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Histoire de la révolution belge de 1830
WHITE Charles - 1836

Charles WHITE, Histoire de la révolution belge de 1830. Livre II

(Paru à Bruxelles, en 1836, chez Louis Hauman et Cie, traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr.)

CHAPITRE II

Caractère du général d'Hoogvorst, du comte Félix de Mérode et autres. - Émissaires envoyés au prince Frédéric. - Réunion du conseil des délégués. - Adresse envoyée aux députés belges à La Haye. - Réunions politiques. - Dissentiments entre la commission et les chefs de la garde bourgeoise. - Appréhensions des citoyens paisibles. - Sortie faite par les volontaires. - Ils font prisonnier un piquet de cavalerie. - La populace envahit l'hôtel-de-ville et menace la vie des membres de la commission. - Dissolution de la commission. - Proposition de former un gouvernement provisoire

(page 15) Quelque difficile qu'il soit, surtout pour un étranger, de parler des contemporains, le caractère, les antécédents et la conduite des citoyens que nous avons nommés à la fin du chapitre précédent, sont si mal appréciés, qu'il est de notre devoir de rectifier les erreurs répandues sur eux par des hommes dont la vengeance était le seul mobile.

La nuit du 21 août trouva le baron Emmanuel (page 16) d'Hoogvorst tranquille au sein de sa famille, au milieu des jouissances que donnent la fortune et le bonheur domestique. Doué de beaucoup de bon sens, quoique privé de qualités brillantes, sans ambition, ennemi de l'intrigue, et modéré dans ses opinions politiques, ayant pris pour devise cette admirable expression de M. Dupin : « Sub lege libertas » et non cette devise sanglante : La liberté ou la mort, » il était ennemi de ces commotions révolutionnaires qui aboutissent à l'anarchie. Autant estimé pour son caractère honorable et sa franche cordialité que pour sa philanthropie devenue proverbiale, il était respecté par ses égaux, aimé des classes moyennes et adoré des classes inférieures. Il n'avait jamais cherché à s'ingérer dans les affaires publiques et à se faire remarquer autrement que par son infatigable bienfaisance, vertu que sa fortune lui permettait de pratiquer largement.

C'est cette réputation qui le désigna au choix des citoyens armés, comme la personne la plus propre à être leur chef. Des courriers lui furent en conséquence envoyés par les autorités et les bourgeois, et quelque répugnance qu'il eût à échanger sa tranquillité domestique contre les honneurs périlleux qui lui furent décernés, il n'hésita pas un moment entre ce sacrifice personnel et l'espoir d'être utile à ses concitoyens. Il était impossible de faire un meilleur choix ; cette tâche ne (page 17) pouvait être confiée à un homme plus honorable et plus courageux. Sa fortune le plaçait au dessus du soupçon d'intérêt personnel ; son antipathie bien connue pour l'anarchie et la démocratie le protégeait contre l'accusation de principes subversifs de l'ordre ; sa réputation d'intégrité donnait du poids à ses assertions, sa charité et ses manières cordiales garantissaient son influence sur la classe la plus redoutable dans les temps de troubles, la difficulté, dans ces circonstances, n'étant pas de découvrir un homme capable d'exciter les passions populaires, mais un homme qui sache les calmer.

Pendant douze mois d'agitation et d'incertitude, c'est à lui qu'on est en grande partie redevable de la sécurité dont a joui Bruxelles, et quoiqu'il lui fût impossible, aussi bien qu'à tout autre ami de l'ordre, d'empêcher les excès auxquels on se livra sur quelques points, et qui furent l'œuvre des associations politiques, il fit néanmoins tout ce qui était au pouvoir d'un honnête homme pour les empêcher. Satisfait du titre honorable de général en chef des gardes civiques, Emmanuel d'Hoogvorst s'est retiré dans la vie privée, avec une réputation sans tache et sans s'être fait un ennemi, chose bien rare dans la vie d'un homme public, et qui prouve sa prudence et son désintéressement.

