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Histoire de la révolution belge de 1830
WHITE Charles - 1836

Charles WHITE, Histoire de la révolution belge de 1830. Livre II

(Paru à Bruxelles, en 1836, chez Louis Hauman et Cie, traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr.)

CHAPITRE PREMIER

Ouverture des états-généraux à La Haye. - Discours du roi. - Position désagréable des députés belges. - Mariage de la princesse Marianne. - Le discours du roi ajoute à l’exaspération des Belges. - Guerre civile inévitable

(page 1) Les députés des provinces méridionales étant arrivés à La Haye, la session extraordinaire, convoquée pour le 13 de septembre, fut ouverte ce jour-là par le roi en personne et avec le cérémonial accoutumé. Il y eut à cette occasion des démonstrations extraordinaires de la part du peuple. Quoique tous les membres hollandais et belges portassent la cocarde orange, ces derniers conservèrent un silence imperturbable, au milieu des démonstrations d'enthousiasme et de fidélité qui éclatèrent parmi les membres des états et dans le public, à l'arrivée et au départ du roi. Ces acclamations furent d'autant plus blessantes pour les (page 2) députés des provinces méridionales qu'elles étaient accompagnées des cris menaçants de A bas les rebelles ! A bas les incendiaires !

Le discours prononcé par le roi, de même que le message royal communiqué ensuite à la deuxième chambre par son président M. Corver-Hooft sont des documents historiques d'un haut intérêt. Quoique le premier soit évidemment fondé sur le même système de politique qui avait dicté la proclamation du 5 septembre et la réponse faite à la députation de Bruxelles, il était plus clair et plus explicite, et son langage, quoique modéré et conciliant, était ferme et plein de dignité ; les faits qu'il posait étaient fondés sur des vérités incontestables, et les mesures qu'il annonçait étaient, sauf quelques légères exceptions, conformes à la marche régulière d'un gouvernement représentatif.

Il était impossible qu'un roi constitutionnel, ou même que le chef d'un gouvernement, quelle que soit sa forme, pût embrasser une ligne de conduite plus conforme aux lois dont il avait juré le maintien. Après avoir convoqué les chambres, tout ce qu'il pouvait faire, c'était de soumettre les demandes de la nation à la sagesse de leurs délibérations, et leur déclarer qu'il était prêt à sanctionner toutes les mesures qu'elles déclareraient avantageuses au bien-être général. Tenter de (page 3) modifier la loi fondamentale, sans le concours des chambres, eût été un acte arbitraire et illégal. La séparation, quoique demandée avec instance par la Belgique, et quoique conforme au désir d'une partie de la Hollande, n'était pas dans les attributions du roi. Il appartenait à la représentation nationale seule de la prononcer, et aussi longtemps que les deux parties du royaume étaient représentées dans les chambres, il était du devoir du roi d'en appeler à leur jugement. Il est vrai qu'il faisait allusion aux nombreux griefs dont se plaignaient les provinces méridionales, mais c'était vaguement. Quoi qu'il en soit, la question de séparation absorbant tous les griefs, il devenait inutile d'en parler.

Ce discours, de même que le mode proposé pour arriver à une solution, étaient peu propres à satisfaire l'ardeur impatiente du peuple, qui, résolu de ne pas souffrir les délais ordinaires d'une discussion parlementaire, voulait absolument des concessions immédiates et sans conditions. Il était urgent pour la couronne de se conformer strictement à la constitution, aussi longtemps qu'elle restait debout, et sous ce point de vue le discours du roi était un modèle de sagesse constitutionnelle. Mais en prenant en considération la situation respective des deux parties du royaume, le langage du roi devenait infiniment moins franc et moins loyal qu'il ne le paraissait au premier (page 4) abord. Il était, sans aucun doute, essentiellement constitutionnel et strictement conforme à la lettre de la loi. Mais le mal était dans cette loi elle-même.

Nous avons déjà parlé de la composition vicieuse de la représentation nationale, et de la facilité qu'avait le gouvernement de s'assurer une majorité contraire aux Belges. Les abus, résultant de ce système, étaient évidents pour la nation, et constituaient l'un des principaux griefs ; en conséquence, le renvoi aux états-généraux d'une question d'un si grand intérêt, quoique constitutionnel dans la forme, était au fond une déception. Ils pouvaient la résoudre négativement, et le gouvernement, qui ne voulait pas accorder la séparation, mais n'osait pas non plus la refuser, obtenait ainsi un bill d'indemnité ; et tout l'odieux de ce refus retombait sur la représentation nationale.

