(Paru à Bruxelles, en 1836, chez Louis Hauman et Cie, traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr.)
Conduite des généraux hollandais commandant les provinces. - Troubles à Verviers. - Fermentation dans les villes. - Retour de la députation de La Haye. - Son rapport. - Agitation qu'il produit à Bruxelles. - Le calme se rétablit par l'intervention de M. Van de Weyer. - Entrevue du prince d'Orange avec MM. Gendebien, de Brouckère et autres. - Audience donnée par le prince à la commission et aux citoyens. - Dialogue et scènes intéressantes qui eurent lieu. - S. A. R. fait une proclamation, quitte la ville et emmène les troupes. - Bruxelles abandonné à la garde bourgeoise
(page 324) Tandis que ces événements se passaient dans la capitale, quelques généraux commandant dans les provinces prenaient des mesures pour maintenir la tranquillité publique et conserver force à la loi dans l'éventualité d'un soulèvement. Le général Van Gheen à Namur, et surtout le général Dibbetz à Maestricht, se distinguèrent par la fermeté et l'habileté de leur conduite. Mais presque partout ailleurs, les mesures adoptées par les commandants militaires, ressemblèrent à celles (page 325) du commandant de Bruxelles, et lorsque les troubles eurent lieu, les troupes demeurèrent spectatrices passives ou furent employées de manière à rendre leur défaite inévitable.
L'effet démoralisant des effrayantes scènes dont la capitale avait été le théâtre, agit malheureusement sur quelques parties des provinces où des scènes d'horreur eurent lieu, moins en apparence par des motifs politiques, que par l'effet d'un malheureux esprit de brigandage et de vengeance. Les plus riches manufactures de Verviers, répandues sur une grande étendue de territoire coupée de vallées et de collines, et privée d'une force locale suffisante pour leur défense, furent pendant deux ou trois jours livrés aux plus grands désordres ; les classes ouvrières, animées d'un esprit de destruction aveugle, se rassemblèrent en masse en poussant les plus effroyables vociférations et, au cri de vive la liberté, commirent des actes du plus affreux vandalisme. Les maisons des employés et des receveurs des impôts, et celles d'un riche notaire furent pillées et dévastées, les insignes royaux et municipaux furent abattus pour faire place aux couleurs françaises. Plusieurs fabriques furent détruites et les machines brisées. Enfin, lorsque les plus respectables citoyens, revenus de leur première terreur, formèrent une commission de sûreté publique et convoquèrent la garde urbaine, les plus (page 326) beaux établissements de la magnifique vallée de la Vesdre et des hauteurs environnantes étaient menacés de destruction.
Quoiqu'aucun acte positif de violence n'eût été commis à Liége, l'esprit révolutionnaire avait pris un caractère plus décidé. Ses habitants, hardis et aventureux, dont plusieurs soupiraient après la réunion à la France, étaient prêts à se porter aux plus grandes extrémités, et n'avaient point dégénéré de cette réputation de turbulence qui les caractérise depuis tant de siècles. Le magnifique établissement de Seraing, dont une moitié, disait- on, appartenait au roi Guillaume, était surtout menacé de destruction ; il ne fut sauvé que par l'affection qu'inspirait le caractère généreux et éminemment charitable de son propriétaire, et par la résolution que prirent ses nombreux ouvriers de le défendre jusqu'à la dernière goutte de leur sang (Tout l'établissement de Seraing était placé sous la raison de M. John Cockerill ; il est situé sur la riva droite de la Meuse et occupe le château immortalisé par Waller Scott dans son roman de Quentin Durward).
A Bruges où, parmi une population de 39,000 habitants, il en existe un grand nombre dans la plus profonde misère, la fermentation était extrême ; d'affreux désordres furent commis sous les yeux de la troupe, sans qu'elle y opposât le (page 327) moindre obstacle. La principale victime de ces désordres, fut M. Sandelin, président du tribunal civil et membre des étals-généraux, que sa servilité au gouvernement et l'appui de son vote qu'il avait presque toujours donné aux mesures les plus oppressives attribuées à M. Van Maanen, avaient rendu odieux à ses compatriotes. Sa maison fut en conséquence pillée et dévorée de fond en comble par l'incendie.
Excepté Bruges, où se passèrent ces événements malheureux, les deux Flandres restèrent parfaitement tranquilles. Chose extraordinaire, quand on réfléchit que ces deux provinces furent le berceau du pétitionnement, et que l'influence de l'Union y était bien plus puissante que dans toute autre partie de la Belgique ! L'immense et populeuse ville de Gand se distingua par sa conduite pacifique ; ses riches habitants, sa population laborieuse, qui avaient eu une plus grande part que toutes les autres parties de la Belgique aux faveurs du gouvernement, montrèrent peu de sympathie pour les révolutionnaires de Bruxelles. Cette conduite excita des jalousies et des craintes dans cette dernière ville, sentiments qui s'accrurent encore par la violence maladroite du Journal de Gand, qui demandait au roi d'abandonner cette ingrate capitale et de fixer sa résidence et le siège de son gouvernement dans la fidèle capitale des Flandres.
(page 328) Anvers resta aussi tranquille. Un léger mouvement eut lieu ; mais il fut, à l'instant même, comprimé. Dans une ville de négociants, dont tout le bien-être dépend de la tranquillité, dans une ville comme celle d'Anvers, dont le commerce était arrivé au plus haut état de prospérité, sous le gouvernement hollandais, et dont la population constamment occupée, n'avait jamais manqué du nécessaire, le désordre et l'anarchie inspiraient un sentiment d'horreur. L'immense majorité de ses habitants respectables résolurent de prêter leur appui au gouvernement et d'user de tous leurs moyens pour que force restât à la loi. D'autre part, quoique Liége, Mons, Namur, Ath, Grammont et d'autres villes, continuassent à être exemptes de désordres positifs, la fermentation et l'excitation morale dans ces villes n'étaient pas moins violentes ni d'un caractère moins politique. Des adresses semblables en substance à celle de Liége et de Bruxelles furent rédigées et des députations choisies pour les porter aux pieds du trône ; elles renfermaient toutes les mêmes demandes de concessions et étaient unanimes pour réclamer le renvoi de Van Maanen. Mais quoique la teneur de quelques-unes fût très énergique, toutes néanmoins exprimaient des sentiments de fidélité au roi, et le suppliaient, comme arbitre de leurs destinées, d'entrer dans la voie des concessions et de raffermir (page 329) le lien qui devait unir le peuple au trône. «Sire, (disait un paragraphe de l'une des moins modérées), le roi qui aimait à nous appeler ses compatriotes, doit nous connaître et apprécier la franchise de notre langage. Il prendra des mesures pour calmer cette fermentation qui tend à le séparer de son peuple. S'il daigne accomplir ce vœu, il nous verra bientôt, heureux et satisfaits, nous rallier autour de son trône.»
