(Paru à Bruxelles, en 1836, chez Louis Hauman et Cie, traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr.)
Pétitionnement dans les Flandres. - Animosité du gouvernement contre les pétitionnaires. - Loi restrictive de la liberté de la presse. - Message du 11 décembre. - Ordre de l'infamie. - États-généraux. - Union des catholiques et des libéraux dans les chambres. - Conduite de l'opposition. - De Potter et ses collègues condamnés au bannissement.
(page 145) En dépit du mécontentement général des provinces belges, le peuple jusqu'en 1828 avait peu usé du droit de pétitionnement consacré par l'article 161 de la loi fondamentale ; mais les chefs de l'Union imaginèrent à la fin d'employer cet agent puissant et constitutionnel dans toute son étendue. Ce fut dans les Flandres, dans ces provinces riches et fertiles qui forment presque le tiers de la population de la Belgique, que l'idée de l'Union fut d'abord répandue sous les auspices de de Potter et de l'abbé de Foere, et ce fut encore là que le système général de pétitionnement, prit naissance sous l'inspiration de MM. Bartels, Rodenbach, l'abbé de Haerne et autres personnes (page 146) influentes, les plus directement opposées au gouvernement et peut-être les plus hostiles à la dynastie.
Des réunions eurent lieu à ce sujet dans presque toutes les villes et villages ; des pétitions furent rédigées et déposées pour être signées dans les bureaux des journalistes, dans les sociétés, les cafés et autres lieux publics. Tous les efforts furent employés par les laïques pour obtenir des signatures ; et le clergé alla jusqu'à exhorter le peuple en pleine chaire à s'unir à la cause générale. Des Flandres, la soif du pétitionnement s'étendit dans le Brabant et le Hainaut, et de là à Namur, à Liége et dans les autres provinces. Le prince Auguste d'Aremberg, ancien ami et correspondant de Mirabeau ; le prince de Ligne, dont l'éducation s'est faite sous l'influence des jésuites ; le duc d'Ursel, les comte de Robiano, de Mérode, d'Aerschot, Vilain XIIII, les barons de Sécus, de Stassart et plusieurs autres personnes de la noblesse, encouragèrent directement ou indirectement le pétitionnement. En peu de temps les marches du trône et les tables des états-généraux furent couvertes d'une masse de pétitions contenant près de 500,000 signatures, c'est-à-dire d'à peu près un huitième de la population de la Belgique.
Plusieurs de ces pétitions, il est vrai, étaient le résultat de l'intrigue et contenaient des anomalies et des abus, comme on en retrouve (page 147) si souvent dans celles qui sont présentées dans des circonstances semblables aux chambres anglaises. Mais néanmoins la grande majorité des signatures appartenait à des personnes respectables, et quoiqu'on y trouvât peu de noms de commerçants, elles exprimaient incontestablement les sentiments de la majorité des citoyens les plus éclairés et les plus influents. On remarquera encore que l'esprit des pétitions n'était pas dirigé contre le trône, mais contre les ministres non responsables, et spécialement contre M. Van Maanen, universellement désigné comme le mauvais génie du pays. Quelle que soit la diversité d'opinions qui ait pu exister sur d'autres points, on ne peut nier qu'ici elle ne fût presqu'unanime, et c'est une chose déplorable que le souverain se soit obstiné à rester sourd à la voix publique, et en ait témoigné même un mécontentement injuste. Chacun convient encore maintenant, que si le roi des Pays-Bas avait pu prendre sur lui de renvoyer de ses conseils ce ministre impopulaire, et s'il avait en même temps adopté un système de conciliation, en rejetant tout ce qui s'était passé sur le compte du favori disgracié, il eût agi politiquement, eût reconquis sa popularité personnelle et probablement conjuré les malheurs qui suivirent.
