beaucoup de banquiers continuaient à s’occuper d'entreprises industrielles et commerciales. C'est ainsi que certains s'intitulaient indifféremment banquier ou négociant.

Ils semblent avoir opéré principalement avec leurs ressources propres, tout au plus quelques-uns disposaient-ils de fonds confiés par des capitalistes plus ou moins importants. Quelques-uns avaient des associés ou des commanditaires. A ce point de vue, la situation était assez analogue à celle des banquiers particuliers de nos jours. Les dépôts en banque, tels qu’on les pratique actuellement, paraissent avoir été inconnus. Cependant certains industriels et commerçants avaient des comptes réguliers chez les banquiers, sur lesquels ils tiraient des mandats pour effectuer leurs paiements.

Nous ne sommes malheureusement pas renseignés sur le côté le plus intéressant de leur activité : les opérations de crédit. Ils faisaient naturellement de l'escompte. Mais quelle était l’importance de leurs opérations, quel genre de garantie réclamaient-ils, c'est ce que nous ignorons. Quelques indices nous font croire cependant que leurs opérations de crédit n'avaient guère d'ampleur. Encore ne s'agit-il que du crédit commercial, du crédit court terme. Quant au crédit industriel, on n'en aperçoit pas la trace.

Dans l'activité des banquiers de cette époque, la (page 32) négociation des fonds publics et les opérations de change semblent avoir joué un rôle particulièrement important. Ils souscrivaient aux emprunts des Etats ou des villes, ou bien les plaçaient à commission. Ils s'occupaient également de l'encaissement des coupons et d’autres opérations analogues. Quant aux opérations de change, nous avons indiqué déjà les raisons monétaires qui donnaient naissance une activité cambiste particulièrement prononcée.

A l’époque étudiée ici, c'est parmi les banquiers que l’on trouve les hommes les plus influents du monde des affaires. Certains d’entre eux font en outre preuve d’un esprit d’initiative assez prononcé. Ces observations se rapportent du moins à Bruxelles, la ville sur laquelle nous avons pu trouver le plus de renseignements.

C’est ainsi que les banquiers étaient l’élément le plus influent et le plus nombreux de la Chambre de Commerce. organisme officiel alors et exerçant plus d’influence que de nos jours. Quelques-uns faisaient partie de la régence de Bruxelles ou des Etats provinciaux du Brabant. D'autre part, ils jouèrent un rôle prépondérant dans le mouvement, très faible il est vrai, de création des sociétés anonymes. A la tête de la plupart de ces sociétés, nous trouvons presque toujours le même groupe de fondateurs, banquiers presque tous. Citons notamment : Coghen, Engler. Opdenberg. Mettenius. Hennessy. Ritweger. etc. Ils furent notamment les fondateurs des sociétés d'assurances : nous en retrouverons aussi quelques-uns à la Société Générale.

Pour terminer cette esquisse du marché financier belge à l'époque hollandaise, signalons encore qu'il ne constituait guère un marché national unifié. Ceci résulte non seulement de l'existence d'un change intérieur, mais encore (page 33) de ia grande différence dans le taux d'intérêt d'une localité à l’autre. C'est ainsi qu'à certaines époques, le taux d’escompte était de 6 p. c. à Gand et de 2 p. c. à Anvers. Cette différence semble devoir s'expliquer, non seulement par I'écart normal entre le taux d'une cité industrielle et le taux d’une cité commerciale. mais encore par le fait qu’Anvers pouvait plus facilement utiliser les capitaux de la partie septentrionale du royaume.

Cependant. depuis 1822, la Société Générale, en établissant des comptoirs dans les principales villes belges, amena une certaine unification du taux d'intérêt. La création de la Société Générale constitue le phénomène financier le plus marquant de la période hollandaise. Nous allons en aborder l'étude.

2. La création de la Société Générale et la première décade de son activité

2.1. La préhistoire de la Société Générale

D'après la description - fort incomplète. il est vrai - que nous venons de faire du marché financier belge ) l’époque hollandaise, on s’est rendu compte que l’activité y était fort limitée et que les capitaux mobiliers n’étaient pas abondants. Dès lors, la création, à la fin de 1822, d'une puissante société financière, avec un capital pouvant atteindre 50 millions de florins - somme formidable pour l'époque - peut apparaitre. première vue, comme extrêmement surprenante.

Pour comprendre cet événement, il faut tenir compte, non seulement de la situation du marché financier belge, mais encore de l’état des finances publiques du Royaume Pays-Bas. Ce dernier facteur joua, dans la création de la Société Générale. un rôle beaucoup plus important que le premier. Aussi devons-nous. dans la mesure où il se (page 34) rattache étroitement à notre sujet. en dire quelques mots.

