Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Histoire de la révolution belge de 1830
WHITE Charles - 1836

Charles WHITE, Histoire de la révolution belge de 1830. Livre premier

(Paru à Bruxelles, en 1836, chez Louis Hauman et Cie, traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr.)

CHAPITRE X

Conseil de cabinet tenu à La Haye. - La proposition du prince d'Orange de se rendre à Bruxelles n'est pas acceptée. - S. A. R. et le prince Frédéric reçoivent l'ordre de se rendre à Anvers. - Enthousiasme du peuple hollandais. - Les princes font une proclamation et foncent jusqu'à Vilvorde à la tête d'un petit corps de troupes. - Barricades de Bruxelles. - Députation du prince de Ligne et quelques autres personnes à Vilvorde. - Entrée du prince d’Orange à Bruxelles. - Sa conduite en cette occasion. - S. A. R. nomme une commission pour examiner les griefs

(page 276) Les dépêches annonçant les événements du 25 et du 26 août, furent remises au roi, à son palais de Loo, dans l'après-dîner du 27. En apprenant ces événements aussi inattendus qu'accablants, le roi fut, dit-on, affecté au point de verser des larmes. A peine eut-il surmonté la douleur et l'indignation qui luttaient dans son cœur, qu'il se hâta de se rendre à La Haye avec ses deux fils. Un conseil de cabinet fut à l'instant convoqué ; (page 277) le prince d'Orange le présida ; tous les ministres s'y rendirent, excepté M. Van Gobbelschroy qui était alors à Bruxelles. M. Van Maanen ayant offert sa démission, et le roi l'ayant refusée, il s'éleva une discussion très animée entre le prince royal et le ministre impopulaire auquel S. A. R. attribuait tous les malheurs qui menaçaient l'Etat. Le ministre, appuyé par le roi et la plupart de ses collègues, insistait fortement pour que des mesures rigoureuses fussent adoptées. Ils considéraient toute concession faite à une cité en pleine révolte comme incompatible avec la dignité et l'honneur de la couronne, et comme formant un précédent subversif de tous les principes du gouvernement légitime. Ils regardaient en outre toute négociation avec les rebelles comme de nature à augmenter leur audace et comme une reconnaissance indirecte du droit d'insurrection populaire. On déclara enfin que l'on ne ferait de concessions qu'après la parfaite soumission des rebelles.

« La cause du roi (disait M. Van Maanen) est celle de toutes les têtes couronnées. Le royaume des Pays-Bas a été créé par les alliés pour servir de digue constitutionnelle entre la France démocratique et l'Europe monarchique. Les yeux de toutes les nations sont fixés sur cette barrière qu'elles ont élevée avec tant de soin, sur laquelle elles veillent avec tant de sollicitude, et qu'elles n'abandonneront certainement pas. Si même les (page 278) tories quittaient le pouvoir, la Grande-Bretagne ne se départirait jamais des principes qui ont formé la base de sa politique étrangère, pendant deux siècles. Les Hollandais sont ses alliés naturels sur le continent, et le roi peut réclamer la coopération d'une flotte et d'une armée anglaises, si cela est nécessaire. Que les rebelles reconnaissent leur faute et alors qu'on leur pardonne. Qu'ils se soumettent à la volonté du gouvernement avant de jouir des bienfaits de sa clémence ; mais ce n'est pas à eux à dicter des conditions au trône, ni à arracher par la force ce qui ne peut leur être accordé que de bonne volonté. La faiblesse des rois a plus souvent que la fermeté des ministres amené la chute des empires. »

Plus politique que les autres membres du conseil, le prince d'Orange s'éleva fortement contre cette manière d'envisager le mouvement du 25 ; non seulement il demanda des mesures conciliatoires, mais il supplia son père d'accepter la démission de M. Van Maanen et de céder, d'un autre côté, aux supplications de ses sujets méridionaux. Tout en réprouvant l'insulte faite à la couronne et à sa famille par l'enlèvement des insignes royaux, et tout en stigmatisant les outrages commis par une populace en furie, il attribuait justement ces actes d'une effervescence subite à quelques hommes seulement et non à la volonté préméditée des masses. « Accordez-leur ce qu'ils ont droit de (page 279) demander (s'écria le prince). Satisfaites le peuple, faites cesser, sans délai, ses plaintes, offrez-lui quelques garanties pour l'avenir, et les signes de la rébellion disparaîtront, et les souffrances morales du pays s'oublieront bientôt. Serait-il sage de sacrifier un pays pour les couleurs de votre maison, ou de risquer le salut de la monarchie pour une question d'amour-propre. Si des concessions sont nécessaires, accordez-les et ne vous les laissez pas arracher. Quelques milliers de francs peuvent réparer les dégâts faits par la populace ; des millions ne peuvent rendre une couronne perdue. Ne comptez ni sur les alliés ni sur la Grande-Bretagne ; dans l'état actuel de l'opinion publique dans toute l'Europe, il ne serait ni de la politique, ni de l'intérêt d'aucun gouvernement d'intervenir en votre faveur. Si nous tirons le glaive, nous devons nous confier à nos propres forces ; car l'Angleterre ayant reconnu la révolution de juillet ne risquera pas une guerre générale pour réprimer celle du mois d'août. Ordonnez que des mesures de précautions soient prises ; permettez-nous de montrer que nous sommes déterminés à maintenir les droits dont nous ont investis les alliés ; mais permettez aussi que nous évitions tout acte capable d'augmenter le mal auquel nous désirons porter remède. Ne convertissons pas en guerre civile une insurrection partielle ; car jusqu'à présent ce n'est rien de plus, et attendons qu'elle ait acquis (page 280) un caractère révolutionnaire plus positif, avant de nous forcer à réprimer par l'épée ce que n'auront pu terminer les mesures conciliatrices. »

Plein de confiance dans la popularité dont il avait si longtemps joui et dans la loyauté du peuple belge, S. A. R. offrit ensuite de se rendre seule à Bruxelles. Le prince demandait des pleins pouvoirs pour traiter et l'autorisation de faire des concessions, bien plus propres que les démonstrations de la force à rallier tous les cœurs autour du trône. Malheureusement cet avis prudent ne prévalut pas : on se détermina à adopter des mesures promptes pour prouver à quatre millions de Belges qu'ils n'étaient que les ilotes de deux millions de Hollandais ; qu'ils n'étaient qu'un petit peuple dans un état de révolte ouverte, et non une grande nation arrivée au plus haut degré de la fièvre révolutionnaire, après avoir longtemps souffert un joug oppresseur. On assure que le langage fort et énergique que nous avons essayé de reproduire, a été tenu par le prince, non seulement au ministre que le roi maintenait obstinément dans ses fonctions, mais encore au roi lui-même. Obligé enfin de céder à la volonté de la majorité, le prince reçut des instructions pour se rendre, sans perdre de temps, en Belgique, accompagné de son frère, qui fut chargé du commandement des troupes, tandis que le roi lui confiait une mission temporaire et négative, (page 281) qui ne pouvait, sans aucun doute, amener un résultat avantageux. Car quoique le prince d'Orange paraisse avoir été investi de pleins pouvoirs, il a été assez prouvé par la suite que ses pouvoirs étaient de constater l'évidence des faits, mais non de faire droit aux réclamations du peuple belge.

LL. AA. RR. arrivèrent à Anvers le 29, et leur arrivée en cette ville fut annoncée le lendemain aux provinces méridionales par une proclamation qui parut vague et ne satisfit point. Elle présentait peu d'allusions à la question générale et semblait principalement annoncer l'adoption de mesures rigoureuses pour la sécurité des forteresses.

La plus grande activité régnait au département de la guerre ; les deux bataillons de grenadiers et toutes les forces disponibles qui se trouvaient dans les environs de La Haye s'avancèrent sur Rotterdam, où elles furent embarquées pour Anvers ; les troupes de toute arme, spécialement la cavalerie et l'artillerie qui, pour se procurer plus facilement des fourrages, étaient pour la plupart cantonnées dans les provinces septentrionales, reçurent l'ordre de se porter le plus rapidement possible en Belgique, par Utrecht et la Frise, ou de se concentrer, selon les circonstances, autour du quartier-général de leurs divisions respectives. Toutes les réserves et la milice reçurent (page 282) l'ordre de joindre leurs bataillons, en vertu de l'article 209 de la loi fondamentale, et les gardes communales (schuttery) furent appelées à un service permanent. Telles étaient l'agitation et l'indignation causées dans les provinces du nord par les événements de Bruxelles, que plusieurs de ces corps sédentaires offrirent de marcher contre les rebelles, et que de nombreuses compagnies de volontaires se formèrent dans le même but.

