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Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la Belgique (partim)
WOESTE Charles - 1927

Charles WOESTE, Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la Belgique (tome I)

(paru à Bruxelles en 1927, chez Albert Dewit)

Chapitre IV. Le ministère du 16 juin 1884

1. La préparation de la campagne électorale

(page 216) Je viens de dire que les élections avaient comblé nos espérances. Je dois cependant le reconnaître, nous ne nous étions pas attendus à ce que les élections pussent nous rendre le pouvoir ; notre prévision était que, renvoyant les partis en équilibre ou à peu près dans les Chambres, une dissolution deviendrait nécessaire.

Dans cette prévision, il m’avait paru que nous devions être prêts au sujet de la question scolaire. J’avais demandé à M. Malou de nous convoquer à cet effet chez lui, pendant les vacances de Pâques de 1884. C’est ce qu’il avait fait. Une délibération eut lieu à laquelle prirent part MM. Malou, Beernaert, Jacobs, de Lantsheere et moi. Déjà antérieurement nous avions eu des réunions du même genre ; nous n’avions pas abouti ; des idées générales avaient été échangées ; M. Jacobs avait fait deux projets, moi trois ; aucun d’eux ne paraissait renfermer la solution définitive ; M. Malou et M. Beernaert n’avaient pas d’idées nettes ; M. de Lantsheere recommandait le système anglais ; bref, nous n’avions pas conclu. Mais, au mois d’avril 1884, je remontrai, dans la nouvelle réunion convoquée par M. Malou, la (page 217) nécessité de nous mettre d’accord. Il y eut un nouvel échange de vues, à la suite duquel, chacun des membres présents s’engagea à préparer un projet. MM. Malou, Beernaert et de Lantsheere ne donnèrent aucune suite à cette résolution ; M. Jacobs et moi, nous rédigeâmes chacun un projet ; tous deux furent communiqués à M. Malou, en vue d’une discussion prochaine ; mais je ne pus me rallier à celui de M. Jacobs, et j’en détaillai les raisons dans une note critique. Aucune nouvelle réunion ne fut tenue avant les élections pour discuter cet objet ; mais M. Jacobs devait renoncer à son projet ; et c’est ainsi que le mien était appelé à devenir le point de départ de la loi du 20 septembre 1884.

En même temps que nous étions préoccupés de ces soins multiples, nous ne négligions pas, comme je l’ai constaté, la préparation de la campagne électorale. Avant la fin de mai, nous n’espérions pas le succès à Bruxelles. Nous comptions sur les gains suivants : une voix à Bruges, une à Anvers, deux à Namur, peut-être une à Philippeville et une à Neufchâteau. Le ministère ayant vingt voix de majorité, il nous fallait emporter Nivelles pour arriver à l’équilibre. Dix mois avant les élections, j’entretins M. t’Serstevens de l’organisation de la lutte dans ce dernier arrondissement. « Tout est inutile, me répond-il ; nous échouerons à cinq cents voix. » Je me disais cependant que les fautes du Cabinet avaient dû produire un revirement là comme ailleurs ; et, n’obtenant rien de M. t’Serstevens, je me retournai vers M. Jules de Burlet. Je convins avec lui que nous réunirions à Bruxelles des délégués de tous les cantons, l’association conservatrice de Nivelles s’étant dissoute (page 218) au mois de novembre, et qu’à cette réunion seraient convoqués MM. Malou, Beernaert et Jacobs. La réunion eut lieu à la fin de mois d’avril. On accourut de tous les points de l’arrondissement. Quatre-vingts électeurs notables étaient présents. Tous constatèrent le progrès que nous avions fait dans l’opinion et opinèrent pour la lutte. Ce premier point étant décidé, on offrit une candidature à M. t’Serstevens, qui, jusque-là, n’avait pas soufflé mot. Il déclara d’un ton cassant qu’il n’accepterait aucune candidature, la lutte étant, d’après lui, « ridicule ». Ce mot malencontreux ne fit de tort qu’à lui. Les dispositions des délégués restèrent ce qu’elles étaient, et nous nous chargeâmes, MM. Beernaert, Jacobs et moi, de chercher des candidats de concert avec M. Jules de Burlet, qui avait consenti à se laisser porter.

Nous échouâmes presque partout, auprès de M. Dumont, comme auprès de MM. Maurice Snoy, Ch. de Fierlant, de Fœstraets, etc., et il fut décidé qu’on attendrait, pour tenter de nouveaux efforts, les résultats des élections provinciales à Jodoigne et à Nivelles.

Ces résultats furent très encourageants. Nous échouâmes à Jodoigne, mais avec un chiffre de voix inespéré. A Nivelles, les deux listes obtinrent à peu près le nombre de voix, et l’un de nos candidats arriva au ballottage. Le lendemain, M. Jules de Burlet était à Bruxelles ; nous nous répartîmes, MM. Malou, Jacobs, Beernaert et moi, les démarches à faire ; M. Jacobs se rendit auprès de M. Dumont et réussit contre toute attente ; je parvins à décider le baron Georges Snoy ; enfin M. Malou et moi, nous triomphâmes des hésitations de M. Pastur. La liste était ainsi formée et elle était excellente.

2. L’alliance entre les catholiques et les indépendants à Bruxelles

(page 219) Dans l’arrondissement de Bruxelles, nous commençâmes à espérer un succès partiel à la suite des élections provinciales, qui avaient attesté, dans l’ensemble du pays, un mouvement d’opposition très marqué au ministère. Cependant il existait de grands tiraillements ; beaucoup se laissaient aller au découragement ; je les rassurais en disant que ces tiraillements étaient inévitables et qu’ils subsisteraient jusqu’au mois de juin. C’est ce qui arriva en effet.

On a souvent répété que la liste qui a triomphé était une conception de M. Beernaert. Il n’en est rien. Depuis plusieurs mois le comte Adrien d’Oultremont, profitant de ses relations et de sa popularité, travaillait à la formation d’une liste ; il voulait que cette liste ne fût ni une liste catholique, ni une liste indépendante ; mais qu’une fois arrêtée, elle reçût l’adhésion des deux associations représentant les éléments opposés au Cabinet. De là de grandes récriminations. Indépendants et catholiques reconnaissaient la nécessité de l’alliance ; mais les uns et les autres voulaient choisir les candidats destinés à représenter sur la liste commune leurs fractions respectives. M. Beernaert, président de l’association conservatrice de Bruxelles, n’était pas le moins décidé à soutenir ce point de vue ; il en résulta des heurts ; je m’efforçai plusieurs fois de calmer M. Beernaert : un jour même, M. Malou m’écrivit un mot pressant pour me prier d’intervenir auprès de lui dans ce sens, ajoutant que ses efforts personnels n’avaient pas abouti. Les indépendants, de leur côté, avaient de grandes exigences. M. d’Oultremont marchait cependant d’un pas résolu dans la voie qu’il s’était tracée ; mais il rencontra de (page 220) grandes difficultés. Plusieurs de ceux qui lui avaient promis leur concours lui firent défaut au dernier moment. M. Malou l’aida de son mieux ; mais le dimanche 1er juin, la liste n’était pas encore complète : trois places restaient vacantes. Toute la journée fut employée à chercher des candidats et à apaiser des conflits avec les indépendants. Des réunions eurent lieu le matin chez M. Malou, l’après-midi et le soir chez M. d’Oultremont ; M. Beernaert et moi, nous y fûmes. Bref, il fallut passer par les exigences des indépendants, qui prétendirent avoir les trois places encore libres, et qui multiplièrent les démarches pour trouver les trois derniers candidats. Enfin, le lundi 2 juin, la liste était complète ; elle aurait pu être plus forte ; mais c’était beaucoup que d’avoir réussi à l’arrêter. Les deux associations s’y rallièrent, non cependant sans que certains froissements individuels ne se fissent jour.

Un détail intéressant à noter, c’est que le nom de M. de Volder avait été agité plusieurs fois, sans qu’il pût être accepté. M. d’Oultremont ne voulait pas de candidats qui eussent échoué précédemment. Toutefois, le dimanche 1er juin, M. de Volder aurait été probablement désigné pour compléter la liste, sans les prétentions de la dernière heure des indépendants.

Les libéraux, de leur côté, n’étaient pas restés inactifs. Une fusion s’était faite entre les deux groupes de la députation bruxelloise. Néanmoins, ils n’étaient pas rassurés. M. Picard les poursuivait de ses traits acérés, et M. Janson déclarait que le résultat était douteux. De notre côté, les avis étaient très partagés. M. Malou espérait le succès de trois ou quatre candidats ; (page 221) M. d’Oultremont croyait, le dimanche 8 juin, que la moitié de sa liste passerait ; M. de Haulleville affirmait que la liste passerait tout entière haut la main. Quant au ministère, il estimait que les élections l’affaibliraient sans le renverser. Dans la matinée du 10 juin, M. Van Humbeek dit à M. Drion : « Nous sommes malades, mais notre tour ne viendra pas encore cette fois. » Le jour où je pris possession du ministère de la Justice, M. Bara me déclara que ses collègues et lui ne croyaient pas à la chute de leur parti le 10 juin, mais qu’ils s’attendaient à sortir si affaiblis de cette journée qu’ils ne survivraient guère au mois de novembre.

3. La formation du ministère. Les réticences de Woeste et de Beernaert

(page 221) Le 10 juin, je me rendis vers 2 heures à l’Association conservatrice. Les nouvelles commençaient à y arriver, et provoquaient un grand enthousiasme. L’affluence était considérable ; le pressentiment d’un triomphe éclatant était dans tous les esprits. Bientôt on apprit le résultat d’Anvers ; puis les chiffres des différents bureaux de Bruxelles, en se succédant rapidement, permirent d’espérer une victoire complète. A ce moment M. Van der Smissen entra dans la salle ; on lui fit une ovation ; il remercia dans les meilleurs termes. Enfin le résultat de Bruxelles fut proclamé, et aussitôt après celui de Nivelles.

Ce fut un délire de joie ; nos jeunes gens dansaient de bonheur. M. Nothomb demanda la parole ; il célébra, en termes émus, la grandeur de la journée, et il en rapporta le principal mérite à M. Jacobs et à moi. Nos noms furent acclamés ; on m’appela à la tribune ; je (page 222) remerciai l’immense auditoire et je traçai en quelques mots le programme de la victoire.

Le soir, je retournai à l’association, qui avait illuminé ; le peuple dansait autour du local, en criant : «Vivent les catholiques ! » M. Beernaert arriva ; il parla et fut porté en triomphe. D’autres ovations saluèrent divers noms : l’enthousiasme ne connaissait pas de bornes. Les élections nous donnaient à la Chambre une majorité suffisante pour gouverner. Le ministère libéral s’inclina devant le verdict du corps électoral. Dès le lendemain, il donna sa démission.

La veille au soir, j’étais rentré chez moi avec M. Beernaert. Dès que nous fûmes seuls, il me dit : « Quel portefeuille prenez-vous ? - Aucun, lui répondis-je. Mes devoirs envers mes enfants ne me permettent pas d’accepter le pouvoir. Et vous ? » Il protesta qu’à aucun prix il ne rentrerait aux affaires, et pour expliquer sa résolution, il entra dans des détails qu’il n’avait jamais confiés à personne, me disait-il. En même temps, il me répéta que mon entrée au ministère ne pouvait faire question. Je persistai à exprimer l’avis contraire ; mais j’ajoutai qu’en tout cas je n’entrerais dans aucune combinaison sans lui.

Le lendemain matin, 11 juin, M. Malou, qui était resté le 10 à la campagne, vint sonner à ma porte à 8 1/2 heures. « Venez vite, me dit-il ; le Roi va nécessairement me faire appeler ; allons chez Beernaert. » Je pris mon chapeau et nous allâmes chez M. Beernaert. Là M. Malou nous dit que, parmi ses anciens collègues, il ferait naturellement appel à MM. Beernaert et de Lantsheere ; que, de plus, deux noms étaient tout indiqués : celui de (page 223) M. Jacobs et le mien. M. Beernaert et moi, nous nous défendîmes de toute acceptation. M. Malou ne s’arrêta pas à notre refus, et il nous convoqua chez lui pour l’après-midi. Il avait déjà tracé sur un petit papier les principales mesures qu’il convenait de prendre sans tarder. Quant à la dissolution du Sénat, il paraissait ne pas avoir encore d’opinion absolument arrêtée ; je lui démontrai qu’elle s’imposait, et dès ce moment sa conviction fut et resta formée.

L’après-midi, MM. Beernaert, Jacobs, de Lantsheere et moi, nous nous trouvâmes réunis chez M. Malou. M. de Lantsheere déclara en termes absolus qu’il n’accepterait pas de portefeuille ; il alléguait que, son fils aîné étant près de terminer ses études de droit, il ne pouvait à ce moment, disait-il, abandonner son cabinet d’avocat. M. Jacobs se montra prêt à entrer au pouvoir et manifesta ses préférences pour le portefeuille des Finances. M. Beernaert et moi, nous maintînmes notre refus de faire partie de la combinaison ; mais MM. Malou et Jacobs protestèrent vivement. Nous ne cédâmes pas ; toutefois on causa de la répartition des portefeuilles, et sans notre assentiment, on nous attribua, à M. Beernaert et à moi respectivement, les Chemins de fer et l’Intérieur. M. Malou devait prendre les Affaires étrangères. Il y avait, du reste, même en cas d’acceptation par M. Beernaert et par moi, à trouver deux autres ministres : je proposai M. Vandenpeereboom pour la Justice et M. de Moreau pour le nouveau département de l’Agriculture ; ces noms furent acceptés, et M. Malou se chargea de leur télégraphier de se rendre à Bruxelles. Pour la Guerre, M. Malou devait s’aboucher avec le général Pontus.

(page 224) Il fut convenu, dès cette première réunion, que l’instruction publique serait rattachée au département de l’Intérieur, et qu’on enlèverait à celui-ci l’agriculture, les ponts et chaussées et les beaux-arts, pour en former un ministère nouveau. Nous fûmes également unanimes pour donner désormais au département des Travaux publics le titre de département des Chemins de fer. Nous reconnûmes que le Sénat devait être dissous, et nous décidâmes, sur la proposition de M. Malou, que, dans la session extraordinaire, les projets de loi sur la réserve militaire et l’instruction obligatoire, ainsi que le code Laurent seraient retirés. Pendant que nous étions réunis, M. van Praet vint trouver M. Malou. Les ministres n’avaient pas encore donné leur démission ; ils ne devaient la donner que le soir ; et M. van Praet fit pressentir à M. Malou qu’il serait appelé par le Roi le lendemain.

Le lendemain, M. de Moreau arriva à 10 heures ; je le rencontrai sur la place du Luxembourg ; il me demanda pourquoi M. Malou l’avait appelé ; je lui répondis que c’était, d’après ce que je croyais, pour lui offrir un portefeuille.

Il se rendit chez M. Malou et vint me voir l’après-midi. Il me dit qu’il avait accepté le nouveau portefeuille de l’Agriculture, mais que M. Malou préférait que je prisse les Finances et M. Jacobs l’Intérieur. Je lui répondis que je ne désirais nullement entrer dans la combinaison et que je n’accepterais les Finances dans aucun cas. Il m’apprit en même temps que M. Vandenpeereboom avait fait beaucoup d’objections, mais qu’il paraissait disposé à céder. Un peu plus tard, M. Jacobs (page 225) se rendit chez moi pour m’entretenir de cette nouvelle distribution des portefeuilles. Je lui déclarai, comme je l’avais fait à M. de Moreau, que je n’entrerais pas aux Finances ; il n’insista pas. J’écrivis le même jour dans ce sens à M. Malou.

M. Malou ayant été reçu par le Roi, le jeudi 12 juin, nous nous étions ajournés au vendredi après-midi chez lui. Dans l’intervalle, j’avais revu M. Beernaert et je l’avais pressé d’accepter. Il ne voulait pas ; je lui déclarai que, si je me décidais à vaincre mes répugnances, ce serait à la condition qu’il vainquît les siennes et que nous entrions au pouvoir ensemble. Il me fit connaître, du reste, que, dans aucun cas, il ne reprendrait les Chemins de fer ; ce n’est plus, me dit-il, qu’une direction générale. je lui parlai alors d’un autre portefeuille, je le pressai de prendre la Justice : « Non, me dit-il, il y a beaucoup de choses à faire à la Justice, elles doivent être faites ; mais je ne désire pas être chargé de les faire. » Il semblait ne pas vouloir assumer la charge d’un portefeuille politique.

Donc, le vendredi 13 après-midi, nous nous trouvâmes réunis chez M. Malou : MM. Beernaert, Jacobs, de Moreau, Vandenpeereboom et moi. Le général Pontus y était aussi. Le Roi avait chargé M. Malou de la formation d’un nouveau Cabinet ; il lui avait parlé de la réserve militaire, et il insistait pour que des engagements fussent pris en sa faveur ; il ne s’était guère étendu sur autre chose.

On s’occupa tout d’abord du personnel du nouveau Cabinet. M. Beernaert et moi, nous maintînmes notre attitude. M. Malou et M. Jacobs s’élevèrent vivement (page 226) contre notre refus ; ils exposèrent tous deux qu’il convenait de constituer un ministère fort et qu’il ne le serait que si nous entrions avec eux aux affaires. Je représentai alors à M. Malou que je ne pourrais accepter les Finances ; M. Jacobs fut d’avis de m’attribuer l’Intérieur ; mais M. Malou préférait laisser ce département à M. Jacobs. « Pourquoi, me dit-il, ne prendriez-vous pas les Chemins de fer ? » Je lui répondis qu’il faisait surtout appel à mon concours politique, et qu’en conséquence il ne serait pas rationnel de m’attribuer un portefeuille d’affaires. On parla alors de me donner le portefeuille de la Justice. En même temps un assaut était livré à M. Beernaert ; il résista encore ; puis il commença à fléchir ; j’insistai pour qu’il prît la Justice, ce qui me permettrait de m’effacer ; il ne le voulut pas, et d’ailleurs M. Malou ajouta que, si je n’acceptais pas, « il y aurait parmi nos amis un immense désappointement ». Bref M. Beernaert déclara qu’il ne prendrait pas d’autre portefeuille que celui de l’Agriculture. Ce dernier était déjà à peu près attribué à M. de Moreau. M. Malou donna alors un grand exemple d’abnégation ; pour assurer le succès de la combinaison il dit qu’il abandonnerait les Affaires étrangères à M. de Moreau, qu’il prendrait les Finances et qu’ainsi M. Jacobs pourrait entrer à l’Intérieur, M. Beernaert à l’Agriculture et moi à la Justice. Au milieu de tout ce débat, M. Vandenpeereboom était demeuré silencieux. Il restait à choisir le ministre des Chemins de fer. M. Malou se tourna vers lui et lui dit « Accepterez-vous les Chemins de fer ? » « J’essaierai, » fut la réponse.