Le gouvernement de Guillaume était fréquemment à court d'argent. Les travaux publics importants qu’il entreprenait, ses dépenses militaires élevées, le mettaient à peu près constamment en déficit. Aussi émit-il un grand nombre d'emprunts. Rappelons encore que les questions économiques intéressaient vivement Guillaume Ier, souverain actif, énergique et intelligent, avant tout de la prospérité de peuple et de l’augmentation de sa fortune personnelle.

Il convient de rappeler aussi que beaucoup de ses contemporains, en Belgique du moins, prétendaient que, dans certains cas, il n'avait pas hésité à faire passer ses avantages avant les avantages de l’Etat Nous (page 35) ) n'avons pas à rechercher ici le bien fondé de cette opinion. Il nous suffit de constater qu'elle existait, car cela nous fera comprendre plus facilement la position de certaines questions dont nous allons parler.

Notons encore. et ceci est un point d'histoire acquis, que le caractère excessivement autoritaire de Guillaume Ier l'amenait à s'occuper personnellement de toutes les affaires de l’Etat et surtout à les soustraire le plus possible - particulièrement la gestion financière - au contrôle des Etats Généraux.

Obéissant à cette tendance, il créa des organismes spéciaux, agissant dans le plus grand mystère, en dehors de tout contrôle, et disposant d'une grande partie des deniers publics : la caisse d'amortissement, le syndicat des Pays-Bas ensuite, fusionnés plus tard dans le fameux syndicat d'amortissement.

(page 36) A côté de ces circonstances d'ordre politico-financier. dont nous devrons tenir compte, il faut rappeler ce que nous avons dit au sujet de I absence d'une circulation fiduciaire en Belgique.

En 1815 déjà, il était question d'étendre l'action de la banque d'émission d'Amsterdam aux provinces méridionales, en y créant une section spéciale, à la tête de laquelle se trouveraient des directeurs nommés par les actionnaires belges.

La même année, lorsque Arnould proposa de joindre une caisse d 'escompte au mont de piété de Namur, le ministère refusa l'autorisation invoquant, entre autres, comme argument, que « l’existence d’une banque particulière ne pourrait que nuire à l'entier développement du crédit et des ressources de la banque nationale, si celle-ci venait par la suite à étendre ses ramifications dans les départements méridionaux. »

Cependant l’idée d'étendre l’action de la banque d’Amsterdam à la Belgique dut être abandonnée. On se rendait sans doute compte que les billets de cette banque ne s'acclimateraient pas dans les provinces méridionales. Il était donc tout naturel qu'on eût l’idée de créer une banque spéciale pour les provinces méridionales.

En 1822, Guillaume Ier disait à une députation de la Banque des Pays-Bas que les habitants des provinces méridionales avaient, à plusieurs reprises, sollicité l'autorisation de créer une banque d'émission. Il ajoutait qu'il croyait pouvoir satisfaire à cette demande en même temps qu'aux besoins du Trésor.

Une de ces demandes nous est connue, elle est (page 37) d’autant plus intéressante, qu'elle émane d'un des futurs directeurs de la Société Générale.

Le 19 janvier 1822, F. Opdenberg, qui jouait un rôle important dans le monde des affaires à Bruxelles, envoyait au roi une requête pour lui demander l’autorisation de créer un établissement financier sous la dénomination de Banque de Bruxelles. Quelques jours plus tard, il présentait un mémoire assez développé au ministre de la justice - le fameux Van Maanen - lui demandant d'appuyer sa requête auprès du souverain et auprès du ministre des finances. (Note de bas de page : La lettre à Van Maanen et le projet des statuts de la Banque de Bruxelles sont reproduits dans DE JONCH. Voorgeschiedenis van de algemeene maatschappii ter bevordering van de volksvlijit (Economisch Historisch Jaarboek, t. VI, 1920).

Comme argument en faveur de son projet, Opdenberg invoquait d’abord la nécessité d'un institut d'émission pour favoriser la circulation des capitaux dans les provinces méridionales. « Le besoin de cette institution. ajoute-t-il, devient encore plus urgent par la disparition totale de l'or et de nos belles monnaies d'argent et par la circulation exclusive des escalins et autres espèces inférieures. parmi lesquelles il s'en trouve un si grand nombre de faux et d’usés. » Il insistait ensuite sur l'utilité politique qu'il y aurait à établir, entre les deux parties du Royaume, des intérêts commerciaux communs. « Mais, disait-il, on ne peut espérer raisonnablement de parvenir à ce but, tant que le change entre les deux parties du Royaume sera aussi onéreux. » Or, la Banque de Bruxelles, en collaboration avec la Banque d'Amsterdam. lui semblait pouvoir ramener le change au pair. « Enfin, ajoutait-il, l'intérêt des finances du Royaume est également lié à l'établissement d'une banque dans ces provinces, et surtout dans ce moment, par l'influence qu'elle peut exercer en favorisant l’exécution de la loi proposée sur la mise en loterie des domaines. »

Le projet annexé la requête prévoyait la création d'une société anonyme à Bruxelles, au capital de quatre millions de florins, et dont les opérations auraient consisté avant (page 38) tout dans l'escompte et les avances sur titres par voie d'émission de billets.