Dans l'impossibilité d'obtenir les budgets annals et le budget décennal pour 1830, aussi longtemps que les taxes sur la mouture et l'abattage (page 148) feraient partie des voies et moyens, le ministre des finances, après deux échecs, fut forcé de retirer la loi sur ces impôts, vers la fin de 1829, et ne put même encore obtenir son budget qu'à la majorité d'une voix ; mais excepté le rappel de cette taxe odieuse, celui de la loi qui imposait l'usage de la langue hollandaise et quelques légères modifications au décret concernant le collège philosophique, aucune autre concession ne put être obtenue. Ainsi, au lieu d'accueillir les pétitions avec quelques démonstrations de bonne volonté, et faire de nécessité vertu, le gouvernement montra beaucoup d'irritation contre les pétitionnaires et se hâta d'adopter les plus fortes mesures de répression.
Reconnaissant l'insuffisance des lois et des arrêtés distants contre la licence de la presse, qui attaquait peu à peu toutes les mesures du gouvernement avec une vigilance accablante, hors d'état d'imposer silence au cri général qui arrivait jusqu'au pied du trône, ou dans le sein des états-généraux, au moyen des pétitions, les ministres jugèrent à propos de présenter un nouveau projet de loi. Mais ce projet était d'une nature si vague et si arbitraire, qu'il avait toutes les apparences de l'édit le plus despotique, et semblait destiné à remplir les vues de cet écrivain ministériel, qui voulait que les mécontents fussent muselés, et fouettes comme des chiens enragés.
(page 149) Ce projet de loi déclarait que toute critique modérée, (bescheidene) de la presse était permise, mais que toute personne qui, de quelque manière ou par quelque moyen que ce fût, attaquerait la prérogative royale, appellerait le mépris sur les arrêtés royaux, ou l'aversion sur la famille royale, serait punie d'un emprisonnement de 2 à 5 ans. Ce projet de loi amendé passa le 21 mai 1830, sur 55 Belges, 6 seulement l'ayant voté dans sa forme première. La présentation de ce projet, fut accompagnée de celle du message du 11 décembre, qui déclarait que la constitution était un acte de condescendance de la part du trône, que le roi avait restreint plutôt qu'étendu à l'excès les droits de sa maison, que la presse était coupable de semer la discorde et la confusion dans l'Etat, et que l'opposition était l'œuvre fanatique de quelques hommes égarés, qui, oubliant les bienfaits dont ils jouissaient, s'étaient levés d'une manière scandaleuse et alarmante contre un gouvernement paternel.
Excepté ces mots, la teneur générale du message ne contenait rien de nature à donner ombrage à la nation ; mais il servait d'introduction à des mesures nuisibles. Comme il établissait que les droits de la couronne étaient supérieurs à la loi fondamentale de laquelle, selon le traité de Londres, ses droits dérivaient bien plutôt ; comme il stigmatisait l'opposition et les pétitionnaires du (page 150) nom de fanatiques ingrats et scandaleux, et déclarait que la presse prêchait la désunion, les haines religieuses et la révolte, il excita dans le pays une réprobation générale. Dès ce moment, l'opposition, qui avait été exclusivement dirigée contre le ministère, prit une tendance plus dangereuse, tendance que les publicistes n'avouaient pas, mais qui certainement existait déjà dans le cœur de quelques-uns de ses chefs.
Le projet et le message furent accompagnés d'une circulaire ministérielle du 12 décembre et d'un ordre du cabinet du 8 janvier 1830, qui mirent le sceau à l'indignation publique ; la première enjoignait à toutes les personnes occupant une place ou remplissant un office quelconque du gouvernement, de déclarer, dans les 24 heures, si elles adhéraient au message du 11 décembre, et annonçait que celles qui s'y refuseraient recevraient immédiatement leur démission ; le deuxième annonçait la destitution de plusieurs fonctionnaires qui avaient signé les pétitions, et contenait la déclaration que le gouvernement adopterait les mêmes mesures rigoureuses contre tous ceux qui y coopéreraient le moins du monde à l'avenir. En même temps, des circulaires et des instructions secrètes furent envoyées aux gouverneurs des provinces, aux commissaires de districts, aux bourgmestres et autres autorités, pour leur enjoindre la plus stricte investigation de la conduite de leurs (page 151) subordonnés, pour s'opposer par tous les moyens en leur pouvoir à la continuation du pétitionnement. Le résultat de ces mesures fut d'amener non seulement la démission de plusieurs fonctionnaires, mais une augmentation de persécutions contre la presse.