Nous considérions déjà le général Pontus comme (page 227) ministre de la Guerre. Mais quand M. Malou prononça son nom, il fit des objections naissant, disait-il, de ses antécédents dans la question militaire. Nous espérions une réduction sur le contingent ; il consentit à ne pas l’élever au-dessus de treize mille trois cents hommes ; mais il refusa de descendre en dessous. Il nous exposa, en outre, son plan relatif à la réserve : il s’agissait de prolonger la durée du service de trois années, et, moyennant cette prolongation, de retirer au Roi la faculté de rappeler en temps de guerre les classes définitivement congédiées. Cette combinaison nous sourit beaucoup ; elle n’imposait aux populations aucune charge nouvelle ni en temps de paix ni en temps de guerre, et il nous semblait que le pays serait heureux d’être débarrassé à peu de frais d’une question qui pesait depuis si longtemps sur la politique intérieure. Cependant, nous insistâmes pour une réduction du contingent. Le général nous dit qu’il ne pouvait y consentir, et il nous engagea à nous adresser au général Jacmart (Le général Jacmart venait d’être élu député de Bruxelles sur la liste du comte Adrien dOultremont. (T.)). Nous tenions, au contraire, beaucoup à nous entendre avec lui à raison de son dévouement à la cause catholique et des sympathies dont il jouissait dans l’armée.

Enfin, après d’assez longs débats, nous acceptâmes le plan du général relativement à la réserve, et lui, il consentit à rétablir les exemptions des normalistes et des ecclésiastiques sans élever le contingent au delà de treize mille trois cents hommes. Il ne fut pas question de l’augmentation du cadre. Sans que rien fût définitivement décidé à cet égard, les membres du futur (page 228) Cabinet inclinaient à retirer dès la session extraordinaire le projet de réserve du Cabinet précédent et à soumettre en même temps aux Chambres celui du général Pontus sous forme d’une modification à l’article 2 de la loi sur la milice.

Dans la délibération relative à la constitution du Cabinet, les noms de MM. Alphonse Nothomb et Thonissen ne furent pas prononcés ; une allusion fut faite à celui de M. Cornesse ; mais personne ne proposa son entrée dans le ministère. Nous fûmes également d’accord dès le vendredi pour nommer ministres d’État MM. Thonissen et Nothomb, ainsi que MM. Pirmez et Lambermont. Ces deux derniers furent sondés ; M. Pirmez accepta, en réservant, ce qui était naturel, son indépendance politique ; le baron Lambermont, très flatté, demanda que sa nomination fût ajournée, l’acceptation si prompte par lui d’une pareille dignité pouvant sembler un reproche à l’adresse de son ancien chef, M, Frère. Nous respectâmes ce scrupule de délicatesse, et il fut entendu que la nomination serait différée de six mois : on voit, d’après cela, combien les nouvellistes se sont trompés en attribuant la nomination ultérieure du baron Lambermont au rôle, du reste très distingué, qu’il joua à la Conférence de Berlin.

J’avais appris que M. Nothomb était blessé de n’avoir pas été appelé à nos pourparlers ; je le dis à M. Malou, qui lui écrivit pour l’engager à assister à notre réunion du samedi. Je fus informé, depuis, que M. Nothomb s’était cru en situation de faire partie du Cabinet ; cependant sa nomination de ministre d’État le calma, et quand je lui annonçai qu’elle paraîtrait en même (page 229) temps que la formation de l’administration nouvelle, il me témoigna une vive satisfaction.

Le samedi matin, 14 juin, M. Malou fut reçu par le Roi ; il lui présenta la combinaison ministérielle ; elle fut agréée sans observation. On a fait courir des bruits contraires ; ils sont absolument faux. Comment d’ailleurs le Roi aurait-il pu, à ce moment, s’opposer avec quelque apparence de raison à l’entrée dans le Cabinet des hommes qui avaient mené la campagne contre le parti libéral et l’avaient renversé ? Dans l’entrevue royale, deux questions furent agitées : la réserve militaire et la dissolution du Sénat. Le Roi renonça au projet du général Gratry ; il ne cacha pas cependant que ce projet avait ses sympathies ; M. Malou l’ayant condamné en tenues très vifs, le Roi lui dit : « Mais c’est moi qui l’ai fait ! » Quant à la dissolution du Sénat, le Roi exprimait des hésitations, mais il ne faisait pas d’opposition absolue.

A 2 heures, nous nous réunîmes chez M. Malou ; M. Nothomb était des nôtres, et M. Cornesse arriva à l’improviste, très étonné de ce qu’on ne l’avait mis au courant de rien. Il s’agissait de rédiger les arrêtés royaux relatifs aux attributions des divers ministères et à la nomination des nouveaux ministres. A cet effet M. Lambermont avait été prié d’assister à la réunion et il nous aida dans la rédaction des arrêtés. Nous décidâmes, à la demande des indépendants de Bruxelles, que le ministère de l’Intérieur s’appellerait également ministère de l’Instruction publique. Après la séance, M. Cornesse ne cacha pas son mécontentement, il affirma qu’en aucune hypothèse il n’aurait accepté de portefeuille ; mais il (page 230) aurait voulu être consulté ; nous tâchâmes de l’apaiser. MM. Beernaert, Jacobs et moi, ayant quelques affaires personnelles à terminer, nous décidâmes que le Cabinet ne serait officiellement constitué que le lundi suivant ; que les arrêtés paraîtraient le mardi au Moniteur, et que le même jour nous prêterions serment.

Dans l’intervalle, je m’adressai à M. Domis et je l’engageai à reprendre les fonctions de chef de Cabinet qu’il avait occupées autrefois. Il accepta. Nous nous rendîmes ensemble chez M. de Lantsheere, qui me dit : « Vous ne pouvez conserver M. Lentz comme directeur général des cultes ; vous auriez des difficultés incessantes. » Je me rangeai à cet avis, et c’est ainsi que fut décidé un acte qui me fut vivement reproché. Nous agitâmes alors la question de savoir qui remplacerait M. Lentz ; j’offris ce poste à M. Domis, qui accepta.

Le 17 juin, à 11 heures du matin, nous nous trouvâmes réunis chez le Roi entre les mains de qui nous prêtâmes serment. Il nous fit l’accueil le plus gracieux et nous lut une dépêche du comte de Flandre qui souhaitait « longue vie » au ministère.

4. Les principales lignes du programme gouvernemental

La prestation de serment faite, le Roi nous fit asseoir et une conversation générale s’engagea. Les principales lignes de notre programme furent touchées ; le Roi ne fit de réserve que sur un point : la nomination des échevins par le conseil communal ; il exprima l’avis que ce n’était pas là une réforme conservatrice ; nous cherchâmes, M. Jacobs et moi, à établir le contraire, en ajoutant que nous étions liés par nos antécédents. Puis on discuta l’utilité de la dissolution du Sénat ; le Roi nous parla des éléments modérés que renfermait la (page 231) gauche de cette assemblée ; je lui fis remarquer que la gauche sénatoriale avait soutenu unanimement toutes les mesures de l’ancien Cabinet et que nous ne pouvions songer à soumettre au Sénat une mesure politique importante alors que nos adversaires y comptaient une majorité de cinq voix. Il paraissait craindre surtout un revirement de la part du corps électoral de Bruxelles ; nous lui dîmes que cette éventualité ne nous effrayait pas, certains que nous étions de conquérir plusieurs autres arrondissements. Il ne donna pas immédiatement son assentiment, mais la cause était gagnée et, en effet, sa signature ne devait pas tarder à être donnée.

Deux autres questions moins importantes furent agitées. Le Roi nous déclara qu’il était d’accord avec nous pour ne pas sanctionner les lois séparant Esschenbeek de Hal et Bois-d’Acren de Deux-Acren ; mais il se demandait s’il était nécessaire que son refus de sanction fût consigné dans des arrêtés royaux ; on lui remontra qu’à défaut de ces arrêtés, les projets votés par les Chambres pourraient être soumis à sa signature par les libéraux, dès leur retour au pouvoir, sans nouvelle délibération du Parlement. Il n’insista pas. En second lieu, nous exposâmes au Roi qu’il convenait d’enlever à MM. Van Zèle et Van Camp le titre de directeurs généraux que le Cabinet précédent leur avait attribué in extremis ; le Roi ne contesta pas l’irrégularité de cette attribution, de tous points injustifiable ; mais il manifesta sa répugnance à signer de nouveaux arrêtés effaçant purement et simplement la signature qu’il avait apposée sur les arrêtés critiqués. Nous tînmes compte de cette répugnance, et la négociation s’étant prolongée pendant (page 232) quelques jours sur ce point, nous trouvâmes pour enlever à MM. Van Camp et Van Zèle les titres qu’ils ne méritaient pas, une forme adoucie et que le Roi accueillit : il me remercia même des efforts que j’avais faits pour tenir, en cette circonstance, compte de son désir.

L’audience royale étant levée, chacun de nous alla prendre possession de son département. M. Bara m’attendait et me fit un accueil fort convenable. Nous causâmes quelques instants. Je lui demandai s’il s’était attendu à un pareil événement, et c’est alors qu’il me fit la réponse que j’ai consignée plus haut.

5. Mesures administratives (I). Gouverneurs de province et commissaires spéciaux

Le lendemain, 18 juin, je reçus le personnel du département, Je lui dis que je comptais sur son concours administratif, mais que je ne demandais à personne un concours politique ; j’ajoutai même que je n’honorerais pas ceux qui pour me plaire croiraient devoir modifier leurs opinions. Néanmoins, pour prévenir toute équivoque, je déclarai que la politique était changée, notamment en matière de culte.

Je retins successivement MM. Lentz et Van Zèle. J’informai M. Lentz que je ne pourrais utiliser ses services aux cultes. Il parut vivement vexé ; j’avais eu d’abord l’intention de lui attribuer la direction confiée à M. Domis ; mais, après avoir entendu le secrétaire général, je séparai la bienfaisance des cultes et je plaçai M. Lentz à la tête du premier de ces services. Quant à M. Van Zèle, je l’engageai à renoncer de lui-même au titre de directeur général ; il s’y refusa ; deux ou trois jours après, M. Berden renouvela cette démarche auprès de lui ce fut sans succès, et bientôt, après la publication (page 233) de l’arrêté qui ne lui conservait que les fonctions de directeur, il donna sa démission et rentra au barreau.

A peine installé, le Cabinet délibéra sur les mesures urgentes à prendre.

Il décida d’abord que la dissolution du Sénat serait fixée au jour le plus rapproché possible : la date du 8 juillet fut choisie.

Il se hâta ensuite de destituer M. Heyvaert. Le gouverneur du Brabant avait porté sa carte aux nouveaux ministres. Dans une entrevue avec M. Jacobs, il lui avait dit que, d’après son sentiment, sa présence eût été impossible à Bruges, mais qu’elle ne l’était pas à Bruxelles. Nous pensâmes que nous ne pouvions même essayer de marcher de concert avec lui, et que d’ailleurs il avait à ce point surexcité le sentiment catholique contre lui qu’il méritait d’être révoqué. Nous avions, du reste, dès avant notre prestation de serment, fixé notre choix pour le gouvernement du Brabant sur M. Dolez. M. Beernaert avait été chargé de le pressentir ; il avait accepté avec empressement ; puis, il nous avait avisé que cette acceptation mécontenterait son beau-père, M. Bruniau ; nous insistâmes ; M. Bruniau demanda à consulter M. de Longé ; finalement M. Dolez se mit à notre disposition. M. Beernaert ne lui avait pas demandé d’autre engagement que celui de requérir l’armée, si des troubles se produisaient ; M. Dolez avait répondu que ce serait son devoir de fonctionnaire et qu’il le remplirait. Le Roi ne fit aucune objection à la destitution de M. Heyvaert.

(page 234) M. de Brouwer, gouverneur de Bruges, était moins compromis que M. Heyvaert ; peut-être l’aurions-nous conservé, si une réparation n’avait pas été due à M. Ruzette. J’avais prié celui-ci de venir me voir le dimanche 15 juin ; je lui avais demandé s’il tenait beaucoup à être gouverneur, ou bien s’il préférait, nouvel élu de Bruges, occuper son siège à la Chambre. Il me répondit qu’il désirait redevenir gouverneur ; dès lors la solution ne pouvait être douteuse.

En même temps M. de Montpellier nous sollicita de devenir gouverneur de Namur ; nous hésitâmes un peu, car sa démission de représentant affaiblissait la députation namuroise. Il insista. M. de Kerchove ayant donné sa démission de gouverneur du Hainaut, nous fîmes passer M. Vergote de Namur à Mons, et M. de Montpellier reçut le poste qu’il désirait.

Enfin la nomination d’un gouverneur catholique à Arlon s’imposait, la députation menaçant, d’après le résultat des dernières élections provinciales, d’être partagée en deux fractions égales. Le vieux M. Van Damme ayant demandé sa pension, nous pûmes le remplacer par M. Paul de Gerlache, ancien commissaire d’arrondissement de Nivelles. Toutes ces nominations se firent sans obstacles.

Peu de jours après notre arrivée au pouvoir, nous prîmes, M. Jacobs et moi, deux circulaires significatives relativement aux commissaires spéciaux. Nous y affirmions l’autonomie des communes et des établissements publics ; nous suspendions le mandat des commissaires spéciaux en exercice ; nous décidions même que les procès où ils seraient impliqués ne seraient pas continués (page 235) sans qu’il nous en fût référé. Ces circulaires furent vivement applaudies de nos amis.

Le dimanche qui suivit la constitution du nouveau Cabinet, je consacrai toute l’après-midi à l’examen rapide des dossiers concernant les commissaires spéciaux, qui se trouvaient au département de la Justice. Je les annotai tous, et j’eus la satisfaction de pouvoir terminer à l’amiable beaucoup d’affaires dans lesquelles on avait fait intervenir ces agents parasites. Cependant des cas douteux se présentèrent ; nous nous réunîmes, MM. Jacobs, Beernaert et moi, pour les examiner ; M. Jacobs émit l’avis de laisser les choses suivre leur cours ; je le combattis vivement sur ce point, et M. Beernaert admit avec moi qu’il fallait, autant que possible, mettre fin aux mandats des commissaires spéciaux dans chaque affaire et, à cet effet, chercher à négocier des transactions.

4. Mesures administratives (II). Le code Laurent, les cultes et les cimetières

Une autre question urgente se présenta immédiatement. Le code Laurent était en cours de publication ; fallait-il que le gouvernement continuât à patronner cette publication ? Le Cabinet ne le pensa pas ; décidé à retenir le projet de loi, il désirait ne plus rien avoir de commun avec cette œuvre de sectaire. En exécution de cette résolution, j’ordonnai de suspendre l’impression du travail, et, par déférence pour M. Laurent, je l’avertis de notre détermination. La presse libérale vit dans cette lettre un outrage ; elle était cependant dictée par un sentiment de délicatesse envers l’auteur, et la forme en était irréprochable.

A peine eus-je prévenu les imprimeurs de la décision prise par le Cabinet, qu’ils me répondirent que le gouvernement était lié par un contrat, et que l’impression du (page 236) code devait continuer. Que faire ? M. Berden déclara la prétention des imprimeurs contestable. Au Conseil des ministres, M. Beernaert estima que je pourrais appliquer au travail de M. Laurent l’article 794 du Code civil. Je préférai ne pas courir les chances d’un procès, et je fis connaître aux imprimeurs que, sauf examen ultérieur, la publication continuerait provisoirement, mais qu’elle perdrait son caractère de projet de loi.

Dès le premier jour, en quelque sorte, de mon entrée au département de la Justice, je fus saisi de questions relatives aux cultes. Je modifiai sans délai la jurisprudence de mon prédécesseur sur tous les points, en traçant sur les dossiers les principes nouveaux que j’entendis suivre. Je fus bien vite convaincu de la nécessité de publier une circulaire relative à la comptabilité des fabriques, et j’en préparai les éléments. En même temps je fis paraître des arrêtés ratifiant les clauses testamentaires qui faisaient dépendre la distribution des libéralités charitables de l’assistance aux services religieux, et je refusai d’autoriser, au profit des établissements publics, les legs ou donations faits à des oeuvres libres. Je brisai nettement sur ces deux points avec la jurisprudence de M. Bara ; quant au second, l’administration, tout en se conformant à mes vues, me proposa de dire dans les arrêtés que les legs ou donations en question ne pouvaient être autorisés en faveur d’œuvres « n’ayant pas d’existence légale » ; bien que ces mots eussent été admis depuis longtemps dans maints documents administratifs, je refusai de les accepter ; les oeuvres libres ont une existence légale, puisqu’elles se produisent sous l’égide de la Constitution ; seulement, (page 237) elles n’ont pas la personnification civile ; de là leur incapacité de recevoir : c’est dans ces termes que je rédigeai les arrêtés que je fus appelé à prendre.

Nous eûmes immédiatement après notre avènement deux affaires de cimetière à traiter : à Gulleghem et à Hoboken, des inhumations avaient été faites dans des parties distinctes de la partie bénite du cimetière. La solution de ces affaires concernait, au point de vue administratif, le département de l’Intérieur et, au point de vue judiciaire, celui de la Justice. J’avais donc à m’entendre avec M. Jacobs ; mais la question me parut assez grave pour en saisir le Conseil des ministres, et je tins à ce que la responsabilité des décisions à intervenir nous fut commune, à mes collègues et à moi.

Je posai au Conseil la question dans les termes que voici : « Devons-nous nous abstenir d’intervenir et, dans ce cas, laisser condamner nos amis, les bourgmestres catholiques ? ou bien devons-nous modifier la jurisprudence suivie dans les dernières années et, dans ce cas, quel sera le mode de notre action ? »

Le Conseil fut unanime à penser qu’il y avait pour le gouvernement obligation d’intervenir. M. Beernaert estima même qu’une loi sur les cimetières s’imposait. Plusieurs d’entre nous doutèrent qu’on pût en venir là, mais firent remarquer qu’une loi ne pouvait se faire du jour au lendemain, et qu’en attendant nous devrions prendre parti au sujet des cas qui nous étaient soumis. Le gouverneur d’Anvers, en effet, avait demandé à M. Jacobs l’autorisation de procéder à Hoboken à une exhumation, et il n’était pas douteux que les parquets, (page 238) cédant aux mises en demeure de la presse, ne fussent à la veille d’intenter des poursuites.