Si on avait pu, du reste, concevoir quelque espérance d'obtenir le redressement de la part des états, avant leur réunion du 13, cet espoir s'évanouit entièrement, en présence de l'antipathie et de l'exaspération que manifestaient à cette époque plusieurs représentants hollandais. Ces sentiments étaient si peu déguisés, que le prince de Gavre, qui présidait les chambres réunies, le jour de l'ouverture de la session, ayant voulu lever la séance dans la formule ordinaire prononcée en (page 5) français, M. Byleveldt, député de la Zélande, déclara que, plutôt que d'entendre faire emploi de cette langue, dans les chambres, il allait se retirer ; ce qu'il fit, au milieu des applaudissements du public. Mais ici était l'embarras, car le roi ne pouvait pas adopter une autre marche sans tomber dans l'illégalité, ni les Belges abandonner leurs prétentions, sans retomber dans leur premier état de servitude. L'expérience leur avait prouvé que quand leurs intérêts étaient en question, ils n'avaient rien à espérer de la sympathie de leurs compatriotes du nord. En conséquence, le dernier discours du roi, au lieu de calmer les passions, n'était propre qu'à augmenter l'irritation populaire.

Quelque claire que parût être la position du roi, elle n'en était pas moins critique et singulièrement embarrassante. Il se trouvait placé entre deux éléments constitutionnellement et politiquement opposés, c'est-à-dire entre son désir du maintien de la constitution, ce qui mettait sa couronne en péril, et la violation des lois et des traités, ce qui était le sacrifice de ses principes. Il ne pouvait se concilier la Belgique sans offenser la Hollande, flatter les préjugés de l'une, sans blesser les intérêts de l'autre ; il avait des devoirs à remplir, non seulement envers ses sujets et les grandes puissances signataires du traité de Vienne, mais encore envers les agnats de la maison de Nassau (page 6) et la confédération germanique dont il défendait les intérêts dans le royaume des Pays-Bas, et sans violer la loi fondamentale et les traités ; il ne pouvait introduire aucun changement dans la constitution qu'avec le concours de la législature, et modifier les traités qu'avec l'assentiment de toutes les parties contractantes.

Telle était l'opinion des hommes d'Etat à cette époque, qui, tout en admettant la nécessité d'une séparation administrative, blâmaient le roi d'avoir pris l'initiative en la proposant aux états ; de sorte que les grandes puissances se prévalurent du message du 13 septembre pour justifier leur non-intervention. Car, lorsque le cabinet des Pays-Bas les conjura de maintenir le traité du Vienne, ils renvoyèrent le roi à son propre message et lui déclarèrent qu'il avait donné lui-même, le premier, l'exemple de l'enfreindre en proposant une séparation directement contraire au traité dont il réclamait le maintien.

Mais ce qui excita le plus fortement la méfiance et l'exaspération des provinces méridionales, ce fut le système de temporisation que les chambres adoptèrent en dépit de la situation critique de la monarchie et de la nécessité évidente de discuter immédiatement les questions soulevées par le message ; ils ne voulaient pas déroger aux longues et fastidieuses formalités en usage dans les sessions ordinaires. Ainsi, huit jours se passèrent avant que les (page 7) sections ne tissent leur rapport sur le projet d'adresse, et la guerre civile avait commencé que ce projet n'avait pas encore été soumis aux délibérations de la chambre.

En admettant même qu'il ne fût pas d'une urgence absolue, il eût été plus politique pour le gouvernement de montrer le désir d'abréger cette discussion, tandis qu'il employait tons les moyens possibles pour faire réussir promptement et secrètement ses vues. Il aurait dû inviter les chambres à rester en permanence, ou à s'occuper de la question principale, et ainsi il n'eût pas eu l'air de chercher des prétextes pour gagner du temps. Jamais gouvernement ne parut avoir plus complètement oublié cet axiome politique de notre grand philosophe : « Examiner attentivement et agir promptement ; car le casque de Pluton, qui rend l'homme politique invisible, est le secret dans le conseil et la célérité dans l'exécution. Quand les choses sont arrivées au moment favorable à l'action, il n'y a pas de secret qui vaille la promptitude ; telle est la rapidité de la balle lancée par la poudre, dont l'œil ne peut apercevoir la trace dans les airs. »

Quoique le discours fût habilement rédigé et propre à faire, au premier abord, une impression favorable, il devint bientôt évident que le gouvernement n'était pas sincère et voulait seulement gagner du temps. Ainsi il n'avait su ni dissimuler (page 8) ses intentions, ni calmer l'impatience de ses partisans ; car, dès la séance du 15, M. Donker Curtius ôta le masque et jetant hardiment le gant : « Avant tout (dit-il), les rebelles doivent être ramenés à l'ordre, et je ne vois d'autre moyen d'y parvenir que l'emploi de la force. »

II était donc évident que, tandis que le gouvernement faisait profession de modération, il était déterminé à refuser toute concession, et qu'il se servait des formes constitutionnelles parce qu'il était assuré qu'elles lui permettraient de ne pas céder. Il se fiait plus à l'emploi de la force qu'à la majorité des chambres. Il voulait ne reconnaître d'autre arbitre que l'épée, et, quand on songe aux forces dont il disposait, on conçoit qu'il devait compter sur le succès.

