(paru à Bruxelles en 1927, chez Albert Dewit)
(page 305) La situation du nouveau ministère paraissait précaire. Le parti libéral venait de remporter une victoire inattendue : cette victoire n’allait-elle pas doubler son audace ? M. Beernaert le croyait ; il ne faisait que répéter que ses jours étaient comptés. M. Malou n’était pas éloigné de partager cet avis. Je fus presque seul, au milieu de la crise, à émettre une opinion contraire :
« Vous vous trompez, dis-je à M. Beernaert, vous êtes au pouvoir pour longtemps et peut-être pour très longtemps. La logique ne conduit pas les affaires humaines. Sans doute, les libéraux devraient vous faire la même guerre qu’à nous, puisque votre politique ne différera pas de la nôtre ; mais ils ne vous la feront pas, au moins dans les commencements ; ils ont obtenu une satisfaction plus apparente que réelle ; mais cette satisfaction affaiblira leur ardeur ; et, du reste, après le grand effort qu’ils ont tenté, il se produira une réaction de lassitude. » J’ajoutai : « On ne fait pas à bref délai deux coups comme celui du 22 octobre ; le Roi devrait briser tout à fait (page 306) avec le parti conservateur ; il n’est pas de son intérêt de prendre cette attitude extrême. »
L’événement m’a donné raison. Mais, à ce moment, on ne me croyait pas. Le peu de confiance qu’avait le Cabinet dans son propre avenir fut, du reste, alimenté, pendant les premières semaines, par l’attitude du Roi. Le Roi se montra vis-à-vis de lui raide, exigeant et fort peu porté aux concessions. Petit à petit cependant il se départit de sa première manière ; moins, du reste, les réclamations libérales étaient ardentes, plus ses dispositions étaient favorables aux conservateurs.
Ce n’est pas à dire que le Cabinet ne fût pas menacé de difficultés sérieuses. Elles devaient naître à la fois de sa composition et de la présence, dans la majorité, d’hommes qui jouissaient auprès du parti conservateur d’une influence accrue par les derniers événements.
En réalité, le ministère ne renfermait qu’un homme politique de grande valeur : c’était M. Beernaert. Orateur remarquable, habile à manier les affaires, doué d’un talent d’assimilation extraordinaire, bien vu dans des milieux divers, où il prenait soin de conserver des relations cordiales, il n’était pas exempt de défauts. Son impressionnabilité était excessive et elle devait se développer sous l’aiguillon des contrariétés ; mobile à l’excès, il était prompt à prendre des résolutions graves, sans en avoir pesé les conséquences ; très dévoué à son parti, il n’en possédait guère la tradition, et, sans peut-être s’en rendre compte, il était plus porté à lui donner satisfaction dans les questions d’intérêt matériel que dans celles d’intérêt moral et religieux.
L’effet de ces défauts eût été fort atténué, s’il avait (page 307) rencontré, parmi ses collègues, quelque contrepoids ; mais celui-ci n’existait nulle part.
La personnalité la plus en évidence du Cabinet, après M. Beernaert, était M. Thonissen. Rompu au travail, possédant de vastes connaissances, jurisconsulte de premier ordre, investi d’une notoriété européenne, M. Thonissen était vis-à-vis du dehors une force pour le Cabinet, et c’est pourquoi on s’était résigné à le créer ministre de l’Intérieur ; jusque-là il n’avait pas été envisagé comme « ministrable ». Il était, en effet, absolument dépourvu des qualités qui font l’homme politique ; il était des plus sensible aux adulations du parti libéral qui ne l’ignorait pas ; entré aux affaires sans plan de conduite, l’idée ne lui vint pas d’en avoir un pendant les trois années qu’il resta ministre.
M. de Moreau était un homme très aimable, profondément chrétien, très attaché à la cause catholique et à ses amis, aimant l’étude et ne reculant pas devant les labeurs les plus variés. Mais ce n’était pas un homme de coup d’œil et de décision.
M. de Volder, étranger aux débats parlementaires, ne pouvait guère que se laisser conduire. Ses convictions catholiques, comme celles de MM. de Moreau et Vandenpeereboom, étaient fortement prononcées ; il s’exprimait avec aisance, quoique sans éclat.
M. Vandenpeereboom était appelé, dans l’administration d’un département difficile, à se distinguer par son ardeur au travail ; mais, jusqu’en 1884, il n’avait jamais cherché à exercer d’action sur son parti. Malgré ses bonnes intentions, il ne tarda pas à mécontenter vivement ses amis politiques en ne leur donnant pas, (page 308) au point de vue des nominations, les satisfactions réclamées ; petit à petit cependant cette dernière impression s’atténua.
Le prince de Chimay était connu dans les salons sous le nom de « prince charmant » ; il avait une tendance à caresser les libéraux et devait accorder à ses amis plus de phrases que de faveurs.
Restait le général Pontus ; mais, dans notre pays, les ministres de la Guerre ne s’occupent que des affaires de leur département. Je tiens néanmoins à dire qu’il était sincèrement et efficacement dévoué aux catholiques, et que sa préoccupation constante était de les obliger ; il ne cessa de me témoigner une bienveillance sans bornes.