Nous débattîmes plusieurs fois la question. Mes collègues, sauf M. Jacobs, n’avaient aucune idée arrêtée. Bref, nous leur proposâmes, M. Jacobs et moi, d’en revenir à la jurisprudence de M. Ernest Vandenpeereboom, de laisser les bourgmestres agir ; de n’imposer à leur action d’autre limite que celle résultant de la nécessité de sauvegarder le respect dû à la mémoire des morts, et de leur reconnaître, par suite, le droit de procéder à des divisions dans les cimetières, non pas tant en vertu de l’article 15 du décret de prairial qu’en vertu de l’article 16 ; de cette façon, disions-nous, nous n’entrions pas dans les controverses auxquelles l’article 15 avait donné lieu ; le droit du bourgmestre découlait de l’autorité dont, en vertu de l’article 16, il jouit sur les cimetières. M. Malou adhéra vivement à cette solution, et tous mes collègues avec lui. Il fut décidé, en conséquence, que j’aviserais les parquets qu’ils eussent à m’en référer, avant d’intenter de nouvelles poursuites, et que M. Jacobs donnerait des instructions analogues aux gouverneurs au point de vue des exhumations.

Je mandai immédiatement les procureurs généraux, et je leur enjoignis de m’en référer, chaque fois qu’un cas nouveau se présenterait. Ils ne firent aucune objection ; seulement MM. Lameere et Ernst sollicitèrent des instructions écrites. Je leur répondis qu’elles étaient inutiles, puisqu’il s’agissait uniquement de prendre avis, dans chaque cas, avant d’agir. Je me réservai ainsi de consulter les circonstances et de dessiner, en y ayant égard, l’attitude que j’aurais à prendre. Je (page 239) recommandai, dans les mêmes entrevues, aux procureurs généraux, d’appliquer avec modération la loi sur les adjonctions de noms, en d’autres termes de l’appliquer comme on l’avait toujours fait avant 1880 ; je leur dis que la justice n’était pas instituée pour vexer inutilement les citoyens. Je ne dissimulai, du reste, pas à M. Lameere que sa conduite avait été maintes fois empreinte de passion, et je lui donnai lecture d’un de ses rapports, dans une affaire de grâce, dont les appréciations étaient manifestement excessives. Il paraissait fort embarrassé ; cependant notre entrevue ne cessa pas d’être courtoise.

7. La révision de la loi scolaire et le roi (I)

Peu de jours après notre prestation de serment, le Roi me fit appeler. Il m’entretint longuement de nos vues relatives à la réforme scolaire. Il me demanda d’une manière pressante quelles seraient les bases du projet que nous méditions, me déclara qu’il n’avait pas été le partisan de la loi de 1879, mais insista pour que, dans la loi nouvelle, une disposition analogue à l’article 4 de cette dernière loi fût adoptée.

Cette prédilection du Roi pour l’article 4 m’aurait surpris, si je n’avais su que c’était à son intervention que le Cabinet précédent avait consenti à l’insertion de cette disposition dans la loi du 1879. (Note de bas de page : L’article 4 de la loi scolaire de 1879 était conçu comme suit : « L’enseignement religieux est laissé au soin des familles et des ministres des divers cultes. Un local dans l’école est mis à la disposition des ministres des cultes pour y donner, soit avant, soit après l’heure des classes, l’enseignement religieux aux enfants de leur communion fréquentant l’école. »). Je ne lui cachai pas que l’article 4 me paraissait insuffisant ; mais comme il n’y avait pas encore de projet arrêté (page 240) entre mes collègues et moi, je me renfermai dans des généralités.

Peu de jours après, le Roi partit pour Ostende, en recommandant instamment à M. Malou de ne pas tarder à lui envoyer le projet de loi sur l’instruction primaire.

8. Les élections sénatoriales

On approchait des élections sénatoriales. Tout à coup le bruit se répandit que le ministère était partisan d’un impôt sur les céréales. Nous n’attachâmes pas d’abord grande importance à ce bruit ; mais la presse libérale s’en empara, et nous apprîmes bientôt qu’à Bruxelles, à Anvers et à Gand, on s’en préoccupait vivement. La vérité est que cette question n’avait pas même été traitée entre nous, ni lors de la formation du Cabinet ni depuis. M. Malou était, je crois, partisan du rétablissement du droit de balance, afin de procurer quelques millions au trésor ; M. de Moreau avait défendu un droit d’entrée plus élevé ; mais M. Jacobs était résolument l’adversaire de tout droit quelconque ; quant à moi, je ne m’étais pas prononcé. Quoi qu’il en soit, l’opinion se montant de plus en plus, nous délibérâmes sur cet objet ; nous décidâmes que le rétablissement d’un droit quelconque devait être écarté ou que, tout au moins, il serait déclaré que le gouvernement ne prendrait pas l’initiative de ce rétablissement ; M. Malou s’associa nettement à cette résolution, quelles que fussent ses préférences personnelles ; M. de Moreau, plus engagé, ne s’y opposa cependant pas ; et plusieurs d’entre nous saisirent les occasions de la faire connaître. L’émotion factice que l’on avait soulevée, surtout à Bruxelles, se calma un peu ; néanmoins, je pense que si le libéralisme n’avait pas eu la chance de pouvoir exploiter l’impôt sur (page 241) le pain, il ne l’aurait pas emporté à Bruxelles aux élections sénatoriales.

Cet échec nous fut sensible ; mais il était largement compensé. Nous l’avions emporté à Gand, à Soignies, à Verviers, à Ath, ainsi que partiellement à Tournai, et nous disposions ainsi au Sénat d’une majorité de seize voix, qu’aucun Cabinet n’avait atteinte depuis près de quarante ans.

9. La révision de la loi scolaire et le roi (II)

Dans l’intervalle des élections du 8 et du ballottage du 15 juillet, nous nous occupâmes de la loi sur l’instruction primaire. Ainsi que je l’ai dit plus haut, M. Jacobs s’était rallié au projet que j’avais rédigé au mois d’avril ; nous nous mîmes d’accord sur le texte définitif de ce projet, M. Jacobs et moi, et cet accord étant fait, la délibération commença en Conseil des ministres. Je me rappelle qu’en l’ouvrant, M. Jacobs fit ressortir qu’ayant renoncé à son propre projet, c’était du mien que le Conseil était saisi. Comme il arrive toujours en pareil cas, l’accord ne se fit pas tout de suite. Beaucoup d’idées générales furent jetées dans le débat ; M. Beernaert, sans avoir rédigé un seul article, posait beaucoup de points d’interrogation ; M. Malou avait formulé quelques dispositions complémentaires, sans grande importance ; les autres ministres s’abstinrent de toute intervention active dans la discussion. A un moment, M. Beernaert s’écria : « Nous n’aboutirons pas pour la session extraordinaire. - Je commence à le croire, s’écria M. Malou. - Comment m’écriai-je, si nous ne faisons pas la loi dans la session extraordinaire, nous ne la ferons jamais !» M. Jacobs m’appuya, et M. Malou, ramené à notre manière de voir, conclut en disant « Eh bien, travaillons. »

(page 242) Nous travaillâmes effectivement ; plusieurs séances furent consacrées à l’examen du projet ; M. Beernaert insistait vivement pour que les minorités catholiques des grandes villes reçussent satisfaction ; c’est pour déférer à ses instances que fut admise, après beaucoup de tergiversations, la disposition relative à l’adoption, dans certains cas, d’écoles privées par l’État. De plus, M. Jacobs avait rédigé un exposé des motifs qui laissait à désirer ; je l’amendai considérablement ; les autres ministres n’y intervinrent pas.

Enfin l’œuvre fut définitivement arrêtée. Le Roi nous pressait d’ailleurs ; il demandait instamment la communication du projet : il lui fut envoyé huit jours avant l’ouverture des Chambres, et immédiatement après, il m’appela à Ostende ; il avait fait venir M. Jacobs quelques jours auparavant.

Je fus reçu très cordialement. Le Roi manifesta d’abord le désir que le code Laurent ne fût pas retiré purement et simplement, mais qu’une commission fût nommée pour rédiger un nouveau projet de révision. J’avais déjà songé à cette solution, et je répondis au Roi que je partageais complètement sur ce point son avis. Revenu à Bruxelles, j’en entretins mes collègues ; M. Beernaert fit quelques objections. Mais je lui répondis que nous avions intérêt à provoquer la rédaction d’un nouveau projet, que sinon le parti libéral reprendrait un jour le projet Laurent ; et que, du reste, il ne s’agissait pas de demander, à la commission à nommer, de refondre tout le Code civil, mais seulement de le compléter et de l’améliorer.

Dans ces termes, M. Beernaert se rallia à mon (page 243) sentiment et la formation d’une commission fut arrêtée en principe.

Je reviens à mon entrevue avec le Roi. Il ne me cacha pas qu’il m’avait mandé surtout pour m’entretenir du projet sur l’instruction primaire : « Je désire, me dit-il, que nous nous entendions à nous deux sur ce projet ; je pourrai dire alors à vos collègues que nous sommes d’accord, et il sera plus aisé d’aboutir. Je lui répondis que je ne pouvais prendre de résolution en dehors de mes collègues ; que je leur rapporterais les communications qu’il me ferait, mais que la solution appartenait au Conseil tout entier. Il insista : « Tous mes ministres, me dit-il, sont très gentils ; quand je les vois, je crois être d’accord avec eux ; puis ils se réunissent entre eux, et ils me font savoir que ce que je leur ai demandé n’est pas possible. » Il en concluait de nouveau que je devais m’entendre avec lui ; je lui répétai que je ne pouvais prendre aucune décision sans en avoir conféré avec mes collègues, et il parut enfin persuadé que, sur ce point, il ne me convaincrait pas. Puis, il engagea une discussion détaillée sur divers articles du projet, il me proposa quelques modifications qui ne touchaient pas aux bases essentielles du projet ; il était surtout préoccupé de la nécessité de sauvegarder la liberté de conscience des dissidents, et il me dicta même dans cet ordre d’idées une formule assez insignifiante : nous jugeâmes ultérieurement que le projet était, sur ce point, suffisamment explicite. Du reste, le Roi parlait de la loi avec une grande liberté d’esprit ; il ne paraissait pas en être préoccupé outre mesure, et il ne fit aucune allusion à des complications graves (page 244) qui pourraient être la conséquence de sa présentation.

10. Les souhaits du roi en matière militaire

Ce sujet épuisé, il passa à la question militaire, et il me tint à ce propos le langage que j’avais entendu maintes fois. Il me déclara qu’il ne consentirait pas à retirer le projet Gratry sans qu’un autre projet, qui reçût son approbation, y fût substitué. « Le Cabinet précédent, me dit-il, a déposé un projet de réserve pour m’être agréable, et je lui sais gré de l’avoir fait. » Je lui parlai à cette occasion des dispositions du pays ; je lui dis qu’il était inutile de tenter une aventure dont l’échec était assuré ; que nous étions bien disposés à proposer une réserve dans les termes convenus avec le général Pontus, mais que nous ne pourrions aller plus loin. Le Roi ne parut pas admettre que cela fût suffisant : « Il faut avant tout, me dit-il, faire son devoir. » Je lui dis que nous avions plusieurs devoirs à remplir et qu’il fallait chercher à les concilier. Je ne savais pas, du reste, quel était le point précis qu’il entendait viser en me tenant le langage que je viens d’analyser ; je l’appris quelques jours plus tard.

L’entretien avait duré près de trois heures, il fut suivi du déjeuner, pendant lequel le Roi et la Reine se montrèrent particulièrement aimables à mon égard. Après le déjeuner, la Reine continua à m’entretenir ; puis le Roi également ; après quoi je revins à Bruxelles, convaincu qu’en somme les dispositions royales ne nous étaient pas défavorables ; ce qui est certain, c’est que le Roi n’avait nullement manifesté le désir que le projet sur l’instruction primaire fût ajourné ; il admettait pleinement que ce projet fût présenté et discuté dans la session extraordinaire.

(page 245) Immédiatement après les ballottages sénatoriaux, le 17 juillet, je fis paraître au Moniteur une circulaire sur les cultes. Elle fut vivement attaquée ; mais elle devait être maintenue par mon successeur, M. de Volder, dans son intégralité. Elle était, du reste, fort modérée et elle ramena la paix dans le domaine du temporel du culte. Je ne l’avais pas soumise aux évêques. Je connaissais assez ces questions pour les trancher moi-même, et d’ailleurs j’avais hâte de tracer aux fabriques les règles à suivre, l’époque de la confection de leurs budgets étant arrivée.

11. La participation de la cour de cassation au Te deum

Nous approchions du 21 juillet, et nous avions résolu de rendre au Te Deum qui se chante ce jour-là à Sainte-Gudule son ancien éclat. Les autorités civiles et militaires furent donc convoquées. Le mercredi 16 au matin, deux conseillers de la Cour de cassation, MM. Corbisier et Bayet, vinrent me prévenir que la majorité de la Cour paraissait disposée à ne pas se rendre officiellement au Te Deum ; que tel était notamment l’avis de MM. de Paepe, Casier et Mesdach ; qu’elle devait en délibérer le lendemain en assemblée plénière, et que la Cour d’appel attendait sa décision pour se prononcer.

Je mandai immédiatement M. Faider et je priai en même temps M. Jamar, premier président de la Cour d’appel, de venir me voir vers 4 heures.

Je fis part à M. Faider de ce que je venais d’apprendre. Je lui dis qu’il y aurait là, de la part de la Cour de cassation, un acte d’hostilité contre le gouvernement ; que tel ne me paraissait pas devoir être son rôle ; qu’à la vérité depuis quatre ans la Cour n’allait plus au Te Deum ; mais qu’elle avait cessé d’y être invitée ; qu’invitée de (page 246) nouveau, elle briserait avec la tradition suivie de 1830 à 1880, si elle ne s’y rendait pas, et qu’une telle attitude donnerait prise à bien des attaques contre elle.

M. Faider me répondit qu’il partageait entièrement mon avis. Je lui citai alors les conseillers qu’on m’avait signalés comme les plus hostiles. Il semblait très bien au courant de l’état des choses. Finalement, je lui demandai d’user de son autorité pour prévenir un éclat ; il me promit de faire des démarches dans ce sens.

Je tins le même langage à M. Jamar, premier président de la Cour d’appel ; celui-ci, avec un empressement significatif, me répondit qu’il considérait l’abstention de la magistrature comme hautement regrettable. Je le remerciai de cette déclaration, et je lui dis que, puisque tels étaient ses sentiments, je le priais d’en faire part à M. Vandenpeereboom, président de chambre à la Cour suprême, qui remplaçait M. de Longé, malade, et que je ne doutais pas que son intervention ne contribuerait à prévenir une décision fâcheuse. Il s’engagea, avec le même empressement, à faire la démarche que je sollicitais de lui.

Le lendemain, la Cour décida, à l’unanimité, moins trois voix, celles de MM. de Paepe, Cornil et Bougard, d’assister au Te Deum. M. Faider et M. van Berchem avaient vivement insisté dans ce sens. J’appris plus tard que la résolution avait été rédigée par M. Beckers.

M. Faider m’annonça la résolution prise, en ajoutant qu’elle avait réuni « une très forte majorité ». Je fus d’autant plus heureux de ce résultat que, d’après les prévisions que m’avaient communiquées MM. Bayet et Corbisier, il était presque inespéré.

12. La question militaire : la démission du ministre de la guerre

(page 247) Nous eûmes de nouveau à débattre la question militaire pendant la semaine qui précéda l’ouverture des Chambres. Le général Pontus nous déclara qu’il ne pouvait se contenter du seul projet qui, par modification à la loi de milice, prolongeait de trois ans la durée du service, projet d’ailleurs absolument inoffensif ; il soutint que les cadres devaient être augmentés de façon à ce que les trois classes de milice destinées à former, avec la neuvième et la dixième, la réserve, eussent des officiers en titre. Nous nous récriâmes : proposer, dans l’état du trésor, une dépense de ce genre, dont rien ne démontrait l’urgence, c’était courir au-devant d’un échec assuré, ou tout au moins provoquer un grave mécontentement.

Les choses en étaient là, lorsque le Roi arriva, le samedi 19, pour prendre, de concert avec M. Malou, les mesures que comportait l’ouverture de la session. Il insista, de son côté, pour que le double projet du général Pontus fût admis ; M. Malou s’y refusa, et le Conseil des ministres n’avait plus délibéré sur cet objet lorsque, au sortir du Te Deum du 21 juillet, M. Malou nous réunit chez M. Vandenpeereboom, en attendant l’audience que nous devions recevoir du comte et de la comtesse de Flandre, et nous apprit que le général Pontus avait donné sa démission : celui-ci venait de lui annoncer, le matin même, qu’il l’avait remise la veille au Roi.

M. Malou lui avait fait remarquer l’incorrection de ce procédé ; mais, quelque grave qu’elle fût, le fait n’en subsistait pas moins. « Je suis sûr, nous dit M. Malou, que c’est le Roi qui lui a demandé sa démission. » Il fallait aviser au plus vite, car nous ne pourrions nous (page 248) présenter le lendemain devant les Chambres sans ministre de la Guerre ; nous fûmes donc d’avis d’ajourner la solution tout entière de la question militaire au mois de novembre et, moyennant cela, de prier le général Pontus de retirer sa démission. M. Malou alla faire part au Roi de notre avis ; le Roi accepta ; le général Pontus reprit son portefeuille et l’incident put ainsi se terminer sans bruit.

Vers 5 heures, je reçus la visite de M. Lechien, avocat à Tournai et parent de Mme Pontus. Il me raconta qu’il avait vu sa parente le matin et que celle-ci lui avait annoncé la retraite de son mari. La conversation s’étant engagée un peu plus à fond, Mme Pontus déclara à M. Lechien que c’était le Roi qui avait réclamé la démission du général. Ainsi, la conjecture de M. Malou se trouvait vérifiée ! Le Roi, sans égard aux embarras qu’il allait nous créer, ou tout au moins pour tâcher d’atteindre ses fins, n’avait pas hésité à réclamer du ministre de la Guerre un acte de mauvais gré à l’égard de ses collègues et absolument contraire à la solidarité qui les liait ainsi qu’à la confiance mutuelle qu’ils s’étaient vouée !

13. La légation belge auprès du Saint-Siège

(page 248) La session s’ouvrit le 22 juillet. Nous fûmes l’objet des démonstrations de sympathie les plus franches de la part de nos amis. A peine les élections eurent-elles été validées et le bureau constitué que nous déposâmes trois projets de loi : un premier projet que M. Malou qualifiait de projet de régularisation sur les eaux-de-vie, un second rétablissant la légation du Vatican et puis le projet sur l’instruction primaire.