La conduite du comte Félix de Mérode, descendant (page 18) d'une des plus anciennes familles de la Belgique, offre un exemple de patriotisme et d'abnégation rares dans les temps révolutionnaires. Quoiqu'appelé par son rang et par sa fortune à faire partie des états-généraux, il n'avait jamais brigué cet honneur, ni pris une part active à la politique sous l'ancien gouvernement ; appartenant au parti catholique dont il était l'un des plus zélés soutiens, indigné des vexations imposées non seulement à ses coreligionnaires, mais à ses concitoyens en général, il était entré cordialement dans l'esprit de l'Union et avait appuyé les pétitions de son influence. Mais désirant éviter tout contact avec la cour et le gouvernement, il habitait alternativement sa campagne et la France où il avait épousé une Grammont, et se dévouait entièrement à ses affaires et à l'éducation de sa famille. Se trouvant par hasard à Bruxelles, dans la nuit du 25, et ayant une partie de sa fortune exposée, il prit les armes, ainsi que plusieurs autres membres de la noblesse, et fut bientôt rejoint par ses trois frères Henri, Werner et Frédéric. Ce dernier, jeune homme plein de courage, s'étant enrôlé dans le corps des chasseurs commandés par le marquis de Chasteler, fut plus tard blessé mortellement près du village de Berchem, en conduisant un détachement de volontaires contre l'arrière-garde hollandaise commandée par le dur Bernard de Saxe-Weimar.

(page 19) N'ayant aucun lien qui l'attachât à la cour, n'ayant jamais accepté aucune faveur de l'ancien gouvernement, professant hautement son aversion contre la domination hollandaise et le roi qu'il regardait comme le représentant du système, de Mérode s'associa dès le principe au parti populaire, et se dévoua à l'émancipation de son pays. Possédant une immense influence sur le clergé et les classes inférieures, parmi lesquelles le nom de sa famille était depuis longtemps vénéré pour sa pitié et sa bienfaisance, il devint bientôt l'idole du peuple, et s'il eût été guidé par des vues d'intérêt ou d'ambition, il eût pu prétendre aux honneurs les plus élevés. Mais le bonheur public était son seul but. Toute considération personnelle devait céder à ce sentiment généreux, et les fumées de l'encens qui brûlait autour de lui ne purent jamais l'étouffer.

Placé sur la liste des candidats pour la régence, il entrava plutôt qu'il ne facilita son élection, en appuyant le baron Surlet de Chokier. Son nom fut même prononcé quand il fut question d'élire un roi ; mais le zèle avec lequel il soutint l'élection du duc de Nemours, et plus tard celle du roi actuel, prouve suffisamment que s'il s'est jeté dans la révolution ce ne fut pas par des motifs personnels.

Indépendant par son rang, sa fortune et son caractère, non moins que d'Hoogvorst ennemi de l'anarchie, le comte F. de Mérode coopéra (page 20) de bonne heure au maintien de l'ordre et au rétablissement des institutions monarchiques. Il combattit avec vigueur les idées républicaines de ceux dont les vues lui semblaient incompatibles avec le bien-être de son pays et la tendance générale de l'opinion en Europe. Et autant il s'est montré hostile au dernier roi protestant, autant il sert le roi actuel avec zèle et dévouement. Preuve qu'un système de politique général et non des préjugés individuels dirigent ses actions.

S'il n'est pas exempt de défauts, et s'il est privé des facultés brillantes et de l'éloquence qui constituent l'homme d'Etat, il commande le respect dans les chambres et dans le pays ; et s'il n'a pas eu l'habileté nécessaire pour fonder un nouveau système de politique, il a toujours eu l'esprit de comprendre celui qui convient le mieux à son pays. Exemple digne d'être imité par d'autres qui, inférieurs en talents, affichent des prétentions beaucoup plus élevées. Les principaux reproches dirigés contre lui, portent sur son catholicisme exagéré et intolérant, et sur son antipathie fanatique contre la maison de Nassau. Mais quelque rigides que soient ses doctrines religieuses, il s'est constamment montré l'avocat de la tolérance et de la liberté, et quoiqu'ennemi de la dynastie des Nassau, il eût volontiers soutenu le prince d'Orange, si le vœu de la nation l'eût appelé au trône.

Le vénérable M. Rouppe, ancien négociant, et l'un des citoyens les plus respectables de la ville, avait été maire de Bruxelles sous l'empire, fonctions dans lesquelles il s'était fait aimer du peuple par son administration paternelle et son dévouement à ses devoirs. Son esprit indépendant s'était montré d'une manière évidente ; car ayant refusé d'exécuter certaines mesures arbitraires, ordonnées par le gouvernement de Napoléon, il fut conduit prisonnier à Paris, sous l'escorte de la gendarmerie. Mais il parvint à éviter le ressentiment de l'empereur par sa conduite droite et courageuse, et obtint justice pour ses concitoyens.