On le voit : au sein d’un cabinet ainsi formé, M. Beernaert ne pouvait être que tout puissant. « Il n’y a pas de ministère, me dit un jour M. Malou, il y a un ministre. » Ce ministre était certain de ne rencontrer d’obstacles chez aucun de ses collègues. Risquait-il d’en rencontrer à droite ? La droite renfermait trois hommes que nos coreligionnaires entouraient de vives sympathies : c’était M. Malou, M. Jacobs et moi-même ; je dois à la vérité d’ajouter que la confiance que me témoignait déjà alors l’opinion catholique allait rapidement s’accroître pour s’affaiblir ensuite par moments au gré des événements. Dans les circonstances deux choses pouvaient se présenter : ou bien M. Beernaert marcherait d’accord avec nous, et alors on ne manquerait pas de dire qu’il était placé dans la dépendance de ses anciens collègues ; ou bien il se séparerait de nous en certaines questions, et alors l’opinion catholique serait livrée à des luttes d’influence fâcheuses. Ces éventualités (page 309) naissaient de la mesure prise par le Roi : appeler un parti au pouvoir et lui interdire de s’y faire représenter par ses chefs ; c’était créer une situation fausse, bizarre, que le souverain n’eût jamais songé à imposer à l’opinion libérale et que celle-ci d’ailleurs n’eût certainement pas acceptée.
Quoi qu’il en soit, ministres, anciens ministres et droite nous étions bien décidés, au mois d’octobre 1884, en face du péril commun, à tâcher de rester unis et de marcher d’accord. J’incline même à croire qu’à ce moment M. Beernaert était porté à ne rien faire sans consulter ses anciens collègues. Nous verrons plus tard sous l’influence de quels incidents ces dispositions se modifièrent, au moins en ce qui me concerne, à propos de certaines questions.
A peine le nouveau Cabinet était-il formé, que M. Buls insista pour que l’on renonçât à se servir de gendarmes en bourgeois, en d’autres termes pour qu’on donnât un démenti au Cabinet précédent. M. Thonissen hésitait. Mais M. Gauthier, administrateur de la Sûreté publique, en fit une question personnelle ; il vit M. de Volder et M. Beernaert ; et bref il fut décidé qu’on ne céderait pas. M. Beernaert ne pouvait, du reste, faire autrement, car il avait lui-même, pendant que j’étais son collègue, insisté pour que des gendarmes en bourgeois fussent employés.
M. Dolez, gouverneur du Brabant, avait à cette occasion pris le parti de M. Buls ; non pas qu’il sympathisât avec celui-ci, mais il s’abstenait d’étudier aucune (page 310) question et trouvait plus simple de se rallier à l’avis d’autres. De là un dissentiment entre le gouvernement et lui ; et il fut décidé dès ce moment qu’il se retirerait. M. Beernaert, qui avait été son patron, était le premier à désirer sa retraite, et ce fut pour lui un véritable soulagement quand elle fut convenue ; seulement, il fut entendu qu’elle ne se réaliserait qu’au printemps de 1885 : ce n’était pas le moment, en effet, d’augmenter les difficultés.
Peut-être eût-on cherché à retenir M. Dolez, s’il n’avait précédemment eu, dans deux circonstances très importantes, une attitude absolument incorrecte.
J’ai dit plus haut qu’au mois d’août il avait requis l’armée avec empressement, dès qu’on le lui avait demandé. Au mois de septembre, à la suite de l’audience donnée par le Roi à M. Buls, des manifestations que j’ai relatées ci-dessus s’étant produites dans les rues de Bruxelles, M. Jacobs avait demandé à M. Dolez de signer un nouveau réquisitoire. Il s’y était refusé ; on lui avait fait des remontrances ; il avait offert sa démission ; mais rien n’avait pu vaincre son obstination.
Heureusement, les désordres s’étaient apaisés. Au mois d’octobre, quelques jours avant les élections communales, nous nous étions préoccupés de nouveau de l’éventualité d’un appel à l’armée. M.. Jacobs avait sondé M. Dolez ; celui-ci s’était refusé derechef à toute réquisition, et avait déclaré qu’il préférait donner sa démission. C’était là comprendre singulièrement les engagements qu’il avait pris au mois de juin.
Nous avons songé alors à recourir au commissaire d’arrondissement. M. Jacobs avait fait venir (page 311) M. Van Becelaere, qui s’était déclaré prêt à requérir, mais en ajoutant qu’en aucun cas il n’avait le droit de faire les sommations préalables à l’emploi de la force ; en cela il se trompait manifestement, mais, malgré les observations qui lui furent faites, il avait persisté.
Alors, M. Jacobs nous déclara qu’au besoin il requerrait lui-même. J’avais quelques doutes en ce qui concerne le droit du gouvernement de recourir à l’armée ; mais M. Beernaert combattit ces doutes, et s’écria : « Nous avons ce droit, et ne l’aurions-nous pas, qu’encore devrions-nous en user. » M. Malou partagea cet avis.