Guillaume Ier ne semble avoir donné, au début, aucune suite à cette requête. En effet, à ce moment-là - début de 1822 - il pensait créer, dans les provinces méridionales, un institut d'émission, par un procédé tout différent. Il projetait la création d'un établissement purement officiel, créé par l'Etat et destiné avant tout aux opérations financières de l'Etat, tandis que le projet Opdenberg visait, lui, une banque de crédit commercial. Cependant, dans sa lettre à Van Maanen, Opdenberg faisait allusion à l'appui que sa banque pourrait prêter à « l’exécution de la loi proposée sur la mise en loterie des domaines. » C'est, en effet, cette loi qui préoccupait Guillaume, et c'est dans celle-ci, combinée avec le projet Opdenberg, qu'il faut voir la première ébauche de ce que deviendra plus tard la Société Générale.


La requête d’Opdenberg à Guillaume est du 19 janvier et sa lettre Van Maanen du 5 février 1822. Or, le 30 janvier la même année, le ministre des finances déposait à la Seconde Chambre des Etats Généraux. un projet sur l’aliénation des domaines par voie de loterie. Bien qu’en apparence ce projet n’ait aucun rapport avec la Société Générale, il en constitue en réalité l'antécédent immédiat.

Le point de départ du projet gisait dans les nécessités extraordinaires du Trésor, évaluées à 50 millions de florins, indispensables pour couvrir les déficits accumulés et pour réaliser certains travaux : construction de navires de guerre, de palais, etc.

Pour obtenir les ressources nécessaires sans emprunts et sans impôts nouveaux. le projet proposait de procéder à de nouvelles aliénations de domaines. Seulement, comme les ventes aux enchères, auxquelles on avait procédé auparavant, n'avaient pas donné les résultats escomptés, le (page 39) projet avait recours à une combinaison, assurément ingénieuse, d’aliénation par voie de loterie.

Quand on examine ce projet. on constate qu’il allait bien au-delà de ce qu'annonçait son préambule. et que son but n'était pas seulement de fournir les fonds extraordinaires nécessaires, mais encore de créer un vaste établissement.

L'intention du gouvernement était d'établir, à Bruxelles, une direction des domaines qui aurait centralisé entre ses mains, non seulement toutes les opérations relatives aux propriétés et revenus domaniaux, mais encore une série d’autres opérations financières.

Le projet débutait par l'autorisation accordée à la direction des domaines d'émettre un emprunt de 20 millions de florins, qui devaient lui fournir son capital de roulement. L'opération principale de cet établissement consistait dans l’aliénation des domaines par cinq loteries successives, chacune comprenant 15 millions de florins de domaines et 8 millions en numéraire. Pour chaque loterie, on devait émettre 20.000 actions (nous dirions billets) de 1.00 florins. Chaque billet était assuré d'un lot de 1.000 florins en domaines ou en argent. En outre, il y avait 3 millions de florins de lots supplémentaires.

Les prix en argent étaient payables, non en espères, mais en billets de domaines. Ces billets étaient au porteur. remboursables en numéraire ; ils étaient admis en paiement des contributions dans tout le royaume.

La direction pouvait émettre ces billets pour d'autres paiements que ceux des lots sortis au tirage. En somme, c'étaient des billets de banque, c'est d'ailleurs ainsi que les qualifie l'exposé des motifs.

La direction des domaines était chargée de fournir, à la caisse d'amortissement et au Trésor, les ressources pour toute une série de dépenses. Pour se procurer ces ressources (page 40) elle avait à sa disposition, non seulement le revenu des domaines, mais encore le produit des loteries et des grand-routes.

Voici une disposition qui nous intéresse particulièrement : « La direction des domaines pourra mettre à intérêt et rendre productifs les fonds et valeurs dont elle sera en possession ; elle pourra faire des opérations pécuniaires avec des particuliers et s'entendre avec la Banque des Pays-Bas ; de même la direction pourra nommer des correspondants dans les différentes villes du Royaume. »

L'exposé des motifs disait, de plus, que les billets de l’une et de l'autre institution circuleront ensemble, ce qui sera très propre à faire disparaître le désavantage du cours actuel du change. »

On voit ainsi que la direction des domaines était conçue à la fois comme instrument d'administration financière et comme banque d'émission.