La rigueur des mesures prises par le gouvernement produisit une fermentation immense dans les chambres et au dehors ; il fut déclaré qu'il violait directement le droit de pétition et la liberté des citoyens ; et tandis que MM. de Brouckere, Surlet de Chokier et de Gerlache élevaient la voix dans les chambres pour flétrir la conduite du ministère ; la presse libérale fulminait une suite d'articles qui remplirent la nation d'indignation contre le gouvernement.
Il n'avait certainement pu entrer dans l'intention des rédacteurs de la loi fondamentale, que les fonctionnaires du gouvernement fussent autorisés à s'élever impunément contre ceux qui les employaient, ou leur permettre d'user contre l'administration de l'influence qu'ils devaient à leurs fonctions.
Si un pareil système était admis, aucun ministre ne pourrait assumer la responsabilité des affaires de son département ; car la volonté du chef pouvant être dans ce cas soumise à celle de ses subordonnés, il y aurait là un renversement complet de toute idée d'hiérarchie administrative. (page 152) Quelque rigoureuses que ces doctrines puissent paraître, quelqu'antipathiques qu'elles soient à l'esprit de ceux qui veulent que l'homme, dans telle position qu'il se trouve, conserve sa faculté du libre arbitre, on conçoit que le gouvernement ne pouvant exercer ni action ni contrôle sur ses employés inférieurs, l'administration serait impossible. Sans doute, la liberté doit exister pour tous, mais on ne peut ériger l'insubordination en principe dans l'Etat, qu'il soit républicain ou monarchique, despotique ou constitutionnel.
Il est dur d'enchaîner, ainsi les opinions individuelles ; mais c'est une nécessité impérieuse qui fut sentie par la convention, le consulat, l'empire, la restauration, le gouvernement de Louis-Philippe en France, et sous chaque ministère successif en Angleterre, depuis la révolution. Les journaux anglais les plus éclairés et les plus libéraux demandèrent avec instance au ministère de lord Grey, le renvoi non seulement des fonctionnaires qui avaient agi ou voté contre lui, mais encore de ceux qui différaient simplement d'opinion politique ; et cet anathème ne fut pas lancé seulement contre les personnes munies de hauts emplois, mais même contre celles qui se trouvaient dans une position subalterne. Le gouvernement hollandais aurait pu accorder ces concessions si ardemment réclamées par les pétitionnaires et en cela sa conduite eût été sage ; mais il ne pouvait (page 153) permettre que ses propres agents le bravassent, et demeurer passif, alors qu'ils se liguaient ouvertement avec ses adversaires ; il eût manqué ainsi à ce qu'il se devait à lui-même et à la couronne.
Lorsque la marche d'une administration est opposée aux principes et à la conscience d'un fonctionnaire, s'il considère le ministère sous les ordres duquel il est placé, comme indigne de la confiance de la nation et agissant d'une manière hostile aux intérêts du pays, qu'il se retire. Mais ce serait une chose contraire à toute raison et tout à fait incompatible avec l'ordre et l'unité administrative, qu'un gouvernement permît à ses agents d'employer l'influence qu'ils doivent au titre dont ils sont revêtus à contrarier les mesures ministérielles ; car ce serait là tourner ses propres armes contre soi.
Une circonstance importante vint se rattacher au pétitionnement pendant l'année 1829. Dans l'espoir de ranimer l'opinion publique et de sonder la fidélité du peuple dans les provinces qui n'étaient point hostiles à sa dynastie, on conseilla au roi de faire un voyage dans ces provinces ; il fut accueilli presque partout avec les démonstrations les plus satisfaisantes de respect et de dévouement. Cependant, pendant le séjour du roi à Liége, il survint un incident qui a une singulière analogie avec ce qui se passa lors de la fondation de la confédération célèbre des gueux (page 154) en 1566 (Note de bas de page : Il est, je crois, inutile de rappeler au lecteur que la confédération des gueux doit son origine à ce que les personnes qui réclamaient auprès du régent furent traités de ramas de gueux par ses courtisans). Il paraît qu'en dépit de tous les efforts des autorités qui, si elles n'étaient pas au fond du cœur sincèrement dévouées au gouvernement, faisaient au moins tous leurs efforts pour environner le monarque de toutes les marques extérieures de respect, S. M. recevait presque à chaque pas des pétitions individuelles ou collectives, dont quelques-unes se fondaient sur des prétentions déraisonnables et étaient si peu convenables par le fond et par la forme, que l'impatience qu'elles causèrent au roi lui firent perdre un moment cet empire sur lui-même qu'il possédait à un degré si éminent ; car il s'écria, en jetant le papier qu'il tenait à la main : « Cela est INFAME. » Cette exclamation involontaire fut à l'instant relevée par quelques-unes des personnes présentes, et la malveillance fit d'une expression, appliquée seulement à un fait isolé, une insulte préméditée contre la masse des pétitionnaires.