Ayant des propriétés considérables exposées, et l'intérêt d'un grand nombre de familles confiées à sa garde, il devait être ennemi de l'anarchie. Mais profondément blessé des injustices du gouvernement, il fut un des premiers à demander le redressement des griefs. Il désirait ardemment l'obtenir, mais sans désordres et sans rompre le lien dynastique qui réunissait les deux pays. En conséquence, il n'hésita pas un instant à abandonner la retraite dans laquelle il vivait depuis un grand nombre d'années, pour accepter la mission qui lui fut confiée, non afin de propager le désordre, mais pour arrêter l'effervescence populaire, ou au moins tâcher de la diriger. Possédant une réputation de probité non contestée, (page 22) ami ardent d'une liberté raisonnable, mais ennemi des excès, M. Rouppe apporta au conseil l'expérience de ses cheveux blancs, le poids d'un caractère sans tache, et l'influence de sa grande popularité. Il contribua ainsi à réprimer les scènes de violence et de désordres qui, à cette époque, menaçaient d'entraîner de si fâcheux résultats, car les assemblées du conseil de la garde bourgeoise et de la commission furent souvent envahies par le parti exalté, et devinrent l'arène de débats si violents et de si effrayantes menaces, qu'ils demandaient toute l'énergie, l'influence et la présence d'esprit des hommes les plus modérés.

Aujourd'hui bourgmestre de la ville, M. Rouppe trouve la récompense de son zèle et de son dévouement à la liberté et au bien-être de ses concitoyens, dans le respect général des habitants de toutes les classes.

Celui des membres de ce corps qui réunissait au plus haut degré les principes révolutionnaires qui entraînent un homme aux plus dangereuses extrémités, était M. Alexandre Gendebien. Issu d'une famille respectable du Hainaut, et destiné au barreau dont il devint l'un des ornements par son éloquence, il avait une nombreuse clientèle, sur laquelle ses talents et son désintéressement lui donnaient une grande influence. Ayant voué aux Hollandais une antipathie non moins vive que celle qui animait Annibal contre la domination (page 23) romaine, il s'était depuis longtemps montré l'antagoniste implacable de ce gouvernement, par ses écrits et par le zèle avec lequel il défendait la liberté de la presse.

Ardent, enthousiaste ambitieux, poussant le libéralisme à l'extrême, accueillant avec ardeur ces théories anti-européennes si hautement vantées par les primeurs de l'égalité, mais si dangereuses pour le bonheur du peuple qu'elles prétendent favoriser, il embrasse la cause populaire avec toute l'ardeur que donne l'imagination la plus exaltée.

Professant ouvertement les principes démocratiques, il a une foi sincère dans ces dangereuses théories qui entraînent insensiblement les hommes d'excès en excès, et les poussent à tout détruire et à marcher à travers un fleuve de sang vers un nouveau système social, et enfin quand l'heure inévitable des réactions arrive à livrer le peuple à un état de servitude beaucoup plus dur que celui dont on voulait le tirer. Malgré la tendance universelle vers les institutions monarchiques, en dépit de l'histoire et de son expérience, il a voué un culte à ce système qui commence par détruire, amène ensuite de sanglantes réactions et finit par le despotisme ; affreuse transition ! (Note de bas de page : On trouve dans le journal français la « Tribune » du 12 février 1834, la profession de foi atroce et blasphématoire qui suit. Après avoir condamné les religions catholique et réformée comme absolues dans leurs doctrines et comme inutiles, il ajoute : « La foi révolutionnaire est la seule religion de noire âge. La masse de ses apôtres forme la propagande. Sa communion est l'association ; ses sacrifices et ses offrandes le dévouement des citoyens au bien-être général, et son baptême est le baptême de sang. »).

(page 24) Dès le premier moment qu'il fut question de la séparation, M. Gendebien tourna les yeux vers la France. Car c'était sa conviction intime, et il n'était pas le seul qui partageât cette opinion, que le parti le plus avantageux aux intérêts de la Belgique, était la réunion à ce pays. Cette pensée était chez lui si absolue qu'il eût préféré la réunion d'une partie de la Belgique à la France, plutôt que de la voir rester tout entière sous la domination de la Hollande. Qu'il ait ainsi envisagé l'avenir de son pays pendant un certain laps de temps, c'est ce que l'on peut concevoir et excuser ; mais l'obstination avec laquelle il chercha à réaliser ses vœux, prouve qu'il avait mal apprécié les forces du parti républicain ou du mouvement en France, que ses vues n'étaient pas d'accord avec celles de l'immense majorité de ses concitoyens, et que sa sagacité politique était infiniment moins profonde que son savoir comme jurisconsulte.

Il lui aurait suffi d'une connaissance superficielle de la politique européenne pour se convaincre (page 25) que le partage ou la réunion ne pouvait être tentée, sans amener la guerre générale ; et quel que soit son mépris pour les armées régulières, si ses conseils avaient prévalu, on aurait vu peut-être bientôt les baïonnettes étrangères couvrir de nouveau le pays, en dépit des barricades et des blouses qui lui inspiraient une si grande confiance.