Les projets que nous venons de résumer, et que les contemporains s'accordaient à considérer comme l’œuvre personnelle du Roi, furent très mal accueillis. Les députés belges y étaient particulièrement opposés. N'oublions pas, en effet, que les provinces méridionales seules possédaient encore des domaines importants, dont l'aliénation constituait la base du projet royal. Mais les députés hollandais n'y étaient pas moins hostiles. On était impressionné par le montant élevé des sommes demandées, on repoussait (page 41) aussi l’idée d'une loterie grandiose, et on était tout particulièrement effrayé par l'idée de créer une banque officielle qui pourrait émettre des billets pour 40 millions de florins. La dépréciation de ce papier paraissait certaine. D'autres, encore, voyaient dans la création de cette institution une atteinte au monopole de la banque d'émission d'Amsterdam. Aussi le projet fut-il rejeté par une forte majorité. Ce fut même une des rares occasions où les députés belges et hollandais n'apparurent pas divisés en deux camps.

« Il est difficile de se faire une idée, écrivait le ministre de Prusse à La Haye, d 'un côté combien le Roi a été sensible au rejet de la loi sur l'aliénation des domaines, de l'autre de la satisfaction générale que l'on éprouve dans tout le Royaume de ce que cette loi a été rejetée. »

Avec sa ténacité et son entêtement coutumiers. Guillaume voulut arriver au but d'une autre manière. L "idée d’une loterie fut abandonnée : les dépenses urgentes. comprises dans le projet rejeté par les Etats Généraux, furent couvertes par un emprunt. autorisé par la loi du 15 juin 1822. Quant au reste, le projet ancien fut scindé en deux.

Celui-ci, nous venons de le voir, fut rejeté le 5 juin. Mais, le 28 mai déjà, le Roi faisait présenter aux Chambres le projet, devenu loi le 27 décembre 1822, ordonnant la création du syndicat d’amortissement, syndicat qui joua un rôle si important dans les discussions financières. après 1830 notamment. Rappelons seulement qu'il reprenait la succession de la caisse d'amortissement et du syndicat des Pays-Bas. Il avait des attributions multiples. Il devait procéder à l'amortissement de la dette et fournir les ressources nécessaires pour une série de dépenses. Il était chargé de la gestion des domaines et de certaines aliénations. Il avait dans ses attributions la régie des routes et des (page 42) canaux. Il gérait les capitaux provenant des cautionnements, des consignations, etc. L-e principal défaut de cet organisme ne consistait peut-être pas autant dans les principes financiers qui l'inspiraient. que dans le mystère dont il était entouré. C'était avant tout un moyen d'enlever aux Etats-Généraux le contrôle d'une portion notable des deniers publics.

Quant à la partie essentielle du projet repoussé par les Etats-Généraux, elle fut réalisée d'une autre manière. Puisque ceux-ci ne voulaient pas de l’aliénation des domaines par loterie, ni d'un institut officiel d'émission, Guillaume eut recours à la création d’une société anonyme, pour laquelle l’intervention des Chambres n’était pas indispensable, et lui fit apport d'une partie importante des domaines, dont il put disposer en vertu de circonstances que nous allons exposer. Nous touchons ici à la naissance même de la Société Générale.

La formation de la Société Générale

La Constitution du Royaume des Pays-Bas (article 30) fixait la liste civile du Roi à 2.400.000 florins. L'article 31 de la Constitution stipulait en outre : « Si le roi Guillaume-Frédéric d'Orange-Nassau, actuellement régnant, en fait la proposition, il peut lui être assigné, par une loi, des domaines en toute propriété, à concurrence de 500.000 florins de produit, lesquels seront déduits des revenus déterminés à l'article précédent. »

Le 25 juin 1822, le Roi faisait présenter à la seconde Chambre un message où, sur un ton quelque peu dépité, il déclarait que, vu le rejet du projet du 30 janvier, il estimait utile, dans l’intérêt général, de donner suite à la disposition de l'article 31 de la loi fondamentale.

Le message était accompagné d’un projet de loi qui attribuait au Roi, en pleine propriété. un grand nombre de dîmes et de propriétés domaniales, dont le revenu était (page 43) estimé à 500.000 florins. Ce nouveau projet se heurta, lui aussi, à une très vive opposition, tant de la part des députés belges que des députés hollandais. On critiquait surtout l'insuffisance des renseignements sur l’évaluation des domaines. Certains députés auraient voulu une évaluation contradictoire, par experts désignés par le Roi et par les Etats-Généraux. Mais les discussions portèrent tout particulièrement sur l’interprétation à donner à l'article 31 de la loi fondamentale. Beaucoup de députés estimaient que les domaines ne pouvaient être cédés au Roi que comme propriété inaliénable, qui devait passer à ses héritiers. Par conséquent, la liste civile devait se trouver réduite de 500.000 florins à titre définitif. Ils auraient voulu que le projet fût amendé dans ce sens. Le gouvernement et certains députés croyaient par contre que la disposition de l'article 31 était stipulée en faveur du roi Guillaume personnellement. et que les domaines devaient lui être cédés à titre de propriété personnelle.