(page 249) Le premier projet était à peine connu, qu’il souleva un violent orage. M. Malou nous avait affirmé que ce projet n’augmentait en rien l’impôt, et, au milieu des nombreuses questions qui nous préoccupaient, nous nous en étions rapportés à sa déclaration. Cependant la chose fut vivement contestée ; la section centrale formula une contre-proposition, et M. Malou comprit la nécessité d’ajourner son projet, afin qu’il eût le temps d’en modifier les dispositions. Une sérieuse escarmouche se produisit à la Chambre à ce sujet ; plusieurs d’entre nous y intervinrent, MM. Frère et Bara cherchant à nous mettre en contradiction avec nous-mêmes. Nous relevâmes le gant, et non, je crois, sans succès.

Immédiatement après, vint le projet relatif à la légation du Vatican. Ici, un débat politique d’ensemble s’engagea, et on me mit en demeure de m’expliquer sur les deux questions relatives aux cimetières et aux commissaires spéciaux. Ce ne fut qu’à mon corps défendant que j’abordai la première de ces questions ; mais M. Malou me dit que je ne pouvais me refuser à fournir les explications demandées. Je m’y décidai, et en dépit des protestations de la gauche, il me sembla que la question avait été placée sur un bon terrain. M. Malou me félicita vivement, et la droite ratifia son suffrage. C’est dans cette discussion qu’ayant à rendre compte de la formation du Cabinet, il nous qualifia, M. Jacobs et moi, « d’athlètes ». Le mot était flatteur ; il resta : c’était ; en effet, l’honneur de notre vie politique d’être toujours prêts à défendre nos convictions. Quant à M. de Moreau, il se contenta de défendre le rétablissement de la légation du Vatican ; de divers côtés l’on s’étonna, bien (page 250) qu’à tort, qu’il se fût targué d’avoir reçu le ministre d’Italie « avec la même courtoisie » que ses collègues du corps diplomatique.

14. La révision de la loi scolaire (III). Les objectifs de la nouvelle loi

Quant au projet de loi sur l’instruction primaire, il eut, dans le principe, la singulière fortune d’être très bien compris de nos adversaires politiques, et très mal de nos amis. Nous avions poursuivi, en le rédigeant, un double but : nous avions voulu faire une œuvre de décentralisation au profit des communes et une œuvre de pacification religieuse. Nous savions, du reste, que si le projet était adopté, un nombre considérable d’écoles publiques seraient supprimées, et qu’en intéressant les communes à cette suppression nous susciterions, dès maintenant, contre le parti libéral, des hostilités implacables, s’il tentait plus tard de les rétablir. Non seulement, par conséquent, nous affermissions notre situation dans le présent, mais nous minions d’avance la position du libéralisme, si la fortune électorale lui rendait le pouvoir. Qu’on ajoute à cela que l’école publique perdait son caractère d’école neutre, et l’on comprendra quel échec le projet constituait pour nos adversaires.

Nos amis ne parurent pas s’apercevoir de tous ces avantages. Dans les débats des sections, ils réclamèrent vivement des modifications. Le point sur lequel semblaient se concentrer leurs efforts, c’était le droit pour les écoles libres de recevoir des rétributions scolaires de l’autorité publique, à l’égal des écoles officielles. Dans la section dont je faisais partie, deux hommes, à coup sûr modérés, MM. Delcour et Mélot, insistèrent vivement pour obtenir cette concession. D’autre part, la presse catholique était froide, et certains évêques (page 251) demandaient des améliorations. J’eus à ce sujet une correspondance assez longue avec l’évêque de Namur ; je ne pus le convaincre et je fus obligé de renoncer à toute tentative ultérieure ; plus tard, il nous rendit justice. L’évêque de Tournai m’envoya également le chanoine Higuet dans le courant du mois d’août à l’effet d’obtenir des concessions ; déjà alors les attaques que multipliait le parti libéral avaient pris un caractère sérieux, et je ne pus m’empêcher de m’étonner vis-à-vis de mon interlocuteur, que, dans la situation où nous nous trouvions, on nous demandât d’accentuer encore la portée du projet de loi.

Le parti libéral, lui, avait saisi d’emblée l’importance et les effets de la loi. Aussi son mécontentement fut-il sans bornes, et résolut-il de tout mettre en œuvre pour empêcher le vote. La presse libérale prit un aspect menaçant, et il devint visible que l’on allait tenter contre nous des émeutes. M. Beernaert en était surtout convaincu. Il ne faisait que nous répéter que les libéraux nous jetteraient par les fenêtres.

15. Les inquiétudes quant à la confiance du Roi dans le nouveau ministère

Quant à moi, j’espérais que nous dominerions la situation ; mais je ne me dissimulais pas que nous aurions de durs moments à traverser ; je l’avais dit dès le mois de juin à mes collègues. Ce que nous redoutions surtout, c’était l’impression que l’attitude de la presse libérale pourrait produire sur l’esprit du Roi. Aussi, le mardi 5 août, dans un conseil des ministres qui se tint le matin, nous résolûmes d’écrire au Roi, pour lui faire savoir d’un ton calme et ferme qu’appuyés sur la représentation nationale, nous étions certains de triompher des difficultés que le parti libéral chercherait à nous susciter.

(page 252) Un texte proposé par M. Jacobs fut écarté ; il me l’avait envoyé avec cette recommandation : « Surtout, tantôt au conseil, n’ayez pas l’air ému ; plus encore devant Malou que devant la Chambre, il faut affecter la quiétude la plus grande. » Je rédigeai un autre projet et le transmis immédiatement à M. Malou, qui le copia et l’envoya au Roi revêtu de sa signature.

Voici le texte de cette lettre qui fut adressée au Roi, le 5 août :

« Sire,

« La Chambre aborde aujourd’hui la discussion des deux projets de loi rétablissant la légation auprès du Saint-Siège et modifiant le régime de l’instruction primaire. Le second de ces projets, Votre Majesté le sait, est conçu dans un grand esprit de modération, et il abroge une loi contre laquelle le pays s’est prononcé d’une façon non équivoque.

« Le Gouvernement ne met pas en doute que, grâce à la confiance de ses amis, il obtienne des Chambres le vote de ces deux projets de loi.

« Certains éléments libéraux semblent cependant vouloir provoquer des manifestations destinées à se substituer aux délibérations du pouvoir législatif. Le Cabinet ne se laissera pas troubler par ces manifestations, qui ne paraissent pas, du reste, avoir grande importance et qui, en tout cas, ne répondent nullement au sentiment de la grande majorité du pays, tel qu’il s’est révélé le 10 juin et le 8 juillet.

« Appuyé sur la représentation nationale, il a la certitude de triompher des difficultés qu’on voudrait lui susciter.

« J’ai l’honneur, Sire, etc. MALOU. »

16. Les démonstrations publiques du mois d’août 1878

Le 5 août, au sortir de la Chambre, des groupes tumultueux stationnaient rue de l’Orangerie et huèrent les (page 253) ministres et les représentants catholiques. Notre résolution fut aussitôt prise. Nous chargeâmes le gouverneur d’aviser M. l’échevin Walraevens, en l’absence de M. le bourgmestre Buis, que si l’ordre n’était pas immédiatement rétabli et si les scènes du 5 se reproduisaient, le gouvernement interviendrait. Cette communication fut faite par M. Dolez à M. Walraevens, le 6 vers midi ; M. Walraevens prit l’engagement d’empêcher les manifestations de la veille. Cependant, à la fin de la séance, des groupes plus nombreux que la veille étaient réunis rue de l’Orangerie. Je fus averti à mon banc de ce qui se préparait, et M. Alphonse de Haulleville m’écrivit un mot pour m’engager à rentrer chez moi par les couloirs de la Chambre. Je ne donnai aucune suite à cet avis ; je sortis, au contraire, par la grande porte, ainsi que MM. Jacobs et Beernaert, et nous fûmes tous les trois, ainsi que nos amis, accueillis par des cris insultants. Il fut décidé que la droite, fort indignée, se réunirait le soir chez le prince de Caraman pour aviser à la situation. Mais nous pensions que la responsabilité ne pouvait être déplacée et que c’était au gouvernement à agir. M. Malou était retourné à la campagne un peu avant 5 heures ; M. Jacobs avait eu le temps de lui demander si, d’après lui, nous devions intervenir. « C’est peut-être un peu tôt, avait-il répondu, mais je me rallie à ce que vous déciderez. » Nous nous réunîmes immédiatement, MM. Beernaert, Jacobs et moi, et nous décidâmes que le lendemain matin nous ferions appel a l’armée. M. Dolez fut mandé le soir chez M. Jacobs, où se trouvait M. Beernaert ; moi, je quittai mes deux collègues pour aller rendre compte à la droite des (page 254) mesures que nous avions résolues. L’exposé que je fis fut accueilli avec grande faveur ; on nous remercia vivement de cet acte d’énergie, et on reprit confiance. Vers la fin de la réunion, MM. Jacobs et Beernaert arrivèrent ; ils confirmèrent mes paroles en annonçant que le gouverneur venait de signer le réquisitoire à l’armée.

Le lendemain matin, le collège échevinal fut avisé de notre résolution par un mot du gouverneur. Son émotion fut très vive ; il se réunit d’urgence et vint solennellement demander à MM. Jacobs et Malou de retirer les ordres qu’ils avaient donnés, leur promettant d’empêcher tout trouble nouveau. Cette promesse était trop formelle pour qu’on n’y eût pas égard. Déjà la gendarmerie avait fait son apparition rue de la Loi ; les carabiniers étaient sortis de leur caserne ; on leur donna contre-ordre ; l’exécution du réquisitoire à l’armée se trouvait ainsi suspendue ; mais nous nous réservions de la reprendre, dès que le besoin s’en ferait sentir. A 2 heures, M. Jacobs rendit compte à la Chambre de ce que le gouvernement avait fait ; il déclara que nous étions décidés à maintenir l’ordre, et cette ferme attitude produisit le meilleur effet. A partir de ce moment, on essaya bien encore de former quelques groupes, de pousser quelques cris, mais la représentation nationale délibéra paisiblement, et chacun eut la conviction que les émeutes ne réussiraient pas.

Cependant le parti libéral ne renonça pas aux démonstrations. Il annonça une manifestation pacifique des associations libérales pour le 10 août. Cette manifestation devait consister en un discours de M. Janson, une promenade dans certaines rues de la ville et le (page 255) dépôt d’une pétition à la Chambre contre la loi sur l’instruction primaire. De son côté, la presse libérale chercha à échauffer les esprits de plus en plus.

Le but visible de cette manifestation était d’impressionner le Roi. J’eus à ce moment la preuve que rien n’était négligé pour atteindre ce résultat. M. Frère s’était rendu à Blankenberghe auprès de M. van Praet ; il lui avait notamment parlé de moi ; il lui avait dit que je devais m’en aller ; que j’avais une mémoire gênante ; que j’interrompais les membres de la gauche d’une façon désagréable ; bref que c’était une satisfaction à leur donner. Celui à qui M. van Praet avait confié cette conversation se hâta de me la communiquer.

Les lettres que M. Malou reçut du Roi (Note de bas de page : Voir DE TRANNOY, « Léopold II et Jules Malou en 1884 », Bruxelles, Dewit, 1920. (T.)) nous prouvèrent du reste qu’il avait l’esprit quelque peu frappé. Il offrit de venir à Bruxelles ; nous acceptâmes ; un conseil des ministres fut tenu ; il nous demanda quelques concessions au point de vue notamment de l’inspection et de l’adoption. Nous les lui promîmes.

La chose nous parut d’autant plus utile que les indépendants de Bruxelles, s’étant réunis, avaient résolu de présenter certains amendements. M. Simons fut chargé de s’entendre à ce sujet avec nous. Nous nous réunîmes chez M. Jacobs, lui, M. Beernaert et moi, et après quelques pourparlers, nous résolûmes, mes collègues et moi, de nous rallier à la plupart des modifications que sollicitaient les députés de Bruxelles. Ces modifications n’avaient pas grande importance et elles n’altéraient pas les caractères essentiels du projet ; mais (page 256) il n’en est pas moins vrai qu’elles nous obligeaient non seulement à ne pas déférer aux sollicitations de nos amis, mais encore à accentuer quelques-unes des dispositions qu’ils avaient critiquées. Je reste convaincu d’ailleurs qu’en agissant de cette façon, nous avons sauvé la loi et avec elle le parti catholique.

Nous arrivâmes ainsi au 10 août. Dès que les catholiques et les indépendants avaient appris que les libéraux projetaient, pour ce jour-là, une manifestation, ils avaient résolu d’en préparer une en sens contraire ; ils avaient vu M. Buls, qui l’avait autorisée, et pour empêcher que les deux manifestations n’entrassent en conflit, il les avait canalisées en leur assignant des itinéraires différents.

Tout ceci était improvisé, et les députations catholiques qui arrivèrent des provinces ne purent pas être nombreuses. Néanmoins, elles étaient fort enthousiastes. Je vois encore les Liégeois passant rue de la Loi, vers 10 heures du matin, drapeaux déployés, et m’acclamant vivement au balcon, où je me trouvais en ce moment.

L’après-midi, les deux manifestations suivirent leurs itinéraires respectifs. La manifestation catholique passa rue de la Loi, en venant de la rue Ducale, en face du ministère de la Justice. On m’avait demandé d’être au balcon ; j ‘y étais, en effet, avec ma femme, mes enfants ; la comtesse Édouard de Liedekerke et le prince de Caraman. Les acclamations furent tellement vives que la comtesse de Liedekerke pleura de joie. Le moment le plus émouvant fut celui où les Gantois déployèrent leur superbe drapeau représentant « le lion flamand ». Jamais (page 257) ni les miens, ni moi, nous n’oublierons ce jour-là. A peine le cortège était-il passé, que quelques bandes de libéraux accourus de partout poussèrent des huées ; on les dispersa rapidement.

En somme, la journée avait été bonne ; pour la première fois les catholiques étaient descendus dans la rue ; ils l’avaient fait avec succès, et dès ce moment chacun crut pouvoir augurer qu’on ne nous renverserait plus par l’émeute. Ce résultat était très important.

17. La loi scolaire. Les débats parlementaires

Aussi la discussion de la loi s’ouvrit-elle le lendemain très paisiblement. Cependant le ton de la presse libérale était toujours très monté, et il continuait à impressionner le Roi. J’ai eu alors et j’ai encore la conviction, et mes collègues avec moi, que le Roi recevait des communications incessantes des chefs du parti libéral, et que ceux-ci s’étaient donné pour mission de lui faire peur. Il nous avait, à maintes reprises, recommandé de tâcher d’avoir le concours de quelques membres de la gauche ; nous ne demandions pas mieux ; mais nous ne lui avions pas caché que, dans l’état actuel des partis, cet espoir nous paraissait chimérique. Je pense aussi qu’il aurait préféré nous voir revenir à la loi de 1842, et je ne sais si ce n’est pas d’accord avec lui que M. Pirmez présenta des amendements tendant à laisser aux communes la faculté de choisir entre cette loi ou la loi de 1879. Les amendements ayant été écartés par le Cabinet, le Roi sembla plus préoccupé encore que précédemment. Il écrivit à ce moment d’Ostende à M. Malou une lettre assez dure, où il nous reprochait de ne pas suivre ses conseils. « Le droit du ministère, disait-il, est de faire voter une loi cléricale ; mais son devoir est de prévenir (page 258) une révolution. » (Note de bas de page : Textuellement : « Le droit de la majorité de faire une loi cléricale est indéniable de même que son devoir de ne pas provoquer une révolution en manquant de sagesse. » « Léopold II et Jules Malou en 1884 », pp. 12-21. (T.)) Il terminait sa lettre en disant qu’il « reprenait sa liberté d’action ». Sur l’heure, M. Malou lui répondit d’un ton assez vif en lui demandant s’il réclamait la démission de ses ministres (Note de bas de page : Cette réponse fut adressée au Roi le 23 août 1884. (T.)). Le Roi s’en défendit dans une réponse plus mesurée ; il ajouta que, s’il nous avait donné des conseils, c’était dans notre propre intérêt et qu’au surplus il était tout disposé à venir à Bruxelles pour conférer avec nous. Nous fûmes d’avis qu’il fallait le prier de venir ; il vint, en effet, et tint un conseil des ministres.

Il semblait radouci et nous fit un accueil aimable. Nous lui représentâmes que nous avions suivi ses conseils puisque nous avions admis des amendements conformes à ses vues. Il le reconnut et nous en remercia. Il se montra très préoccupé des projets de désordres des libéraux. Nous lui exprimâmes l’avis que tout était fini. Il répondit que nous nous trompions et il insinua que l’agitation deviendrait beaucoup plus grave. Nous lui dîmes que cette agitation était factice, mais que, s’il daignait dire aux chefs de la gauche qu’il resterait fidèle à son gouvernement et à la majorité, l’apaisement se ferait rapidement ; nous ne pûmes lui arracher cette promesse. « On fait le siège du Roi, » lui dit M. Jacobs ; il ne le contesta pas. Je lui rappelai alors les paroles fameuses de Léopold à ses ministres de 1857 : « N’oubliez pas que vous êtes dans la forteresse, que j’y suis avec vous et que nul ne pourra vous en faire sortir (page 259) que vous-mêmes. » Il me répondit « Je n’ai pas l’autorité du feu Roi. » En somme, cette entrevue nous démontra que le Roi n’entendait rien brusquer et même qu’il ne désirait pas se séparer de nous ; toutefois il avait évité de s’engager et nous en conclûmes que le meilleur moyen de sortir de cette situation un peu confuse, c’était de hâter le vote de la loi, d’empêcher tout désordre et de mettre ainsi le Roi dans l’impossibilité de nous abandonner, si, ce qui ne nous était nullement démontré, cette éventualité rentrait dans ses prévisions comme une chose sinon arrêtée, au moins possible.

Aussi bien la discussion de la loi avançait, et le calme se faisait de plus en plus. Il était visible que le parti libéral n’espérait plus empêcher que les Chambres votassent le projet. La discussion générale se termina le 22 août. M. Frère prononça, ce jour-là, un discours solennel et violent, dans lequel il répéta toutes les vieilles généralités qu’il avait développées plus de cent fois. Il avait été convenu que je lui répondrais. Je le fis, en effet, et la discussion des articles fut remise au mardi suivant. M. Denys Cochin était alors à Bruxelles, il entendit M. Frère ; je lui demandai ce qu’il en pensait ; il me répondit : « Il parle bien, très bien, mais on ne parle plus comme cela. » Ce mot, très exact, mérite d’être souligné.

Le dimanche 24 devaient avoir lieu à Bruges les fêtes de Charles le Bon. Nous étions attendus, M. et Beernaert, ma femme, ma fille et moi, chez le gouverneur. M. Beernaert ne put nous accompagner, devant ouvrir une exposition à Termonde ; nous partîmes le dimanche matin et ne revînmes que le lundi dans l’après-midi. (page 260) Les fêtes eurent un éclat inaccoutumé et attirèrent une foule immense.