La députation envoyée à La Haye étant rentrée à Bruxelles, dans la nuit du 1er septembre, on prit immédiatement des mesures pour faire connaître le résultat de sa mission. Un rapport signé par ces députés fut en conséquence rédigé et publié ; mais par des motifs de prudence et dans l'appréhension des conséquences qui pouvaient en résulter, on résolut d'adoucir le langage affligeant et sévère du roi, et de donner à sa réponse un air de conciliation et de modération plus positif que le texte de ses paroles et la sécheresse de ses manières ne le comportaient.
Ce document est du plus grand intérêt. On peut dire qu'il contenait le programme de la conduite future du roi et formait la base de la politique qu'il voulait suivre. Il renfermait le germe de tout ce qui était projeté alors et qui a été exécuté avec ténacité jusque dans ces derniers temps. Il dévoilait ce plan d'éternelle temporisation et d'énergie inopportune, qui amena la perte de sa (page 330) dynastie en Belgique. Il donnait lieu de conjecturer que le roi était porté à envisager la question sous un point de vue dynastique et non sous un point de vue national, et ainsi à sacrifier les intérêts généraux de la Belgique et de la Hollande à ceux de sa famille.
Il est vrai qu'il y avait dans la relation des paroles du roi, une apparence de constitutionnalité et de modération, alliée à une dignité ferme qui, dans d'autres circonstances, et à une période moins avancée, aurait pu produire les meilleurs résultats. Mais dans l'état de fermentation où se trouvait le pays, ce langage était propre à augmenter plutôt qu'à diminuer l'irritation générale. Tels furent aussi ses résultats ; car on regarda la réponse du roi comme vague et indéfinie dans quelques parties, et positivement hostile dans d'autres. Elle donnait des espérances vagues pour l'avenir, et n'accordait aucune concession pour le présent, tandis qu'elle déclarait d'une manière non équivoque que la soumission du peuple devait être la base de toute réconciliation avec le roi. Elle déférait les points en discussion à la représentation nationale, comme le seul arbitre constitutionnel, sans la sanction duquel aucune modification ne pouvait être faite à la loi fondamentale. Mais les mécontents répliquaient : « Le gouvernement a fréquemment violé nos libertés et la constitution, au moyen d'arrêtés (page 331) émanant de la couronne, avec ou sans le contreseing des ministres ; pourquoi ne rétablirait-il pas nos droits par les mêmes moyens. Quand il s'agit de faire le mal, craint-il d'employer l'arbitraire ? Ne peut-il pas user de la prérogative royale pour accorder une grâce ? Quoi ! toujours des retards ? Qu'il revienne promptement à ses devoirs ; car notre patience se lasse.
Personne ne niera que les arguments du roi ne fussent justes et convenables ; mais, dans un pareil moment, au milieu d'une telle crise, leur justesse ne les empêchait pas d'être impolitiques. « Il est des moments (dit Montesquieu) où il est nécessaire pour un gouvernement de jeter un voile sur la statue de la liberté. » Cette vérité aurait pu être applicable, si le gouvernement eût été assuré de pouvoir maintenir sa puissance. Mais, dans cette occasion, il eût été beaucoup plus prudent de la dévoiler tout à fait, et d'agir comme ont fait dans ces derniers temps les lords Grey et Durham, quand ils devancèrent le vœu du peuple dans quelques clauses du bill de réforme. Le roi était complètement dans l'erreur, ou il devait savoir que la population non seulement de la capitale, mais des provinces, était irritée, impatiente, prête à se porter aux dernières extrémités et sur un pied de défense formidable, que Bruxelles était au pouvoir des citoyens victorieux, que la puissance morale de l'héritier de (page 332) la couronne avait fléchi devant eux, que l'autorité royale avait été foulée aux pieds du peuple et avilie par l'incapacité et la pusillanimité des généraux et des fonctionnaires civils.
La connaissance que le roi avait du cœur humaine, le souvenir des révolutions populaires à travers lesquelles il avait passé auraient dû le prémunir contre le danger des moyens dilatoires. Il devait être convaincu que la temporisation ne pouvait qu'augmenter la violence de l'incendie, qui menaçait d'envahir toutes les provinces méridionales dans un immense réseau de flammes, s'il n'était pas instantanément étouffé : par la force ou par l'enlèvement des matières combustibles ; enfin il devait voir que le peuple était arrivé à un degré de mécontentement et d'excitation fébrile qui n'admettait aucun délai. S'il fut trompé sur l'état véritable de la Belgique, une terrible responsabilité pèsera sur ses ministres. S'il obéit à sa propre impulsion, il en a été cruellement puni par la perte de ces brillantes provinces. S'il compta sur l'appui de l'étranger, il tomba dans une grande erreur ; la France et l'Angleterre repoussaient la guerre, et lorsqu'elles s'alliaient pour le maintien de la paix, quelle puissance en Europe aurait osé tirer l'épée ? Mais venons-en aux passages les plus importants du rapport de la députation et laissons-la parler elle-même :
(page 333) « Arrivés à La Haye, lundi à une heure (30 août), nous sollicitâmes une audience de S. M. ; et, au bout d'une demi-heure, nous reçûmes une réponse favorable. Le mardi suivant, à midi, nous nous rendîmes au palais, et fûmes reçus gracieusement par le roi, qui nous demanda nos lettres de créance, et ne repoussa pas les pouvoirs en vertu desquels nous paraissions devant lui.