D'après cela, la liste civile de son successeur aurait dû être portée au chiffre primitif de 2.400.000 florins. Sur ce dernier point le gouvernement refusa, d'ailleurs, de prendre une position catégorique, en déclarant que la question ne se poserait qu'après le décès du roi Guillaume.

(page 44) Il est de noter que certains députés belges s’abstinrent de paraître à la Chambre lors de la discussion et du vote de ce projet. De sorte que c'est, en grande partie, grâce à leur abstention, que le projet fut voté et devint loi du 25 août 1822.

Quel usage Guillaume Ier allait-il faire des domaines que cette loi lui attribuait ? Déjà, durant l'été de 1822, lorsque l'échec du projet sur l'aliénation des domaines par loteries devint visible, il avait fait sonder le terrain dans les provinces méridionales, à l'effet de s'informer des possibilités d'y créer une société de banque. Nous savons du moins qu'à cette époque, l'homme d Etat hollandais connu A. R. Falck s'était mis en rapport avec un certain Beerenbroeck de Bruxelles, qui avait déjà servi d’agent au gouvernement hollandais, et qui dans la suite devint secrétaire de la Générale. Beerenbroeck communiqua à Falck son propre avis, ainsi que celui du banquier Osy. Tous deux étaient plutôt sceptiques - non sans raison, comme nous le verrons - au sujet de la possibilité d'obtenir des capitalistes belges les sommes nécessaires à la création de la société projetée. Néanmoins, immédiatement après le (page 45) vote de la loi du 26 août 1822, le Roi prit un arrêté décidant l'envoi à Bruxelles de commissaires afin de se concerter avec les hommes d'affaires des provinces méridionales, au sujet de la création d’une société anonyme favoriser l'agriculture, l’industrie et le commerce. L'arrêté annonçait en outre, que les domaines, attribués au Roi, seraient remis à la société et que leur revenu, pour autant qu’il n'excéderait pas 500.000 florins, servirait à compléter la liste civile, tant pour le Roi que pour ses successeurs. Le revenu des domaines. excédant la somme de 500.000 florins, devait servir à l'amortissement de la dette. Enfin, l'arrêté ajoutait que le Roi contribuerait pour des « sommes considérables » au capital de la société souscrit en numéraire ou en effets publics.

Les trois commissaires désignés par le Roi se rendirent à Bruxelles, où ils firent d’abord des études préliminaires. Ensuite une réunion fut convoquée le 3 octobre 1822. à l’Hôtel de ville, sous la présidence du bourgmestre, à laquelle furent invitées les notabilités de la ville. Cette réunion désigna une commission de huit personnes qui discuta le projet de statuts avec les commissaires et le Roi lui-même. Les statuts définitifs furent ainsi rédigés et approuvés par arrêté royal du 23 décembre 1822. Le 16 du même mois, l’acte authentique fut passé devant notaire et la Société Générale pour favoriser l'industrie nationale se trouva constituée. On était loin du modeste projet qu'une année auparavant (page 46) Opdenberg présentait au Roi, « d'accord avec les principales maisons de commerce » de Bruxelles. Au lieu d'une banque d’émission et d’escompte. au capital de 4 millions de florins, on se trouvait en présence d’une société au capital de 50 millions. dont le but était - suivant les termes des statuts - « de contribuer aux progrès, au développement et à la prospérité de I’agriculture, des fabriques et du commerce.3

Le capital de la société était composé d'une manière originale. Les domaines apportés par le Roi, produisant un revenu de 500.000 florins, étaient capitalisés à 2,5 p. c. - à raison de denier 40, comme on disait alors – et, par conséquent, étaient évalués à 20 millions de florins. Mais cette partie du capital n'était pas représentée par des actions. En rémunération de cet apport, la Société était tenue à verser annuellement au Roi une somme de 500.000 florins. De plus, elle devait verser, à partir de 1825, une annuité grandissante au syndicat d'amortissement. Celle-ci débutait à 50.000 florins et s'accroissait annuellement d'un montant identique, pour atteindre la somme de 500.000 florins. Les deux annuités devaient être servies jusqu'à l'expiration de la Société (31 décembre 1849). Après cette date, la Société devait verser au Trésor une somme de 20 millions de florins, représentant la valeur en capital des domaines. Ce versement pouvait se faire en espèces ou en fonds d'Etat, rapportant un intérêt annuel d'un million de florins.