On nous choya beaucoup, et en assistant l’après-midi à la cavalcade, je dis au comte John d’Oultremont, maréchal du Palais : « Je voudrais que le Roi fût présent. Il verrait qu’il n’existe aucune agitation dans la population. »

Le lundi matin, je me rendis chez l’évêque pour lui faire visite. Il me dit aussitôt que tous ses collègues étaient réunis chez lui et qu’ils seraient charmés de me voir. Ils se trouvèrent, en effet, bientôt groupés autour de moi dans le grand salon de l’évêché, et, après les avoir salués, je m’empressai de porter la conversation sur la loi relative à l’instruction primaire. Je leur exposai le plan et le but de la loi ; ils me firent quelques questions et quelques objections, mais avec beaucoup de mesure. Je vis bien que tous, y compris l’évêque de Namur, reconnaissaient que nous ne pouvions guère faire davantage. En terminant, je leur déclarai que nous avions en vue la pacification scolaire et que nous comptions à cet effet sur le concours du clergé. L’évêque de Liége se hâta de m’assurer que ce concours ne nous ferait pas défaut ; tous les autres évêques adhérèrent, et je les remerciai de leurs bonnes dispositions.

Le lendemain commença la discussion des articles. La gauche ne nous cacha pas qu’elle comptait ne pas siéger au delà de la semaine ; c’était la meilleure preuve qu’aucune tentative sérieuse ne serait faite pour entraver le vote de la loi. Cependant les débats ne laissèrent pas que d’être assez animés. M. Bara, qui s’était tu jusque-là, intervint avec violence. Nous fîmes repousser, (page 261) par modération, l’amendement de M. Thonissen d’après lequel les écoles privées devaient recevoir l’écolage des enfants pauvres aussi bien que les écoles adoptées, quand elles réunissaient les conditions de l’adoption et se soumettaient à l’inspection ; cette réforme n’était pas encore mûre ; d’autres concessions, sans grande importance, du reste, furent faites au banc de Bruxelles ; et les choses en étaient là, quand M. Tesch proposa, le 30 août, que nul ne fût admis à donner l’enseignement dans les écoles adoptées, s’il n’était Belge ou n’avait obtenu la naturalisation. Nous n’avions pas été prévenus de cet amendement, et, bien qu’il blessât nos sentiments, nous l’aurions peut-être adopté dans une forme adoucie (Note de bas de page : Le Roi écrivait encore, le 4 septembre, à M. Malou pour l’inviter à faire voter par le Sénat « quelque chose comme l’amendement de M. Tesch », « Léopold II et Jules Malou en 1884 », p. 20. (T.)), s’il n’avait été développé par son auteur et soutenu par M. Bara à l’aide de considérations aussi injurieuses que calomnieuses à l’adresse des ordres religieux. Il fut rejeté. Nous apprîmes depuis qu’il était le dernier espoir de la gauche ; que celle-ci ne craignait rien tant que de nous le voir adopter ; qu’elle fut enchantée de son échec, et qu’à ses yeux cet échec lui permettrait de battre la loi en brèche en la qualifiant tout à la fois de « loi des petits-frères et de loi des étrangers ». Ce qui est certain, c’est que cette qualification fut étrangement exploitée dans la suite par le parti libéral et qu’elle ne fut pas sans influence sur les élections communales du mois d’octobre dans quelques villes.

La loi fut votée le 30 août par septante-huit voix (page 262) contre cinquante et une. M. Jacobs télégraphia ce résultat important au Roi ; le Roi ne lui répondit pas.

18. La manifestation catholique du 7 septembre et les violences libérales

Nous avions donc, parlementairement parlant, triomphé de toutes les difficultés. Cependant le parti libéral n’avait pas renoncé à l’idée de peser sur les déterminations royales. Il n’avait pas réussi à entraver les débats parlementaires au moyen de l’émeute : n’y avait-il pas lieu pour lui de chercher, par des démonstrations dans les rues de la capitale et une pétition au Roi, à obtenir un refus de sanction ? Il le pensa, et à cet effet il s’était résolu à organiser, pour le 31 août, un cortège des associations libérales à travers la capitale, cortège qui, drapeaux et bannières déployés, devait, en passant devant le Palais royal, y déposer des pétitions. C’était le renouvellement en grand de la manifestation du 10 août. Dès que les catholiques et les indépendants connurent ce projet, ils résolurent de « manifester » le même jour ; ils firent part de leurs intentions au bourgmestre. Celui-ci leur répondit qu’il leur serait loisible de manifester librement un autre jour, mais que le 31 août était réservé aux libéraux. Il y eut des protestations. Fallait-il obéir à cette défense ou passer outre ? Les ministres furent consultés ; ils exprimaient l’avis de remettre la contre-manifestation à un autre jour. On s’y résigna. Le défilé des associations libérales put donc se déployer à son aise. Il dura quatre heures ; les organisateurs avaient eu soin de distancer les groupes de manifestants, de façon à ce que le spectacle se prolongeât pendant un temps relativement long. En réalité, tout aurait pu être terminé en deux heures, car, d’après les données que nous recueillîmes, les manifestants ne (page 263) dépassèrent pas le chiffre de vingt mille hommes, mais on voulait se ménager le plaisir de grossir ce chiffre ; et, en effet, le lendemain les journaux libéraux parlèrent avec enthousiasme d’un chiffre sensiblement plus élevé. Les catholiques n’interrompirent nulle part le cortège, pas plus qu’ils ne le huèrent ou ne le sifflèrent. Vers 6 heures et demie, alors que j’étais déjà à table, le procureur du Roi vint me rendre compte de ce qui s’était passé ; aucun incident ne s’était produit ; « mais, me dit-il, si les catholiques manifestent dimanche prochain, c’est alors qu’il y aura du chahut. »

Rien n’était encore décidé définitivement en ce qui concerne cette contre-manifestation. Le lendemain, vers 9 heures du matin, je me rendis chez M. Beernaert ; M. Nothomb y était déjà ; tous deux exprimèrent l’avis que la contre-manifestation était indispensable ; je me ralliai à ce sentiment, et des dispositions furent prises en conséquence.

Le même jour le Roi arriva d’Ostende pour ouvrir I ‘Exposition triennale des Beaux-Arts. Aucun incident ne marqua cette ouverture. MM. Beernaert, de Moreau, Pontus et moi, nous accompagnâmes le Roi et la Reine. Le Roi fut affable, sans nous entretenir longtemps. Il exprima seulement à M. Beernaert, mais sans y insister beaucoup, le regret que l’amendement de M. Tesch n’eût pas été adopté.

Un grand élan se révélait dans le pays catholique ; chacun brûlait de venir à Bruxelles le 7 septembre. On se mit en rapport avec M. Buls ; il promit une protection efficace. Les rapports de la police secrète nous avertirent qu’on organisait une campagne de sifflets ; mais aucun (page 264) autre dessein ne nous fut dénoncé. La manifestation catholique devait suivre le même itinéraire que la manifestation libérale : ce fut une faute ; il aurait fallu la faire passer par les boulevards ; mais cette idée ne vint à l’esprit de personne. Nous agitâmes cependant, mes collègues et moi, le point de savoir comment nous réprimerions les désordres, s’il s’en produisait. La garnison de Bruxelles était à ce moment très faible ; toutes les troupes disponibles étaient dirigées vers le Camp, où devaient avoir lieu, la semaine suivante, les manœuvres annuelles ; cependant nous obtînmes du général Pontus qu’il gardât dans la capitale un peu plus d’infanterie qu’il ne comptait le faire. Ces précautions, je le répète, nous paraissaient superflues ; nous avions confiance dans les assurances du bourgmestre et même de la presse libérale, et nous ne mettions pas en doute que la journée du 7 septembre ne se passât avec calme. Telle était à cet égard l’assurance du ministre de l’intérieur, M. Jacobs, qu’il se rendit le dimanche matin, à Rixensart, chez sa mère, Il ne revint qu’à midi et il avait autorisé le gouverneur du Brabant à n’être à son poste que vers 1 heure. Bien que nous comptions sur le calme, cette attitude trop optimiste de M. Jacobs m’étonna vivement ; mais je n’en eus connaissance que trop tard.

A 11 heures, M. de Moreau vint me trouver ; nous sortîmes ensemble, et nous assistâmes à l’arrivée par la gare du Luxembourg de quelques sociétés catholiques : elles étaient animées d’un grand enthousiasme et nous augurâmes bien du résultat de la journée. Mais à peine avais-je déjeuné que l’administrateur de la Sûreté publique, M. Gauthier, vint me trouver et m’annoncer que, (page 265) depuis 10 heures ou 10 heures et demie, des violences se commettaient à l’arrivée des trains à la gare du Nord ainsi qu’au boulevard central. Je me rendis chez M. Jacobs, qui venait d’arriver. Il demanda par le téléphone des renseignements à M. Buls ; M. Buls se montra rassurant. Cependant, le gouverneur n’était pas arrivé ; nous le cherchâmes au cercle où il avait déclaré qu’il se trouverait à partir de 1 heure ; M. Dolez n’arriva guère que vers 2 heures ! A ce moment, les choses avaient pris une tournure plus grave. On vint nous annoncer que le cortège était coupé ; on nous demanda protection. Fallait-il faire sortir les troupes pour rétablir l’ordre ? Ni M. Jacobs ni moi, nous ne pûmes nous y résigner ; M. Malou était à Woluwe ; M. Beernaert à Gand. Nos amis, dont plusieurs avaient été frappés et blessés, accouraient de toutes parts au ministère de l’Intérieur et nous demandaient d’agir. J’estime encore aujourd’hui que, d’après tous les renseignements qui nous étaient parvenus, nous aurions sans profit aggravé la situation en requérant à ce moment l’armée ; nous nous bornâmes à envoyer des détachements dans les gares pour protéger le départ des manifestants.

J’ai à peine besoin de dire les angoisses que cette journée nous apporta. M. Dolez ne cessa, à partir de 2 heures, de se tenir à notre disposition. Il nous renouvela ses protestations de dévouement, et je l’entends encore nous disant, à M. Jacobs et moi, lorsque nous lui parlâmes de requérir les troupes : « Pour des amis, il n’est rien que je ne fasse. » Je redoutais un peu que les catholiques ne récriminassent contre le ministère : il est si commode d’accuser quand les choses ont mal tourné ! (page 266) Je leur rends néanmoins ce témoignage que, tous, ils nous soutinrent loyalement au milieu de cette épreuve, et qu’ils ne songèrent pas à prétendre que nous aurions pu faire autre chose que ce qui avait été fait.

Vers 6 heures, tout était terminé. Les libéraux, jugeant leurs hauts faits suffisants, rentrèrent chez eux.

M. Jacobs écrivit une lettre de blâme à M. Buls, puis il vint dîner chez moi avec M. Nothomb et M. van Wambeke.

Le soir, une foule de monde accourut au ministère de la Justice. Le procureur du Roi y vint plusieurs fois, et, d’accord avec lui, je décidai qu’une enquête générale serait faite sur les tristes événements de la journée.

Il était cependant nécessaire de donner une satisfaction au sentiment catholique. Nous en délibérâmes le lendemain. M. Beernaert émit l’avis qu’il fallait destituer M. Buls. Nous ne pûmes nous rallier à cet avis ; M. Beernaert, tout en s’y tenant, n’insista pas. Mais nous nous arrêtâmes à l’idée de nous faire interpeller au Sénat, réuni depuis huit jours, afin d’avoir l’occasion d’annoncer les mesures que nous avions prises.

L’interpellation fut faite par M. Solvyns ; elle était conçue en termes très sommaires ; elle demandait quelles résolutions avait adopté le gouvernement. M. Jacobs les fit connaître. M. Solvyns proposa alors un ordre du jour blâmant les excès qui s’étaient commis à Bruxelles. M. Graux repoussa violemment cet ordre du jour. Mais une division se produisit à gauche. MM. Balisaux, Hardenpont, Crabbe, de Brouckere et quelques autres étaient visiblement embarrassés de l’attitude de M. Graux ; ils demandèrent, par l’organe (page 267) de M. Balisaux, quelques explications sur la portée de l’ordre du jour ; nous les fournîmes ; ils paraissaient satisfaits, quand M. Graux proposa l’ajournement. L’ajournement ayant été repoussé, M. van Schoor se leva et se prononça en faveur de l’ordre du jour ; M. Graux dut battre en retraite ; il le fit de mauvaise grâce, et finalement l’ordre du jour suivant fut adopté par soixante-quatre voix et deux abstentions : « Le Sénat, après avoir entendu les explications données au Sénat, blâme énergiquement les excès dont la ville de Bruxelles a été le théâtre dimanche dernier et passe à l’ordre du jour. »

Ce vote, presque unanime, fut envisagé par nous comme une victoire morale. Sans doute, il n’effaçait pas les odieux excès du 7 septembre ; mais il attestait que tous les honnêtes gens repoussaient les entraves apportées à la manifestation pacifique organisée par les catholiques.

A tout prendre, du reste, j’estime que la journée du 7 septembre a produit plus de bons résultats que de mauvais. Supposez qu’après la manifestation libérale du 31 août, les catholiques auraient renoncé à toute démonstration ; les libéraux fussent restés maîtres de la rue, et probablement ils auraient organisé une série de manifestations plus ou moins dangereuses ; déjà on annonçait une démonstration des instituteurs. A la suite du 7 septembre, M. Buis annonça que cette démonstration, de même que toutes les autres qu’on voudrait organiser, seraient interdites. On pouvait donc espérer que l’ère des manifestations publiques, destinées à peser sur la conscience royale, était fermée ; c’est ce qui (page 268) m’autorise à répéter que, malgré les apparences, la journée du 7 septembre ne nous a pas été inutile.

Tous ces événements s’étaient produits au cours de la session du Sénat. Réuni le 7 septembre, il se sépara le 12. La loi sur l’instruction primaire fut adoptée le 10 septembre par quarante voix contre vingt-cinq et une abstention. On y avait annoncé de nouveaux désordres aux abords du Sénat à l’occasion de ce vote. Il n’en fut rien. Décidément la partie était gagnée.

19. La loi scolaire. La sanction royale

(page 268) Elle l’était d’autant plus que le Roi venait de nous manifester l’intention de sanctionner la loi. Constitutionnellement, il ne pouvait faire autrement, mais l’attitude qu’il avait prise au mois d’août semblait laisser sous ce rapport place à un doute.

Le 11 septembre, dans la matinée, il avait spontanément réuni le Conseil des ministres en revenant du Camp. Nous ignorions quel pouvait être le but de cette réunion. M. Malou m’avait dit la veille : « J’ai envie de demander formellement au Roi s’il sanctionnera la loi ; nous devons sortir de l’équivoque. - Gardez-vous-en bien, lui avais-je répondu ; nous ne pouvons admettre qu’il ne la sanctionne pas ; nous devons, dans le langage que nous lui tiendrons, considérer la sanction comme ne faisant pas question. » Nous étions résolus à nous conformer à ce plan de conduite ; mais nous n’eûmes pas même à le suivre ; le Roi nous prévint. A peine étions-nous rangés autour de la table du Conseil qu’il nous dit « Je vous ai réunis, Messieurs, pour vous demander de renforcer la garnison de Bruxelles, la loi va être sanctionnée, (page 269) et il faut que, vous et moi, nous soyons à l’abri d’un coup de main. Le général van der Smissen demande six mille hommes pour maintenir l’ordre ; il faut les lui donner. » J’appuyai l’avis du Roi ; je ne voulais pas qu’il pût nous reprocher plus tard de ne pas avoir pris les précautions nécessaires. Une difficulté d’exécution se présentait seulement. La garnison de Bruxelles était de quinze cents hommes ; les locaux dont le ministre de la Guerre disposait ne pouvaient guère renfermer plus de deux mille cinq cents hommes ; où placer les autres ? La difficulté ne fut pas tranchée le jour même. D’accord avec le Roi en principe, nous recherchâmes les moyens de lui donner satisfaction dans la mesure du possible ; le général Pontus s’entendit avec le général van der Smissen : la garnison de la capitale fut portée à deux mille cinq cents hommes, et des bataillons supplémentaires furent tenus à la disposition du commandant militaire dans les villes voisines.

Le Roi, en nous congédiant, nous annonça qu’il retournerait à Ostende, mais qu’il reviendrait définitivement le mardi suivant.

Il avait été très aimable, semblait absolument d’accord avec nous et ne sépara en rien sa cause de la nôtre. Nous sortîmes de chez lui enchantés. Toutes les difficultés nous paraissaient apaisées ; jusque-là l’attitude du Roi nous avait laissé quelques inquiétudes ; après le conseil, elle ne nous en laissa plus.

20. Le pétitionnement des bourgmestres et le « compromis des communes »

Plusieurs d’entre nous se préoccupèrent alors de prendre quelques jours de vacances. J’étais particulièrement fatigué, et mes collègues m’autorisèrent à m’absenter pour quelques jours à partir du mardi 17. Nous n’étions (page 270) pas cependant au bout de nos embarras. Le 15, M. Malou avait été avisé par le Roi que M. Buls lui avait demandé une entrevue pour lui présenter une pétition au nom du « Compromis des communes». On sait, en effet, que, sur l’initiative du premier magistrat de la capitale, un certain nombre de bourgmestres s’étaient associés en vue de combattre la loi sur l’instruction primaire par tous les moyens légaux. Le Roi informait en même temps M. Malou qu’il recevrait M. Buls le 17 au Palais de Bruxelles, et qu’il se proposait de lui répondre qu’ayant sanctionné la loi de 1879, il devait, fidèle à son devoir constitutionnel, sanctionner également celle de 1884.

Nous n’attachions à cette démarche de M. Buls que peu d’importance. Le Roi ne semblait pas s’en préoccuper davantage ; car, lui ayant demandé, le 14, l’autorisation d’aller passer dix jours à Paris (Note de bas de page : Après le décès de M. Édouard Woeste, survenu le 15 août 1865, Mme Edouard Woeste, mère de Charles Woeste, était restée à Paris. Elle y mourut le 5 mars 1885. (T.)), il me répondit le 15 « Mon cher ministre, je ne vois aucun inconvénient à la petite absence que vous projetez, et je veus adresse mes meilleurs vœux pour votre voyage. La presse des deux partis excite extrêmement, c’est très fâcheux. Tâchez, cher ministre, avant votre départ, de faire tout ce qui dépend de vous pour calmer les journaux sur lesquels vous avez de l’influence. Croyez-moi, cher ministre, votre très affectionné, LÉOPOLD. »

Le Roi désirait donc que les polémiques de la presse s’atténuassent un peu. Mais il n’y avait rien, dans ces polémiques, qui l’effrayât outre mesure, car il me (page 271) permettait de m’absenter en termes trop obligeants et trop empressés, pour qu’on pût le soupçonner d’en être sérieusement frappé. Il avait d’ailleurs écrit à M. Malou qu’il donnerait sa sanction après avoir reçu le bourgmestre de Bruxelles.