« Après avoir écouté la lecture de nos instructions écrites, S. M. nous dit qu'elle était heureuse d'avoir devancé nos vœux par la convocation des états-généraux pour le 13 septembre, seul moyen légal et certain d'assurer l'accomplissement des vœux de toutes les provinces du royaume, de reconnaître la justice de nos griefs et de prendre des mesures pour leur redressement.
« Après quelques considérations générales, nous exposâmes à S. M., et nous discutâmes avec elle les différents points que votre conseil du 28 nous avait chargés de lui communiquer verbalement. Il s'éleva une discussion sur la théorie de la responsabilité ministérielle et le contre-seing. Le roi nous fit observer que nos théories étaient en désaccord avec la constitution, qu'elles pouvaient être justes et peut-être utiles, mais qu'elles ne pouvaient être consacrées que par la révision de la loi fondamentale et par le concours des états-généraux convoqués en nombre double (Loi fondamentale, articles 229, 230, 231) ; qu'une (page 334) session extraordinaire ayant été indiquée pour le 13, ces propositions, ainsi que tous les autres projets, jugés nécessaires dans l'intérêt du pays, seraient alors mis en discussion.
« Pour ce qui est de la demande du renvoi de quelques ministres, et en particulier de M. Van Maanen, S. M. ne nous dit rien de favorable. Sans manifester de mauvaise humeur, ni essayer de répondre aux plaintes nombreuses que nous alléguâmes contre lui, elle nous fit seulement observer que la loi fondamentale lui donnait le pouvoir de choisir ses ministres, et qu'elle ne pouvait prendre aucune décision à cet égard, aussi longtemps qu'elle pouvait sembler agir par contrainte ; qu'elle avait trop le sentiment de la dignité royale pour paraître céder le pistolet sur la gorge. Toutefois le roi termina en nous disant, ainsi qu'à la députation de Liége, qu'il pourrait prendre notre demande en considération.
« Quant à la cour suprême, S. M. nous dit que ce n'était pas sans de mûres réflexions que le siège de cette cour avait été fixé ; mais qu'elle aurait égard à nos réclamations, et aviserait aux moyens de concilier toutes les parties. S. M. parut peinée de nos observations sur la distribution inégale des emplois, aussi bien que de nos remontrances sur les établissements publics. Sans contester l'exactitude des faits, elle nous dit qu'il était très difficile de diviser l'administration, et (page 335) encore plus difficile de contenter tout le monde, qu'elle prendrait l'affaire en considération, aussitôt le rétablissement de la tranquillité. Elle ajouta toutefois, comme condition préliminaire, l'entrée des princes ses fils dans Bruxelles, à la tête des troupes, pour mettre fin à cet état apparent d'insurrection que le roi ne pouvait laisser se prolonger sans donner un exemple pernicieux aux autres villes du royaume.
« Après que nous eûmes exposé longuement les conséquences impolitiques et désastreuses qui résulteraient d'une tentative armée de la part des troupes pour entrer dans la ville, et démontré d'un autre côté les avantages qui résulteraient d'une convention ou d'une proclamation, stipulant l'occupation d'une partie des corps-de-garde et des postes par la garde bourgeoise, S. M. exprima la vive espérance qu'elle avait devoir le prompt rétablissement de la tranquillité, et protesta à plusieurs reprises et avec une émotion profonde, de l'horreur que lui inspirait l'idée seule de l'effusion du sang. »
L'effervescence produite par la publication de ce rapport, se répandit rapidement dans toutes les parties de la ville, et faillit avoir les conséquences les plus funestes. L'indignation de la populace s'accrut d'un bruit sans fondement répandu par la malveillance ; on prétendait qu'un pont avait été jeté sur le fossé de la ville, derrière le palais (page 336) du prince, et que les troupes de Vilvorde et d'Assche, qui s'étaient avancées, n'attendaient que la chute du jour, pour pénétrer dans la ville, et passer le peuple au fil de l'épée. Une foule immense encombra la place de l'hôtel-de-ville et les rues adjacentes, pendant qu'une bande nombreuse et bruyante entourait le palais du prince où les membres de la commission et d'autres personnes étaient réunis à table, en poussant les cris de : À bas les traîtres ! A bas les Hollandais !
Le bruit et les propos des insurgés parvinrent bientôt aux oreilles des convives et leur firent craindre qu'il ne fût tenté une attaque contre le palais. On échangeait des regards significatifs, on parlait à voix basse, et plus d'un visage était pâle de terreur ; car tous craignaient d'être enveloppés dans la même proscription. Heureusement M. Van de Weyer conserva sa présence d'esprit : se levant et demandant au prince la permission de quitter la salle ; il assura qu'il répondait du rétablissement immédiat de la tranquillité. Puis, se faisant accompagner du général d'Hoogvorst, qui jouissait comme lui d'une grande popularité, il s'avança sur la place, et s'adressa à la foule, dans les termes les plus propres à calmer promptement les esprits. Il expliqua le but qu'avait eu la commission, en se réunissant au palais du prince, présenta, sous le jour le plus favorable, les passages du rapport qui avaient produit le plus mauvais effet, (page 337) démontra tout le ridicule du prétendu projet de la construction d'un pont, et offrit d'accompagner une députation tirée de la foule, pour vérifier ce dernier fait. L'effet de ces paroles fut presqu'entièrement paralysé par les efforts de quelques agitateurs, parmi lesquels un étranger, qui paraissait être Allemand, se faisait remarquer. Mais M. Van de Weyer l'ayant saisi au collet et gourmandant la foule de ce qu'elle donnait à un étranger, à un espion hollandais peut-être, plus de crédit qu'à un compatriote qu'ils connaissaient pour être dévoué à leur cause, l'opinion populaire lui redevint favorable, et le peuple se dispersa petit à petit, sans commettre le moindre excès. Une proclamation fut faite, dont le langage modéré contribua à maintenir la tranquillité.