Les jalousies et les haines longtemps assoupies des Hollandais contre leurs frères des provinces méridionales, non moins vives que celles que ces derniers leur portaient, se réveillèrent et se manifestèrent par les plus violentes expressions de mépris. Le cri de A bas les rebelles ! Vive Orange ! s'éleva de toutes les parties de la vieille Néerlande. Le mépris et le dégoût qu'éprouvaient les Hollandais pour l'insurrection d'un peuple qu'ils avaient si longtemps opprimé, était universel, parmi les descendants de ces mêmes hommes qui avaient jadis brisé à eux seuls le joug de Philippe II, qui avaient défié le terrible duc d'Albe, dont les troupes avaient souvent défait les plus vaillants soldats de l'Europe, et dont les flottes triomphantes avaient jadis balayé l'Océan, et porté la terreur jusque dans la capitale de la Grande-Bretagne. Ils s'imaginaient qu'il suffirait de proclamer leur arrivée pour que la cité rebelle envoyât ses principaux citoyens renouveler les scènes (page 283) ignominieuses infligées aux Gantois par Charles-Quint. Mais ils s'exagéraient leurs forces, et la faiblesse de leurs adversaires, autant qu'ils se trompaient sur la sagesse de leur gouvernement et sur les sentiments qui animaient les Belges.

La véritable nature de la question fut si mal appréciée, si mal jugée par les peuples en général, que même la presse libérale, en Angleterre, sympathisa presque en totalité avec le gouvernement des Pays-Bas et conseilla l'adoption des plus énergiques mesures de répression. Le corps diplomatique ne parut pas non plus mieux informé que le public, de l'état des sentiments nationaux des Belges, et des causes, depuis si évidentes, de leur insurrection.

Au lieu de profiter de l'influence qu'ils pouvaient avoir sur la cour ou sur le roi, pour leur faire apercevoir le précipice vers lequel ils marchaient, quelques ambassadeurs partagèrent l'irritation du gouvernement et l'encouragèrent à persister. On peut dire, il est vrai, qu'il n'entrait pas dans leur devoir d'intervenir dans les affaires intérieures d'un Etat étranger ; mais pouvaient-ils rester spectateurs passifs dans une question qui devenait européenne et qui était de nature à compromettre la tranquillité des autres nations ? Ne voyant qu'une face des événements, ne les envisageant qu'en ce que la conduite de la populace de Bruxelles leur donnait de blâmable, trop (page 284) confiants dans les forces du gouvernement néerlandais ; considérant le soulèvement comme un reflet de la révolution française, ils confondaient dans leur indignation les scènes de désordres commises par une vile populace avec la résistance ferme des citoyens respectables, et prenaient ainsi une explosion produite par un déni de justice pour le désir d'une réunion à la France.

Les diplomates étrangers et les cours qu'ils représentaient, craignaient la propagation de cet esprit républicain, qui plus tard cependant ne trouva que 15 avocats parmi les 200 membres du congrès et bien peu de partisans au dehors ; et d'autant plus trompés sur le but de l'insurrection qu'ils ignoraient ses véritables causes, ils se méprirent complètement sur le véritable état des choses. Les griefs, que pas un d'eux ne semblait avoir étudiés, ou au moins qu'ils ne voulaient pas reconnaître, furent jugés par eux dans l'esprit qui avait dicté le message du 11 décembre, et non selon leur valeur réelle. Ils les repoussèrent donc comme frivoles et insignifiants ; et toutefois, ainsi que l'observe judicieusement un écrivain distingué, « supposez que l'Angleterre eût été gouvernée par un roi écossais, comme les Belges étaient gouvernés par le roi de Hollande, les griefs des Anglais auraient-ils pu être raisonnablement considérés comme frivoles ? » (Examiner, n° 1184, p. 644).

(page 285) En supposant, par exemple, que le barreau anglais, l'armée, la marine, la diplomatie et les fonctionnaires de l'administration soient forcés de plaider, écrire et parler dans le dialecte de l'Ecosse, que sur six nominations dans l'armée cinq soient en faveur des Ecossais, que les enfants des protestants anglais soient obligés de recevoir, dans les collèges de l'Ecosse, une instruction que donneraient des professeurs nommés par un roi écossais du culte presbytérien, que les cours de la chancellerie et du banc du roi soient transportés à Edimbourg, qu'un homme mourant ne puisse tester que dans une langue qu'il ne sait pas, enfin supposez que tous ces griefs soient infligés à l'Angleterre, quel Anglais voudrait s'y soumettre et oserait les dire frivoles et imaginaires ? Et pourtant telle est l'opinion de ceux qui encore à cette heure, soit par préjugé, soit par ignorance, ne veulent pas se donner la peine d'examiner la question sous son véritable point de vue.

Quoique la loi fondamentale et les traités qui ont établi l'union aient été violés dans plus d'un cas, à peine l'insurrection eut-elle éclaté, que le gouvernement s'autorisa de la constitution pour éviter de faire des concessions immédiates. « Charles X a été renversé de son trône pour avoir violé la charte ; que V.M. réponde aux cris de son peuple et à ses demandes en redressement de griefs ; qu'elle se conforme strictement à la loi fondamentale. (page 286) Que les chambres soient convoquées ; ainsi vous gagnerez du temps, en attendant l'œuvre des représentants du peuple. On se plaint du système des arrêtés : montrez maintenant que vous êtes résolu de vous renfermer dans la constitution.» Tels étaient les avis spécieux, mais dangereux, donnés au roi par un de ses ministres et appuyés par la plupart des ambassadeurs étrangers.

En conséquence, au moyen des pouvoirs que donnait au roi l'article 97 de la loi fondamentale, les chambres furent convoquées en session extraordinaire, à La Haye, pour le 12 de septembre, par un arrêté du 28 du mois d'août. Cette mesure excita les réclamations de la plupart des députés des provinces méridionales, dont la plus grande partie parut d'abord ne pas être disposée à obéir à la convocation royale. Comme la session législative ordinaire devait avoir lieu de droit à Bruxelles en octobre, on demanda si la convocation extraordinaire n'aurait pas dû être faite dans les provinces méridionales, au lieu de forcer les députés belges de se rendre dans le nord, d'où ils seraient obligés de revenir bientôt. S'il y avait urgence de réunir les chambres, pourquoi annoncer un délai de quatorze jours, quand il ne fallait que vingt-quatre heures pour se transporter d'une extrémité du royaume à l'autre ?

Plus tard, les Belges ont avancé, et non sans de justes motifs, qu'aussitôt qu'il s'agissait de discuter (page 287) des concessions, la couronne se retranchait jésuitiquement derrière la loi fondamentale et les états-généraux, et soumettait les questions à la représentation nationale, de la majorité de laquelle elle était assurée. Dans cinquante occasions antérieures, quand des mesures vexatoires avaient été adoptées, le roi s'était montré moins scrupuleux ; il avait dédaigné alors de consulter l'opinion nationale, et s'était lancé dans ce système d'arrêtés qui avait amené le mécontentement général ; le jugement par le jury avait été aboli par un simple arrêté ; la liberté de la presse et de l'instruction avait été entravée par arrêté ; c'était un arrêté qui avait transféré à La Haye la cour suprême. Pourquoi donc alors ne point redresser les griefs par cette méthode plus expéditive, sauf ensuite à régulariser cette mesure en présentant une loi aux Etats ? n'était-ce pas se jouer de la nation que de ne vouloir lui accorder ces concessions qu'au moyen de la législature, quand on s'était si largement servi d'un système arbitraire, pour la dépouiller de ses libertés ?