Je m’apprêtai donc à partir. Je ne soupçonnais pas, du reste, que M. Buls comptât se faire accompagner d’autres collègues dans sa visite au Roi, et je pense que, si nous en avions été informés, nous aurions dû insister pour que l’entrevue eût lieu sans aucune solennité.

En réalité, le parti libéral allait tenter un dernier effort pour faire échouer la loi. Il espérait encore, par un coup final, agir sur l’esprit du Roi de là la démonstration qu’il préparait. Il semble, du reste, que le mot d’ordre était donné de toutes parts pour appuyer M. Buls dans cette démarche suprême. La veille du 17, au soir, on organisa au Waux-Hall une manifestation en son honneur ; la manifestation terminée, on vint pousser des huées sous les fenêtres des ministères. Mon départ était fixé ; je ne voulus pas le différer ; mais ce ne fut pas sans une certaine répugnance que je quittai Bruxelles le lendemain matin.

Le jeudi matin, je fus prévenu, à Paris, par les journaux et par M. Domis, de la réception de M. Buls et du discours du Roi. Je m’applaudis beaucoup de la décision prise en haut lieu et de la forme dans laquelle elle avait été portée à la connaissance « des bourgmestres compromis ». Mais, en même temps, je fus inquiet de l’appareil dont la réception avait été entourée. Les bourgmestres s’étaient rendus au Palais en voitures découvertes ; ils étaient escortés par les huissiers du conseil communal (page 272) en tenue officielle, et à leur sortie de l’hôtel de ville et du Palais, des rassemblements s’étaient formés et des acclamations s’étaient produites. Il était manifeste que les libéraux continuaient leur jeu et qu’ils avaient cherché à impressionner le Roi. La réponse royale avait dissipé toutes les incertitudes.

(Note de bas de page) Le Roi avait fait à la députation des bourgmestres libéraux la réponse suivante :

(« Je reçois votre pétition comme étant l’expression des vœux d’un grand nombre de citoyens investis de fonctions de magistrats communaux. J’ai reçu aussi, vous ne l’ignorez pas, Messieurs, de très nombreuses pétitions en sens contraire à la vôtre.

« En présence de ces opinions si divergentes, je dois me conformer à la volonté du pays, telle que l’ont exprimée les majorités des deux Chambres.

« Vous êtes trop bienveillants en louant ma sagesse, mais j’accepte sans réserve ce que vous voulez bien me dire de ma scrupuleuse observation des devoirs du souverain constitutionnel.

« Je resterai toujours fidèle à mon serment. Je continuerai, pour ce qui me concerne, à chercher à assurer la marche régulière de notre régime parlementaire. Je ne ferai jamais de distinction entre les Belges. Je serai pour les uns ce que j’ai été pour les autres, Ma conduite a été ce qu’elle a été en 1879. En usant de ma prérogative selon l’esprit de notre loi fondamentale, je sers la Belgique, nos deux grands partis et la noble cause de la liberté, à laquelle je suis si profondément dévoué.

« Je remercie sincèrement Messieurs les bourgmestres des sentiments qu’ils m’expriment pour ma personne et je les prie en retour, de vouloir bien compter sur moi. » (Fin de la note)

Mais était-il vraisemblable que les meneurs libéraux allaient s’effacer et rentrer chez eux ? Je ne le crus pas ; d’après les journaux, en sortant du Palais, M. Buls avait les yeux mouillés de larmes et M. De Wael, le visage caché dans ses mains. Toute cette pantomime marquait qu’on était résolu à tenter encore quelque chose, et c’est ce qui arriva.

21. Nouveaux incidents : les attaques contre le Roi et les gendarmes en bourgeois

Le soir, des bandes parcoururent la ville. Il en fut de même les jours suivants. La presse libérale recommandait bien le calme ; mais le bourgmestre prenait soin de convoquer chaque jour la garde civique, ce qui entretenait l’agitation. Le 19, M. Domis m’écrivait :

« Le mot d’ordre de la presse turbulente est de demander votre démission et celle de M. Jacobs. Rien que ça ! La Reine partage avec vous leurs aménités. » Dès ce moment, en effet, tous les groupes de l’opposition se divisèrent en deux fractions : les libéraux, se prétendant dynastiques, reculaient devant les moyens extrêmes et paraissaient vouloir se contenter d’une satisfaction de second ordre, c’est-à-dire du renvoi des deux ministres qui personnifiaient la politique du Cabinet ; les révolutionnaires du National, joints à quelques étrangers, criaient : « Vive la République » et cherchaient à perdre le Roi dans l’opinion.

La situation se prolongea avec ces caractères jusqu’au 22, date à laquelle la loi scolaire parut au Moniteur.

M. Malou m’écrivit que ce retard avait été accepté par le Cabinet ; que le discours du Roi avait fait une impression excellente sur les catholiques ; qu’il y avait lieu d’espérer que les désordres avaient définitivement cessé, et qu’il n’existait « aucun motif de troubler mes vacances ». Il ajoutait : « L’attitude du Roi a été bonne et correcte dans toute cette dernière phase. Si je ne me trompe, nous touchons à la fin de la crise. » M. Domis me mandait, de son côté, des nouvelles aussi rassurantes ; il les répéta le 23, en me disant toutefois « qu’on avait encore convoqué ce jour-là les corps spéciaux de la garde civique, mais que, sans cette circonstance, la ville aurait l’aspect de tous les jours ». Le bourgmestre avait, du reste, affiché une proclamation interdisant les (page 274) circulations de bandes ou de cortèges et les rassemblements de plus de cinq personnes : « Les prochaines élections communales, disait-il à ses administrés, vous fournissent le seul moyen régulier et efficace d’affirmer votre volonté de maintenir l’enseignement public et de préparer, par des voies légales, l’abrogation de la loi qui en compromet l’existence. »

Le lendemain, M. Domis m’annonçait que, sur l’avis de l’avocat général van Maldeghem, mes collègues s’étaient décidés à poursuivre les signataires d’un placard : « Au Peuple belge », du chef de complot dans le but de changer la forme du gouvernement. Les signatures étaient précédées des mots « Pour la Ligue républicaine. » M. Domis me manifestait quelque étonnement de cette résolution ; pour lui, c’était une bien grosse prévention que celle de complot. Mon impression fut la même. Mais la prévention avait eu pour résultat de mettre un terme aux dernières manifestations et d’amener les libéraux à se séparer nettement des républicains et de leurs journaux. A ce point de vue, elle ne pouvait être qu’approuvée.

C’est dans ces circonstances que je rentrai le 25 à Bruxelles, à 11 heures du soir. La ville était absolument calme.

Dès le lendemain matin, je vis M. Beernaert, qui m’avait remplacé pendant mes dix jours d’absence et qui me renseigna au sujet de ce qu’il avait fait, principalement au point de vue du complot républicain. J’eus immédiatement à suivre cette affaire, et en même temps à m’occuper des attaques de plus en plus vives et outrageantes du National contre le Roi et la Reine.

(page 275) Je mandai M. van Maldeghem, qui dirigeait en ce moment le parquet du procureur général. Il vint me voir le samedi, me fit connaître que les premières informations au sujet du complot n’avaient rien produit et que, selon toutes les vraisemblances, la poursuite aboutirait à un non-lieu ; en même temps il exprima l’avis qu’il y avait lieu de déférer le National aux assises. Il fut convenu qu’il me remettrait, le lundi suivant, un rapport sur ce dernier point. Le lundi, il avait changé d’avis ; il pensait que la poursuite contre le National, devant être portée devant le jury, pourrait présenter quelque danger, et qu’il valait mieux s’abstenir. J’entretins de son avis le Conseil des ministres. M. Malou n’était pas loin de partager la manière de voir de M. van Maldeghem ; mais M. Beernaert la repoussa énergiquement ; il déclara que le devoir du Cabinet était de défendre le Roi ; que si, après cela, le Roi s’opposait aux poursuites, il n’y aurait plus qu’à s’incliner ; mais, en attendant, le ministère ne pouvait rester indifférent à des attaques délictueuses du caractère le plus grave. Tous les ministres se rangèrent à cette opinion. En conséquence, j’enjoignis à M. van Maldeghem de me présenter un rapport constatant le délit d’outrage au Roi et soumettant au gouvernement la question de savoir si des poursuites devaient être intentées. Ce rapport me fut remis.

Il restait à décider le Roi. Pendant que j’étais à Paris, il avait très formellement repoussé l’idée d’une poursuite. Je tentai un nouvel assaut dans une audience qu’il m’accorda et à laquelle assistait M. Malou. Il persista à s’opposer énergiquement à toute poursuite. Mais il (page 276) admit, à notre demande, qu’il nous écrirait une lettre dans laquelle il nous ferait connaître sa décision. Je lui soumis la minute de cette lettre ; il l’agréa, et m’écrivit en conséquence dans les termes suivants

« Bruxelles, ce 10 octobre 1884.

« Mon cher Ministre,

« Vous m’avez communiqué le rapport du Procureur général vous demandant l’autorisation de poursuivre des délits d’offense qui ont été commis contre ma personne et vous m’avez prié de vous faire connaître à cet égard mes instructions.

« Je désire qu’il n’y ait pas de poursuites à l’occasion des articles que le ministère public vous signale.

» Croyez-moi, mon cher Ministre, votre affectionné,

» LÉOPOLD. »

A la suite de cette lettre, je fis connaître au Procureur général qu’il n’y avait pas lieu d’ouvrir une instruction contre le National. Je ne cachai pas cependant au Roi qu’on s’étonnait de l’absence de poursuites, et que notamment le corps diplomatique ne comprenait pas que sa personne ne fût pas défendue par le gouvernement. « Je lui dirai, me répondit le Roi, que c’est moi qui n’ai pas voulu autoriser les poursuites. »

Mais, tout en accordant l’impunité aux journaux qui l’attaquaient, le Roi manifesta le désir qu’il fût fait une application un peu plus large de la loi sur les expulsions. En cela, j’avais devancé ses désirs ; j’avais prescrit qu’on me soumît les dossiers des principaux rédacteurs étrangers (page 277) du National, et je fis préparer des arrêtés d’expulsion contre quatre d’entre eux. En même temps, j’expulsai deux anarchistes allemands, Parmi les Français frappés, se trouvait M. Marchi, directeur du National. Il prit des airs de victime, quitta le pays avec éclat, se fit acclamer par une bande d’étrangers sans aveu, et, arrivé à Paris, m’écrivit une lettre insultante à laquelle, naturellement, je ne répondis pas. Les autres Français expulsés se firent accompagner des mêmes démonstrations et montrèrent, une fois de plus, qu’ils n’avaient nul souci des devoirs que leur imposait l’hospitalité dont ils jouissaient en Belgique. Tout ceci servit de nouveau de thème à des déclamations contre moi, mais bientôt, mis en demeure de s’expliquer, M. Bérardi, directeur de l’Indépendance, approuva publiquement les mesures que j’avais prises ; plus tard, M. Rolin, à la Chambre, y applaudit également ; il me reprocha seulement la manière dont elles avaient été exécutées ; je m’expliquai, et, à la suite de ces explications, personne ne m’a plus adressé de griefs de ce chef.

Ainsi que M. van Maldeghem me l’avait annoncé, l’instruction du chef de complot ne devait pas aboutir. Sur ce point, on me censura vivement comme tous les autres. Sans décimer ma part de responsabilité, j’établis que l’initiative de cette instruction remontait au parquet et à M. Beernaert. Cette fois encore, on fut obligé de désarmer.

Le Cabinet tout entier considérait la situation comme absolument raffermie. A peine étais-je revenu de Paris, que M. Beernaert s’absenta pour une huitaine de jours. Le Roi, de son côté, ne nous témoignait aucune inquiétude, (page 278) encore moins aucune hostilité, et comme me l’avait écrit M. Malou, pour nous, la crise était terminée.

Deux petits incidents montrèrent cependant que les éléments les plus remuants du libéralisme n’avaient pas renoncé à l’espoir d’agir sur l’esprit du Roi.

Le 1er octobre, au moment où le Roi sortait du Congrès littéraire qui se tenait au Palais des Académies, un nommé Delhaes cria sur son passage : Vive la République ! Ce cri fut immédiatement suivi de plusieurs cris de : Vive le Roi ! On s’étonne comment ce cri isolé et, du reste immédiatement réprouvé par des manifestations contraires, ait pu faire quelque bruit. Quoi qu’il en soit, je fus obligé de laisser sans suite les rapports qui me furent adressés, le Roi se refusant à saisir le jury de ce délit. Je conférai avec M. l’avocat général van Schoor sur les moyens de le réprimer sans recourir au jury ; nous dûmes reconnaître que la législation ne nous en offrait aucun.

Le 5 octobre, le Roi devait assister à la distribution des prix aux élèves couronnés des établissements d’instruction moyenne. On m’avait averti que des libéraux, toujours les mêmes, projetaient de se porter sur le passage du Roi et de siffler ou de crier : Vive la République ! Nous décidâmes unanimement qu’il y avait lieu de recourir à la présence sur les lieux de gendarmes en bourgeois. M. Beernaert en était plus partisan que personne, et M. Gauthier, administrateur de la Sûreté publique, nous pressait vivement de recourir à ce moyen. De plus, des membres du cercle catholique nous promirent de se trouver sur le passage du Roi et de l’acclamer. Tout se passa effectivement ainsi. (page 279) Quelques sifflets furent couverts par les acclamations. A son entrée, M. Jacobs, qui présidait, fit remarquer au Roi que les acclamations dominaient. Il le reconnut. Seulement, à peine M. Jacobs s’était-il levé pour prononcer son discours, qu’un jeune homme cria : « A bas la calotte ! » Il y eut un peu d’émotion ; mais elle se dissipa rapidement. A la rentrée du Roi au Palais, les mêmes manifestations se produisirent, les manifestations sympathiques l’emportant de beaucoup sur les manifestations hostiles. L’impression de mes collègues fut favorable ; MM. Beernaert et Malou, qui vinrent me voir à 2 heures, et M. Jacobs, que je rencontrai plus tard, se déclarèrent très satisfaits. Mais, comme toujours, les journaux libéraux dénaturèrent ce qui s’était passé.

Le 11 octobre devait avoir lieu le service traditionnel en mémoire de la Reine. On m’avait prévenu que de nouvelles démonstrations auraient lieu sur le passage du Roi. Nous recourûmes de nouveau aux gendarmes en bourgeois, et quelques jeunes gens dévoués se rendirent à Laeken et acclamèrent le Roi. Contrairement à ce qui avait été annoncé, aucun cri discordant ne fut poussé.

Les gendarmes en bourgeois avaient dressé, le 5 octobre, un certain nombre de procès-verbaux. Je ne pus y donner suite, les délinquants étant justiciables du jury et le Roi ne voulant pas de poursuites devant le jury où sa personne pourrait être discutée. Malgré cette inaction, M. Buls ne fut pas satisfait et il entama une campagne contre les gendarmes en bourgeois.

Cette campagne fut dirigée d’abord contre (page 280) l’administrateur de la Sûreté publique. Celui-ci, quoique libéral, était très excité contre M. Buls ; il le traitait de « communard ». Je lui dictai une réponse par laquelle il se retranchait derrière moi, tout en affirmant qu’il s’était scrupuleusement conformé à la loi. M. Buls se retourna alors contre moi et me demanda compte de ma conduite. Je lui écrivis, le 22 octobre, au moment où le ministère allait succomber, une lettre, dans laquelle je me refusais nettement à entrer en discussion avec lui. J’aurais pu laisser à mon successeur le soin de lui répondre ; mais les responsabilités ne m’effrayaient pas et je préférais terminer ma carrière ministérielle par un acte d’autorité.

Je reviens sur mes pas, pour continuer à retracer les événements qui se sont déroulés pendant le mois d’octobre. J’ai fait remarquer qu’à mon retour de Paris, mes collègues et moi, nous nous considérions comme absolument maîtres de la situation. Nous eûmes donc à préparer la prochaine session ; de plus, je m’occupai activement de l’administration de mon département.

22. Mesures administratives (III)

Pendant le mois de septembre, j’avais publié deux nouvelles circulaires sur les cultes, l’une par laquelle je reconnaissais aux fabriques le droit de construire ou de recevoir par dons ou legs des églises ou des presbytères, l’autre par laquelle je stipulais que la déchéance des fabriques ne privait pas les curés du droit de recevoir des communes un logement. Par application de cette dernière circulaire, je donnai ordre au gouverneur de Liége de retirer leurs pouvoirs aux commissaires spéciaux qu’il avait nommés pour faire déguerpir de leurs logements les curés des fabriques déchues. Cet ordre fut immédiatement exécuté.

(page 281) Au commencement du mois d’octobre, je m’occupai de la constitution de la commission du Code civil. Je projetais de la composer de dix-huit membres ; je les choisis dans le parlement, la magistrature, le barreau et la politique. Je les fis venir, et tous acceptèrent avec reconnaissance le mandat que je leur offris. Les magistrats libéraux ne furent pas les derniers à condamner très nettement le code Laurent. En possession de ces dix-huit acceptations, j’envoyai au Roi un arrêté royal instituant la commission, et le rapport qui devait le précéder.

J’avais conçu également le dessein de visiter les établissements de bienfaisance et les prisons. Je me rendis successivement à Gheel, à Hoogstraeten et à Merxplas, ainsi qu’à Tournai.

A Gheel, une réforme malheureuse avait été introduite par M. Bara dans le seul but de libéraliser la direction. Je réunis les divers membres de la commission qui régissaient l’établissement ; je leur fis connaître les lacunes du règlement, et, rentré à Bruxelles, j’élaborai des modifications dans l’organisation de l’infirmerie et du service médical.

A Hoogstraeten et à Merxplas, je visitai en détail les dépôts de mendicité. J’y fus parfaitement reçu, mais je pus constater qu’on sortait de là plus mauvais qu’on y était entré, et je pris la résolution de travailler activement à l’amélioration de ces établissements.

A Tournai, enfin, j’allai ouvrir le nouvel asile d’aliènes et installer la commission que j’avais nommée. Au milieu de la crise que nous avions traversée, j’avais négocié avec les Frères de la Charité pour qu’ils se chargeassent de la direction de l’établissement. M. Bara les avait écartés. Les Frères hésitèrent, mais, cédant à mes instances, le Père Amédée Stockmans, supérieur de la communauté, consentit à accepter l’offre que je lui faisais. Je me réjouis beaucoup d’avoir pu amener une solution dont les pauvres aliénés devaient recueillir les heureux fruits. Lors de l’installation de la commission, je fus reçu par M. Bonnet, sénateur, et ses collègues. On me prodigua mille attentions ; on m’offrit à déjeuner ; M. Bonnet me porta un toast, et je répondis par quelques mots dans lesquels j’exprimais ma satisfaction de nous voir tous réunis sur le terrain de la charité.