La seconde partie du capital se composait de 30 millions de florins, représentés par 60.000 actions de 500 florins, libérées soit en numéraire, soit par des fonds d'Etat.

Quel champ d'action les statuts réservaient-ils à la Société ? D'abord, au point de vue des ressources, elle pouvait en obtenir. outre son capital propre, par les dépôts, les emprunts et les émissions de billets. Les emprunts - les statuts entendaient sans doute par là les emprunts par obligations - ne pouvaient dépasser 20 millions. Quant aux billets, leur montant devait être « toujours calculé d'après le capital entier et réel de la Société. » Cette phrase, plutôt obscure, fut interprétée dans la suite en ce sens que (page 47) l’émission des billets ne pouvait dépasser le chiffre du capital libéré de la Société. Aucune disposition n’était prévue concernant I’encaisse métallique ni la couverture bancaire de l’émission.

Quant à ses opérations actives, elles englobaient tout le domaine de l’activité bancaire : escompte, avances sur titres, sur effets de commerce, sur marchandises, sur propriétés foncières, etc.

Le programme de la Société Générale était loin de répondre aux exigences d'une politique bancaire rationnelle, telle que nous la concevons actuellement. Mais, à cette époque, le principe imposant la séparation de l’émission des billets des autres opérations commençait à peine se dégager. De même l’attribution d'une dotation foncière à une banque de crédit commercial et industriel semblait une mesure heureuse. La principale forme de la richesse consistant dans les propriétés immobilières, pareille dotation pouvait constituer un élément de prestige et de puissance. Les termes employés par les statuts sont d'ailleurs caractéristiques, on y lit que les domaines constitueront le premier fonds et le « gage » de la Société.

Au point de vue de l'organisation de la Société, notons que les actions étaient toutes nominatives. L’Assemblée générale ne comprenait que les 60 actionnaires régnicoles possédant le plus grand nombre d'actions. Le gouverneur et le secrétaire était désignés par le Roi ; celui-ci nommait également les directeurs, sur une liste triple de candidats présentée par l'Assemblée générale. Celle-ci nommait les commissaires.

Avant d’entrer en fonctions, gouverneur, directeurs et autres membres de l'administration devaient prêter serment : « de bien et fidèlement gérer les affaires de la Société... et de garder le secret sur toutes ses opérations. »

L 'annonce de la création d'une société de banque fut (page 48) accueillie avec beaucoup de faveur à Bruxelles ; toutes les notabilités politiques et commerciales participèrent à sa constitution. On trouve en tête des comparants à l'acte de constitution - par devant le notaire Morren - le gouverneur du Brabant, le bourgmestre et les échevins, ainsi que les principaux banquiers et commerçants de Bruxelles.

II y a lieu de croire. cependant que, déjà lors des pourparlers qui précédèrent la constitution de la société. les notabilités de Bruxelles avaient exprimé des doutes au sujet du succès que la souscription du capital rencontrerait auprès des capitalistes.

C'est pour donner confiance aux capitalistes que Guillaume Ier consentit, par arrêté du 13 décembre 1822, à garantir personnellement aux actionnaires un dividende annuel de 5 p. c.

C'était là une preuve manifeste de la confiance du Roi dans l'avenir de l'institution. Néanmoins la souscription au capital fut un fiasco complet. Le public ne répondit pas à l’appel du Roi et des corps constitués. La souscription dura six mois ; à sa clôture, sur les 60.000 actions prévues par les statuts, 31.226 1/2 seulement étaient souscrites. Mais sur ce nombre, 25.800 étaient acquises par le Roi, le public ne souscrivit donc que 5.426 1/2 actions. Sur les titres souscrits, il avait été versé 12.144.000 florins en fonds publics et 3.649.000 en espèces.

(page 49) L’abstention du public s’explique certes, en grande partie, par la nouveauté de l’entreprise et par l'aversion envers les placements risqués. N'oublions pas cependant, d’un autre côté, que la garantie d'un dividende annuel de 5 p. devait fournir aux actions de la Société un attrait puissant. Il semble donc bien que ce caractère de nouveauté, qui distinguait la Société, n'était pas la seule cause de l'abstention du public. Bien que les notabilités bruxelloises eussent participé à la création de la banque, celle-ci restait néanmoins, aux yeux d'une grande partie du public. une création de Guillaume Ier. On la considérait comme une institution destinée avant tout à seconder les opérations du puissant et mystérieux syndicat d'amortissement.

D'après une opinion très répandue, les domaines cédés à Guillaume Ier, avaient une valeur sensiblement supérieure à celle qu'on leur attribuait ; on considérait donc la loi du 28 août 1822 comme une véritable spoliation, surtout pour les provinces méridionales (voir notamment, rapport Donny, doc. parl. Chambre, 1842-1843, n°96).