Les événements ne nous avaient pas obligés à intervenir nous-mêmes. Mais il n’en est pas moins vrai que c’est la résistance inconcevable de M. Dolez qui avait amené le gouvernement à rechercher, d’une manière approfondie, s’il avait le droit de se passer du gouverneur pour requérir la force armée. Le résultat de cet examen fut favorable, et c’est pourquoi, dans la discussion relative aux gendarmes en bourgeois qui surgit au mois de novembre 1884, MM. de Volder et Beernaert n’hésitèrent pas, d’accord avec moi et aussi, du moins en principe, avec MM. Pirmez et Frère, à proclamer le droit du gouvernement. Cette discussion eut donc des effets très heureux, car, jusqu’alors, on avait toujours tâtonné en cette matière ; désormais les droits étaient fixés. J’ajoute que le Cabinet nouveau, en prévision de troubles qui pourraient éclater à l’ouverture de la session, avait décidé qu’en cas de besoin il requerrait l’armée tout entière ; M. Thonissen avait d’abord hésité ; mais, ses collègues lui ayant dit qu’ils signeraient avec lui, il n’hésita plus.
(page 312) Le 11 novembre, les Chambres s’ouvrirent. Des groupes stationnaient autour du Palais de la Nation et suivirent les membres de la droite qui se rendirent à 11 heures à l’église de Sainte-Gudule, où se célébrait une messe du Saint-Esprit. A la sortie, il y eut, sur mon passage, quelques huées et quelques vivats. Les droites se réunirent ensuite, agitées et fiévreuses. La droite de la Chambre s’occupa de la formation de son bureau. M. de Lantsheere proposa pour la présidence M. Jacobs, ajoutant qu’il ne faisait entre lui et moi aucune différence, mais que s’il citait son nom en première ligne, c’était parce que M. Jacobs appartenait au Parlement depuis plus longtemps. M. Jacobs refusa et pressa M. de Lantsheere d’accepter la présidence. Celui-ci se récusa, par le motif qu’il était décidé à voter contre toute aggravation militaire et qu’il lui paraissait difficile que le président se séparât du Cabinet dans des questions de cet ordre-là. Aussitôt M. de Moreau se leva, en l’absence de M. Beernaert, qui assistait à la réunion de la droite du Sénat, et déclara, au nom du Cabinet, qu’il n’y aurait pas d’aggravations militaires. Sur cette assurance, M. de Lantsheere se rendit aux désirs de ses amis.
Dès la première séance, l’opposition annonça une interpellation sur la crise ministérielle.
M. Beernaert nous réunit aussitôt, MM. Malou, Jacobs et moi ; M. de Volder prit part aussi à la conférence. Lecture fut donnée des explications que le Cabinet nouveau devait donner. M. Beernaert y disait notamment, qu’en présence des derniers événements, l’administration (page 313) nouvelle suivrait une politique « plus modérée » que la précédente. M. Jacobs, qui, dès ce moment, se mit à la remorque de M. Beernaert, acceptait ce passage qui lui avait déjà été communiqué ; M. Malou semblait, de son côté, s’y résigner. Je protestai vivement ; je démontrai que la dignité de M. Beernaert et la nôtre ne pouvaient s’en accommoder. M. Beernaert objecta qu’il devait bien expliquer la reconstitution du Cabinet avec d’autres hommes. Je lui répondis : « Non, vous n’avez rien à expliquer ; il y a un acte du Roi que vous avez subi ; vous n’avez, comme ministre, ni à le blâmer ni à l’approuver ; mais votre honneur vous défend de renier dans une mesure quelconque la politique à laquelle vous vous êtes associé. »
M. Beernaert finit par se ranger à cet avis ; il modifia ses explications en conséquence, et il refusa vis-à-vis de la gauche de prendre la responsabilité morale de l’acte royal. La gauche en fut vivement dépitée ; elle constata que rien n’était changé, et dès ce moment perça son dessein de représenter M. Beernaert comme nous étant assujetti.
M. Jacobs et moi, nous prîmes part au débat. Le discours de M. Jacobs avait pour objet de démontrer qu’on avait fait « le siège du Roi » et que celui-ci s’était rendu. L’impression qu’il produisit fut très pénible ; le discours était fort blessant pour le Roi, et celui-ci, comme je l’ai déjà constaté, en fut vivement froissé. Pendant que M. Jacobs parlait, je souffrais pour lui ; car j’ai toujours pensé que le devoir des catholiques est de respecter la Couronne, alors même qu’elle leur donne de justes sujets de plainte.
(page 314) Quant à moi, j’expliquai les faits qui se rattachaient à notre démission ; j’exposai notre politique ; je justifiai mes actes, et tel fut l’effet de ce discours, que M. Sainctelette et le comte de Kerchove vinrent, des bancs de la gauche, me féliciter.
Une seconde interpellation se produisit bientôt. M. de Kerchove critiqua l’usage qui avait été fait des gendarmes en bourgeois, et, à cette occasion, comme je l’ai déjà rappelé, la Chambre se livra à un examen approfondi des droits du gouvernement au point de vue du maintien de l’ordre. M. de Volder défendit les mesures que j’avais prises ; je les soutins à mon tour avec l’approbation chaleureuse de mes amis. Ce débat tourna complètement à notre avantage, puisqu’il nous permit de préciser, sans que les chefs de la gauche y trouvassent à contredire, les principes appelés à régir la répression des émeutes.