Si la convocation des chambres était nécessaire (et cela est incontestable), il eût été infiniment plus politique de les assembler à l'instant même à Anvers, sinon à Bruxelles. Une semblable mesure pouvait, à la vérité, être considérée comme une condescendance dangereuse aux exigences des provinces du midi, et comme une injure (page 288) aux provinces du nord. Mais le point essentiel, dans le moment, n'était pas de flatter la vanité ou de fortifier la fidélité d'un peuple des sentiments duquel on ne pouvait pas douter, mais de captiver la bonne volonté et d'alléger les souffrances de celui dont la fidélité était ébranlée.

La présence du roi ne pouvait manquer de produire un bon effet dans les provinces du sud ; et c'eût été un excellent moyen d'arrêter les troubles, que de déclarer dans une proclamation qu'il se confiait pleinement à la loyauté du peuple ; qu'il voulait lui donner la plus haute preuve de sa confiance, en convoquant les chambres dans ces provinces, et en venant au milieu d'elles sans autre sauvegarde que la droiture de ses intentions, la conviction de mériter leur appui, et la ferme résolution d'adopter le plus tôt possible tous les moyens de redresser leurs griefs ; mais, fidèle à ses errements, le cabinet hollandais, en déployant une énergie inopportune et en appelant à son aide les ressources d'une politique tortueuse, continua à s'engager dans la ligne qu'il s'était tracée, et dont malheureusement il n'avait jamais voulu dévier. La conduite imprudente du gouvernement devait bientôt porter ses fruits.

Les choses en étaient à ce point, en Hollande, lorsque, le 31 août, les princes portèrent leur quartier-général d'Anvers à Vilvorde, où se trouvaient déjà, depuis le 27, 3 bataillons du 9e d'infanterie, (page 289) avec 2 escadrons et 8 pièces d'artillerie de campagne, qui, destinés d'abord à renforcer la garnison de Bruxelles, avaient fait halte dans cette ville. Le 6e de hussards, un bataillon du 8e d'infanterie, et une demi-batterie, qui étaient échelonnés entre Gand et Alost, reçurent ordre de se concentrer sur Assche et de communiquer par leur gauche avec Vilvorde. Des corps furent poussés de cette dernière place jusqu'à Laeken ; ils avaient ainsi l'apparence de gardes avancées en présence de l'ennemi.

A peine les princes furent-ils arrivés a Vilvorde, que le colonel H. de Cruquenbourg, aide-de-camp du prince d'Orange, reçut l'ordre de se rendre à Bruxelles, avec des dépêches pour le général d'Hoogvorst, qui l'invitaient à se rendre au quartier-général, pour prendre des mesures de nature à pacifier la ville, et aviser aux moyens de rétablir le pouvoir légitime dans les mains des généraux du roi. Aussitôt l'arrivée du colonel H. de Cruquenbourg, une assemblée fut convoquée à l'hôtel-de-ville, pour délibérer sur les propositions des princes, et, quelques heures après, le général d'Hoogvorst, accompagné de cinq citoyens des plus influents, obéit à leur sommation. Cette députation avait pour instruction de supplier LL. AA. RR. d'arrêter la marche ultérieure des troupes vers Bruxelles, et de leur déclarer respectueusement, mais avec fermeté, que le peuple n'admettrait pas un seul soldat de (page 290) plus dans les murs de la ville, jusqu'à ce que le renvoi de M. Van Maanen et le redressement des griefs fussent accordés, et enfin d'inviter les princes à se rendre dans la capitale, pour constater par eux-mêmes le véritable état des affaires, et recueillir les plaintes des citoyens. La députation avait en outre pour instruction d'obtenir comme condition sine qua non, que les princes vinssent seuls ou sans autre escorte que leurs aides-de-camp, se confiant à la loyauté et à la bonne foi du peuple, et non seulement de répondre sur leur tête de leur sécurité, mais de les assurer que cette marque de confiance serait reçue avec enthousiasme par toute la population.

Le même jour, le général de Bylandt annonça officiellement au public la réception de dépêches du roi, portant que S. M. déclarait « qu'elle était prête à recevoir la députation envoyée à La Haye, et que, quoiqu'elle eût été profondément affectée par les événements déplorables des 25 et 26, elle témoignait à la garde civique sa satisfaction pour son admirable conduite. » En effet, la conduite des habitants de Bruxelles, que l'on n'a pas convenablement appréciée à l'étranger, méritait le jugement honorable que contenait le message du roi. L'inertie et l'incapacité des autorités avaient été telles que la suprématie physique et morale du gouvernement fut aussi complètement méconnue dès le 26 que si elle n'avait jamais existé. La loi (page 291) était devenue une lettre morte, et la ville était à la merci de la populace, qui pouvait la piller et la dévaster à son aise, puisque toute autorité était paralysée. L'anarchie, le vol et le meurtre auraient donc régné, si MM. d'Hoogvorst, de Sécus, de Mérode, Van de Weyer, Van der Smissen, Rouppe, Engler, Palmaert, Meeus, et d'autres citoyens ne se fussent exposés à leurs risques et périls pour arrêter le torrent.

Comme la conduite de ces citoyens a été étrangement méconnue au dehors, il est nécessaire de proclamer leur patriotisme et leur honorable dévouement, en cette occasion, et d'affirmer que tandis qu'ils s'unissaient ardemment à leurs concitoyens dans la détermination de résister à l'oppression, ils versaient des larmes de honte et de regret sur les excès commis par la populace, et étaient unanimement déterminés à employer leurs armes pour arrêter des désordres qui déshonoraient la cause nationale et en compromettaient le succès. Ils demandaient la liberté en tout et pour tous, mais ils repoussaient la tyrannie populaire, et, la constitution à la main, ils n'exigeaient d'autre concession que l'exécution pleine et entière de la loi fondamentale. Tout en déplorant les excès commis par la populace, ils étaient en droit de persister dans leurs justes réclamations ; ils connaissaient parfaitement l'esprit et les besoins de la masse, et si leurs conseils eussent été écoutés, (page 292) si le gouvernement fût entré franchement et sans réserve dans la voie de concessions qu'ils lui indiquaient, tous les malheurs qui suivirent la journée du 25 eussent été évités.

Une séparation administrative était peut-être la seule issue possible des événements, mais les droits de la dynastie eussent été sauvés ; car ceux qui prétendent qu'il existait un désir général de réunion à la France, ou même une séparation totale de la Hollande, ne connaissent pas l'état de l'esprit public à cette époque. La demande même d'une séparation administrative, quoique dans la pensée de plusieurs personnes, dès la formation de l'Union catholique, avait fait peu de progrès sur l'esprit public. Toutefois, les partisans de ce système devinrent assez nombreux, du moment où l'on sut, par l'aveu des princes eux-mêmes à Vilvolde, que le prince d'Orange avait le pouvoir d'entendre les réclamations, mais non celui d'y faire droit. La pensée générale fut alors que le gouvernement était opposé aux concessions, et qu'il cherchait à temporiser pour pouvoir réunir et concentrer ses forces, et rendre ainsi toute résistance impossible. A cet égard, on ne se trompait pas, car la mission du prince devait être infructueuse, et si les forces, ou même la moitié des forces qui environnaient Bruxelles eussent été employées à temps, la révolution avait peu de chances de succès. On peut donc dire que la (page 292) séparation absolue n'a été amenée que par les fausses combinaisons militaires de septembre, et non par la révolution française ; l'attaque maladroite de Bruxelles rendit tout rapprochement impossible. Le prince Frédéric ébranla le trône que le général Chassé renversa plus tard. Sur ce point, l'opinion de la diplomatie, aussi bien que celle du public, fut longtemps erronée ; lord Ponsonby fut le premier qui pénétra le mystère et jeta un rayon de lumière parmi ces ténèbres.