Cette phrase vola de bouche en bouche ; et, propagée par les journaux, elle arriva bientôt dans les Flandres, où l'injure fut d'autant plus vivement ressentie, que le système du pétitionnement était né dans ces provinces ; quelques-uns des (page 155) unionistes les plus influents et les plus entreprenants, dont l'animosité contre le roi n'était pas exempte de motifs d'intérêt personnel, entraînés peut-être par le souvenir de la célébrité attachée à la mémoire des fondateurs de la confédération des gueux, proposèrent d'imiter la conduite de Bréderode et d'établir une association sous le titre d'Ordre de l'infamie. Cette singulière proposition ayant été admise, l'on forma un comité que l'on chargea de dresser des statuts et de tâcher d'obtenir secrètement des prosélytes. En peu de jours, le nombre des membres enrôlés dans les Flandres excédait cent, et quand la révolution eut lieu, ils étaient répandus en grande quantité dans les différentes parties du pays (Les insignes consistaient en une médaille d'argent de la forme d'un livre ouvert, représentant la loi fondamentale : d'un côté était inscrit le mot « lex » ; et au-dessus « fidèles jusqu’à l’infamie » ; de l'autre le mot « rex » et au-dessus « infamia nobilita »t A la partie supérieure était gravé « Loi fondamentale. A. 151-161 », par allusion aux 2 articles qui garantissaient le droit de pétition).
Indépendamment des assemblées secrètes des membres de l'Ordre de l'infamie, des banquets et des réunions eurent lieu dans les différentes provinces, dont l'objet avoué était de récompenser les hommes publics considérés comme victimes des vengeances ministérielles et de former des souscriptions pour couvrir les amendes qui avaient (page 156) frappé les journalistes condamnés par les tribunaux. Quoique ces souscriptions n'atteignissent jamais en réalité le chiffre des sommes nécessaires, il fut convenu dans le comité que l'on publierait un état portant le montant des dons patriotiques au-delà du maximum des amendes. Dans toutes ces assemblées, des discours étaient prononcés, des chants et des toasts exprimaient l'antipathie du peuple contre le ministère ; mais en même temps, pour prévenir toute sortie imprudente, on établit comme règle que tout discours, couplet ou toast serait préalablement soumis à une commission autorisée à rectifier ou rejeter ceux qui seraient de nature à exciter des collisions avec le gouvernement ou à entraîner des condamnations.
Un des plus remarquables des banquets qui eurent lieu à cette époque, fut donné à Bruges le 9 juillet 1829, en l'honneur du comte Vilain XIIII et de M. de Muelenaere ; le premier, membre riche et populaire de la noblesse catholique, l'autre jurisconsulte renommé et jouissant de l'estime de ses concitoyens des Flandres. Tous deux s'étaient distingués par leur opposition dans les états-généraux, et avaient ainsi excité l'animosité du gouvernement, qui était parvenu, après beaucoup d'efforts, à les éloigner de la représentation nationale lors des élections de 1829.