Quoique son austère probité, son activité, son éloquence, son courage personnel, et son dévouement à la liberté soient propres à lui donner beaucoup d'ascendant sur le peuple dans les temps de révolution, il est loin de posséder les qualités solides que doit avoir le législateur ou l'homme d'Etat dans des temps plus calmes. Ennemi de la contradiction, acerbe dans ses expressions, professant des opinions politiques exagérées, remplaçant la force de la logique par la véhémence des paroles, oubliant souvent les formes sans lesquelles il n'y a pas de dignité parlementaire ; aussi peu conciliant au fond qu'il est énergique dans la forme, il oublie trop que dans les négociations l'adresse vaut mieux que la force ; négligeant constamment les faits pour attaquer les personnes ; d'un jugement sain, mais que faussent fréquemment ses passions politiques, il ne peut jamais aspirer à être chef de parti. Aussi, si son système avait prévalu, si les mesures qu'il a proposées ou soutenues avaient été adoptées, toute négociation eût (page 26) été impossible. Avec les intentions les plus patriotiques, il eût sacrifié les intérêts nationaux, et par une politique erronée qu'il croyait énergique, il eût attiré mille calamités sur sa patrie qu'il chérit, comme sa violence antiparlementaire a souvent tourné au profit des Hollandais qu'il déteste.

Jamais peut-être la conduite privée d'un homme n'a offert un plus grand contraste avec sa conduite politique. Généreux et désintéressé, prompt à assister de sa bourse et de ses conseils le pauvre et l'opprimé, bon père, ami dévoué, modèle des vertus domestiques, plein d'aménité dans ses manières, poli dans son langage, conciliant en affaires, personne plus que lui ne mérite l'estime de ses concitoyens. Mais comme la tempête soulève les eaux de l'Océan, la politique réveille son caractère irritable. Quoique distingué comme homme privé et comme avocat, la carrière publique de M. Gendebien a de tout point trompé l'attente de ses concitoyens, et prouvé que malgré ses talents et son patriotisme incontestables il n'était pas destiné à s'élever comme homme d'Etat au dessus du vulgaire.

Parmi les cinq membres de la commission, l'homme le plus saillant, le seul peut-être, appelé par son mérite à jouer un grand rôle dans la politique, était M. Sylvain Van de Weyer.

Fils unique d'un magistrat respectable de (page 27) Louvain, dont la famille, depuis plusieurs générations, a occupé dans la robe une position honorable, ayant reçu une éducation soignée et brillante, secondée par une grande intelligence et beaucoup d'application, versé dans la littérature et la connaissance des langues étrangères, ayant étudié avec distinction la jurisprudence, l'histoire et la philosophie, il fut nommé fort jeune, professeur de philosophie au musée de Bruxelles et conservateur de la bibliothèque de la ville ainsi que de cette collection célèbre de manuscrits connue sous le nom de bibliothèque des ducs de Bourgogne, places qu'il perdit pour avoir assisté de Potter comme conseil, dans son procès de 1830, et quoiqu'on 1829, époque où il se joignit à l'opposition, il eût offert sa démission au gouvernement qui alors la refusa.

A un extérieur agréable, aux manières les plus polies, il joint le plus précieux de tous les dons pour un homme d'Etat ou un diplomate, c'est-à-dire, la puissance de commander à ses sentiments, à ses paroles et à l'expression de ses traits. Ecrivain nerveux et concis, d'une élocution facile et possédant au plus haut point la faculté de découvrir le côté faible de ses adversaires, prompt dans ses répliques, il est remarquable par l'élégance et la facilité de son langage parlementaire. Il joint à ces qualités, faites pour lui assurer des succès près des classes élevées, un patriotisme dévoué, (page 28) l'amour d'une sage liberté et beaucoup de présence d'esprit dans les moments difficiles. L'adresse avec laquelle il sait, suivant l'occasion, prendre le langage qui convient au peuple, et l'étude qu'il a faite de ses passions mobiles, lui donnaient sur la foule un grand ascendant, et lui servaient à calmer sa violence dans les circonstances les plus périlleuses pour le salut public. Dévoué ardemment aux intérêts de son pays, il combattait pour lui à une époque où le courage était nécessaire, et depuis son indépendance, personne n'a plus que lui contribué à assurer son bien-être à l'intérieur et sa dignité au dehors.