Tandis que ces événements se passaient aux portes du palais, quelques personnes de la suite du prince paraissaient trembler pour ses jours, à tel point qu'elles lui recommandèrent avec instance de se placer au milieu des troupes qui occupaient le palais du roi, ou bien de quitter à l'instant la ville. Mais le prince repoussa cet avis. « Ayant pris la résolution de me confier à la loyauté des citoyens (dit S. A. R.), il serait impolitique et incompatible avec mon honneur et ma dignité, non (page 338) seulement de me retirer avant d'avoir accompli ma mission, mais même de donner quelques signes de méfiance. Quoi qu'il arrive, je suis résigné aux conséquences de ma position. Dans votre sollicitude pour mes jours, vous vous exagérez probablement le danger. Mais quel que puisse être l'état réel des choses, vous ferez fort bien de dissimuler vos appréhensions. Nous devons au moins avoir l'air de placer une confiance illimitée dans la loyauté de ceux qui nous entourent. Les délibérations de la commission seront terminées demain, et alors nous pourrons partir. Quoi qu'il arrive, que je puisse dire avec François Ier : « Tout est perdu fors l'honneur. » En sorte que quand M. Van de Weyer rentra au palais pour faire connaître le résultat de ses efforts, il trouva le prince achevant son repas sans la plus légère marque d'inquiétude.
La suite prouva combien peu étaient fondées les craintes que manifestaient au prince les personnes de sa suite. Car, quoiqu'il soit incontestable que plus d'un individu dans le palais du prince, et même en sa présence, eût parlé de lui dans les termes les plus inconvenants et les moins respectueux, et qu'il eût été positivement proposé de le retenir en otage, ce langage inconvenant fut relevé avec indignation par la personne à laquelle il était adressé, tandis que la proposition de garder le prince en otage, fut stigmatisée (page 339) comme une violation de la foi jurée et une tache à l'honneur national. Dans cette circonstance, comme dans presque toutes les autres, les mesures les plus efficaces furent prises par la garde civique, pour empêcher toute espèce d'insultes ; nobles, fonctionnaires et citoyens de tous rangs s'unirent dans ce but louable. L'on remarqua dans les rangs de cette garde plusieurs personnes de la haute aristocratie qui partageaient les fatigues du service ; ce fut à cette occasion que le prince d'Orange, sortant de son palais, aperçut le marquis de Chasteler (Depuis grand-écuyer du roi Léopold) en sentinelle à la porte extérieure : « Quoi ! (dit S. A. R. en souriant) vous ici, marquis ! Vous êtes donc un brave !» - « Oui, monseigneur ( répondit le marquis en présentant les armes), quand la patrie est en danger, il n'y a d'autre distinction entre les citoyens que celle qui résulte du plus ou moins de zèle pour sa défense. »
Dans les moments de loisir que lui laissaient les importantes délibérations de la commission, le prince donnait des audiences aux personnes qui désiraient lui faire part de leurs opinions, ou se promenait, presque sans suite, dans les rues, entretenant avec sa franchise et son affabilité ordinaires, les personnes que le hasard lui faisait rencontrer. Mais S.A. R. n'avait pas à se plaindre (page 340) de la conduite du peuple à son égard ; le langage de tous ceux auxquels il parlait, l'aspect de la ville et l'expression des physionomies ont dû le convaincre que toutes les demi-mesures devaient être inefficaces, et que le seul moyen d'empêcher qu'une rupture ne devînt inévitable était de faire de promptes concessions, ou de déployer immédiatement des forces imposantes. Cette opinion ne peut faire l'objet d'un doute, et les partisans les plus dévoués du prince, ceux qui depuis ont montré le plus sincère attachement à sa famille, s'accordaient tous pour lui exposer le danger de la temporisation et l'urgente nécessité de mesures décisives. Aussi les choses arrivèrent au point, que les vues et les intentions de ceux qu'on pouvait considérer comme les chefs du mouvement se montrèrent si clairement que, le 2 au soir. M. Gendebien, dans une entrevue qu'il eut avec le prince, après lui avoir dépeint, avec énergie, l'état de l'esprit public, lui annonça sans hésiter le désir universel d'une séparation entre les deux pays. Alors, conjurant le prince de faire cause commune avec les Belges, il le pressa de se placera la tête du peuple et de s'assurer la vice-royauté ou la couronne. La première, dans le cas d'une séparation administrative, la seconde dans celui d'une rupture complète, « événement qui peut se réaliser (ajouta-t-il), si le roi reste sourd aux réclamations des provinces méridionales. »
(page 341) Mais en cette occasion, tout sentiment d'intérêt personnel et d'ambition céda à un profond respect filial, sentiment honorable au plus haut point pour le cœur du prince, mais fatal aux intérêts même qu'il voulait défendre. Oui, ce prince que des calomniateurs ont accusé d'être fils désobéissant, époux sans foi, mauvais père, infâme voleur, et Dieu sait quoi encore ! rejeta sans hésiter l'offre qu'il ne dépendait que de lui d'accepter, offre qui, à la satisfaction de toutes les puissances de l'Europe, plaçait sur sa tète une couronne digne de l'ambition des plus illustres princes.
« Non, monsieur (s'écria S. A. R.), c'est impossible ! Vous êtes père, vous êtes distingué par vos vertus domestiques comme bon père et fils respectueux. Quelle opinion alors auriez-vous de moi si je sacrifiais les intérêts de mon père aux miens ? Quelle confiance auriez-vous dans un homme qui oublierait son serment de fidélité à son roi (et ce roi est son père !) pour satisfaire sou ambition ? Je suis flatté de votre choix ; mais je serais indigne de votre estime et du respect que vous me témoignez, si j'acceptais vos propositions. Je suis père aussi (ajouta le prince avec une profonde émotion) et je dois un bon exemple à mes enfants. La postérité ne dira pas qu'un Nassau arracha le diadème du front de son père pour le placer sur le sien. »
(page 342) Ce fut à peu près en ces termes que le prince refusa les offres séduisantes qui lui étaient faites ; et dans cette disposition d'esprit, il attendit la commission qui avait annoncé l'intention de terminer son travail de bonne heure dans la matinée du 3.