Une partie de la diplomatie aida elle-même dans le principe à dissimuler la vérité, parce qu'elle avait deux motifs puissants, quoiqu'opposés, à amener les puissances, spécialement l'Angleterre, à attribuer une plus grande influence à la France qu'elle n'en avait en effet. D'une part, les diplomates hollandais voulaient éveiller les craintes des alliés dans l'espoir de les amener à soutenir leur cause ; tandis que, d'autre part, la France profitait adroitement des arguments mis en avant par les Hollandais pour faire accéder les autres nations à ses demandes et les mettre dans ses intérêts. « Les griefs des Belges rebelles (disaient les Hollandais) ne sont qu'un prétexte ; leur demande de séparation est encore un prétexte. C'est à la propagande seule qu'est due l'insurrection. Si le parti du mouvement conserve plus longtemps le dessus, la dynastie de Louis-Philippe ne pourra résister aux flots de jacobinisme qui envahissent (page 294) tout, et la réunion à la France, longtemps projetée, devient inévitable. Hâtez-vous donc de vous emparer de la Belgique ; sinon cette barrière sera renversée, et la France deviendra maîtresse du Rhin et de la Meuse ; c'est à cet effet que de Brouckère, Lehon et de Stassart se sont rendus à Paris et ont eu des conférences avec Lafayette, Mauguin, Lamarque et Odilon-Barrot. Notre cause est celle de la royauté en général. Ne permettez pas que la contagion de la démocratie s'étende sur la Belgique et détruise la dernière sauvegarde de la légitimité. »

D'un autre côté, les Français faisaient cette observation spécieuse : « Il est vrai que le vœu général du peuple belge est pour nous, et qu'ils désirent unanimement s'associer aux destinées de la France régénérée. Leurs manufactures, les houillères et l'agriculture exigent impérieusement que nos marchés leur soient ouverts ; leurs députés songent avec ambition à nos chambres ; leurs jurisconsultes à nos cours royales. Un esprit de démocratie domine certainement toute la jeunesse du pays. Et si le mouvement prévaut chez nous, cette réaction, nous le craignons, sera inévitablement ressentie par nos voisins. Nous ne désirons pas un agrandissement, mais nous pouvons y être amenés par la force des choses ; et l'intérêt de votre politique sera alors de nous aider à nous rendre assez forts et assez puissants pour que nous (page 295) puissions vaincre le républicanisme. Fortifiez notre jeune monarchie, et nous répondons du reste. Mais c'est dans le triomphe du parti du mouvement qu'est le véritable danger. Et Dieu sait ce qui pourrait en résulter. » Heureusement pour les intérêts matériels de la Grande-Bretagne, les représentations de la France prévalurent sur celles de la Hollande, et la paix fut maintenue.

En examinant d'une manière abstraite la question d'une réunion à la France, on peut affirmer qu'elle eût été anti-nationale, surtout dans le commencement des troubles en Belgique ; car l'esprit anti-catholique qui avait repris le dessus en France, alarmait le clergé belge, il craignait la propagation de la philosophie voltairienne, autant qu'il avait détesté jadis les principes de Gomar ou de Joseph II. Il est vrai que les fabricants de draps de Verviers, les fabricants d'armes de Liége, quelques propriétaires de houillères du Hainaut, une partie du barreau wallon, et un très petit nombre de députés tournaient les yeux vers la France ; mais le Brabant, le Limbourg, la province d'Anvers et les Flandres, dont la puissance et la prépondérance étaient si grandes, se seraient opposés à une mesure qui aurait eu pour ces provinces les plus fâcheuses conséquences. Eclairés par les souvenirs du passé, ils voyaient dans une réunion a la France, un avenir de guerre interminable et le renouvellement des conflits, qui, (page 296) pendant trois siècles, avaient fait de leurs fertiles contrées le théâtre des horreurs de la guerre. Ils aimaient les Français comme voisins, comme alliés, mais ils ne voulaient pas trouver en eux des maîtres. Ils ne voulaient pas voir leur capitale convertie en chef-lieu de département français, leurs fleuves fermés par le renouvellement du traité des barrières, leur clergé réduit à jouer un rôle insignifiant, et les fonctions civiles et militaires envahies par les Français. Ils voulaient bien se soustraire au monopole de la Hollande, mais non pour l'échanger contre celui de la France. « Mes amis (disait l'auteur d'un petit pamphlet populaire publié au commencement de 1831), j'aime beaucoup les Français, mais je les aime chez eux, et non chez moi ; je les aime comme voisins et non comme maîtres. Je ne voudrais pas voir tomber la Belgique dans les mains d'un tas de pauvres diables qui viendraient tomber sur nous et s'enrichir à nos dépens, en prenant les meilleures places. Je ne voudrais pas voir de nouveau l'herbe croître dans nos rues (« Jean le Brabançon au bon peuple belge. » Bruxelles, 1835, page 15).

Tel était l'état de l'esprit public, lorsque la députation quitta Bruxelles pour se rendre auprès des princes à Vilvorde. Dès leur arrivée, ils furent reçus avec beaucoup d'affabilité, surtout (page 297) par le prince d'Orange. Mais LL. AA. RR. n'ayant que des pouvoirs limités et ne pouvant offrir aucune garantie, demandèrent comme mesure préliminaire, le rétablissement des insignes royaux et déclarèrent leur intention de ne pas se séparer de leurs troupes. Le général d'Hoogvorst et ses collègues, après avoir vainement tâché d'obtenir quelques modifications à ces prétentions, ne voulurent point prendre sur eux d'y consentir, et après avoir pris congé, ils retournèrent à Bruxelles pour en conférer avec leurs concitoyens. Les paroles qui s'échangèrent des deux côtés, dans cette circonstance mémorable, furent piquantes et peu propres à amener un rapprochement ; car lorsque M. Rouppe, un des citoyens les plus estimés de la ville de Bruxelles, dont il est aujourd'hui bourgmestre, eut été introduit dans le cabinet du prince avec le général d'Hoogvorst, S. A. R., qui remarqua aussitôt les rubans tricolores qu'ils avaient à leur chapeau et à leur boutonnière, leur dit :

« Connaissez-vous, MM., le code pénal, savez-vous que vous portez l'emblème de la révolte et que si je me conformais strictement aux droits dont je suis investi, je pourrais vous faire arrêter. » M. Rouppe répondit : Nous regrettons beaucoup de paraître en présence de V. A. R., d'une manière qui lui semble peu respectueuse. Telle n'est pas notre intention ; ces couleurs ne sont pas le symbole de la révolte, mais de la nationalité et du (page 298) patriotisme. Elles ont, été adoptées, Monseigneur, pour empêcher que le drapeau de France ne fût arboré généralement, comme cela avait eu lieu déjà dans plusieurs parties de la ville, lorsque nous ordonnâmes qu'on le fît disparaître. » Il serait superflu de rapporter le reste de la conversation. Chacun persista dans ses prétentions. Enfin, le prince, ayant fait introduire le reste de la députation, s'exprima ainsi : « MM., j'ai déjà fait connaître à vos deux collègues ma résolution définitive. Cependant, pour éviter toute méprise, voici une copie de mes conditions ; communiquez-les à vos concitoyens. Et que Dieu vous garde (ajouta S. A. R. avec une profonde émotion), qu'il puisse vous amener à entendre la voix de la raison. Pour moi, j'ai fait mon devoir. »

A peine la députation fut-elle rentrée à Bruxelles, que la demande des princes se répandit par toute la ville et excita une fermentation extraordinaire. Les cris Aux armes ! Repoussons la force par la force ! Vivent nos couleurs ! A bas les Hollandais ! furent entendus dans les différents quartiers. Imitant l'exemple des Parisiens, la populace commença à former des retranchements, à dépaver les rues, à élever des barricades ; les arbres des boulevards furent abattus et servirent à faire des chevaux de frise. Les chariots, les tombereaux, les diligences, les équipages furent saisis, renversés dans la largeur des rues, et employés (page 299) avec des tonneaux, des échelles et des solives à former des barricades. Les portes et toutes les issues de la ville furent fortifiées et bloquées. Des pierres et d'autres projectiles furent portés au faîte des maisons et placés aux lucarnes. On voyait dans tous les quartiers de la ville les femmes s'employant activement à ces travaux de défense. Tel était l'enthousiasme de la population, qu'en peu d'heures ces rues si calmes et si belles furent entrecoupées de barricades, de tranchées et présentaient l'aspect d'une ville assiégée remplie d'hommes armés.