A l'époque de la formation de la commission, ni M. Van de Weyer ni aucun de ses collègues n'espéraient rien au-delà d'une séparation administrative. Mais aussitôt que l'attaque de Bruxelles eût décidé de l'avenir de la révolution, il se montra zélé partisan de la ligne de politique suivie par M. Lebeau et les libéraux modérés, et qui rallia momentanément tout le parti catholique ; il découvrit avec sagacité deux points essentiels du système qu'il défendait : l'un que le républicanisme était anti-français et anti-européen, l'autre qu'une monarchie régénérée et propre à la Belgique était la seule combinaison qui pût être admise pour remplacer le trône des Pays-Bas unis.

Il lui fut promptement démontré que la plus sûre garantie de salut pour la Belgique était une (page 29) alliance intime avec la France et l'Angleterre. Car, si d'un côté la France ne devait jamais consentir à voir la Belgique envahie par les Prussiens dans le but d'une restauration hollandaise, d'un autre côté la Grande-Bretagne n'aurait jamais souffert la réunion de la totalité ou d'une partie de ce pays à la France, et se serait opposée de toutes ses forces à des empiétements tendant à rapprocher la France des provinces rhénanes. Si l'indépendance de la Belgique était de quelque importance, il était urgent d'éviter tout acte propre à causer une rupture entre ces deux puissances ; car aussi longtemps qu'elles agiraient de concert, des notes pouvaient être échangées, des menaces faites, des ambassadeurs rappelés, ou des négociations directes refusées, mais il ne pouvait pas y avoir d'intervention armée de la part des puissances du Nord. L'avenir a prouvé la sagesse de ces prévisions.

Tels sont les principaux traits du caractère des hommes dont l'autorité remplaçait complètement celle des corps constitués ; et heureusement, les hommes en possession de cette influence étaient animés du désir de maintenir la tranquillité ; car la ville était dans la situation la plus critique. Il était évident qu'il existait la plus complète dissidence d'intérêts et d'intentions entre ces volontaires imprudents et irréfléchis qui n'avaient rien à perdre, et les habitants paisibles dont les familles et l'existence étaient à la merci de leurs amis de (page 30) l'intérieur, et exposés à toutes les horreurs du bombardement de la part de l'ennemi.

Les volontaires, au bruit de leurs chants discordants et des cris : Aux armes ! Qu'on nous donne des armes ! s'occupaient ouvertement à élever des barricades et à faire d'autres préparatifs de défense qui devaient probablement entraîner la destruction de la ville ; tandis que les bourgeois tentaient secrètement de conjurer la colère du gouvernement et, s'il était possible, d'échapper aux dangers qui les menaçaient. En conséquence, il se forma des réunions des citoyens les plus riches et les plus respectables. Des adresses et des émissaires furent envoyés au prince Frédéric, pour lui dépeindre l'état d'anarchie dans lequel la ville était plongée, pour l'implorer, afin qu'il vint promptement à leur secours, et l'assurer qu'aussitôt que ses colonnes se présenteraient aux portes de la cité, elles verraient disparaître ces hordes indisciplinées, que l'étendard orange flotterait encore sur les tours de Ste-Gudule, et que lui et ses soldats, après un triomphe pacifique, seraient accueillis comme des libérateurs. C'est à ces sollicitations, à ces assurances trompeuses qu'on doit en grande partie attribuer les désastres qui amenèrent la perte de la monarchie.

Dans l'espoir de calmer l'effervescence populaire, ou plutôt de mettre promptement un terme aux dissensions qui existaient entre le peuple et (page 31) la couronne, on jugea convenable d'assembler un conseil de notables et de délégués des sections. Le but de cette assemblée était de faire une adresse aux représentants belges à La Haye, pour les prier de tâcher d'obtenir quelque garantie immédiate de la part du trône, ou de quitter la Hollande sans délai.

Après plusieurs heures d'une discussion vive et orageuse, durant lesquelles un grand nombre de propositions mises en avant par les patriotes les plus exaltés, furent combattues avec succès par MM. Félix de Mérode, Van de Weyer et Joseph d'Hoogvorst, l'on rédigea une adresse qui, votée à l'unanimité, fut aussitôt envoyée à La Haye.

A ce document était annexée la note suivante, revêtue des signatures d'un grand nombre de citoyens des provinces. Elle peut être regardée comme la substance de l'adresse dégagée de ses conclusions politiques et de ses commentaires sur le discours du roi. « Ayant pesé et pris en considération le discours du trône et le danger de la guerre civile de plus en plus imminente, ainsi que les progrès de la détresse et de l'irritation des classes commerçantes et laborieuses, les soussignés habitants de Liége, etc., etc., supplient leurs députés d'employer tous leurs efforts pour faire prévaloir, sans délai, le principe de la séparation, soit dans l'adresse en réponse au discours du roi, soit dans quelque autre acte public, et en même (page 32) temps de demander la prompte retraite des troupes hollandaises occupant les provinces belges. Si par leurs efforts ils ne parviennent pas à obtenir la seule concession qui soit propre à ramener la tranquillité dans les provinces méridionales, les soussignés conjurent leurs députés de revenir promptement au milieu d'eux. » Cette intention avait déjà été manifestée par quelques-uns d'entre eux.