(page 150) Cette méfiance envers la banque, que manifesta dès sa création une partie du public belge, devait s 'accentuer dans la suite, tout particulièrement après la séparation d'avec la Hollande. Nous aurons à y revenir.

2.3. La première décade de la Société Générale

(Note de bas de page : La source principale d’informations pour cette période nous est fournie par le livre de J. Malou, notice historique sur la Société Générale (Bruxelles, 1863).)

Dès que la Société fut constituée, Guillaume désigna comme gouverneur, un ancien ministre hollandais, Repelaer van Driel, qu'on destinait auparavant à jouer un rôle important dans la direction des domaines, prévue par le projet du 30 janvier 1822, et qui avait figuré parmi les commissaires envoyés à Bruxelles pour préparer le terrain à la Société Générale. Les directeurs et les commissaires furent choisis presque exclusivement parmi les notabilités du monde des affaires de Bruxelles.

La nouvelle société ouvrit ses guichets le février 1823. Nous sommes très imparfaitement renseignés sur la nature de ses opérations pendant la première décade de son activité. (Note de bas de page : Pendant plus d'une décade après sa création. la Société GéN2rale n'était connue communément tant dans les Pays-Bas qu'à l'étranger, que sous le nom de Banque de Bruxelles. Dans les provinces méridionales, on disait même « banque » tout court. C'était, en effet, la seule institution bancaire de ces provinces. Dans les documents officiels, on faisait souvent suivre la désignation propre de la Société par les mots « la banque », mis entre parenthèses.)

(page 51) Néanmoins le tableau qui suit pourra nous fournir quelques indications intéressantes à ce sujet. Il indique la situation des principaux postes des bilans de la Société Générale, à la fin de chacune des années 1823 à 1831 (en millions de francs)

(Seules les années 1823 et 1831 sont reprises dans la présente version numérisée:

Actif :

Domaines : 1823 : 42,3 – 1831 : 42,3

Encaisse métallique : 1823 : 6,7 – 1831 : inconnu (1830 : 9)

Portefeuille effets : 1823 : 7,9 – 1831 :15,6

Reports et prêts de toute nature : 1823 : 11,8 – 1831 : 8,2

Fonds publics : 1823 : 21,1 – 1831 : 20,7

Passif :

Créances de l’Etat (domaines) : 1823 : 42,3 – 1831 : 42,3

Capital actions : 1823 : 33,2 – 1831 : 32,2

Billets (circulation effective) : 1823 : 1,2 – 1831 : inconnu (1830 : 2,1)

Comptes coutants particuliers : 1823 : 0,2 – 1831 : 0,8

Comptes courants du Trésor : 1823 : 15,3 – 1831 : 32,1

Obligation et promesses : 1823 : 0 – 1831 : 1,1

Bénéfice net : 1823 : 0,7 – 1831 : 0

Avant d'analyser ce tableau, et pour la clarté des observations qui suivront, notons que, dès 1823. la Société Générale était chargée des fonctions de caissier général de l'Etat, (page 52) la totalité du royaume. Pour cette raison, elle désigna dans plus de 60 localités des agents qui effectuaient et recevaient les paiements pour le compte du Trésor. En outre, elle créa des succursales dans quelques-unes des principales localités des provinces méridionales. La plus importante. présidée par le baron Osy, était connue sous le nom de Banque d 'Anvers. Ces succursales étaient dirigées par l’agent de la Société, assisté de quelques commissaires choisis parmi les négociants ou industriels du lieu.

Elles se livraient à diverses opérations de banque - notamment à l'escompte - sous le contrôle et dans les limites assignées par la direction de Bruxelles.

Si nous examinons le tableau reproduit ci-dessus, nous constatons que le principal élément de l'actif de la Société consistait dans les domaines. C'étaient aussi le principal élément de ses revenus. Avant 1830, la Société se contenta de gérer ses propriétés foncières, sans procéder à des aliénations. Au contraire, elle les accrut en achetant, pour plus de deux millions de francs, des propriétés mises en vente par le syndicat d'amortissement. Quant à ses opérations bancaires proprement dites, elles se présentaient sous un aspect assez spécial. Et. D’abord. de quelles ressources disposait-elle ? Nous avons vu que son capital action était libéré surtout à l'aide de fonds publics ; il ne lui a donc pas fourni de ressources liquides. L'émission des billets ne lui fournit que des moyens assez restreints, puisque nous constatons que la circulation effective n'atteignit jamais dix millions de francs. Les dépôts des particuliers (comptes-courants créditeurs) et les obligations ne jouaient qu'un rôle minime.