Dans l'après-dîner de ce jour mémorable, le dernier qui vit un membre de la famille d'Orange dans les murs de ce palais, élevé par le peuple en souvenir des brillants services du prince, M. Ch. de Brouckère et autres membres des états-généraux furent reçus par S. A. R., et lui confirmèrent en termes formels tout ce que d'autres personnes lui avaient déjà dit. A 10 heures, la commission ayant terminé son travail et résolu, à l'unanimité, de demander la séparation, fut introduite auprès du prince, et, par l'organe de son président le duc d'Ursel, elle annonça formellement la volonté générale. Mais quoique S. A. R. eût assisté à ses délibérations, elle croyait difficilement à l'unanimité de ce vœu et, en conséquence, elle ordonna, pour sa propre conviction, que cette question fût immédiatement soumise à une réunion générale des membres des États qui se trouvaient alors à Bruxelles, des députés de Liége et des autres villes des provinces, des chefs de sections, des principaux membres du barreau et enfin de tous les habitants les plus influents.
Aussitôt que ces personnes furent assemblées au palais, S. A. R. parut, et leur dit, avec une vive (page 343) émotion : « Messieurs, je vous ai appelés pour que vous me fassiez connaître franchement votre opinion sur les propositions de la commission. Est-il vrai que le vœu général soit pour une séparation administrative ?» A peine eût-il prononcé ces mots, que la séparation fut réclamée par des cris unanimes mêlés à ceux de Vive le prince !. Ces cris, qui éclatèrent dans toute la salle, furent en outre répétés au dehors par la foule : aussitôt que ces acclamations tumultueuses eurent cessé, le prince s'avança au milieu du cercle, et, après avoir parlé avec deux ou trois personnes, il entama avec le major Moyard une conversation qui, quoiqu'imparfaitement rapportée par les journaux de l'époque, fit une sensation profonde dans la pays.
Après s'être appesanti sur la nature des griefs de la nation, et sur la difficulté de concilier les intérêts opposés des deux pays, le major Moyard termina ainsi : « Il est un moyen, monseigneur, de satisfaire tous les partis, et c'est celui que propose la commission et que nous approuvons tous ; oui, prince, sans une séparation administrative, sous la domination du roi, il n'est pas possible de ramener la tranquillité. Le feu peut être étouffé pour un moment, mais l'incendie se rallumera à la première occasion. On peut faire taire nos plaintes, on peut nous opprimer ; mais on chercherait vainement à nous asservir. »
(page 344) Ces observations parurent faire sur le prince une vive impression. Ses manières décelaient une grande agitation. Frappé de la hardiesse et de la franchise de ces paroles dont il n'avait peut-être pas encore senti toute la portée, il réfléchit un moment et dit : « Mais qu'entendez-vous par la séparation ? Expliquez-vous ! » - « J'entends une séparation analogue à celle qui existe entre la Suède et la Norwége, entre l'Autriche et la Hongrie. » - «Sentez-vous bien, monsieur (répliqua le prince), toute la gravité de cette demande ? Ne savez-vous pas que le roi ne peut y consentir sans violer la constitution et les traités qui le lient ? Vous imaginez-vous que le royaume des Pays-Bas ait été créé pour les beaux yeux de la maison d'Orange ? Non, monsieur, la question n'est pas dynastique, mais européenne ; car l'Europe n'a formé ce royaume que comme une barrière contre les empiétements de la France. » - « Monseigneur (répliqua le major), le royaume n'en restera pas moins une barrière quand on parlera français à Bruxelles et hollandais à La Haye ; et lorsque la Belgique aura une constitution loyale et consentie par elle, au lieu d'être régie par une loi fondamentale, aussi contraire à ses intérêts et à ses besoins, que favorable à ceux de la Hollande. Il est une loi qui domine tous les traités, c'est celle de la nécessité ; et dans ce moment nous y sommes soumis. » Après quelques moments de réflexion, (page 345) S. A. se tourna vers l'assemblée et, d'une voix ferme, dit : « Dans l'éventualité d'une telle séparation, jurerez-vous fidélité à la dynastie des Nassau ? » - On lui répondit : « Oui ! oui ! » de toutes parts avec un enthousiasme qui paraissait vrai. - « Si les Français tentaient de forcer l'entrée du pays, fraterniseriez-vous avec eux ? » - « Non ! non ! (fut la réponse générale) nous voulons nous séparer de la Hollande, mais non pas être unis à la France. » - « Si les Français nous attaquaient (s'écria le prince en s'animant), s'ils envahissaient le royaume, marcheriez-vous à mes côtés pour les repousser ? » - « Oui ! oui ! nous le ferions ! » fut de même la réponse générale ; et plusieurs voix ajoutèrent : « Non seulement nous repousserions les Français, mais nous repousserions de même tous ceux qui voudraient se mêler de nos affaires. »
II y eut un moment de silence ; la dernière phrase parut avoir fait une grande impression sur le prince, tandis que quelques officiers de son état-major et les généraux hollandais présents à cette entrevue chuchotaient entre eux et montraient par des signes de mauvaise humeur qu'ils comprenaient la portée des paroles qu'on venait de prononcer. Le prince, comprimant ses propres sentiments, dit avec dignité et émotion : « MM., vous savez bien que je ne suis pas le maître, mais le premier sujet du roi. Tout ce que je puis faire, c'est de présenter vos demandes au roi, et j'ai la ferme conviction (page 346) qu'il fera tout ce qu'il dépendra de lui pour satisfaire à vos désirs. Mais (ajouta S. A. R.) ne répondrez-vous pas à mon cri de vive le roi !» - Quelques voix répondirent : « Oui ! » mais elles furent couvertes par les cris : « Non ! non ! jusqu'à ce qu'on ait accédé à nos vœux et redressé nos griefs, nous crierons : Vive le prince ! Vive la liberté ! Vive la Belgique ! Restez prince, restez parmi nous ! soyez notre chef, notre roi, notre père ! »
Les plus vives démonstrations d'enthousiasme éclatèrent de toutes parts ; on agitait en l'air les chapeaux, les mouchoirs ; quelques-uns se pressaient les mains, d'autre embrassaient leurs voisins, tandis que la plupart fondaient en larmes.