Les agents chargés de porter cette pièce à La Haye, après avoir eu des entrevues secrètes avec quelques-uns des députés belges, revinrent sans perdre de temps à Bruxelles. Le rapport qu'ils firent des projets menaçants des Hollandais, du peu de chance qu'il y avait d'obtenir des concessions, et de la situation douloureuse dans laquelle les députés étaient placés, accrut l'exaspération du peuple, qui déjà commençait à mettre en doute la bonne foi de la commission, ainsi que les intentions de la garde bourgeoise. En conséquence, on imagina d'établir des associations politiques ou clubs, comme le seul moyen de stimuler l'énergie languissante de quelques-uns, de contrebalancer la puissance des autres qui cherchaient à employer leur influence contre le peuple.

Après de nombreuses discussions, MM. Rogier et Ducpetiaux, avec quelques autres personnes, décidèrent la formation d'une association, sous le titre de « réunion centrale, » qui fut installée le 16. Là, sous le prétexte de discuter avec calme les questions politiques, (page 33) les principes les plus exagérés furent mis en avant et les mesures les plus violentes proposées. Comme c'est l'habitude, dans toutes les commotions politiques, une seule doctrine était admise. Toute proposition d'opposition à la volonté populaire, fût-elle même juste et politique, était déclarée antinationale et attirait sur son auteur les accusations dangereuses de traître et de partisan de la Hollande ; car le mot orangiste n'était pas encore adopté comme terme de proscription.

Rien n'était plus opposé que la conduite et les vues de la commission, du conseil de la garde bourgeoise et des chefs de la réunion centrale. Les premiers, qui se tenaient en séance permanente à l'hôtel-de-ville, faisaient tous leurs efforts pour empêcher la populace de léser les citoyens dans leurs propriétés, ou d'attaquer les troupes du roi de manière à autoriser des représailles. En dépit de l'enthousiasme général et des assurances de sympathie qui arrivaient des provinces, les membres de la commission ne pouvaient pas s'aveugler sur les dangers qui menaçaient la capitale, ni sur l'insuffisance de ses moyens de défense. Pour la plupart pères de famille, ayant des antécédents, des propriétés, une réputation à conserver, ils étaient effrayés de la responsabilité qui pèserait sur eux, s'ils donnaient lieu à la destruction d'une cité magnifique et causaient la mort de milliers d'innocentes victimes, et cela sans (page 34) aucune chance raisonnable de succès. Car il ne pouvait entrer dans les calculs même des plus audacieux, qu'une ville ouverte commandée par les hauteurs qui l'avoisinent sur divers points, n'ayant pour seule défense que six pièces d'artillerie, sans gouvernement, sans chefs, sans munitions, et sans autres défenseurs que quelques milliers d'hommes indisciplinés, munis seulement en partie d'armes à feu, pût tenter sérieusement de résister à une armée de près de 13 mille hommes de troupes disciplinées, ayant 32 pièces de canon, soutenue en outre par des réserves et des détachements destinés à protéger ses communications et à empêcher celles des assiégés avec les provinces.

La réunion centrale, qui s'assemblait à la salle Saint-Georges, employait toute son influence à augmenter la fermentation parmi les classes inférieures, et à leur inspirer le mépris pour la tempête qui les menaçait. Poussés par la plus incroyable audace, ou guidés par une sorte d'instinct politique qui manque souvent aux hommes plus modérés, les membres de ce club professaient hautement leur mépris pour les troupes hollandaises, proclamaient une victoire certaine, et paraissaient désirer une collision avec autant d'ardeur que la commission semblait éprouver de répugnance à l'exciter. Ce fut parmi eux que quelques-uns, comparant le peuple à un dogue, disaient (page 35) ouvertement que si les bourgeois étaient tièdes, ou disposés à la trahison, le seul moyen de les ramener à leur parti était de « lâcher Picard, » c'est-à-dire de renouveler les scènes de pillages et d'incendie qui avaient déjà rendu leur cause si odieuse.