L'objet avoué du banquet de Bruges était (page 157) d'offrir aux candidats éliminés une médaille en témoignage de l'estime de leurs partisans ; mais son but réel était d'obtenir un plus grand nombre de souscripteurs en faveur de la confédération et de fournir à ceux-ci l'occasion de manifester hautement l'aversion qu'ils éprouvaient contre l'administration, et enfin de combiner les mesures les plus propres à la renverser. « C'est à ce banquet (dit un publiciste flamand), que furent conçus les projets dont l'exécution eut lieu un peu plus tard, et qu'on cimenta les principes d'union qui devaient amener bientôt le triomphe de la liberté. »
On doit observer néanmoins que nonobstant l'établissement de l'Ordre de l'infamie et les moyens continuellement employés par les chefs de l'Union et leurs agents pour dépopulariser le roi, peu de voix s'élevaient contre lui ou sa dynastie. Aussi est-il impossible de concilier le royalisme des toasts, des chansons et des discours qui avaient lieu dans ces banquets avec l'implacable hostilité dont la dynastie des Nassau fut l'objet lorsque les troubles éclatèrent ; car ce fait prouve la popularité dont jouissait alors le souverain et démontre à l'évidence qu'il a fallu une combinaison malheureuse de circonstances fatales, l'adoption coup sur coup des mesures les moins judicieuses, pour lui aliéner l'amour et la fidélité de la grande majorité de la nation.
L'examen impartial de toutes les circonstances (page 158) qui ont précédé et même accompagné la révolution jusqu'à l'attaque de Bruxelles, convaincra toute personne exempte de prévention que la lutte que livrait l'opposition était moins dirigée contre la dynastie que contre les mesures impolitiques de ses agents, et que l'attachement que l'on portait à la famille des Nassau était beaucoup plus profondément gravé dans le cœur de la nation qu'on ne le reconnaît maintenant en Belgique ; s'il en eût été autrement, le roi aurait-il conservé la moindre partie de cette popularité dont il jouissait même encore au printemps de 1830 ? après avoir sanctionné une succession d'actes ministériels qui rendirent son gouvernement odieux au pays, et qui, dans le fait, auraient suffi pour aliéner l'affection du peuple à une dynastie, même établie depuis longtemps, à une dynastie qui aurait été en droit d'attendre des Belges l'affection de la vieille Néerlande pour la famille des Nassau.
« Donnez du pain aux classes laborieuses (dit un économiste politique distingué de la Hollande), les efforts de l'intrigue se briseront contre leur fidélité. » Cette maxime explique la fidélité et la tranquillité qui distinguèrent la conduite des classes inférieures jusqu'au dernier moment ; car l'impulsion donnée aux manufactures et les achats de la société de commerce, avaient fourni à la population industrielle, une occupation continue et lui avaient assuré un salaire supérieur des deux tiers au taux de ses besoins positifs (Mémoire sur les besoins et les ressources de l'homme qui vit du travail de ses mains. (Keverberg, Gand.)).
Les travaux statistiques de cette époque présentent, il est vrai, au premier abord, un nombre considérable de personnes indigentes secourues par les institutions de bienfaisance ; mais quoique le chiffre des pauvres s'élève, d'après ces renseignements, à près de 690,000, c'est-à-dire à environ un neuvième de la population, on doit réfléchir qu'il n'existait pas plus de 46,000 pauvres absolus, en y comprenant les prisonniers, les enfants trouvés et les aliénés. Le reste, y compris les élèves des écoles de charité, n'étaient qu'en partie assistés à domicile, le montant de ce que recevait annuellement chaque individu ne s'élevant qu'à la faible somme de 5 florins en y comprenant les médicaments et autres secours de cette espèce (Recherches sur la population, etc., etc., des Pays- Bas. (Quetelet. Bruxelles, 1829)).