Pendant que tout ceci se passait, la question militaire se dressait de nouveau devant le gouvernement. J’ai raconté ce qui avait été décidé à cet égard entre nous au mois de juillet précédent. Fidèles à nos engagements, nous étions occupés à délibérer sur les projets à présenter, lorsque le Roi disloqua le Cabinet. Nous n’avions pu encore nous mettre d’accord, le général Pontus réclamant pour la réserve des cadres que nous hésitions à lui accorder. Le nouveau Cabinet hérita de cette difficulté. Mais, dans l’entre-temps, l’opinion en avait eu vent, et immédiatement une vive opposition à toute mesure de ce genre s’était déclarée dans la presse et dans les associations. Les catholiques, fort irrités de la conduite du Roi, se montraient peu disposés à lui (page 315) faire des concessions. L’opposition fut telle, que M. Beernaert reconnut l’impossibilité de présenter un projet d’organisation de la réserve. Il le dit au Roi, qui dut bien consentir à l’ajournement de toute solution.
Restaient les questions relatives au contingent. Fallait-il le maintenir à treize mille trois cents hommes ? Et, en cas d’affirmative, ne convenait-il pas de rétablir les exemptions ecclésiastiques ? Le Roi admettait le rétablissement des exemptions au profit des normalistes et des séminaristes, mais à la condition que le contingent fût porté de treize mille trois cents à treize mille cinq cents hommes. M. Beernaert me pria de passer au département des Finances pour conférer avec lui à ce sujet ; et comme c’était au sortir d’une séance où la gauche lui avait reproché d’être en tutelle, je lui dis en souriant : « C’est la tutelle ? » Il répondit aussitôt : « J’accepte parfaitement cela. »
Quoi qu’il en soit, je déclarai à M. Beernaert qu’il était impossible de porter le contingent de treize mille trois cents à treize mille cinq cents hommes, mais que la majorité pouvait, me semble-t-il, maintenir le premier chiffre, si les normalistes et les séminaristes se trouvaient désormais exempts de tout service actif. M. Beernaert communiqua mon avis au Roi, qui ne se rendit pas. La droite se réunit ; elle se rallia à ma manière de voir. Le Roi, informé, persista et dit à M. Beernaert : « Mais c’est vous qui dirigez la majorité - Non, répondit-il, c’est M. Jacobs et M. Woeste. » M. Beernaert ajouta que si le Roi ne cédait pas, le ministère serait battu et qu’il serait loisible à la Couronne de dissoudre les Chambres sur la question. « Soyez tranquille, répliqua le Roi, je (page 316) ne ferai pas de dissolution sur cette question-là. » Cependant, la réflexion fit son œuvre ; le Roi souscrivit à l’arrangement, mais sous cette réserve que les exemptions seraient introduites en déduction du contingent par la Chambre et non pas le Cabinet. C’est ainsi que, par notre fermeté, nous obtînmes une concession qui, dans l’état des esprits à ce moment, était importante.
Le Roi avait, du reste, besoin de l’appui du ministère pour réaliser ses vues en ce qui concerne le Congo. Il était manifeste, dès ce moment, que le Congo serait bientôt constitué comme État indépendant et que la souveraineté en serait offerte au Roi. En prévision de cette éventualité, M. Beernaert réunit les deux droites. La question se posait de savoir s’il fallait déclarer au Roi qu’il ne serait pas autorisé à accepter la souveraineté de l’État nouveau. M. de Lantsheere était de cet avis ; M. Malou hésitait ; je me prononçai vivement en faveur du projet du Roi, tant il est vrai qu’aucun ressentiment ne m’animait à son égard ! J’avais, en effet, toujours admiré l’initiative qu’il avait prise et j’y voyais, pour la civilisation chrétienne, une grande et féconde espérance. Les droites, en grande majorité, se rallièrent à ma manière de voir, à la condition qu’aucune solidarité n’existât entre la Belgique et le futur État du Congo. Plus tard, les Chambres se prononcèrent dans le même sens, à une très grande majorité.
La droite admettait, avec M. Beernaert, que la session devait être surtout une session d’affaires. Le gouvernement avait pour tâche d’exécuter les mesures édictées du mois de juin au mois d’octobre précédent ; cette tâche paraissait suffire aux besoins du moment ; si (page 317) réduite qu’elle fût, elle n’était pas, en effet, exempte de difficultés : après beaucoup de tiraillements, les premiers arrêtés d’adoption d’écoles avec dispense furent pris ; et quelques catholiques furent introduits dans le corps des inspecteurs.
M. Beernaert paraissait satisfait ; la confiance avait repris chez lui le dessus ; cependant il se plaignait du travail excessif qui lui était dévolu. Rien de grave ne troubla l’accord du ministère et de la majorité pendant cette première session. J’admettais, avec M. Beernaert, qu’aucune mesure politique de premier ordre ne devait être présentée au cours de la session ; mais j’étais d’avis qu’il ne fallait pas négliger de saisir les occasions d’opérer des réparations de détail : c’est ainsi que je proposai et fis voter, lors de la discussion du budget de l’Agriculture, le rétablissement de l’aumônerie à l’École vétérinaire. Et puis j’estimais que, sans faire une loi électorale de principe, il y avait lieu d’édicter certaines mesures ayant pour objet de trancher, conformément aux vœux de nos amis, quelques controverses juridiques. Plusieurs de mes collègues et moi, nous pressâmes M. Beernaert d’y consentir. Il s’y refusa d’abord ; mais les catholiques de Gand, et spécialement M. Léger, ayant vivement insisté, il finit par céder. Lorsque le projet eût été élaboré, il convoqua au ministère des Finances MM. Thonissen, de Volder et de Chimay, qui n’en connaissaient pas le premier mot, puis M. Léger, moi et quelques autres personnes. Le débat se concentra entre M. Beernaert, M. Léger et moi, et finalement toutes les dispositions à présenter furent arrêtées. La loi déposée, on agita le choix d’un rapporteur ; M. Jacobs m’engagea à accepter (page 318) ces fonctions ; très fatigué, je refusai ; il se chargea alors de la tâche.