Quoiqu'on ne se portât à aucun excès, ces discours n'étaient pas perdus pour les volontaires. Ils étaient devenus si confiants et si téméraires qu'ils abandonnèrent leurs barricades et hasardèrent deux sorties : une sous les yeux des avant-postes des troupes royales occupant Vilvorde, et l'autre vers Tervueren, où ils espéraient surprendre un détachement de cavalerie. La première ne fut, comme ils s'y attendaient, qu'une simple reconnaissance ; dans la deuxième, ils prirent les chevaux et les armes de la brigade de gendarmerie de ce dernier village. Ces entreprises extraordinaires s'exécutèrent sans rencontrer la plus légère opposition de la part des troupes royales. Ces soldats vigilants et prudents, se confiant dans les assurances de leurs partisans en ville, regardaient comme inutile toute précaution militaire extraordinaire. Ayant en abondance de la cavalerie, de l'artillerie et des hommes de toute arme à leur disposition, ils pouvaient se lancer en avant et, entourant ces détachements aventureux, jeter l'un dans le canal de Vilvorde à coups de plat de sabre, et capturer le second ou le tailler en pièces (page 36) lorsqu'il déboucherait de la forêt de Soignes. Mais il n'en fut pas ainsi : avec une noble magnanimité ils permirent que deux ou trois cents hommes mal armés et sans cavalerie vinssent les insulter, se consolant par l'espoir d'un triomphe prochain qu'ils se flattaient d'obtenir par de simples proclamations.

A peine ces deux sorties furent-elles connues à la commission de sûreté, qu'une proclamation énergique fut faite pour dénoncer de tels actes, « comme subversifs de toute discipline, comme une violation des droits de l'homme, comme faits pour exposer les citoyens aux malheureuses conséquences d'une attaque qu'ils ne devaient pas provoquer ; » en outre cette proclamation ordonnait que « les chevaux seraient aussitôt rendus et finissait par dire qu'une lettre avait été écrite au prince Frédéric, pour désavouer cette violation de la trêve et promettre une réparation. » Cet incident, quoiqu'insignifiant eu lui-même, produisit des résultats qui entraînèrent rapidement la ville dans les dernières conséquences de l'anarchie.

Cette proclamation, basée sur la justice et la prudence, et qui s'accordait avec les principes énoncés par le conseil des bourgeois, blessait les prétentions désordonnées et la fierté des volontaires et des chefs de la réunion centrale, qui, exaltés par ces succès récents, avaient plus que jamais une haute estime dans leurs forces et se (page 37) montraient ennemis de toute conciliation. Elle fut considérée connue un acte d'ingratitude pour leurs exploits et une insulte faite à l'honneur national. Car il faut observer que dans toute occasion, non seulement alors, mais même dans cette dernière période, l'honneur national a toujours été mis en avant par le parti exagéré, soit pour exciter les masses, soit pour colorer tous leurs actes quel- qu'impolitiques qu'ils fussent. La proclamation fut en conséquence arrachée des murs et on employa tous les moyens pour dépopulariser ses auteurs.

Dès le 19, jour de la publication de ce document, la fermentation populaire parut être arrivée à son plus haut point d'exaltation. Des groupes sinistres remplissaient les rues ; leurs démonstrations se bornèrent d'abord à des murmures ; mais à mesure que la soirée s'avançait, leur nombre augmentait, leurs cris devenaient plus assourdissants et se changeaient en vociférations menaçantes. A la nuit close, la place de l'hôtel-de-ville fut encombrée d'une masse serrée d'individus de la plus basse classe faisant entendre les cris : « Nous sommes trahis et vendus ! A bas la commission ! A bas la garde bourgeoise ! » D'autres bandes non moins nombreuses entouraient la salle d'assemblée de la réunion centrale, exprimant par des clameurs bruyantes son dévouement pour ses membres et leur demandant des armes.

La ville semblait menacée d'une épouvantable (page 38) catastrophe. Vers minuit, environ 10,000 hommes du peuple étaient rassemblés en face de l'hôtel- de-ville, proférant les plus terribles menaces. A la fin, après plusieurs efforts inutiles, un corps composé de plusieurs centaines d'individus força les portes, s'élança à travers les passages, en poussant des cris assourdissants, et remplit la salle dans laquelle la commission et le conseil des bourgeois étaient en séance. Les ténèbres, l'air déterminé des assaillants, le désordre de leurs vêtements rappelaient les scènes les plus effrayantes de la convention. Heureusement, les membres les plus influents du conseil conservèrent leur sang-froid et leur présence d'esprit. La résistance était inutile. La seule chose qui restait à faire, était de flatter le peuple et de lui faire des promesses. Ces moyens furent employés avec succès, et en une heure de temps l'orage fut calmé et le peuple se retira.