Au milieu du bruit des tambours, du tapage d'une multitude mêlée de femmes et d'enfants, on pouvait observer, non sans intérêt, le calme et les mouvements réglés des citoyens armés qui déjà marchaient avec une fermeté et une précision militaires qui faisaient bien augurer de la défense de la ville. En observant leur air martial et leur contenance résolue dans ce moment, il eût été difficile de prévoir que moins d'un an après la blouse perdrait son prestige aux yeux de l'Europe, et que ces soldats-citoyens, après avoir ignominieusement chassé les Hollandais de leur cité, saisis d'une terreur panique, seraient dispersés par un ennemi qu'ils avaient vaincu, comme les feuilles par un vent d'automne.

Cependant on s'assemblait en conseil à l'hôtel-de-ville ; là il fut résolu que l'on annoncerait (page 300) par une proclamation le résultat de la mission à Vilvorde, ainsi que la détermination d'y envoyer une seconde députation pour obtenir ou au moins pour chercher à obtenir quelques modifications aux conditions proposées, lesquelles furent unanimement déclarées de nature à rendre toute négociation impossible.

Cette proclamation fut lue au peuple, du balcon de l'hôtel-de-ville ; le paragraphe relatif à l'enlèvement des couleurs nationales et à l'entrée des troupes, occasionna la plus bruyante désapprobation, et des copies ayant été délivrées aux différentes sections, la lecture qui en fut faite redoubla l'activité avec laquelle le peuple élevait les barricades et achevait les préparatifs de défense. Une immense quantité de cartouches fut faite et distribuée ; les canons abandonnés par les troupes royales furent mis en état, et il devint évident que si le prince ne consentait pas à modifier ses prétentions, la guerre civile était inévitable.

Pendant la durée du conseil, on proposa de prier les ambassadeurs d'Autriche et d'Espagne, ainsi que les autres membres du corps diplomatique qui étaient encore à Bruxelles, d'employer leur intervention officielle auprès des princes. Mais MM. Van de Weyer et Duval de Beaulieu, s'étant énergiquement opposés à cette mesure, il fut résolu, après une longue discussion, que l'offre (page 301) faite par ces diplomates d'intervenir officieusement, serait acceptée.

La seconde députation, composée du prince de Ligne, du comte Duval de Beaulieu, du baron Van der Smissen et de trois autres personnes, arriva au quartier-général et fut aussitôt admise auprès des princes, qu'elle trouva assis à une table placée au milieu de l'appartement, tandis que le lieutenant-général Constant et le reste de l'état-major, étaient rangés derrière eux, dispositions évidemment prises pour donner autant que possible un appareil imposant à cette réception. Après une courte pause, il s'éleva une discussion animée, dans laquelle LL. AA. RR. se montrèrent peu disposées à accéder aux demandes des citoyens, et exigèrent comme une condition sine qua non, la disparition des couleurs brabançonnes, qu'ils qualifiaient d'emblèmes séditieux. Et, en effet, quelle autre épithète pouvaient-ils leur donner ?

Peut-être avaient-elles d'abord été prises pour prévenir l'adoption générale de celles de la France. Mais c'était un sophisme absurde que de prétendre que la substitution d'une couleur locale à celle reconnue par le roi, était une preuve de patriotisme, et non une démonstration séditieuse. La cocarde orange pouvait être l'emblème d'une famille, mais elle avait été reconnue comme celle de la monarchie, et avec le pavillon tricolore hollandais, elle constituait le seul étendard (page 302) reconnu par les puissances étrangères. Soit qu'ils fussent convaincus de ces vérités, ou seulement par des motifs de convenances, les membres de la députation, en se présentant devant les princes, ôtèrent ou dissimulèrent leurs rubans aux couleurs brabançonnes. Cette concession était peu judicieuse, en ce qu'elle était une sorte de reconnaissance de l'illégalité du port de ces couleurs. Mais la mission de la députation n'avait pas pour objet de contester un point d'étiquette, mais d'obtenir l'adhésion des princes à la demande des citoyens, sans laquelle toute négociation ultérieure était impossible.

La question des couleurs nationales et de l'entrée des troupes fut chaudement discutée des deux côtés. Mais, trouvant les députés aussi décidés qu'eux-mêmes, les princes, à la fin, firent entendre qu'ils se trouveraient réduits à la douloureuse nécessité d'employer la force et de traiter en rebelles ceux qu'ils auraient désiré embrasser comme amis. Là dessus le prince de Ligne et le comte Duval qui, par leur rang, leur fortune et leurs antécédents sociaux, étaient certainement à l'abri de l'imputation de jacobinisme, qui pouvaient être considérés comme entièrement désintéressés, et qui avaient donné des gages de leur royalisme et de leur amour de la paix, répliquèrent avec beaucoup d'énergie.

Le dernier insista fortement sur le danger (page 303) d'exaspérer la populace déjà suffisamment excitée et sur les effroyables conséquences qui pouvaient résulter de la guerre civile. Il peignit l'état de l'opinion publique dans la capitale et les provinces, et d'une voix qui fut prophétique, il déclara que le premier coup de canon tiré contre Bruxelles serait le signal d'une levée générale de boucliers, et que le premier citoyen tué en défendant ses foyers entraînerait la monarchie dans la tombe.

Le prince de Ligne, jeune homme jusqu'alors peu connu, si ce n'est par sa grande fortune, et par l'éducation ultra-catholique qu'il a reçue, se conduisit dans cette occasion avec beaucoup d'adresse, déploya toute la courtoisie ordinaire chez les personnes de son rang. « Si les princes persistent à vouloir entrer de force dans la cité (dit-il), les citoyens sont décidés a former des barricades avec leurs propres corps. A notre sortie de la ville, notre voiture était entourée d'une foule de personnes qui nous déclaraient qu'elles étaient résolues à périr plutôt que de se soumettre, et que les troupes ne pénétreraient dans la ville que sur des monceaux de cadavres. Mais je supplie V. A. R. (ajouta-t-il), pour son salut et celui des princes ses enfants, de ne pas se hâter de tirer l'épée ; le sang qui pourrait couler retomberait sur elle, et sa postérité pourrait la considérer comme ayant consommé la perte de leur héritage » Quelques observations hautaines et déplacées (page 304) ayant été faites par des personnes de l'état-major, qui, avec l'impétuosité naturelle à des soldats dévoués, se sentaient blessées du langage libre et franc des députés, le comte Duval se tourna vers eux, et leur dit d'une voix ferme : « MM., c'est pour avoir écouté la voix de conseillers aussi peu judicieux que vous, que Charles X a perdu sa couronne. Prenez garde de pousser le roi votre maître dans un semblable abîme. » Van der Smissen ajouta qu'ils n'avaient qu'à être plus modérés dans leurs paroles, s'ils ne voulaient pas perdre la cause qu'ils servaient et appeler un châtiment sévère sur eux-mêmes. »

Il n'est pas probable que des menaces ou des observations déplacées aient exercé de l'influence sur un homme d'une bravoure aussi chevaleresque que le prince d'Orange. Mais comme, dès le premier moment, il avait repoussé l'emploi de la force, convaincu qu'il était que les voies conciliatrices étaient celles qui pouvaient le mieux atteindre le but, et comme l'éloquence des députés en appelait à son humanité (car leurs discours, quoique fermes, ne renfermaient point d'expressions qui pussent irriter sa susceptibilité ), S. A. R. finit par s'émouvoir au point que ses yeux se remplirent plusieurs fois de larmes. Le prince se retira pour prendre l'avis de M. Van Gobbelschroy, qui était arrivé pendant la délibération. Il fut ensuite proposé, en ce qui concernait les couleurs, une (page 305) sorte de transaction qui pouvait réunir les deux partis ; c'était que la garde civique réunit la cocarde orange à la cocarde brabançonne, et que S. A. R. suivît cet exemple en entrant dans la ville. Après avoir admis ce point, et vaincu d'autres scrupules d'une nature personnelle, le prince revint, congédia les députés, en les chargeant d'annoncer à leurs concitoyens sa détermination de sacrifier tout sentiment personnel au bien public, et d'entrer à Bruxelles, dans la matinée du lendemain, sans autre escorte que son état-major (Le prince Frédéric ne voulut pas se séparer des troupes dont il avait le commandement).