La loi ne s’occupait pas des capacitaires de droit (Note de bas de page : Les capacitaires de droit étaient les agents de l’État qui, à partir d’un minimum de 1,600 francs de traitement, se trouvaient assimilés d’office aux détenteurs des certificats de capacité requis par la loi électorale. (T.)). Nos amis en désiraient cependant instamment la suppression. Je priai M. Beernaert de se rendre à ce désir ; il s’y refusa ; je lui demandai alors l’autorisation de présenter un amendement dans ce sens ; il répondit qu’il le combattrait. Je ne jugeai pas utile à ce moment de passer outre ; j’eus peut-être tort ; en tout cas, sans la résistance de M. Beernaert, la disposition eût passé sans difficulté.
La discussion fut assez calme : elle fut menée par M. Beernaert, M. Jacobs et moi ; le projet voté devint la loi du 22 août 1885.
Peu de temps avant la clôture de la session, le rétablissement des relations diplomatiques entre le Saint- Siège et la Belgique avait reçu son dernier sceau dans la réception, par le Roi, du nonce, Mgr Ferrata. Le Roi n’était pas sans inquiétude au sujet de cette réception ; il craignait des manifestations et aurait voulu recevoir le nonce à Laeken. M. Beernaert tint bon ; la réception eut lieu au Palais de Bruxelles, mais on supprima une partie du cérémonial ; Mgr Ferrata s’y prêta de bonne grâce : il devait bientôt gagner tous les suffrages.
Pendant que je me mêlais activement au travail parlementaire, je m’étais attaché à réorganiser la Fédération des cercles catholiques et des associations conservatrices. Je la divisai en deux sections : celle des cercles (page 319) et celle des associations. A la suite de cette réorganisation, les associations conservatrices, dont la plupart s’étaient tenues jusque-là à l’écart, s’affilièrent successivement, et bientôt la Fédération prit une importance toute nouvelle. La première session que je présidai eut lieu à Tournai : elle fut très brillante.
En même temps, j’avais conçu le dessein de réunir en une publication unique, mes principaux écrits. Je m’occupai de ce travail avec ardeur, et au mois de septembre 1885 parurent en trois volumes mes Vingt ans de polémique. J’avais pensé qu’en formant de mes écrits un ensemble, en les complétant et en les rajeunissant, je ferais chose utile aux hommes politiques et à la jeunesse. La publication fut accueillie par mes amis avec beaucoup de faveur.
Que devait être la session de 1885-1886 ? Il était à prévoir qu’à raison des élections de 1886, M. Beernaert serait d’avis de s’abstenir de toute mesure importante. Je pensais, quant à moi, qu’il fallait, sans rien brusquer, continuer à améliorer la situation législativement et administrativement ; c’est pourquoi je me résolus à prendre l’initiative que voici : en 1881, le Cabinet libéral avait porté une loi augmentant sensiblement le nombre des écoles moyennes de garçons, créant des écoles moyennes de filles, et n’admettant, contrairement aux dispositions de la loi de 1850, comme professeurs et régents, aussi bien dans les écoles nouvelles que dans les écoles anciennes, que les normalistes formés dans les établissements de l’État. L’atmosphère de ces établissements (page 320) n’étant guère bonne, il résultait de là que les professeurs et les régentes qui y étaient formés laissaient beaucoup à désirer. Je rédigeai en conséquence un projet qui, revenant à l’état de choses ancien, permettait à n’importe qui de se présenter devant les jurys chargés de délivrer les diplômes de professeurs et de régentes ; je le portai à M. Beernaert dès le mois de septembre, et je lui dis : « Je vous en fais cadeau ; mais, si telle est votre préférence, je le présenterai moi-même. » M. Beernaert ne parut pas offusqué ; il me dit : « Je l’examinerai ; mais il me semble que vous feriez mieux de le présenter. »
Quatre mois s’écoulèrent, sans que je pusse obtenir de lui une solution ; il me répétait sans cesse que le Conseil des ministres n’en avait pas délibéré. Seulement M. Jacobs, auquel il avait communiqué mon projet, lui avait dit que c’était au gouvernement à le présenter et il y avait ajouté une disposition rétablissant les patronages, tels qu’ils étaient constitués sous la loi de 1850. Finalement, vers le milieu de janvier, j’écrivis un mot à M. Beernaert pour lui dire que je voyais bien qu’il n’était pas disposé à déposer mon projet et que j’allais le faire moi-même. Là-dessus le Conseil des ministres se réunit, et on m’avisa immédiatement que le projet serait déposé dans la huitaine. C’est ce qui arriva ; seulement on en avait retranché la mesure ajoutée par M. Jacobs. Je fus nommé rapporteur ; je proposai d’ajouter au projet deux dispositions : l’une rétablissant l’article de la loi de 1850 relative aux patronages, l’autre autorisant le gouvernement à nommer professeurs, sans examen, les docteurs en philosophie et en sciences (page 321) (disposition réclamée par les docteurs de Louvain) ; M. Thonissen se rallia à ces compléments. La discussion toutefois fut ajournée au commencement de la session de 1886-1887. La gauche fit au projet, surtout aux dispositions que j’avais ajoutées, une vive opposition ; elle représenta ce projet comme étant mon œuvre et non celle du Cabinet. J’ai à peine besoin de rappeler qu’il fut voté à une grande majorité.