L'émotion était générale et arrivée à un point difficile à décrire. Le prince lui-même ne put s'en défendre et parut profondément affecté. Un homme plus ambitieux, plus machiavélique, un homme qui aurait voulu profiter des circonstances, se serait mis en avant et, sacrifiant tout à son intérêt personnel, aurait saisi avidement ce qu'on lui jetait pour ainsi dire à la tête. Mais il devait en être autrement. Se remettant promptement par un de ces brusques changements qu'on a souvent remarqués chez lui, le prince prit un air grave et pénétré. Mettant la main sur son cœur, et se redressant avec dignité, il dit : « Je vous remercie des sentiments que vous exprimez à mon (page 347) égard. Mais mon premier devoir envers le prince dont je suis le premier sujet, c'est de donner l'exemple de l'obéissance. Mon cœur, mes sympathies sont avec vous. Je n'ai jamais rien fait, je ne ferai jamais rien qui me rende indigne de votre estime. Prenez patience et tout ira bien. J'espère bientôt revenir ici avec de bonnes nouvelles, et vous voir heureux et contents. Jusque-là (et ici la voix de S. A. parut altérée), jusque-là, adieu !...»
Alors il salua l'assemblée et allait se retirer, lorsque le major Moyard, s'avançant de nouveau, lui dit : « Monseigneur, j'ai une autre prière à vous faire au nom de mes concitoyens. Nous avons les plus fortes raisons de croire que l'intention de plusieurs intrigants est d'essayer d'exciter la populace à assaillir les troupes aussi tôt que V.A.R. sera partie ; permettez-moi de vous prier d'ordonner qu'elles évacuent la ville. Leur séjour parmi nous, dans les circonstances présentes, est complètement inutile et humiliant, jusqu'à un certain point, pour elles, emprisonnées qu'elles sont dans les murs du palais. Au point d'irritation où sont portés les esprits, il importe d'éviter toute cause de froissement. Nul de nous, si bien disposé qu'il soit, ne peut répondre des événements. » - « J'examinerai cette question immédiatement (répondit le prince) ; mais répondez-vous alors de la sûreté des palais. » - « Sur nos têtes ! « fut la réponse. Alors, mettant la main sur le ruban (page 348) tricolore que cet officier portait à sa boutonnière, le prince ajouta : « Toutes les concessions seront- elles de mon coté ? N'y aura-t-il pas de réciprocité de votre part. Quand donc disparaîtra ce ruban ?» - « Au nom du ciel (répondit son interlocuteur), ne vous occupez pas de telles bagatelles à présent. Que fait la couleur d'un ruban, comparée à la sûreté du royaume ? Soyez persuadé que si des mesures ne sont pas promptement prises pour satisfaire aux exigences de la Belgique, vous risquez de tout perdre à la fois. »
Le prince se retira dans son cabinet, congédia la commission, et, après en avoir délibéré avec les officiers-généraux, donna aux troupes l'ordre de quitter la ville. L'assemblée se sépara, après avoir signé la pièce suivante, qui fut contre-signée par S. A. R. et publiée sous forme de proclamation.
« HABITANTS DE BRUXELLES !
» S. A. R. le prince d'Orange va se rendre immédiatement à La Haye, pour présenter lui-même nos réclamations à S. M. Il les appuiera de toute son influence, et il a lieu d'espérer qu'elles seront accueillies. Aussitôt après son départ, les troupes évacueront Bruxelles. La garde bourgeoise s'engage sur l'honneur à ne souffrir aucun changement (page 349) de dynastie et à protéger la ville et notamment les palais. »
Une particularité remarquable et qui est encore enveloppée de mystère, signala le départ du prince. Quoiqu'il soit extrêmement difficile d'en constater la vérité, et qu'elle n'ait encore été rapportée nulle part, toutefois il ne nous est pas permis de douter de son authenticité.
MM. Van de Weyer, Rouppe et quelques autres personnes ayant désiré obtenir une dernière entrevue du prince, avant qu'il ne quittât la ville, furent admis en sa présence et lui dépeignirent de nouveau, dans les termes les plus énergiques, les dangers de la situation présente. Après avoir rappelé les griefs et établi leur conviction de l'impossibilité d'un retour à l'ancien ordre de choses, ils pressèrent S. A. R., au nom de ce qu'il se devait à lui-même, à ses enfants, à son père et à l'Europe, de bien faire comprendre au roi la nécessité de consentir à une séparation, sans laquelle il serait impossible de conserver la Belgique à sa dynastie. La promptitude et la résolution furent déclarées indispensables ; car la fermentation populaire, dans la capitale et les provinces, était au point d'ôter tout espoir d'y maintenir la tranquillité, au delà de 10 ou 15 jours, si une réponse définitive n'arrivait avant cette époque. »
Le prince répondit que, « tout en étant profondément (page 350) pénétré de l'état critique des choses, et tout en leur déclarant confidentiellement qu'il partageait, en général, leurs opinions et surtout celle qu'ils émettaient sur la nécessité d'une séparation, il craignait de ne pas pouvoir faire partager ses convictions à son père. S. M., qui semblait ne pas voir le danger, suspecterait probablement la fidélité de son rapport, l'accuserait d'exagérer le péril, et attribuerait peut-être son insistance à des vues ambitieuses, assurément bien éloignées de son esprit. » Il ajouta alors « qu'il ne manquerait pas d'employer tous les arguments possibles, pour déterminer le roi, mais que, quelque entraînante que serait sa conviction, il doutait du succès, à moins qu'on ne lui donnât quelque document qui prouvât au roi le désintéressement de sa conduite, et démontrât qu'il n'avait pas trop chargé les couleurs du tableau, et qu'en plaidant pour une séparation, il ne faisait que céder à la loi de la nécessité. Il allait sans dire que ce document serait tout à fait confidentiel, et que les personnes qui y apposeraient leurs signatures s'engageraient sur l'honneur à ne pas en divulguer le contenu. » Une discussion s'engagea sur la question de savoir si les personnes présentes à l'entrevue avaient le pouvoir de rédiger ou de signer une pareille pièce, sans consulter le vœu général, et sur la forme et la teneur qu'on lui donnerait. Ces objections furent levées, et on signa (page 351) une pièce qui, par l'ensemble de sa rédaction, ressemblerait assez à une attestation de la bonne conduite et de la connaissance intime de l'état réel des choses qu'aurait montrées le prince, pendant son séjour à Bruxelles, et de la concordance parfaite de ses opinions avec celles du peuple belge.