Heureux du succès de leur mission, les députés retournèrent à Bruxelles, et le lendemain 1er septembre, à la pointe du jour, une proclamation annonça aux habitants le résultat de la conférence de Vilvorde. Un ordre du jour invitait en même temps les chefs de sections à rassembler leurs bataillons sur la place de l'hôtel-de-ville, à dix heures et demie du matin, pour recevoir et escorter le prince dans la ville. En même temps, la proposition relative à la cocarde orange fut communiquée aux officiers de la garde civique et aux notables qui l'acceptèrent. Toute la nuit on avait travaillé à préparer un nombre suffisant de ces cocardes, pour pouvoir en distribuer à tout le corps, et, avant l'heure de la réunion, plusieurs caisses, (page 306) qui en étaient remplies, furent déposées à l'hôtel-de-ville ; on était sur le point de les distribuer, quand arriva le colonel H. de Cruquenbourg, avec un message de Vilvorde qui changeait l'état des affaires : le prince d'Orange, cédant aux représentations de son frère ou du général Constant, avait changé d'avis et avait pris la résolution de mettre de nouveau comme condition à son entrée l'abandon des couleurs brabançonnes. Cet officier se voyant lui-même entouré de ces couleurs, non seulement insista pour qu'elles fussent déposées à l'instant, mais il se servit d'expressions si irritantes, et prit un ton si impérieux, que les personnes présentes résolurent unanimement de ne point adopter la cocarde orange, et, après une violente altercation, le colonel de Cruquenbourg fut prié de retourner à Vilvorde, et d'informer le prince d'Orange que les citoyens périraient plutôt que d'abandonner leurs couleurs pour prendre les siennes.

Environ deux heures après, le comte de Stirum, aide-de-camp du prince Frédéric, arriva avec une mission semblable ; mais, quoiqu'il y eût dans sa manière d'agir plus de réserve et plus de politesse, il fut contraint de se retirer sans avoir pu changer la résolution des bourgeois. A la fin, le prince d'Orange, n'ayant pu obtenir de concessions, mit un terme à la contestation, et, en dépit des avis de ceux qui l'entouraient, annonça (page 307) son intention d'entrer immédiatement dans la ville.

Les citoyens n'avaient pas perdu de temps pour obéir à la sommation de leurs chefs. Avant onze heures, la garde civique, au nombre de près de 5,000 hommes, était réunie sur la grande place. La plus grande partie était armée de fusils, mais la première section, composée d'hommes des faubourgs, et la compagnie des bouchers, n'ayant d'autres armes que des faulx, de longs couteaux, des piques, et, par-ci par-là, un fusil grossier, formaient un groupe pittoresque et sauvage.

Tous les arrangements préliminaires étant pris, sur un ordre donné, la garde civique se mit en marche. Arrivées à la porte de Laeken, les deux premières sections continuèrent à s'avancer sur la route d'Anvers, jusqu'au point appelé la Perche. Mais le reste déclara ne point vouloir quitter la ville et s'exposer à être taillé en pièces et massacré par les Hollandais. Les citoyens armés formèrent donc une ligne qui s'étendait jusqu'au centre de la cité, et attendirent ainsi l'arrivée du prince.

Vers midi, S. A. R. parut au pont de Laeken, accompagnée de quatre officiers et d'une petite escorte de cavalerie légère. Ce fut sans doute un moment d'anxiété cruelle, pour le prince et ceux qui l'entouraient, dont quelques-uns le suppliaient encore de revenir sur sa décision, et de (page 308) ne pas se mettre à la merci d'hommes dont le seul but était de lui tendre un piège pour le retenir en otage ; car ils avaient reçu l'avis que telle était l'intention des rebelles ; et ils ajoutaient, quoique les chefs eussent répondu des jours du prince : « Qui peut répondre de la conduite d'une populace qui s'est montrée naguère si aveugle dans sa furie ? Il ne faut qu'une main parricide pour causer votre perte ; et ce serait nous, et non les chefs des rebelles, qui en seraient responsables envers le roi et la nation. »

« Soyez tranquilles (dit le prince), la Providence a souvent veillé sur moi ; à l'heure du péril, elle ne m'abandonnera pas. L'étoile qui, depuis des siècles, brille sur la maison de Nassau n'a pas encore pâli ; j'entrerai sans malheur et je veux me confier entièrement à la loyauté des citoyens. Ils peuvent être rebelles, sans être pour cela de lâches assassins. Je n'ai jamais fait de mal à personne volontairement ; je me dévoue au bien général ; ils ne peuvent pas être ingrats. Au reste plus grand est le péril, plus il y a de gloire à l'affronter ; et si le sacrifice de ma vie peut ramener la paix, ma mort ne sera pas moins honorable que si elle avait lieu sur un champ de bataille. »

Avant de traverser le pont, S. A. R. renvoya son escorte et fut reçue avec respect par l'état-major de la garde civique, auquel elle s'adressa (page 309) avec des manières franches et conciliatrices. Les gardes présentaient les armes, et les tambours battaient au champ. Tandis qu'il parcourait la ville, un silence expressif régnait autour de lui ; on avait sagement recommandé aux gardes de ne l'accueillir par aucun vivat, pour ne pas donner lieu à des cris d'une nature offensante ; car, quoique la grande majorité fût bien disposée, il était impossible de répondre de la totalité, et surtout de cette multitude de spectateurs qui remplissait les routes et les plaines avoisinantes.

En arrivant à la porte de Laeken, et en apercevant la masse compacte d'hommes armés qui remplissaient les rues, la figure du prince pâlit un moment, et toute sa contenance trahit, sinon la crainte, au moins une vive émotion. Après s'être arrêté un instant, il se tourna vers les personnes qui étaient près de lui et exprima le désir de monter les boulevards et de se diriger vers son palais par la rue Royale. Mais on lui objecta que la ligne formée par la garde civique se dirigeait vers la place du Théâtre et que toute la population attendait son passage par ces rues. Se considérant comme tout à fait au pouvoir des masses qui l'entouraient, S. A. R. céda en disant à MM. Van der Smissen, Duval, Plaisant et autres, qui marchaient avant lui : « MM., je me confie à vous ! » et il se rendit, en soupirant, à leurs observations.

Cette volonté du peuple n'était pas sans objet. (page 310) Il craignait que si le prince atteignait les boulevards, il ne mît son cheval au galop et ne gagnât ainsi le palais où les troupes royales s'étaient concentrées, avant qu'eux ne pussent atteindre le centre de la ville, et, comme il connaissait son ardente intrépidité, il craignait qu'en haranguant ses soldats et les animant par son exemple il ne commençât à l'instant l'attaque dans la ville, tandis que les troupes de Vilvorde et d'Assche s'avanceraient par les portes de Flandre et de Schaerbeek, et en prenant ainsi les citoyens entre deux feux, ne les forçassent à fuir ou à se soumettre. On doit se rappeler qu'à cette époque il n'existait pas le plus léger symptôme de désaffection parmi les troupes. Officiers et soldats se montraient disposés à remplir leur devoir, jusqu'à l'époque où leur expulsion de Bruxelles vînt démoraliser et désorganiser les troupes hollandaises et belges.

A mesure qu'il s'avançait dans la ville, le prince paraissait de plus en plus étonné des mesures de défenses prises pour s'opposer à une entrée de force ; les rues, principalement celles qui s'ouvraient sur les boulevards, étaient coupées de tranchées profondes, et défendues par des barricades et des chevaux de frise, de manière à rendre le passage presque impossible de l'une dans l'autre, sans escalader des obstacles sans cesse renaissants, ou sans passer au travers des défilés étroits qu'on (page 311) pouvait à peine traverser à cheval. Ces ouvrages de défenses, résultat d'une nuit de travail, démontraient ce qu'on pouvait faire avec le temps et prouvaient combien il serait dangereux de pénétrer, surtout avec de la cavalerie, dans une ville ainsi fortifiée. Et pourtant la leçon fut perdue !

A mesure que le prince avançait, il était accueilli par le même silence ; aucun geste, aucun houra, aucune exclamation de fidélité ou de dévouement ne se faisaient entendre ; on entendait une sorte de rumeur, de bruits d'armes, mais pas la moindre acclamation. Les rues n'étaient point jonchées de fleurs, les mouchoirs n'étaient pas agités aux fenêtres, toutes les physionomies avaient l'air triste et sévère.