L’initiative que je venais de prendre n’avait pas paru mécontenter M. Beernaert outre mesure. Quelques symptômes d’irritation se manifestèrent cependant chez lui dès le mois de novembre 1885. Le 15 de ce mois, à la réception du ministre des Affaires étrangères, il me dit : « Je suis absolument décidé à quitter le ministère après les élections ; je suis fatigué ! » et comme je lui disais que c’était impossible, il répliqua : « Je ne vois pas d’obstacle à ce que M. Jacobs et vous, vous rentriez aux affaires. »
Quelques jours après, il me témoigna les mêmes dispositions dans la circonstance que voici : les travailleurs catholiques de tout le pays désiraient ardemment la suppression des capacitaires de droit. Les délégués des associations conservatrices s’exprimèrent dans ce sens lors de leur réunion du mois de novembre ; je fis une enquête ; toutes les associations, sauf une, se prononcèrent pour la suppression totale ou partielle de ces capacitaires. Muni de ces avis, j’allai chez M. Beernaert et je lui dis : « Voici les vœux de nos amis. » Il me répondit : « Il est inutile de me parler de cela ; je m’en vais après les élections ; ce ne sera donc pas à moi à accomplir cette réforme. »
(page 322) Je n’ai jamais cru qu’il eût cette intention ; j’en eus bientôt la preuve. J’insistais auprès de M. Thonissen pour obtenir la suppression de quelques écoles moyennes et sections préparatoires, notamment de l’école moyenne d’Ellezelles et de la section préparatoire de Ninove. J’en parlai à M. Beernaert ; il me dit : « Je ne puis rien faire avec M. Thonissen ; je devrai m’en débarrasser après les élections. »
Mais alors pourquoi parlait-il de sa retraite ? Je pense qu’il le faisait sous l’impression de son extrême nervosité, dès qu’il se trouvait aux prises avec quelque embarras. Et, à ce moment, il en avait deux.
Le général Pontus insistait pour qu’on constituât la réserve ; mais il avait compris qu’un projet complet ne pouvait être présenté et il avait réduit ses prétentions au minimum que voici : on maintiendrait dans la loi annuelle du contingent la disposition permettant au Roi, en cas de guerre, de rappeler les classes libérées, et on voterait dans le budget les sommes nécessaires à la création de quelques postes d’officiers permettant d’encadrer les onzième, douzième et treizième classes. C’était bien peu de chose. Cependant la droite hésita assez longtemps. Je soutins le Cabinet en montrant que le système proposé n’était que l’application des idées défendues par moi dans l’opposition, et qu’il en entraînait pour les populations aucune charge personnelle nouvelle. Plusieurs de mes collègues vinrent me dire que je les avais convaincus.
La première difficulté fut ainsi écartée.
La seconde n’était pas moins grave.
Les députés de Nivelles avaient promis de déposer (page 323) un projet de loi rétablissant les droits d’entrée sur les céréales et le bétail ; ils l’avaient effectivement présenté dans la session de 1884-1885. M. Beernaert n’était pas éloigné de penser que, dans l’intérêt du parti catholique, ce projet s’imposait. On lui prêtait même, antérieurement aux élections de 1884, des déclarations favorables aux droits ; néanmoins, après le dépôt du projet des députés de Nivelles, il avait déclaré ne pouvoir s’y rallier ; il avait à cet effet réuni la droite, l’avait laissée libre dans le vote, mais avait ajouté qu’après le vote, il se retirerait. La droite avait protesté, et finalement il avait consenti à ne pas donner suite à cette intention. Du reste, le rejet du projet à quinze voix de majorité avait momentanément écarté la difficulté.
Mais, la situation de l’agriculture s’aggravant, les réclamations se multiplièrent et les députés de Nivelles, dans la session de 1885-1886, reproduisirent leur proposition en la limitant au bétail. Le dépôt de cette proposition avait été concerté dans une réunion de la droite, et M. Beernaert y avait souscrit, mais non sans un sentiment de gêne prononcée. Tout indiquait que le nouveau projet serait voté, et cette prévision créait à M. Beernaert, du moins à ses propres yeux, une situation fausse. De là un premier choc entre la majorité et lui, qui fut très pénible et laissa des traces ; c’est à partir de ce moment qu’il devint d’une irritabilité et d’une susceptibilité extrêmes. J’en trouve le reflet dans une lettre pressante que m’écrivit M. de Haulleville le 13 décembre i885 et où il me disait : « Si vous et vos amis, vous renversez le général Pontus et si vous n’arrêtez le mouvement protectionniste, vous placerez (page 324) M. Beernaert dans une position intenable... Je vous le répète, la situation devient mauvaise. »
Tout en ayant promis de ne pas se retirer sur cette question, M. Beernaert tenait à être défendu par le Journal de Bruxelles. Celui-ci, avec un zèle de mauvais aloi, attaqua vivement les propriétaires. L’émotion fut vive parmi eux, et un commencement de désabonnement se manifesta. Le comité du Journal aurait désiré que sa polémique cessât. Mais M. Beernaert déclara que, dans ce cas, il se retirerait ; le Journal fut la seule victime de cette maladroite campagne.