Le jour suivant néanmoins, ces scènes se renouvelèrent et furent accompagnées d'actes plus violents encore. L'hôtel-de-ville fut de nouveau envahi, et la populace ayant découvert le dépôt de cocardes orange qui avait été oublié, depuis le jour de l’entrée du prince, était sur le point de sacrifier à sa vengeance les membres de la commission qu'ils accusaient de trahison, quand la présence d'esprit de M. Van de Weyer parvint encore à les apaiser et à les convaincre que ces cocardes (page 39) étaient le reste de celles qui avaient été destinées à la garde communale. Il serait superflu de rapporter en détail tous les événements de cette époque d'alarme et de confusion. Il suffira de dire que la garde bourgeoise conservait à peine un vestige de son influence morale, que plusieurs de ses détachements et des postes occupés par elle avaient été désarmés par la populace, et que la ville était dans le fait à la merci des volontaires et du peuple.

Quoique l'inutilité de toute tentative de résistance aux forces supérieures placées sous les ordres du prince, justifiât pleinement les craintes de la commission de sûreté, ainsi que celles des habitants paisibles, elle ne pouvait pas suffire pour calmer l'ardeur du peuple. Les rapports du dehors étaient faits pour ajouter à son exaltation. L'Europe presque tout entière semblait animée en ce moment d'un esprit révolutionnaire. Le duché de Brunswick s'était levé et avait chassé le jeune imprudent qui semblait avoir banni de son cœur tous les sentiments qui distinguaient si éminemment les héros dont il descendait. Dresde avait déposé son souverain. La Hesse et le Hanovre avaient éprouvé des commotions intérieures. Bade était livré à l'agitation. Toute l'Italie semblait prête à se révolter ; et les plaines de la malheureuse Pologne étaient sur le point d'être abreuvées du sang de ses vaillants et imprudents martyrs.

(page 40) La sympathie des provinces belges pour la capitale était universelle. Des émissaires arrivaient sans cesse, porteurs d'offres d'assistance. Des comités révolutionnaires s'établissaient dans toutes les villes principales. Le peuple de Liége, insouciant du danger, avait escaladé et emporté le fort de la Chartreuse, sans que la garnison se fût défendue, et avait arrêté un convoi de vivres et d'argent, venant de Maestricht et destiné pour la citadelle, après avoir repoussé une forte escorte qui l'accompagnait sous les ordres du général-major Daine. Mons était en pleine insurrection, et les troupes royales, après une faible démonstration, s'étaient retirées dans la citadelle, abandonnant les postes, les remparts et l'artillerie au peuple. Namur était dans une position semblable. Louvain tenait les détachements hollandais en échec et interceptait leurs communications par les grandes routes de Tongres et de Diest. Enfin la mine était sur le point de faire explosion, et en peu de jours toute cette ligne de forteresses menaçantes, boulevards élevés contre la science, la discipline militaire et les immenses ressources de la France, s'était rendue à quelques volontaires indisciplinés.

Dès l'après-dîner du 20, la commission et le conseil de la garde bourgeoise pouvaient être considérés comme dissous. Le pouvoir tout entier avait passé aux mains de l'association centrale et (page 41) des chefs des volontaires. Mais ceux-ci même ne se dissimulaient ni les dangers qu'il y avait à perpétuer l'anarchie, à laisser la ville à la merci du peuple, ni l'urgente nécessité de constituer sans délai un gouvernement quelconque. Comme ils étaient désormais décidés à résister jusqu'au dernier moment, toutes les considérations de politique qui avaient déterminé les sections dans le choix de la dénomination qu'ils avaient prise ayant disparu, le nom de gouvernement provisoire fut adopté sans hésitation. La seule difficulté consistait dans le choix de ses membres.

Afin de sonder l'opinion publique et de préparer les voies à l'exécution de ses projets, M. Rogier, après avoir consulté quelques-uns des patriotes de la réunion centrale, ordonna de préparer une bannière sur laquelle on inscrirait : Gouvernement provisoire de Potter, Gendebien et d'Oultremont (comte) de Liège. » Ayant placé le drapeau au milieu de ses volontaires, il leur fit prendre les armes et parcourut les rues, tambour battant, jusqu'à la nuit, préparant ainsi le peuple à une notification semblable qui fut affichée le jour suivant.

Cette annonce n'eut pas de résultat immédiat ; car de Potter n'avait pas encore quitté Paris, Gendebien avait quitté la ville avant l'arrivée des troupes hollandaises, et d'Oultremont était demeuré à Liége. Mais elle eut pour effet de (page 42) préparer la nation à l'établissement de ce gouvernement qui continua à présider aux destinées du pays, dès le jour qui précéda la retraite des troupes royales, jusqu'à l'établissement de la régence.