« Wo man cried : God save him ! no joyful tongue gave him his welcom home. » (Pas un homme pour crier : Dieu le sauve ! pas une langue joyeuse pour lui dire : Soyez le bienvenu.)

Quoique l'expression de sa figure indiquât tout ce qu'il souffrait, et qu'une larme vînt de temps en temps humecter ses yeux, il parvint à contenir son émotion et à conserver une attitude digne ; s'arrêtant de temps en temps pour s'adresser aux personnes qu'il connaissait, louant quelques-uns de leur bonne conduite, et assurant aux autres qu'il ferait tous ses efforts pour que leurs griefs fussent promptement redressés.

(page 312) Arrivé aux Marché aux Herbes, S. A. R. exprima le désir de se rendre directement à son palais ; mais indépendamment de la foule qui remplissait la rue de la Madeleine, une barricade interceptait tout à fait le passage. Comme il s'éleva, à ce sujet, une légère discussion dans cet endroit, relativement à la route à suivre, la populace devint extrêmement bruyante, et on entendait au milieu du tumulte les cris : Au palais du peuple ! à l’hôtel-de-ville ! Tandis qu'un homme à figure rude et aux formes athlétiques s'avançant, armé d'une pique et brandissant son arme au-dessus de la tête du cheval du prince, criait : Vive la liberté ! A l’hôtel-de-ville ! se tournant vers M. Plaisant, qui se tenait à ses côtés, le prince lui dit : « Singulière liberté qui ne permet pas à un homme de se rendre à sa demeure. »

La multitude poussa, dans ce moment, des cris plus assourdissants encore, et les personnes qui entouraient le prince ne furent pas sans inquiétude pour l'illustre dépôt dont elles s'étaient chargées. M. Plaisant dit alors au prince à voix basse et avec émotion : « Au nom de Dieu et de votre salut, Monseigneur, dirigez-vous vite vers l'hôtel-de-ville. »

Arrivé en face de cet édifice, sur le péristyle duquel la régence était assemblée, le prince arrêta son cheval, et la foule ayant formé un cercle autour de lui, il la harangua dans des termes qui (page 313) annonçaient un profond sentiment et une grande modération ; il en appela à leur fidélité et à l'amour de l'ordre, et il promit de se dévouer entièrement à leur bien-être. Il leur dit : « Qu'il n'y avait pas lieu de s'armer, ses soldats étant venus comme frères, et non en ennemis ; que pour lui, en sa qualité de colonel-général des gardes communales, il était heureux de se voir entouré d'une armée de citoyens, et termina son allocution par le cri de Vive le roi ! Mais ces mots, magiques dans les temps ordinaires, avaient perdu leur puissance ; il n'y fut que faiblement répondu, et ces cris clairsemés furent couverts par ceux de : Vive la liberté ! à bas Van Maanen ! A peine même le cri plus populaire de Vive le prince ! fut-il accompagné de quelques marques d'enthousiasme et de dévouement.

Dans ce moment eut lieu un accident qui pouvait amener les plus fâcheux résultats. Le cheval que montait le prince, animal superbe, mais vicieux, commença à s'effrayer et à s'irriter de la foule qui pressait ses flancs ; il avait déjà frappé plus d'une personne et porté au baron Van der Smissen un coup qui l'alita pour plusieurs jours, lorsqu'un individu plaçant imprudemment la main sur sa croupe reçut un coup de pied qui le blessa assez gravement pour mettre sa vie en danger.

La populace, sur le bruit qu'un homme venait d'être tué, s'emporta en vociférations, (page 314) quelques-uns criaient : « Qu'on tue le cheval » ; d'autres « qu'il descende, et qu'il marche avec nous ! nous ne sommes pas faits pour être foulés sous les pieds des chevaux des Hollandais. » En ce moment, le prince appelant son palefrenier, descendit de son cheval pour prendre le sien en disant : « Si l'homme est blessé je lui donnerai une pension de 500 fl., et le cheval sera tué. » Mais soit que l'attitude menaçante de la foule lui eût inspiré des craintes pour sa sûreté, soit par une impulsion soudaine, à peine S. A. R. avait-elle prononcé ces mots qu'elle lança son cheval à travers les rues étroites qui mènent de la Grande Place au Palais de Justice, et prit le galop, suivi de son état-major et de quelques gardes civiques à cheval.

Ce trajet ne se fit pas sans danger ; car, arrivé à une barricade plus élevée que les autres, le prince la franchit sans qu'aucune personne de sa suite pût l'imiter, et il arriva seul sur la place du Palais de Justice ; là, par étourderie, ou dans de mauvaises intentions, un bourgeois armé s'élança vers lui, la baïonnette en avant, et il en serait peut-être résulté un déplorable malheur si un autre citoyen ne se fût élancé pour détourner l'arme. Un rassemblement de la populace fit entendre des paroles insultantes. Mais le prince ayant été rejoint dans ce moment par sa suite, elle parvint à lui frayer un chemin à travers les barricades qui fermaient toutes les issues, et il s'avança alors rapidement (page 315) vers son palais, où il arriva à la fois ému et mécontent de ce qui venait de se passer.

Se tournant vers les citoyens qui l'avaient suivi, il leur reprocha en termes amers d'avoir permis qu'il fût insulté. « Quant à vous, monsieur (dit S. A. R. au baron d'Hoogvorst), vous répondiez de moi sur votre tête ; est-ce ainsi que vous tenez votre promesse ? Est-ce pour qu'il soit insulté que vous avez attiré le fils de votre roi dans votre ville ? Est-ce là la bonne foi des Belges ? » Les personnes présentes, toutes profondément affligées de ce qui était arrivé, s'avancèrent vers lui et parvinrent, après une explication courte, mais animée, à apaiser la colère du prince, qui, revenant à la bonté de son caractère, engagea plusieurs des citoyens les plus influents à se réunir immédiatement à lui et à conférer sur les meilleures mesures à adopter pour rétablir la tranquillité publique. Dans le cours de l'après-dîner, une proclamation annonça aux habitants le choix d'une commission, chargée de proposer des mesures pour le rétablissement du bon accord entre le gouvernement et les citoyens. Dans cette proclamation, le prince remerciait en même temps ces derniers de leur conduite honorable et les assurait qu'aucunes troupes n'entreraient dans la cité.

Quoique quelques-unes des personnes choisies (page 316) pour faire partie de cette commission fussent extrêmement impopulaires, cette proclamation produisit de bons effets ; la nuit se passa tranquillement ; et le prince ayant envoyé un courrier à La Haye, on espéra que M. Van Maanen serait renvoyé, et que des mesures conciliatrices seraient adoptées. Si l'on peut contester jusqu'à un certain point l'utilité de la démarche du prince, l'opinion est unanime sur la bravoure et le dévouement qu'il déploya dans cette occasion. La position critique où il se trouva était de celles qui réclament un grand courage et où le sien parut dans tout son éclat. Quelque fertile que soit l'histoire de la famille de Nassau en épisodes intéressants, il n'en est point de plus chevaleresque que celui-là. On ne peut imaginer de situation plus pénible et plus décourageante. Elle n'était point faite pour échauffer l'imagination, mais pour glacer le cœur. Le courage qu'elle exigeait était essentiellement moral. Il n'y avait là ni le mouvement, ni le bruit, ni l'exaltation fébrile du champ de bataille. Là, point de ces sensations qui animent un commandant chargeant l'ennemi à la tète de colonnes braves et dévouées ; ce n'était ni l'ardeur enthousiaste et inexprimable qui entraîne un soldat, un jour de combat et le lance à travers le péril, sans calculer le nombre de ses adversaires et les chances de mort.

C'était un danger sans gloire, un sacrifice sans (page 317) récompense ; entouré d'hommes armés, il était sans pouvoir parmi eux. Seul au milieu d'une population révoltée, qui avait foulé aux pieds les insignes de sa royale maison, la bannière de la sédition flottait sur sa tête ; certain d'être entouré d'ennemis, il ne pouvait pas compter que le bras d'un seul ami fût là pour arrêter la main d'un assassin, et qu'une seule voix voulût s'élever pour le protéger contre l'insulte ; au lieu d'acclamations de fidélité, il ne rencontrait qu'un silence improbateur, et il pouvait lire sur chaque figure l'expression du défi ou de la menace, là où jadis il n'était habitué à lire que l'expression d'une soumission obséquieuse. Il apparaissait enfin au milieu du peuple comme le prix de la conquête ou comme otage répondant de la sécurité des révoltés.