Le secret solennellement promis par les personnes qui ont signé ce document exclut la possibilité d'en donner une copie ; mais il ne peut y avoir de doute sur son existence. L'histoire des révolutions fournit à peine un fait plus singulier que celui qui montre l'héritier d'une couronne obligé de demander aux sujets révoltés de son père un certificat tendant à ajouter à la foi due à ses paroles, et à le disculper de toute mauvaise intention.
Moins d'une heure après cette scène, le prince monta à cheval, et retourna à Vilvorde, escorté jusqu'à Laeken par un détachement de la garde bourgeoise à cheval. Peu de temps après, il fut suivi par les troupes, et Bruxelles fut abandonné à la garde des citoyens. Ainsi se termina ce remarquable épisode qui formera une des pages les plus intéressantes de l'histoire de la maison de Nassau. Deux proclamations, annonçant le résultat de ce qui s'était passé pendant la journée, furent publiées, et les mesures les plus actives furent prises pour compléter l'organisation de la garde (page 352) bourgeoise et maintenir la tranquillité dans la ville.
Quoique l'on soit généralement d'accord pour louer sans réserve le dévouement du prince d'Orange pendant ces trois jours mémorables, il est difficile de comprendre comment il put se permettre de se livrer à des conférences telles que celles que nous avons rapportées, et surtout comment il put apposer sa signature aux proclamations qui furent faites le jour de son départ.
Ayant consenti à entrer en ville et à écouter les plaintes du peuple, il était politique de lui offrir sa médiation en ce qui avait rapport aux griefs. Mais en promettant d'appuyer la demande d'une séparation, le prince se mettait en contradiction avec ses principes avoués, et en opposition directe avec la loi fondamentale et le roi, pour les opinions duquel il devait avoir le plus profond respect, à moins que, mettant tout scrupule de côté, il n'eût résolu de se jeter dans les bras du peuple. En agissant, comme il venait de le faire, il avait certainement été trop loin pour les intérêts du roi et pas assez pour les siens.
La question qu'il soumit à l'assemblée ne pouvait amener qu'une conclusion déplorable. Les personnes qui se trouvaient là, si elles n'étaient pas dans un état de révolution ouverte, avaient (page 353) au moins pris les armes contre le gouvernement, dont elles méconnaissaient l'autorité, et contre la dynastie dont elles foulaient les emblèmes aux pieds. Appeler le ruban aux couleurs du Brabant un signe de ralliement, quand celui aux couleurs d'Orange était proscrit ; protester de leur fidélité, lorsqu'ils venaient d'abattre les insignes royaux, et refusaient leurs hommages au nom du roi ; nier la révolution, quand l'entrée de la ville était refusée aux troupes royales commandées par un des fils du roi, tandis que celles qui s'y trouvaient étaient à chaque instant menacées d'être attaquées par la populace qui les retenait prisonnières ; enfin tenter d'établir que le mouvement n'avait pas pris un caractère de révolution flagrante, étaient des sophismes qui pouvaient servir aux vues du moment, mais qui ne peuvent tromper la postérité. Quel pouvait d'ailleurs être leur objet en niant la révolution ? Si ce n'était pas une révolution, c'était au moins une révolte, et alors le roi était excusable de poursuivre son système, et d'exiger la soumission comme préliminaire nécessaire de toute concession.
Aucune des réponses affirmatives aux questions qui avaient rapport à la dynastie ou à la France ne pouvaient être regardées comme concluantes. Les personnes rassemblées au palais n'avaient aucune autorité ni collective ni individuelle, sauf celle que leur donnait la force de la révolte. Non (page 354) seulement leur mission était illégale pour cet objet, mais à l'exception de M. Ch. de Brouckère et d'un très petit nombre de membres des états-généraux, aucun d'eux n'était autorisé à se dire l'organe ou l'interprète des sentiments de la nation. Si le prince les soupçonnait de manquer de fidélité à sa dynastie ou de quelqu'intention cachée de se jeter dans les bras de la France, il était plus politique de dissimuler ces soupçons, surtout alors que ces personnes protestaient contre les intentions révolutionnaires qu'on aurait pu leur supposer. Il est évident que si leur réponse affirmative ne présentait aucun avantage, des réponses différentes eussent été extrêmement nuisibles ; car alors il ne restait au prince qu'à leur déclarer en face qu'il les considérait comme des rebelles et des traîtres, et qu'ils se plaçaient ainsi dans un état d'hostilité ouverte avec toute la nation.
Au lieu de ces questions, il eût été plus prudent de se borner à examiner leurs griefs, à écouter leur demande de séparation et à leur parler à peu près ainsi : « Messieurs, vos griefs me semblent bien fondés ; il importe qu'il y soit fait droit sans délai. Quoique personne ne puisse contester au roi le droit constitutionnel de choisir ses ministres, il ne voudra pas, j'en suis persuadé, contrarier vos désirs sur ce point. J'emploierai toute mon influence pour obtenir ce que vous désirez à cet égard ; mais la question de (page 355) séparation est hors de ma compétence, les états-généraux peuvent seuls décider d'une affaire qui tend directement à changer cette loi fondamentale dont vous-mêmes demandez la stricte exécution. Un monarque voisin ne vient-il pas d'être renversé de son trône pour avoir violé la charte ! Est-il juste que vous exigiez de votre roi qu'il suive un exemple qui peut lui attirer une semblable destinée ? Vous appréciez trop bien ma position, j'en suis sûr, pour vouloir me charger d'une demande pour laquelle, bien qu'elle puisse être juste et fondée dans votre manière de voir, je ne saurais vous offrir mon appui, sans manquer à mes devoirs comme fils et comme sujet.