La situation des députés belges à La Haye était à la fois désagréable et périlleuse. L'exaspération des classes inférieures était arrivée au plus haut point ; la police la plus attentive ne parvint pas toujours à les préserver des outrages de la populace, et dans quelques occasions, les classes moyennes elles-mêmes portèrent l'antipathie contre les députés belges au point de se refuser à les loger, et plusieurs membres se trouvèrent contraints de s'adresser à l'autorité pour obtenir un logement. Ils pouvaient en outre s'apercevoir que leur présence était inutile, que leur convocation n'était qu'une déception, et que, quoique (page 9) le gouvernement n'eût peut-être pas précisément l'intention de chercher à les intimider, ils pouvaient néanmoins se croire, jusqu'à un certain point, dans sa dépendance. Quelques-uns d'entre eux, en se rappelant le plan projeté d'un mouvement à Bruxelles pendant la session ordinaire d'octobre, n'étaient pas sans craindre qu'on ne voulût leur rendre la pareille.

Quoique toute la députation belge, excepté le baron de Stassart, fût demeurée à La Haye, ce n'était pas sans éprouver de sinistres appréhensions : « Le Ciel s'obscurcit (écrivait un député à l'un de ses amis de Bruxelles), d'épais nuages s'amoncellent autour de nous ; la foudre menace nos têtes. Que les Belges se préparent au combat on à l'esclavage. » Ces lignes, ayant été rapportées par les journaux, augmentèrent l'indignation générale. Le gouvernement avait évidemment jeté le gant ; le peuple se hâta de le ramasser.

Ce fut au milieu de ces événements que fut célébré à La Haye le mariage de la princesse Marianne, fille unique du roi Guillaume, avec le prince Albert, le plus jeune fils du roi de Prusse. Cette union se fit dans la soirée du 14 octobre, et cimenta plus étroitement encore les liens de famille qui unissaient déjà les cours de Berlin, de Pétersbourg et des Pays-Bas. Jadis, quand les intérêts des rois étaient intimement liés au bonheur et aux intérêts de leurs peuples, la conclusion d'un (page 10) mariage dans de telles circonstances eût été regardée comme le résultat d'une politique habile et la garantie d'une réciprocité de secours entre les princes alliés. Mais si les vicissitudes qui ont renversé les dynasties des Vasa, des Bourbons, des Napoléon, ne démontraient pas suffisamment combien sont faibles en politique les liens de famille, la révolution belge fournirait une preuve concluante de l'immense changement qui s'est opéré dans la position des souverains à l'égard de leurs peuples, même dans les états absolus. Heureusement pour le repos et le bonheur des nations, ces temps sont bien loin où le flambeau de l'hymen des princes était un brandon de discorde et de guerre pour les peuples.

Les liens de parenté ont cessé d'être un poids dans la balance, et parmi les phénomènes contradictoires qui ont signalé la révolution belge, il n'est rien de plus fait pour frapper l'esprit de l'observateur que de voir la cour de La Haye abandonnée par les cours du nord, malgré les liens qui l'unissaient à elles, liens qui jadis servaient si puissamment à affermir les unions politiques des souverains absolus. Il importe peu de savoir si cet abandon est le résultat de la nécessité ou d'une politique plus éclairée ; il n'en est pas moins un pas immense vers la civilisation dont l'Europe recueille maintenant les fruits.