Il ne serait pas possible néanmoins de nier qu'il n'existât à cette époque un malaise remarquable ; car les Pays-Bas ne furent pas à l'abri de ces embarras commerciaux qui furent ressentis par toute l'Europe ; mais on peut affirmer, en examinant la condition générale des classes laborieuses, (page 160) qu'aucun Etat de l'Europe ne présentait un tableau plus florissant de bien-être et de prospérité générale. Il est vrai que les classes laborieuses avaient à payer de fortes taxes, mais les salaires étaient en proportion des impôts, et en conséquence le peuple était satisfait. Des hommes prévenus et passionnés ont prétendu que cette situation prospère était due à la fertilité du sol, aux habitudes frugales et laborieuses du peuple et aux autres avantages naturels que la Providence a répandus sur ce beau pays. Mais tout homme impartial rendra au gouvernement la justice qui lui est due pour l'élan qu'il avait contribué à donner à l'agriculture et aux diverses branches d'industrie. Sans cet élan, jamais la fertilité du pays, quelque grande qu'elle soit, ni l'industrie du peuple, n'auraient eu des résultats aussi avantageux (On porte la valeur totale des établissements consacrés, à cette époque, à la fabrication du coton en Belgique à 62,677,300 francs, y compris les bâtiments, les machines, etc. Ces établissements employaient annuellement à peu près 17,000,000 livres de coton écru représentant une valeur approximative de 18,000,000 francs ; les produits étaient de 15,000,000 livres de coton filé converties en 1,194,333 pièces de différents tissus. Le reste était absorbé par d'autres branches de commerce. La valeur de ce coton ainsi manufacturé s'élevait à la somme de 70 à 80 millions de francs, c'est-à-dire 3 millions sterling ; le nombre d'individus directement employés aux travaux des manufactures était de 221,866).
(page 161) Le fait est que le foyer du mécontentement n'était pas dans le peuple, dont les ressources dépassaient les besoins, mais chez les catholiques et les personnes exerçant des professions libérales ; car malgré l'animosité de la presse, malgré les machinations et les intrigues de ceux qui aspiraient au désordre, du petit nombre de ceux que poussait la propagande parisienne, et en dépit du caractère odieux et insupportable de quelques-uns des griefs, l’Union ne réussissait que difficilement à soulever les classes inférieures, et ce ne fut que lors de l'attaque impolitique et maladroite de Bruxelles, qu'il se manifesta une agitation sérieuse dans les masses. Il n'en est pas moins vrai, cependant, qu'une fois allumé, l'incendie se répandit avec une étonnante rapidité ; des milliers d'hommes exaltés apparurent dans toutes les parties du pays. Ils semblaient sortir en troupes des entrailles de la terre ; et la haine contre la dynastie fut aussi soudaine que la conflagration fut rapide et envahissante.
Après cet exposé de la marche des événements, il n'est pas sans intérêt de jeter un coup d'œil rapide sur les travaux des représentants du pays aux états-généraux. Peu accoutumés à ce système de persévérance, à cette unité d'action, à cette vigueur de tous les instants qui font la base de la tactique des partis en Angleterre, ne possédant (page 162) pas cette faculté d'improvisation, cette instantanéité dans la réplique, qui constituent l'essence des débats politiques, et sans lesquelles on ne peut espérer d'obtenir des succès parlementaires, divisés entre eux sur les matières religieuses, et sur divers points importants d'administration intérieure et d'économie politique, guidés par des intérêts de localité plutôt que par des vues générales, représentant des doctrines spéciales, des exigences provinciales, plutôt qu'un large système de besoins nationaux, désirant atteindre le but plutôt par des représentations et des plaintes que par une résistance ouverte, les membres belges des états-généraux ne formaient point une opposition complète et régulière, liguée contre le gouvernement durant les quatre ou cinq premières sessions, excepté dans un ou deux cas particuliers, tels, par exemple, que les débats relatifs à la mouture, la loi sur le droit de chasse, et quelques autres questions qui intéressaient directement la masse des provinces méridionales. Il y avait bien çà et là quelques points de résistance, mais on aurait vainement cherché un centre d'action, un ensemble d'efforts ; et les préventions qui existaient entre les catholiques et les libéraux, préventions fomentées par une partie de la presse, et encouragées avec art par le gouvernement, entretenaient une dissidence constante de vues, établissaient un schisme entre les deux fractions de l'opposition, (page 163) et la rendaient par là peu redoutable pour le ministère.