Si bien que la principale ressource de la Société provenait du compte courant du Trésor. Notre tableau montre qu'au point de vue des ressources liquides, sa fonction de caissier du Trésor fournissait à la Société plus de moyens que les dépôts, les obligations et les billets réunis. Seulement, comme les comptes du Trésor sont essentiellement mobiles, la Société se voyait obligée de conserver une encaisse métallique importante. Celle-ci dépassait donc considérablement le chiffre de sa circulation fiduciaire, et servait non pas autant de couverture à la circulation que de fonds pour les nécessités du service du Trésor.

Au point de vue des placements de la Société, le premier poste qui doive arrêter notre attention c 'est l’escompte, que de nos jours on considère comme la principale opération - l’opération normale. dirait-on - d'une banque d'émission. Nous constatons qu'après avoir pris une certaine extension pendant les trois premières années du fonctionnement de la Société, le portefeuille n'augmente plus et se maintient peu près aux environs de quinze millions de francs.

Il est difficile de trouver les raisons de cet arrêt. La crise anglaise de 1825, qui eut des répercussions en Belgique. et qui provoqua un ralentissement des affaires, en fut probablement la première cause. La hausse du taux d'escompte, qui (page 54) fut maintenue après la crise, y contribua probablement. Cette hausse elle-même s'expliquerait-elle par le fait que la Société aurait engagé ses ressources dans d'autres opérations, les fonds publics notamment, et se serait vue obligée de restreindre ses escomptes ? D'un autre côté. le fait que le commerce belge obtenait des capitaux en Hollande (cf. supra p. 29) expliquerait-il que la hausse du taux ait réduit les demandes d’escomptes ? Hypothèses que I insuffisance de notre documentation ne permet pas de vérifier.

Quoiqu'il en soit, malgré la modicité de ses escomptes, il semble que la Société ait amené une réduction et surtout une certaine unification du taux d'escompte en Belgique.

Après l'escompte. il convient de mentionner les prêts et les reports. Ce poste comporte principalement les avances sur fonds publics. C'est probablement dans cette rubrique aussi que furent rangés les prêts accordés au gouvernement. A ce point de vue, il faut mentionner notamment une avance de dix millions de florins consentie en 1827 au gouvernement, qui agissait sans avoir demandé le consentement des Etats-Généraux. Nous verrons que ce prêt joua, après un certain rôle dans discussions relative à la Société Générale.

(page 55) Le tableau reproduit plus haut montre que les fonds publics jouaient dans l'actif de la Société un rôle plus important que les deux postes dont nous venons de parler. Pendant la première décade de son existence. la Générale semble avoir consacré une grande partie de son activité à la négociation des fonds d'Etat et aux opérations de bourse. Certains contemporains n’ont pas manqué de lui en faire le reproche.

En somme, à l'époque que nous étudions ici, le crédit commercial ne joua donc qu'un rôle restreint dans les opérations de la Société Générale. Celle-ci se consacrait surtout à la gestion de ses domaines, aux opérations sur fonds publics et au commerce des métaux précieux.

Néanmoins. C’est dans l'activité de la Société Générale à cette époque que l'on peut voir les débuts du régime bancaire moderne en Belgique. Elle commença - très faiblement, il est vrai - à implanter une circulation fiduciaire ; elle jeta par ses agences les premières bases d’un système national de crédit ; elle débuta même dès cette époque dans le domaine du crédit industriel. Ce n'étaient cependant (page 56) que de très modestes débuts. (Note de bas de page : La Société essaya de se lancer elle-même dans la voie de l'activité industrielle, en ouvrant une ardoisière dans la forêt de Cauvin, qui lui appartenait, et en obtenant la concession d'une mine de plomb dans la province de Namur. Ces deux entreprises ne réussirent pas. D'un autre côté, plusieurs dirigeants de la Société Générale fondèrent, en 1828, la Société du Luxembourg, qui avait pour tâche d'entreprendre la recherche des gisements de houille et de minerais dans cette province et, surtout, de construire le canal de la Meuse à la Moselle. Mais la Société Générale, comme telle, ne paraît pas être intervenue dans cette affaire. Son activité fut d'ailleurs suspendue par la révolution. Le fait le plus intéressant au point de vue du crédit industriel, c'est qu'à l'époque ici étudiée, la Société Générale commença à s'intéresser à la région charbonnière belge. Elle fit des avances pour la construction du canal de Pommeroeul à Antoing et pour la canalisation de la Sambre. Ces deux voies d'eau étaient notamment destinées à faciliter l'écoulement des charbons du Hainaut vers la France et la Flandre. En outre, la Société Générale accorda quelques avances à des charbonnages. Nous verrons au prochain chapitre que ces avances l'engagèrent dans une voie toute nouvelle pour elle.)

Nous verrons, dans les prochains chapitres. quelles difficultés connut notre système bancaire avant d'atteindre son état actuel, et par quelles crises il passa.