Je ne dois pas oublier que je rétablis aussi les Sœurs dans la prison de Malines. M. Bara les avait renvoyées, Il avait cédé aux instances de MM. Lentz et Berden, que combattait en ceci M. Gauthier. L’installation des laïques eut pour conséquence l’instabilité du personnel. Aussi fut-ce sur l’avis des autorités, et spécialement de M. Gauthier, que je rappelai les Sœurs.

Je fus amené, vers la même époque, à ne donner aucune suite à la solution que nous avions provisoirement adoptée pour la question des cimetières. Dans l’affaire d’Hoboken comme dans une autre affaire, qui se produisit à Vieux-Dieu, le parquet estima qu’il y avait lieu à poursuite. Comme il y apportait une certaine persistance, je le laissai libre d’agir ; on m’avait, du reste, donné à entendre que les Cours pourraient enjoindre des poursuites aux procureurs généraux. Mais nous nous réservâmes de maintenir administrativement notre solution, c’est-à-dire de nous opposer à toute exhumation, (page 283) dès que celle-ci ne serait pas commandée par le respect dû à la mémoire des morts.

23. Entretien avec le roi sur la politique générale du gouvernement

Le 13, je fus mandé par le Roi. Son accueil fut extrêmement affable. Il m’entretint d’abord de mon budget. Un point le préoccupant un peu, c’était la restitution de leur traitement aux prêtres étrangers. Il me demanda instamment de déclarer, lors de la discussion, que je m’emploierai à amener, autant que possible, le remplacement des étrangers par des Belges. Je m’y montrai disposé. Alors il me dit « Me le promettez-vous ? - Oui, Sire, répondis-je, dans les limites que je viens d’indiquer au Roi. »

Puis il me parla de deux autres questions : la commission du Code civil et la création d’un notariat à Arlon. Quant au premier point, il me demanda de le compléter par l’adjonction de MM. Tesch et Thonissen ; j’y consentis ; il désira sonder M. Tesch, je me ralliai à son désir, tout en lui faisant remarquer que j’aurais à lui adresser la demande officielle. Il en convint. En ce qui concerne la création d’un notariat à Arlon, il craignait visiblement, tout en s’en défendant, de contrarier M. Tesch ; je lui dis qu’il n’y avait pas un seul notaire catholique dans l’arrondissement ; il ne méconnut pas que cette situation réclamât un remède ; mais il aurait voulu que je recourusse à une combinaison quelconque pour ne pas augmenter le nombre des notaires ; bref la question ne fut pas tranchée et je lui promis des renseignements ultérieurs.

Après cela, la conversation devint générale. Je fus amené à lui dire que je me savais le point de mire des libéraux. « Puisque vous savez cela, me dit le Roi, (page 284) désarmez-les par votre modération. - Oh lui répondis-je, on ne me reproche pas, en réalité, de manquer de modération ; on m’en veut parce que j’ai dirigé, avec M. Jacobs, la campagne contre l’ancien ministère... Du reste, ajoutai-je, ceux que l’on représente comme des exaltés sont souvent plus modérés que ceux que l’on qualifie de modérés. » Je faisais allusion à M. Beernaert, alors très animé et poussant aux mesures énergiques. « Ah ! dit le Roi en riant, je sais de qui vous voulez parler.

Le Roi me demanda ensuite si j’avais des nouvelles électorales d’Anvers. Je lui répondis que je ne me hasardais jamais à faire des prophéties électorales ; mais que si nous étions battus dans cette ville, ce serait le maintien du statu quo et que, dès lors, il n’y avait pas lieu de s’en préoccuper.

Vers la fin de l’entretien, le Roi revint sur son sujet favori, la question militaire, et il me dit : « Faites quelque chose pour moi. »

La conversation n’avait pas cessé d’être empreinte de la plus grande confiance de la part du Roi. Du reste, depuis les quatre mois que j’étais au pouvoir, il m’avait toujours témoigné beaucoup de sympathie.

24. L’incident Schuermans

Le 15 octobre se produisit à Liége l’incident Schuermans. Le premier président, prenant la parole, en l’absence de M. le procureur général Ernst, pour prononcer la mercuriale de rentrée, choisit, pour me servir de ses expressions, « un sujet convenable à la circonstance », et, après avoir examiné les conséquences d’ordres contradictoires donnés au procureur général par le ministre de la Justice et la Cour d’appel, termina en disant que (page 285) si un ministre de la Justice cherchait à suspendre l’exercice des lois, il pourrait être traduit devant la Cour de cassation et qu’aucune prescription ne le protégerait.

Le lendemain, toute la presse libérale reproduisit ce discours, en disant qu’il avait voulu viser ma conduite dans la question des cimetières.

Quel parti devais-je prendre en face de cette incartade ? Le vendredi matin 17, le secrétaire général, M. Berden, m’envoya spontanément un mot pour me dire que, dans son appréciation, le premier président avait violé la loi en se substituant au procureur général ; que le devoir de prononcer la mercuriale de rentrée appartenait au chef du parquet ou à son délégué et non au chef de la magistrature assise ; et qu’il y avait d’autant plus lieu de maintenir cette règle, que le parquet avait une responsabilité vis-à-vis du Ministre, tandis que la magistrature assise n’en avait pas.

Je mandai M. Ernst ; il ne vint que le lundi 20. Il me déclara que, d’après lui, M. Schuermans n’avait pas entendu me viser ; qu’il s’était borné à dire le dernier mot d’une controverse qui avait éclaté deux ans auparavant entre eux.

Je lui répondis que si M. Schuermans avait voulu m’attaquer, j’étais fort indifférent à ses attaques ; mais que je devais faire respecter la loi ; que M. Schuermans l’avait violée el que je l’invitais à prendre les mesures nécessaires pour que cette infraction ne passât pas sous silence et ne se reproduisît pas. M. Ernst reconnut l’infraction et me donna à entendre qu’il verrait M. Schuermans.

Deux jours après, il m’écrivit une lettre dans laquelle (page 286) il confirmait son appréciation première sur le discours de M. Schuermans, et m’envoyait, à titre de preuve, les éléments de la controverse dont il m’avait parlé.

Cette lettre avait-elle été concertée avec M. Schuermans ? Je suis porté à le croire ; car, la Gazette de Liége ayant publié au même moment un article renfermant une interprétation analogue, M. Schuermans lui porta, le lendemain, sa carte, en ajoutant qu’il l’accompagnait « de ses remerciements pour l’article envoyé, qui lui avait fait bien plaisir. »

J’appris depuis, à la suite d’un incident que MM. Balisaux et Orban soulevèrent au Sénat, que M. Schuermans avait bien réellement voulu me viser ; mais que, craignant d’être cité disciplinairement devant la Cour de cassation pour s’être substitué au procureur général, il avait cherché à faire croire à la pureté de ses intentions.

Je ne sais si je me trompe ; mais il me semble que toute cette attitude de la part d’un magistrat haut placé donnait une triste idée de son caractère et des écarts dont la magistrature libérale était capable.

Je n’attachai pas, du reste, à cet incident plus d’importance que de raison, et, en attendant les élections communales, j’achevai d’étudier la loi sur les titres au porteur et la loi sur les traitements de la magistrature, au sujet desquelles je tenais à être prêt.

Nous avions décidé, en effet, de commencer la session par des projets d’affaires, et dans ce but, nous nous proposions de demander à la Chambre de terminer tout d’abord l’examen de la loi sur les transports. Chacun de nous, du reste, s’était occupé de la révision des budgets, et grande fut notre satisfaction lorsque M. Malou, à qui (page 287) nous les avions remis, nous annonça, à la veille des élections communales, qu’ils se soldaient par un léger excédent. Seul le budget extraordinaire restait à arrêter.

25. Les élections communales d’octobre 1884

(page 287) Fallait-il lutter à Bruxelles et dans les faubourgs aux élections communales ? Nous étions unanimes à le penser ; nous estimions que les événements du 7 septembre avaient dû produire une réaction salutaire ; d’ailleurs les indépendants étaient pleins d’espoir. L’événement a prouvé cependant qu’on avait réussi à faire renaître, dans l’agglomération bruxelloise, « la défiance du cléricalisme », et que cette défiance devait inspirer les élections.

Ailleurs, les nouvelles que colportaient nos amis étaient très bonnes. A Anvers, M. Meeus n’était pas éloigné de croire que nous pourrions l’emporter à trois mille voix, et la veille du scrutin, M. De Wael disait que le lendemain il ne serait plus bourgmestre. De Louvain, de Tournai, de Namur, d’ailleurs encore, les renseignements étaient favorables.

Les premiers résultats connus ne répondirent pas à cette attente. Nous succombions à Bruxelles, à Anvers, à Tournai, à Louvain, à Namur et à Verviers. Aussitôt, la presse libérale s’écria que le ministère était condamné par le pays.

Rien n’était moins vrai. Je n’insiste pas sur cette vérité, évidente cependant, que le corps électoral communal ne peut prétendre régler les destinées gouvernementales du pays ; mais, en dehors de cette considération, les premiers résultats connus ne comportaient nullement (page 288) une modification ministérielle. Nous maintenions toutes nos positions dans les villes flamandes, y compris Bruges, et à Nivelles ; de plus nous conquérions Malines. Combien les résultats généraux ne devaient-ils pas confirmer cette appréciation ! M. Malou les a relevés dans une carte spéciale, dressée d’après les renseignements officiels des gouverneurs et des commissaires d’arrondissement. En réalité, ces renseignements faisaient la part des libéraux beaucoup trop belle : à les prendre tels qu’ils étaient, nos gains l’emportèrent de beaucoup sur nos pertes.

26. La réaction royale face aux résultats électoraux

Malheureusement, les libéraux, habitués à exploiter la crédulité publique, chantèrent victoire. Je le prévis dès le premier moment et j’allai trouver M. Malou, le dimanche vers le soir. Il travaillait et me déclara immédiatement qu’il ne pouvait être question pour le Cabinet de se retirer. Seulement, il connaissait le Roi ; il savait combien les déclamations libérales l’impressionnaient ; à quel point les exigences de quelques grandes villes le préoccupaient, et le lendemain matin, il lui demanda audience.

Le Roi l’accueillit en lui disant : « Quel événement ! Quel événement ! - C’est, lui répondit M. Malou, le maintien du statu quo un peu amélioré (s’il avait connu tous les résultats, il aurait dit : notablement amélioré). - Non, dit le Roi, c’est un événement qui produira des conséquences graves. - Lesquelles ? répliqua M. Malou. Le Roi nous demande-t-il nos portefeuilles ? - Oh ! observa le Roi, vous venez toujours avec de grands mots. » Le Roi paraissait donc écarter tout projet de modification ministérielle ; seulement il (page 289) était d’assez méchante humeur et déclara qu’il ne signerait plus rien en matière d’instruction primaire. Cette déclaration faisait allusion à un mouvement portant sur les inspecteurs et dont il était saisi ; la semaine précédente, du reste, causant avec M. Jacobs, il lui avait exprimé l’opinion que, dans sa pensée, il ne faudrait pas accorder plus d’une quinzaine d’adoptions avec dispense.

M. Malou nous rapporta l’après-midi, en conseil, sa conversation avec le Roi. Il ne croyait pas que notre existence fût menacée ; cependant, le Roi paraissait ému. Je proposai de réunir la droite afin de délibérer avec elle et de provoquer, de sa part, une démonstration de confiance. Rien ne semblant urgent, on ajourna au lendemain ou au surlendemain toute décision sur ce point.

27. Le roi demande à Malou de se séparer de Woeste et de Jacobs. Le refus de Malou

Le lendemain, à 2 heures, nous étions de nouveau réunis chez M. Malou pour arrêter le budget extraordinaire, le seul qui fût encore en suspens. Vers 3 heures, M. Beernaert reçut un mot de son secrétaire, M. Paul Verhaegen, qui lui écrivait avoir vu entrer M. Bara au Palais du Roi. Nous nous demandâmes un instant ce que pouvait signifier cette visite ; mais nous ne nous attardâmes pas à faire des conjectures, tant nous étions loin de croire à la possibilité d’une crise, et nous ajournâmes au lendemain l’examen du point de savoir s’il fallait convoquer les droites.

Le soir, l’Indépendance annonça, presque officiellement, que M. Bara avait été reçu par le Roi. Le lendemain matin, mercredi, un peu avant 10 heures, M. Malou vint me prévenir qu’il avait demandé audience au Roi, afin de connaître définitivement ses dispositions, et qu’il se rendait au Palais. Une heure après, M. Malou nous (page 290) réunit en conseil : nous étions en pleine crise ministérielle.

Le Roi avait informé M. Malou que, d’après lui, les élections communales avaient modifié la situation et qu’il était en dissentiment avec ses ministres sur deux points : le personnel du Cabinet et la loi scolaire.

M. Malou répondit que les élections communales nous étaient, dans leur ensemble, favorables ; et, que ne le fussent-elles pas, elles ne pouvaient influencer les destinées gouvernementales du pays. Le Roi persista, et il demanda la démission de M. Jacobs et la mienne, ainsi que « des amendements à la loi scolaire ». M. Malou demanda que le Roi consignât par écrit ses exigences, ce qui fut fait. Après quoi le Roi lui demanda de reconstituer le Cabinet. M. Malou s’y refusa, disant que son honneur politique le lui interdisait et ajoutant qu’il ne signerait aucun arrêté consacrant ce qu’il regardait comme un véritable « coup d’État ». Le Roi insista, mit les mains sur les épaules de M. Malou, lui demanda de ne pas le livrer « aux radicaux ». M. Malou se retira, en disant qu’il devait au plus tôt informer ses collègues de ce grave événement.

Dès que nous fûmes réunis, je déclarai aux autres ministres, que toute question personnelle devait être écartée, et que je les laissais libres de prendre la résolution qui leur paraissait la plus opportune. M. Jacobs fit une déclaration semblable.

Nous demandâmes alors à M. Malou s’il était convaincu qu’en cas de refus du parti catholique de se prêter à la formation d’un autre Cabinet de droite, le Roi passerait à gauche. Il nous répondit affirmativement, (page 291) et nous prîmes cette réponse pour point de départ de notre délibération. Je me suis posé, depuis, la question de savoir si nous avions eu raison de ne pas chercher à agir sur la résolution du Roi. La droite, le lendemain, témoigna de son côté le désir de faire, auprès de lui, une démarche d’ensemble ; cette démarche eût-elle réussi ? Il est difficile de répondre. J’incline cependant à penser qu’elle serait restée sans résultat. Outre qu’un souverain ne prend pas d’ordinaire un parti aussi grave sans être décidé à s’y tenir, il m’est revenu depuis, d’une foule de côtés, que plusieurs libéraux de marque étaient informés depuis trois jours des intentions du Roi.

Quoi qu’il en soit, la dislocation du Cabinet ne pouvant, dans notre pensée commune, être évitée, que fallait-il faire ? Devions-nous nous en aller tous ? ou convenait-il de reconstituer le Cabinet avec plusieurs de ses éléments ? J’émis l’avis que, dans l’intérêt du parti conservateur, MM. Beernaert et Malou pouvaient rester ; M. Jacobs répondit que cela n’était pas possible pour M. Malou, qui avait formé le Cabinet et ne pouvait avec dignité renvoyer ses collègues ; M. Malou adhéra très énergiquement à cette manière de voir et déclara qu’il ne déshonorerait pas la fin de sa carrière politique. Quant à M. Beernaert, il semblait répugner à rester dans la combinaison nouvelle, et il hésitait beaucoup sur le parti à conseiller à la droite ; M. de Moreau se taisait ; M. Vandenpeereboom se prononçait avec une vivacité rare pour que les ministres demeurassent solidaires. Dans cet état d’indécision, nous résolûmes de convoquer les deux droites pour le lendemain à 2 heures ; le reste était réservé ; seulement nous paraissions d’accord (page 292) pour nous laisser tous révoquer, si les droites n’étaient pas d’avis de former un Cabinet nouveau.

M. Malou alla faire connaître au Roi à 1 heure, que les droites étaient convoquées. A 2 heures, nous nous réunîmes de nouveau. Cette seconde délibération resta sans résultat, et nous nous ajournâmes au lendemain matin pour arrêter les conseils à donner à la droite.

Le lendemain matin, notre indécision était encore grandie. M. Vandenpeereboom soutint jusqu’au bout que le Cabinet devait rester uni, et qu’aucun de ses membres ne pouvait se séparer de MM. Malou et Jacobs et de moi. Mais, petit à petit, l’opinion contraire prévalut, et nous nous arrêtâmes à l’idée de conseiller à la droite de se prêter aux désirs du Roi ; M. Beernaert refusait encore de s’engager ; mais nous le pressâmes de consentir à reformer le ministère. Avant notre réunion du reste, le Roi lui avait envoyé M. de Borchgrave pour lui dire qu’il espérait pouvoir compter sur lui. Cette démarche donnait à croire qu’il faisait une différence entre M. Beernaert et nous ; M. Beernaert avait été, depuis quatre mois, très - parfois même trop - énergique au sein du Conseil des ministres ; mais il avait été très réservé dans les Chambres pendant la session extraordinaire et il s’était abstenu de prendre part aux débats politiques.

M. Vandenpeereboom, je tiens à le répéter, n’adhéra pas à notre accord, tout en se montrant disposé, par dévouement, à se soumettre aux résolutions des droites.

A 2heures, les droites étaient assemblées au grand complet. Quand j’arrivai, personne ne savait encore rien. Mes amis, qui me soutenaient avec une chaleureuse sympathie, accoururent à moi, en me serrant les mains (page 293) et en m’appelant « Mon cher Ministre. - Je ne le suis plus, répondis-je. - Comment ! s’écrièrent-ils, c’est impossible, nous ne le permettrons pas. » L’émotion gagna de proche en proche partout se révélaient des frémissements de colère et d’indignation.

Enfin la séance fut ouverte. M. Malou exposa simplement la situation, sans chercher à peser sur la décision de l’assemblée. Après lui, MM. Coomans et Nothomb prirent successivement la parole, le premier pour repousser tout accommodement, le second pour le recommander. Ils firent peu d’impression. Alors je me levai. Je déclarai que, quels que fussent les regrets de nos amis, M. Malou, M. Jacobs et moi, nous n’étions plus ministres, et qu’il fallait partir de là pour apprécier les devoirs qui nous incombaient. J’énumérai les raisons qui devaient conseiller à nos amis de conserver le pouvoir ; je les conjurai de sauver notre œuvre à défaut de nos personnes. Puis, m’adressant à M. Beernaert, je le suppliai d’accepter la charge de la reconstitution du Cabinet.