La conduite du prince, pendant toute la durée de son séjour dans la ville, fut de nature à mériter les plus grands éloges. Son sang-froid, sa franchise, son affabilité, son courage lui gagnèrent tous les cœurs généreux ; et même les ennemis les plus animés contre sa maison et sa religion ne purent lui refuser leurs éloges. Si le salut de la monarchie avait dépendu de cette circonstance, il n'était pas douteux.

Sous le point de vue politique, la question est toute différente. Eu égard à la ligne de conduite que le gouvernement du roi était déterminé à (page 318) tenir, c'est une question dont la solution n'est guère favorable à la démarche du prince, que celle de savoir s'il a agi sagement en écoutant les demandes du peuple ; son entrée à Bruxelles, dans l'état où étaient les choses, n'a pas eu pour effet d'amener une réaction funeste à une époque plus avancée. Il était évidemment démontré, nonobstant les assertions et les protestations des députés et de la presse, que la capitale était dans un état de révolte ouverte et touchant de si près à une révolution qu'il ne restait que deux partis à prendre, savoir : l'emploi de la force avec toutes les terribles conséquences de la guerre civile, les prisons et les échafauds, ou bien des concessions pleines et entières, avec le pardon et l'oubli du passé.

Il n'y avait pas de terme moyen. Il était évident que le gouvernement devait céder au peuple ou le peuple au gouvernement ; car les chefs du mouvement, ceux qui avaient pris les rênes du pouvoir, avaient été trop loin pour se rétracter. Le code pénal était là pour ne leur laisser le choix qu'entre la fuite et les châtiments, à moins que des garanties solennelles ne leur fussent accordées. Si le gouvernement avait été doué d'une plus grande perspicacité, s'il avait su faire le sacrifice de son désir de rétablir sa prépondérance perdue, s'il n'avait pas trop compté sur sa puissance, il aurait sagement considéré les scènes (page 319) dégoûtantes des 25 et 26, comme des actes exécutés par la populace, et, abandonnant la punition de quelques misérables aux tribunaux ordinaires, il eût satisfait aux demandes d'ennemis plus puissants et plus dangereux.

S'il avait résolu de ne faire aucune concession, et de faire dépendre l'arrangement final de l'ultima ratio regum, les demi-mesures étaient inutiles ; il était aussi absurde pour le prince Frédéric de tirer l'épée, lorsque la main qui devait la tenir était paralysée, qu'il était impolitique au prince d'Orange de faire des promesses qu'il n'avait pas le pouvoir de réaliser. La véritable position des choses peut se résumer en peu de mots.

La haine contre les Hollandais était si vive, que le désir d'une séparation, qui s'était d'abord éveillé dans l'esprit de quelques-uns, fut bientôt général. Il n'existait pourtant encore d'hostilité absolue contre le roi, que comme représentant du monopole hollandais. Si ce système avait été modifié, si la balance eût été rétablie entre les deux pays, la fidélité du peuple se serait réveillée ; car l'animosité exagérée de quelques ultra-libéraux ou ultra-catholiques ne doit pas être confondue avec le sentiment général de la nation à cette époque.

Les événements ont prouvé que la haine de l'union catholico-libérale était dirigée contre des (page 320) mesures générales et non contre des croyances individuelles ; car c'est le même parti qui forme maintenant la majorité des plus fermes appuis du trône d'un monarque protestant. La source de ces sentiments était dans une répugnance invincible contre la domination hollandaise, et c'est en ceci que consiste la grande différence qu'il y a entre les résultats de la révolution française et ceux de la révolution belge. Dès sa naissance, la première fut dirigée contre les hommes ; car il n'y a guère eu dans le gouvernement d'autre changement que celui de la dynastie, tandis que, dès l'instant où la seconde prit une forme définie, elle fut évidemment dirigée contre les mesures ; l'attaque contre les hommes en était la conséquence et non la cause, et un changement plus absolu et plus radical que celui qui a eu lieu est impossible ; car il reste à peine un vestige de l'ancien édifice.

Quand le prince d'Orange résolut d'outrepasser la lettre de ses instructions, en dépit du refus de son frère et des remontrances des personnes de sa suite, et qu'il se détermina à se jeter entre son père et ses sujets révoltés, il devait s'être préparé à des mesures décisives et énergiques, connaissant, comme on doit le supposer, la détermination secrète du cabinet, le caractère inébranlable du roi et l'impossibilité de l'amener à se rétracter, voyant et entendant répéter que la guerre civile était inévitable, et que dans l'état où était l'Europe (page 321) une intervention étrangère était peu probable et le succès par conséquent extrêmement problématique, il aurait dû se décider à quitter la ville, après avoir donné à l'Europe et à la Belgique une si forte preuve de son dévouement, ou bien il aurait dû se déclarer entièrement pour la cause populaire et dire : « Belges ! je vais écrire à La Haye. Je joindrai mes prières et lierai mes destinées aux vôtres. M'acceptez-vous pour votre médiateur ? me voulez-vous pour chef ? S'il en est ainsi, je reste parmi vous ; je vois que vous avez été méconnus. Vous n'êtes ni des rebelles ni des révolutionnaires, mais des hommes combattant pour le redressement de griefs oppresseurs, et cette égalité de droits et de libertés qui vous a été garantie par les traités et la constitution. Ne craignez rien, je veux me placer à votre tête et partager votre sort. Si les troupes avancent contre vous, je vous montrerai le chemin de la victoire ou mon sang coulera avec le vôtre, car nous devons vivre et mourir ensemble. »

De semblables doctrines peuvent être considérées comme machiavéliques et immorales. Prêcher ainsi la désobéissance filiale, et défendre la révolte d'un fils contre son père, serait odieux dans des circonstances et dans une position ordinaires ; mais quand on joue une couronne, quand un acte de cette nature peut sauver la monarchie, toutes les autres considérations doivent céder. Il (page 322) n'y avait qu'une action aussi décisive qui pût sauver la dynastie et cela sans même qu'il y eût nécessité d'une rupture entre le père et le fils. En effet le père, en supposant qu'il comprît les intérêts de sa couronne, aurait cédé à la demande de son fils, alors qu'il devenait l'organe du peuple. Il pouvait l'investir de la vice-royauté et concilier ainsi la politique et leurs devoirs réciproques.

Telle était peut-être la seule voie de salut, le seul moyen de conserver à une branche ce qui était dans touis les cas perdu pour l'autre. Si le prince d'Orange avait franchement adopté ce plan, si le gouvernement anglais l'y avait engagé, toute l'ardeur populaire se serait tournée en sa faveur, il eût été accueilli par les bourgeois et le peuple avec acclamation, les cœurs se fussent élevés vers lui, et en se faisant l'interprète ferme et respectueux de la volonté nationale, en demeurant au milieu des Belges jusqu'à ce que leurs demandes fussent accueillies, il eût probablement obtenu tout ce qu'ils demandaient, sans verser le sang, et en calmant l'anarchie, il eût conservé pour sa dynastie, ce brillant joyau qui a irrévocablement passé en d'autres mains. Des moralistes sévères se seraient peut-être élevés contre un tel acte de désobéissance filiale ; mais l'Europe, désirant ardemment voir la Belgique demeurer sous le sceptre d'un Nassau, eût applaudi à ce coup de politique qui aurait résolu la question sans la nécessité (page 323) de l'intervention étrangère, et la France, satisfaite de n'avoir pas une restauration absolue, se fût peu inquiétée de voir la couronne placée sur la tête d'un Nassau, pas plus que sur la tète d'un autre prince.

Mais la piété filiale, le profond respect du prince d'Orange pour son père, et ces sentiments d'honneur chevaleresque qui le distinguent non moins que son courage personnel, eurent complètement le dessus dans son cœur, et l'occasion lui échappa. L'impression favorable faite sur l'esprit public par sa conduite des premiers jours de septembre s'effaça pour jamais, au milieu des scènes de carnage et de conflagration qui suivirent.