L'irritation des provinces augmentait d'une (page 11) manière alarmante. La guerre civile paraissait inévitable ; il était évident que des concessions complètes pouvaient seules satisfaire la nation. Il n'était plus question des griefs, mais d'une séparation ; partout où le discours de la couronne tombait dans les mains du peuple, il était brûlé, au milieu d'imprécations dirigées contre le roi. La presse quotidienne, dont l'ascendant était devenu tout-puissant sur l'esprit public, excitait encore la colère générale par la virulence avec laquelle elle commentait les passages de ce discours qui étaient de nature à blesser les susceptibilités nationales. Le cri général aux armes ! était répété partout. Les volontaires affluaient à Bruxelles de tous les points de la Belgique ; les intrépides Wallons, avec ce caractère d'audace aventureuse que l'histoire leur reconnaît, abandonnaient leurs travaux pour marcher, armés de piques et de fusils, vers le centre de la commotion ; les Borains, comme des esprits infernaux, sortaient de leurs mines souterraines et s'élançaient en foule vers la capitale (Les Borains sont les habitants de cette partie du Hainaut où sont situées les houillères, ils tirent leur nom de Bore, mot qui, dans le patois wallon, signifie puits de mine). Le Limbourg et les Flandres avaient fourni leur contingent ; Liége continuait à envoyer des armes et des (page 12) canons, et un corps formé à Wavre arrivait dans la capitale avec deux pièces d'artillerie. Ainsi se ralliait autour de la bannière brabançonne une bande d'hommes audacieux, dont un grand nombre avaient versé leur sang à Jéna, à Austerlitz, et à la Mosckowa, ou croisé la baïonnette avec l'intrépide infanterie anglaise, sur les bords du Tage et du Guadiana. Ce furent ces hommes, avec leurs souvenirs de Dantzick, Saragosse, Tariffa et Badajoz, qui apprirent aux Bruxellois comment on défendait les villes ; et leur leçon ne fut pas perdue.

Par un inconcevable mépris des règles les plus communes de la prudence militaire, des détachements et des convois d'artillerie, d'armes, de munitions et d'approvisionnements passaient libres à travers les troupes royales qui, chaque fois qu'elles voulaient faire un mouvement, étaient insultées, repoussées ou invitées à la désertion. L'audace et l'enthousiasme régnaient du côté du peuple ; et du côté des troupes royales on ne voyait que timidité et apathie. Elles semblaient agir isolément et sans plan arrêté ; leurs détachements faisaient des marches et des contre-marches, mouvements partiels qui ne servaient qu'à affaiblir les troupes, les démoralisaient et ébranlaient leur fidélité. La longanimité des généraux fut poussée si loin, qu'un bataillon d'infanterie, ayant reçu l'ordre de renforcer la garnison de la citadelle de Liége, le général-major Boecop jugea nécessaire d'adresser (page 13) une dépêche au gouverneur de la province, pour qu'il assurât le peuple qu'il n'y avait rien d'hostile dans ce mouvement, et cependant son artillerie le rendait maître de la ville. Mais, persistant dans leur système, les Hollandais prenaient la plume quand ils auraient dû tirer l'épée, et lançaient des bombes, quand c'était le moment des négociations.

Au milieu de l'exaltation générale, l'inquiétude et le désordre régnaient à Bruxelles, même parmi les membres de la garde bourgeoise.

Le baron Van der Smissen, commandant en second, devint l'objet des soupçons de ses collègues et du peuple, soupçons qui furent, jusqu'à un certain point, justifiés par sa conduite ultérieure. Il donna sa démission et se retira de la ville. Tous les habitants paisibles craignaient le renouvellement de ces scènes incendiaires qui leur avaient fait prendre les armes le 26 ; les autres, qui voyaient des renforts se joindre à l'armée du prince, attendaient, avec anxiété, le moment désiré où ils seraient débarrassés de cette horde d'étrangers n'ayant rien à perdre et formant des projets de résistance qui pouvaient entraîner le bombardement et la destruction de la ville.

La seule garantie de l'ordre et de la propriété résidait dans la force de la garde bourgeoise ; car, à l'exception de quelques remplaçants, tous les individus qui la composaient étaient directement (page 14) intéressés à prévenir le désordre ; néanmoins, les plus grands efforts furent faits pour exciter la méfiance et amener la populace à désarmer la garde bourgeoise, dont la fidélité à la cause populaire était devenue l'objet des soupçons des patriotes les plus exaltés. En conséquence, tout dépendait de la bonne contenance et de la fermeté de ses chefs et des membres de la commission de sûreté publique. Pendant le peu de jours que durèrent les fonctions de cette dernière, elle rendit les plus grands services à la ville. Le dévouement, l'activité et le courage déployés par le général d'Hoogvorst, MM. Félix de Mérode, Rouppe, Gendebien, Van de Weyer et Ferdinand Meeus, méritent les plus grands éloges. Le dernier de ces citoyens respectables, maintenant gouverneur de la banque, fut mal récompensé de ses services. Son hôtel, situé près de la porte de Schaerbeeck, fut d'abord saccagé par les troupes assiégeantes, et ensuite attaqué par une populace qui, le croyant orangiste, détruisit cette magnifique propriété de fond en comble, y compris un immense dépôt d'huile qui fut pillé et livré aux flammes. Ses ruines, qu'on voit encore en face du jardin botanique, rappellent un acte de vandalisme sur lequel il serait préférable qu'on jetât le voile de l'oubli, dût-il envelopper l'infâme conduite des instigateurs bien connus de ces actes odieux.