C’est au mois de janvier 1886 que la proposition des députés de Nivelles avait été développée ; c’est dans le même mois que les journaux annoncèrent que l’État du Congo allait émettre un emprunt reposant sur les bases suivantes : lots de 20 francs ; pas d’intérêts ; primes énormes. M. Malou, fort affaibli par une congestion qui l’avait frappé au mois de septembre précédent, retrouva toute son ardeur pour combattre ce projet ; il craignait que la petite épargne du pays ne fût drainée par l’appât des primes accordées à des lots de si minime valeur. M. Beernaert avait-il promis au Roi d’autoriser cet emprunt ? Nous ne le sûmes jamais ; toujours est-il que M. Malou rédigea un projet avec exposé des motifs interdisant au gouvernement de semblables autorisations sans l’intervention des Chambres, le communiqua à M. Beernaert et lui déclara qu’il le déposerait, à moins que la promesse ne fût faite que les Chambres seraient consultées au préalable. M. Beernaert parut vexé ; il fit part au Roi de la résistance de M. Malou ; le Roi en fut très affecté, rapporta M. Beernaert. Mais l’engagement fut (page 325) pris de ne rien faire sans l’intervention des Chambres ; c’est ainsi que le projet primitif d’emprunt tomba à l’eau.
La plus grande partie de la session avait été absorbée par la discussion des budgets, lorsque tout à coup éclatèrent, dans le pays de Liége et surtout dans celui de Charleroi, les grèves terrifiantes qui eurent, dans toute l’Europe, un douloureux retentissement. Elles furent cependant rapidement réprimées, non sans avoir semé beaucoup de ruines. Ce prompt résultat fut dû au général van der Smissen et aux troupes qu’il avait sous ses ordres et dont le bon esprit ne se démentit pas un instant ; il convient cependant de faire remarquer que le général van der Smissen, ayant reçu du gouvernement l’ordre de partir pour Charleroi, différa son départ plus qu’il ne convenait ; s’il s’était rendu immédiatement sur les lieux, une partie des désastres auraient été probablement prévenus ; mais, disait-on alors dans les régions gouvernementales, il n’obéissait jamais avec empressement au général Pontus, qui lui était inférieur en grade. Ce fait ne fut guère connu ; aussi célébra-t-on sans réserve les mérites du général ; sa popularité devint très grande dans les salons conservateurs ; on verra plus loin comment il en usa.
Les grèves tirèrent la classe ouvrière de l’assoupissement où elle avait vécu depuis si longtemps. On s’occupait peu, beaucoup trop peu, du peuple et l’on ne soupçonnait pas l’intensité de la crise qu’il traversait, Chacun comprit que des remèdes étaient nécessaires. M. Beernaert n’y avait pas songé jusque-là ; au premier mot que je lui en dis, il me répondit « Qu’y a-t-il donc (page 326) à faire ? » et il fut un peu étonné de m’entendre lui parler de la misère qui pesait sur les travailleurs. Mais sa résolution fut bientôt prise, et il constitua une grande commission, qu’on appela la Commission du travail et qui fut chargée de procéder à une enquête sur la situation des masses. La commission entra immédiatement en exercice et elle mit à nu des plaies dont, en général, on n’avait pas idée.
De mon côté, j’estimais que, sans négliger les mesures légales, il fallait recommander surtout les remèdes moraux et religieux. C’est dans ce but que je mis la question ouvrière à l’ordre du jour de la session de la Fédération des cercles et des associations qui se tint à Verviers au mois de mai 1886. Les débats furent intéressants et se terminèrent par le vœu de voir les catholiques prendre vaillamment en main la solution de la question ouvrière, en créant, pour les travailleurs, des institutions de préservation et d’agrément. L’exécution de ces vœux fut confiée au Bureau, et celui-ci insista auprès des cercles catholiques, pour que des cercles ouvriers fussent créés de toutes parts plusieurs ne tardèrent pas à s’ouvrir, on sait avec quel succès.
Le gouvernement crut devoir, sans attendre les projets que la Commission du travail était chargée de formuler, présenter une loi réprimant les provocations non suivies d’effet. La loi était dangereuse, car, embrassant dans sa généralité les délits aussi bien que les crimes, elle risquait d’être retournée contre les catholiques par tout Cabinet qui aurait repris les traditions du ministère de 1878 ; de plus, chose grave, elle enlevait à la presse l’immunité de la détention préventive dont elle jouissait (page 327) depuis 1829. Dans la section centrale figuraient avec moi MM. de Lantsheere, Jacobs et Nothomb. Nous étions d’accord pour restreindre notablement la portée du projet. Nous cherchâmes à faire comprendre à M. de Volder et à M. Beernaert la nécessité de ces modifications. Il en résulta des débats difficiles et pénibles. M. de Volder et M. Beernaert se montraient irrités de l’opposition qu’ils rencontraient. Nommé rapporteur, deux fois je donnai ma démission au cours de ces débats ; enfin, les ministres cédèrent, et je crois avoir ainsi, par ma fermeté, rendu à mon parti et même au Cabinet un service signalé. L’accord s’étant fait, je déposai le rapport tout à la fin de la session ; la discussion en fut ajournée à la session suivante.