II est impossible de dépeindre l’émotion de nos amis pendant que je m’exprimais ainsi ; des larmes étaient dans tous les yeux ; plusieurs ne purent parler, tant le trouble qui s’était emparé d’eux les étreignait à la gorge. Après moi, MM. Beernaert et Jacobs prirent encore la parole. Mais la décision ne faisait plus question la droite se résignait. Plusieurs des indépendants étaient présents ; ils promirent, par l’organe de M. Van der Smissen, leur concours efficace au Cabinet qu’il s’agissait de former. Au vote, quelques voix seulement, parmi lesquelles celle de M. de Lantsheere, se séparèrent (page 294) de la grande majorité, pour repousser la solution que nous avions conseillée.

J’étais moi-même fort ému, et les larmes me vinrent aux yeux à mon tour, en recevant les étreintes cordiales de mes amis. Je retournai au ministère de la Justice. Je reçus bientôt de nombreuses visites, et puis une pluie de lettres et des cartes, et puis encore les visites de mes fonctionnaires, et parmi eux des libéraux notoires, qui vinrent, quelques-uns avec émotion, m’exprimer les regrets que leur causait mon départ. Rarement, je pense, ministre qui s’en va a reçu, de la part de son administration, des preuves de sympathie comparables à celles que j’ai recueillies. Le corps diplomatique ne fut pas le dernier à venir nous visiter.

28. Les mobiles du roi

Il n’est pas facile de déterminer la cause qui a amené le Roi à nous signifier une résolution que rien ne faisait pressentir de sa part et que ne justifiait aucun grief personnel qu’il aurait eu contre nous. Il est vraisemblable cependant qu’un de ses motifs a été la crainte des émeutes et les sommations du libéralisme. Ce motif était très faible, car personne ne mettait sérieusement en doute que nos adversaires avaient déployé, le 19 octobre, leur dernier effort, et qu’ils étaient impuissants à tenter encore contre nous une entreprise quelconque. Aussi ai-je lieu de croire que d’autres mobiles ont agi sur le Roi.

Je savais que M. Pirmez avait vu le Roi le mercredi 22 octobre, quelques instants avant que M. Malou eût été reçu à son tour, et qu’il lui avait déconseillé de nous congédier. J’eus occasion, à quelque temps de là, de lui toucher un mot de l’avis qu’il avait exprimé. Il ne reconnut pas expressément qu’il l’avait donné ; cependant, (page 295) comme j’insistais, il me répondit : « Après tout, si je vous répétais le langage que j’ai tenu au Roi, vous ne pourriez en être que très flatté. » Il me dit ensuite que le Roi lui avait témoigné tout le regret qu’il éprouvait de se séparer de deux hommes comme M. Jacobs et moi ; puis, poussant les confidences un peu plus loin, il ajouta : « Certes, les élections communales ont eu quelque effet sur l’esprit du Roi, mais il a eu pour vous renvoyer un motif que vous ne connaissez pas, et que vous ne pouvez même pas soupçonner. »

Plus tard, dans un second entretien, M. Pirmez me confirma cette communication : il ajouta qu’il avait vu le Roi deux fois, le mardi soir et le mercredi matin, et que, le mercredi matin, il l’avait quitté, croyant que nous ne serions pas congédiés.

Quel a donc été le motif prépondérant auquel M. Pirmez faisait ainsi allusion ? Il ne me l’a pas dit ; mais, comme je lui rapportais le bruit d’après lequel M. Washer, ancien député libéral de Bruxelles, avait demandé au Roi notre retraite, il me répondit que le Roi ne lui avait pas parlé de M. Washer ; cependant, continua-t-il, « je tiens de Sainctelette que Washer se vanta tout haut à Bruxelles d’avoir demandé au Roi notre démission et de l’avoir obtenue ». Il est probable que M. Washer se vantait un peu trop ; il paraît néanmoins avéré qu’il avait été vu par le Roi le dimanche, et qu’il avait déployé, dans l’entretien, une grande hostilité vis-à-vis de nous. Comment le Roi ne s’est-il pas souvenu que M. Washer avait, à raison des comptes de l’enquête scolaire, une animosité personnelle à satisfaire contre M. Jacobs et moi ?

(page 296) Il est vraisemblable toutefois que M. Washer n’a pas été le seul à échauffer les oreilles du Roi. On m’a assuré que plusieurs personnes de son entourage, parmi lesquelles le général Nicaise et le comte Paul de Borchgrave, tout en reconnaissant que les attaques dont nous étions les victimes étaient injustes, exprimaient l’avis qu’il fallait faire une concession au libéralisme. Celui qui semble avoir vaincu les derniers scrupules du Roi, c’est le général van der Smissen ; au moins tel est le récit que m’a fait le comte Adrien d’Oultremont, bien en position de savoir la vérité.

Le général Van der Smissen depuis de longues années s’était fait fort, si des émeutes éclataient à Bruxelles, d’y mettre un terme sans coup férir. Il disait, d’un air fort confiant en lui-même, qu’en une demi-heure l’ordre serait rétabli, et, au mois d’août ainsi qu’au mois de septembre, il n’avait cessé d’affecter la même assurance. Il paraît qu’au mois d’octobre, il déclara au Roi qu’étant données les dispositions de l’opinion à Bruxelles, il serait obligé, s’il était requis, de tirer sur le peuple, et que, d’après lui, il valait mieux nous sacrifier. C’est, me dit le comte d’Oultremont, le revirement du général qui a entraîné celui du Roi.

Le fait que voici confirme cette version : deux ou trois jours après ma chute, le général van der Smissen rencontra ma femme ; il alla à elle, la félicita de l’attitude « si noble » que j’avais eue, et ajouta : « Maintenant, après une aussi énorme concession, si les troubles continuent, il sera plus aisé de recourir à la force pour les dissiper. »

En réalité, il n’y avait plus de troubles ; mais on (page 297) avait fait probablement le siège du général comme celui du Roi.

Quoi qu’il en soit, l’attitude du Roi se conçoit difficilement. On eût compris, à la rigueur, qu’il eût brisé avec son Cabinet avant d’avoir sanctionné la loi ; mais après le discours du 17 septembre et la sanction de la loi, il n’y avait plus de raison de le faire. Encore si le Roi nous avait réunis le 20 octobre, et nous avait exprimé les craintes que lui causait la situation et le désir qui l’animait d’amener une détente mais non ; au lieu de consulter ses conseillers naturels, il manda les chefs de la gauche, et M. Bara a avoué à la Chambre que le 21, alors que les ministres n’étaient informés de rien, le Roi l’avait entretenu de notre retraite. (Note de bas de page : Paroles de M. Bara le 25 novembre 1884 : « Quant à La retraite de MM. Woeste et Jacobs, j’ai dit au Roi que je ne savais quelle satisfaction elle pouvait procurer au pays. » (W.)) M. Rolin avait également conféré avec le Roi.

On m’a beaucoup rappelé, à la suite du congé qui nous a été donné, que le Roi était animé d’une vieille hostilité contre M. Jacobs ; qu’il avait saisi l’occasion de la lui témoigner, et que M. Jacobs m’avait entraîné dans sa chute. Je dois à la vérité de dire que rien de cette hostilité ne transpira devant nous ; le Roi recevait M. Jacobs avec la même affabilité que ses collègues. Cependant plusieurs personnes de l’entourage du Roi m’ont affirmé qu’eu égard à ses dispositions peu sympathiques à M. Jacobs, la résolution qu’il avait prise le 22 octobre ne pouvait étonner. Mme de Marche, dame d’honneur honoraire, déclara à l’une des personnes qui fréquentaient son salon, que c’était le renvoi de M. Jacobs qui (page 298) avait provoqué le mien, et l’hiver suivant, Mme de Denterghem, dame du Palais, venant à moi dans un bal, me dit : « Êtes-vous toujours lié avec M. Jacobs ? nous l’appelons le Janson de la droite ! » J’ajoute qu’à la suite du discours prononcé par M. Jacobs à l’ouverture de la session dans le débat relatif à la crise ministérielle, le Roi dit à M. Beernaert : « C’est un homme d’un immense talent ; mais il perdra toutes les causes dont il s’occupera. » Paroles amères et qui accusaient, chez le Roi, un ressentiment profond. A quelque temps de là, je causais avec M. Bara des événements de 1884. M. Bara me dit, au cours de la conversation : « Et puis, vous savez, le Roi n’aime pas M. Jacobs ! »

Pour ce qui me concerne, le Roi saisit toutes les occasions de me témoigner ses bonnes dispositions. Il affecta de dire à nombre de personnes combien il m’estimait et quelle sympathie il avait pour moi. Déjà, on m’avait répété de lui ces deux propos : « M. Woeste a fait ma conquête. - On le dit exagéré ; ce n’est pas mon avis, je m’entends très bien avec lui. » Après ma chute, il tint à maintes reprises un langage analogue ; et lorsque, cinq mois après, j’eus le malheur de perdre ma mère, il m’écrivit une lettre très affectueuse, en entourant l’envoi de cette lettre d’une solennité et d’un empressement inusités.

Il avait dit à M. Malou, le 22 octobre, que si nous désirions le voir, il se tenait à notre disposition. M. Malou estima que l’abstention de notre part valait mieux. Mais bientôt le Roi nous invita à dîner. Fallait-il accepter ? Nous décidâmes que oui ; et à cette occasion la Reine me fit l’accueil le plus aimable.

(page 299) Je ne puis mentionner ici le nom de la Reine sans constater à quel point les événements qui venaient de se passer l’avaient attristée.

J’appris, quelques jours après ces événements, par Mgr Van Weddingen, aumônier de la Cour, que, le mercredi 22, le Roi avait dit à la Reine que nous nous étions « retirés », et que la Reine, à cette nouvelle, « avait sangloté » ! Je priai Mgr Van Weddingen de lui raconter les faits tels qu’ils s’étaient passés.

Dans l’audience de congé qu’elle donna à M. Malou, elle tint un langage viril. Une allusion ayant été faite à l’attitude qu’elle aurait prise si elle avait été chargée du gouvernement du pays, elle s’écria : « Oh ! moi, je serais montée à cheval avec deux revolvers. Que voulez- vous ! C’est ma nature. » M. Malou me rapporta en outre, qu’elle s’était exprimée sur mon compte dans les termes les plus gracieux.

29. La reconstitution du ministère sous la conduite de Beernaert

(page 299) En sortant de la réunion de la droite, le 23 octobre, M. Malou se rendit chez le Roi et lui dit que M. Beernaert consentait à reconstituer le Cabinet.

M. Beernaert fut immédiatement appelé. Le Roi désirait à ce moment qu’une sorte de Cabinet mixte fût formé, et il désigna à M. Beernaert, le général Chazal pour les Affaires étrangères, M. Vergote, gouverneur du Hainaut, pour l’Intérieur et M. l’avocat général van Maldeghem pour la Justice. M. Beernaert répondit qu’un Cabinet de droite était seul possible et qu’il n’en formerait pas d’autre. Le Roi céda. M. Beernaert, au (page 300) cours de l’entretien, lui parla de notre attitude, à M. Jacobs et à moi, et il eut la bonté de lui dire qu’elle avait été « admirable ». Le Roi, à ce mot, laissa tomber deux larmes dans son gilet.

Mais ce n’était pas chose facile de constituer un nouveau Cabinet. Dès le jeudi, M. Beernaert avait songé à MM. Thonissen et de Becker. Il parla de M. Thonissen au Roi ; mais, objecta le Roi, c’est « du Jacobs renforcé » ! Il faisait probablement allusion à l’amendement qu’avait proposé M. Thonissen pendant la discussion de la loi scolaire. Cependant M. Beernaert persista et il offrit à M. Thonissen le portefeuille de l’Intérieur. Quant à M. de Becker, il désirait l’appeler à la Justice ; M. de Becker, pressenti, déclara que son devoir était d’accepter, mais qu’il n’était pas maître de sa décision (Il faisait allusion à l’état de santé de Mme de Becker. (W.)) et qu’il donnerait réponse le lendemain. M. Beernaert ne pouvait conserver le portefeuille de l’Agriculture ; il songea d’emblée à passer aux Finances et il jeta les yeux sur M. de Bruyn pour l’Agriculture.

La journée du vendredi se passa en pourparlers. Le soir, M. Beernaert était chez moi, lorsque le refus définitif de M. de Becker lui arriva. Il en fut vivement contrarié. Je l’engageai à prendre la Justice. Il ne put s’y résoudre ; il ne voulait, pas plus dans la combinaison nouvelle que dans la combinaison précédente, se charger d’un portefeuille politique. Il songea tour à tour à MM. Englebienne et de Volder, et se décida, le samedi, pour ce dernier, qui accepta, bien qu’un peu effrayé de la tâche, et qui s’empressa de venir me voir et de me dire combien il était affecté de ma chute.

(page 301) Quant à M. de Bruyn, mêlé à plusieurs affaires financières, il ne se souciait pas d’un portefeuille. M. Beernaert l’ajourna au dimanche à midi. Ce jour-là, vers 11 heures, il me fit appeler chez M. Malou, où était également M. Nothomb, et il me dit : « Faut-il que je force M. de Bruyn à accepter ; ou vaut-il mieux que j’appelle Caraman aux Affaires étrangères en obtenant de de Moreau qu’il passe à l’Agriculture ? » M. Malou n’était pas très bien disposé pour le prince de Caraman. Je me prononçai en faveur du prince, afin que le Cabinet eût un peu de relief vis-à-vis du monde diplomatique. Aussitôt après avoir entendu cet avis, M. Beernaert s’y rallia, sortit, se rendit chez M. de Moreau, qui consentit à passer à l’Agriculture, et manda le prince de Caraman, qui accepta.

Le prince de Caraman avait déjà espéré entrer dans la combinaison du mois de juin, et il avait été très mortifié de ne pas avoir été choisi. M. Beernaert le savait, et s’étant résolu, le 26 octobre, à faire appel à son concours, il crut devoir se justifier de l’avoir mandé si tardivement : « Figurez-vous, lui dit-il, que j’ai remis, il y a trois jours, une lettre à mon domestique pour vous, et il l’a oubliée dans sa poche ! »

Le prince, avec une naïveté surprenante chez un ancien diplomate, ajouta foi à l’explication. Le lendemain j’allais le féliciter. Comme je me disposais à le quitter, il me retint et me dit : « Et la lettre ? Connaissez-vous l’histoire de la lettre ? - Ah ! lui répondis-je, si je la connais ! »

30. Le maintien de la loi scolaire

Le Cabinet, ainsi reconstitué, prêta serment le lundi 27 octobre. L’entrevue avec le Roi fut froide et embarrassée ; (page 302) M. Thonissen seul, par son humour, égaya un peu l’audience royale.

Mais ce n’était pas tout d’avoir reconstitué le Cabinet. Le Roi, le 22 octobre, avait demandé des amendements à la loi scolaire. II y revint après la reconstitution du Cabinet, et sollicita de lui des modifications législatives. Cette attitude se comprend. N’ayant aucun grief personnel contre M. Jacobs et moi, il ne pouvait expliquer notre renvoi, quelles qu’en fussent les causes secrètes, que par un dissentiment sur la loi scolaire, et il devait dès lors, pour expliquer l’acte qu’il avait posé, tenir à ce que satisfaction lui fût donnée sur ce point. D’ailleurs telles étaient les exigences de M. Bara, que le Roi avait consulté le 21 octobre. Je cite son aveu : « Quant à la retraite de MM. Woeste et Jacobs, j’ai dit au Roi que je ne savais pas quelle satisfaction elle pourrait procurer au pays, que certainement ces honorables membres n’étaient pas populaires, mais que leur présence au pouvoir n’était pas la seule cause de l’agitation qui régnait dans le pays ; que la loi en était la cause principale et qu’aussi longtemps qu’elle resterait debout, le même mécontentement subsisterait. » (Séance du 25 novembre 1884.)

M. Beernaert cependant se refusa à toute modification de la loi. Il promit de faire une circulaire élevant les traitements d’attente à un minimum de 1000 francs et stipulant que les écoles adoptées devraient avoir un personnel exclusivement belge, pour valoir dispense. Le Roi trouva que ce n’était pas assez ; mais M. Beernaert déclara qu’il n’irait pas plus loin ; que seulement il examinerait plus tard si la loi ne devrait pas être amendée.

(page 303) Un projet de circulaire fut rédigé par M. Thonissen. Il ne valait rien et fut écarté. M. Beernaert en fit un nouveau, que M. Jacobs accepta. MM. de Volder et Vandenpeereboom vinrent me le soumettre, car il ne leur plaisait pas ; ils étaient très affectés ; ou n’entend plus, me dirent-ils, parler que de modération ! Je trouvai dans la circulaire des passages regrettables, et j’allai en entretenir M. Beernaert. Après un assez long débat, il consentit aux changements que je lui indiquai, et c’est ainsi que fut définitivement arrêté un texte qu’on attribue à M. Thonissen, mais qui lui était étranger. La publication de la circulaire fut un des premiers actes du Cabinet. Un peu plus tard, le Roi réclama de nouveau des modifications à la loi ; on lui dit que c’était impossible : la loi était sauvée.

31. La présidence de la Fédération des cercles catholiques

Je quittai, le 9 novembre, l’hôtel du ministère de la Justice. Quelques jours avant, le vicomte de Kerckhove était venu m’offrir, au nom du bureau, la présidence de la Fédération des Cercles catholiques en remplacement de M. Beernaert. J’allai consulter MM. Malou et Beernaert. M. Malou hésita un instant, puis me dit : « Acceptez ! » M. Beernaert n’hésita pas et s’écria : « Il faut accepter. » Je suivis leur conseil ; la position était cependant délicate ; car le président de la Fédération, lorsqu’il occupe un certain rang dans le pays, se trouve placé entre la droite d’une part, et les associations catholiques d’autre part ; il doit chercher, sans mécontenter la première, à satisfaire les secondes. Ma résolution prise, j’affrontai, non sans courage, je puis le dire, les difficultés de ce rôle.

A côté de cette réparation que je dus au pays catholique, (page 304) j’en reçus une autre dont mes commettants prirent l’initiative. Une souscription fut organisée dans l’arrondissement d’Alost pour m’offrir des témoignages de sympathie et de gratitude ; dans les villes et dans les villages, l’élan fut général. Six mois après, ces témoignages - c’étaient mon buste et un objet d’art symbolisant les causes dont j’avais pris les intérêts en main - me furent remis à Alost au milieu de fêtes célébrées en mon honneur et dont je n’ai cessé de garder l’inoubliable souvenir.