« En consentant a me rendre au milieu de vous, en faisant, comme je l'ai fait à votre volonté, le sacrifice de mes propres sentiments, en écoutant l'expression de vos opinions individuelles et collectives, je vous ai donné les plus fortes preuves de ma sollicitude pour votre bien-être, de mon désir de coopérer au rétablissement de l'ordre et d'une confiance sans bornes dans votre loyauté. Quels que soient les résultats, vous vous rallierez, j'en suis assuré, à la dynastie, et vous vous joindrez à moi, pour repousser toute agression de la part de la France. Si les ennemis de la paix de l'Europe forcent le gouvernement de ce pays à rompre l'harmonie qui existe entre lui et les autres Etats (page 356) de l'Europe, vous vous montrerez dignes de vos ancêtres, en suivant ma bannière au champ d'honneur ; et ce ne sera pas la première fois, mes amis, que je vous aurai conduits à la victoire.
« Je cède à votre désir, en ce qui concerne la retraite des troupes, et je vous quitte sans que ma confiance en votre loyauté soit diminuée, mais avec le regret que mes efforts pour rétablir la tranquillité n'aient pas produit immédiatement les résultats que je désirais. »
Quoique l'avenir ait prouvé qu'un langage semblable aurait été inefficace, il eût été moins impolitique que celui qu'on attribua au prince, et qui ne servit qu'à augmenter la confiance du peuple dans ses forces, et à diminuer celle qu'il avait dans l'héritier du trône ; car il avait affaire à des hommes qui rachetaient leur inexpérience politique par un tact et une adresse peu ordinaires, et qui, s'ils n'avaient pu le décider à les commander ou à s'unir à eux, l'avaient au moins entraîné à être leur auxiliaire. Mais s'il fut impolitique de traiter les questions qui furent agitées dans la conférence qui eut lieu au palais, combien ne fut-il pas plus imprudent encore, de la part de S. A. R., de signer une proclamation contenant une phrase telle que celle qui suit : « La garde bourgeoise s'engage, sur son honneur, à ne pas souffrir un changement de dynastie ! »
Dans la position difficile où il s'était hasardé, (page 357) seul au milieu d'une ville rebelle, sans conseillers, et entouré d'hommes qui ne devaient lui inspirer aucune confiance, il pouvait être entraîné dans des discussions oiseuses. Mais signer une semblable proclamation, c'était reconnaître directement la faiblesse de l'autorité royale, aussi bien que l'omnipotence de ses ennemis, état de choses qu'il ne devait pas sanctionner s'il ne dépendait pas de lui de l'empêcher. Car, que signifiait ce mot souffrir, si ce n'est que la dynastie n'existait que par tolérance, et qu'il était au pouvoir du peuple en armes de violer la constitution et la loi, de tolérer ou de déposer la dynastie selon son bon plaisir. Quelle confiance pouvait-il avoir dans une promesse faite sur l’honneur ? Ces mots étaient une dérision des formes solennelles habituellement employées envers les chefs des Etats, dans les temps les plus calmes. Les sujets les plus fidèles sont obligés de prêter serment au roi ; il était par conséquent absurde de supposer, un seul instant, qu'un peuple en révolte et connaissant ses forces, se croirait lié par un engagement de fidélité contracté sur l'honneur.
Les forces numériques du peuple sont toujours employées, dans les guerres civiles, à diminuer ou à détruire les forces morales du gouvernement, et si elles sont bien dirigées elles doivent avoir le dessus. Mais aussi longtemps qu'il reste aux princes une ombre d'autorité, ils ne doivent pas (page 358) avouer leur impuissance. Le sentiment que le peuple a de sa force est une admirable barrière contre les empiétements du despotisme et doit tenir les souverains en garde contre toute pensée de violer la liberté de leurs sujets. Mais quand un roi reconnaît publiquement la doctrine que sa couronne peut lui être ravie par un caprice du peuple, non seulement il y a là une inconséquence avec les théories de la souveraineté héréditaire, et une reconnaissance dangereuse des droits du peuple à l'insurrection, mais encore il en résulte une sorte d'invitation au peuple d'exercer le pouvoir électif, chaque fois qu'il croit pouvoir le faire, que sa cause soit juste ou non.
Nier la force numérique, ou plutôt physique des masses, ce serait nier l'évidence ; mais rien n'est plus dangereux que d'appeler le peuple à résoudre ce problème. Peu importe que la forme de l'Etat soit républicaine ou monarchique, la position de ceux qui sont appelés à le diriger est à peu près la même à l'égard du peuple. Détruisez leur influence morale et vous leur enlevez toute leur force. Enseignez au peuple que le fondement du gouvernement est dans la nation et non la force de la nation dans le gouvernement, et il n'y aura pas de gouvernement possible ; car du moment où l'illusion de la force morale de l'autorité est détruite, elle ne peut plus jouir d'une heure de sécurité ; son existence est à la merci des masses.
(page 359) La phrase de cette proclamation à laquelle nous faisons allusion contenait l'apologie de toutes les révolutions et reconnaissait positivement la dépendance de la dynastie. Elle donnait la victoire au peuple, même avant que la question fût décidée. Car on doit se rappeler que le fait d'être en révolution fut, malgré l'évidence, nié jusqu'au dernier moment, et que, hormis la suppression de la cocarde orange, aucun acte hostile contre un membre de la famille royale n'avait eu lieu, excepté ceux provoqués par les questions du prince lui-même.