Pendant que tout ceci se passait, on commençait à agiter la question du service personnel. Le général van der Smissen, en revenant de Charleroi, l’avait vivement réclamé, sans toutefois rapporter aucun fait donnant à croire qu’on ne pouvait compter sur l’armée. Il impressionna fortement M. Beernaert, qui jamais, jusque-là, ne s’était occupé de cette question, et, un jour du mois de mai, arrivant à la Chambre, celui-ci m’interpella brusquement et me dit : « N’êtes-vous pas encore converti au service personnel ? - Non, répartis-je ; je ne me décide pas si rapidement dans une affaire de cette importance. - Moi, tout à fait ! » s’écria-t-il. De son côté, le comte Adrien d’Oultremont manifesta la volonté de déposer immédiatement un projet consacrant cette réforme. Ici, M. Beernaert fit quelque résistance ; il ne pensait pas qu’avant les élections ce projet fût opportun. La droite se réunit ; M. de Becker demanda qu’on jouât (page 328) tout de suite « le grand jeu » ; tel ne fut pas le sentiment de la majorité de l’assemblée, et M. Nothomb fut chargé de joindre ses efforts à ceux de M. Beernaert pour déterminer M. d’Oultremont à ne pas déposer son projet. Malheureusement celui-ci avait fait connaître de toutes parts ses intentions, et s’il finit par consentir à en ajourner la réalisation, il annonça qu’il y donnerait suite dès le commencement de la session suivante. Je ne me doutais pas à ce moment du gros orage que cette affaire recelait.
Je dois ici revenir un instant sur mes pas pour mentionner un entretien que j’eus à la fin du mois d’avril avec M. Beernaert. Prévoyant qu’on m’interrogerait à Verviers sur les capacitaires de droit, je me rendis chez lui et lui demandai quelles étaient à cet égard ses intentions. Il me répondit vivement : « Je vous ai déjà dit que je refusais toute conversation sur ce point avec vous ; je m’en vais après les élections ! »
Les élections eurent lieu et elles augmentèrent sensiblement notre majorité. Nous gagnâmes huit voix à Gand, deux à Charleroi, deux à Waremme. Ce résultat nous créait une situation très forte. Peut-être M. Beernaert en fut-il alarmé. Toujours est-il que, peu de temps après, comme je l’interrogeais sur les propos qu’il avait tenus relativement à la représentation proportionnelle, il me dit : « Je m’en irai sur les droits relatifs au bétail ; et si je ne puis profiter de cette occasion, ce sera sur la représentation proportionnelle. - Vous n’y pensez pas, lui dis-je ; vous venez de mettre votre hôtel à vendre ou à louer ! »
J’écrivis vers cette époque à M. Thonissen une lettre (page 329) où je lui rappelais les mesures à prendre en matière d’enseignement et bientôt je lui annonçai que si la section préparatoire de Ninove n’était pas supprimée, je l’interpellerais au début de la session suivante. A la suite de ces lettres, il se décida à supprimer cette section.
On était en pleines vacances parlementaires. Les catholiques liégeois, frappés de la nécessité de développer les œuvres sociales, avaient décidé de réunir à Liége un congrès international afin de leur donner une impulsion grandissante. C’était l’Union pour le redressement des griefs qui en avait pris l’initiative ; son président, M. Collinet, et son secrétaire, M. Arthur Verhaegen me prièrent dans les termes les plus pressants d’accepter la présidence de la troisième section : la section de législation. J’hésitai un instant, à raison du peu de goût que, mes amis et moi, nous avions pour l’Union. Cependant, en y réfléchissant, je me dis que, sur le terrain social, tous les catholiques devaient être unis et que, puisqu’on nous tendait la main, nous commettrions une faute grave en la repoussant. Mon acceptation envoyée, on me combla de prévenances. L’évêque de Liége, président du congrès, me pressa de porter la parole dans la première assemblée générale ; M. Collinet m’invita à loger chez lui. Le congrès eut un très grand succès ; les notabilités étrangères y affluèrent : M. de Mun, Mgr Mermillod, l’évêque de Trèves, l’abbé Winterer, une foule d’Allemands d’élite ; j’eus un vif plaisir à revoir les uns, à rencontrer les autres. Les débats furent à la fois pratiques et élevés, et je crois rester dans les termes de la plus stricte vérité en disant que les travaux de la troisième section furent fort goûtés : (page 330) les assemblées générales eurent aussi un très grand éclat. Le congrès produisit des fruits nombreux ; il fit comprendre aux catholiques que c’était à eux à prendre la tête du mouvement social.
Le congrès s’était tenu dans les derniers jours de septembre. On s’y était occupé dans les conversations, d’un article récent de M. M. Verhaegen en faveur du service personnel, article qui avait beaucoup étonné, et de l’adhésion possible de M. le sénateur Lammens, son beau-père, à cette réforme ; néanmoins, on ne considérait pas la question comme menaçante, et c’est sous cette impression que je revins à Bruxelles.