D'un autre côté, la partie hollandaise de la représentation nationale, quoique possédant aussi peu que les Belges le talent de l'improvisation, manquant comme eux de tactique parlementaire, était plus unie dans ses vues, plus instinctivement systématique dans sa coalition. Calmes et méthodiques, les députés hollandais répudiaient toute théorie, basaient leurs demandes et leur arguments sur des principes pratiques sanctionnés par une longue expérience, et connaissaient à fond tout ce qui était utile aux intérêts de leurs commettants. Unis invariablement, ils ne faisaient, en aucune occasion, le sacrifice de leurs intérêts, et ne montraient jamais la plus légère disposition à sacrifier le bien-être d'une partie au bien-être général. Sans cesse occupés de leur individualité, ils se considéraient comme Hollandais et non comme habitants du royaume des Pays-Bas. Excepté dans deux ou trois circonstances extraordinaires, ils formèrent toujours une phalange compacte qui manquait rarement au ministère pour appuyer les mesures qu'il proposait ; et ce fut ainsi que le gouvernement réussit à faire passer la plupart de ces lois qui firent naître un mécontentement aussi général en Belgique.
Nous sommes loin de dire qu'il y avait chez (page 164) les députés hollandais une intention malveillante de nuire à la prospérité des provinces méridionales, et que leur vote sur certaines mesures fût le résultat d'un plan concerté pour opprimer leurs concitoyens du midi ; car en examinant attentivement la nature de ces mesures, on voit qu'elles étaient proposées dans un but favorable aux vues et aux intérêts du nord, quoique peut-être entièrement opposé à ceux du midi. Comme ils se trouvaient placés entre la nécessité de sacrifier leurs intérêts ou de voter contre les vœux de l'une des deux parties du royaume, il était naturel que les Hollandais n'hésitassent point dans cette alternative, et n'indisposassent point contre eux leurs commettants en sacrifiant les intérêts de la partie du royaume qui les avait envoyés à la chambre.
Il nous reste à donner une nouvelle preuve, non de la malveillance des Hollandais, mais de la position fâcheuse dans laquelle le roi et son gouvernement étaient placés vis-à-vis de la nation, et cela non pas tant par le fait de leur volonté, que par la force des événements, et les vices inhérents à l'union des deux pays. Ceci démontrera toute la difficulté qu'il y avait de gouverner, au moyen d'un même code, deux peuples si diamétralement opposés d'intérêts, d'habitudes, de religion ; et combien la pensée de les réunir sous un même système administratif et législatif, était dénuée de sagesse.
(page 165) Ce ne fut qu'en 1828, que l'opposition belge commença à se dessiner nettement dans la deuxième chambre ; l'opposition de la première, dont les membres étaient nommés à vie par le roi, et dont les séances n'étaient pas publiques, était comparativement de peu d'importance ; car à l'exception du marquis de Trazegnies, du comte d'Aerschot et d'un ou deux autres membres, tout ce corps, dévoué à la cour, votait sous l'influence du gouvernement, et ne devait guère être considéré que comme une chambre destinée à l'enregistrement des lois.
Avant l'Union, l'opposition était divisée en deux catégories distinctes : les libéraux et les catholiques ; l'une occupée principalement de théories de liberté générale ; l'autre, de questions concernant plus directement les catholiques et les intérêts immédiats du clergé ; la première était représentée par M. Charles de Brouckère, qui à de rares talents unissait une grande exaltation d'esprit. Après lui venaient MM. Lehon, Surlet de Chokier, de Stassart, de Muelenaere, Fallon et quelques autres personnages moins importants. Le parti catholique, dirigé par M. de Gerlache, jurisconsulte distingué, et remarquable par l'habileté avec laquelle il défendait la cause de l'Église, dont il était un des soutiens les plus zélés et les plus dévoués, comptait dans ses rangs le vénérable baron de Sécus, et d'autres personnes qui, bien que peu remarquables par leur (page 166) talents et leur éloquence, possédaient sur le public une influence beaucoup plus grande que la fraction libérale. La correspondance de de Potter et Tielemans, démontre suffisamment toute l'importance que le parti que l'on peut nommer révolutionnaire, attachait à l'influence de ces députés et du baron de Sécus en particulier.
A peine les principes de l'Union furent-ils adoptés par les deux fractions de l'opposition belge, qu'elle présenta un aspect plus formidable, et quoiqu'on ait parfois exagéré ses forces, quoique l'étendue et la profondeur des vues politiques n'aient pas été ses caractères distinctifs, son unité systématique la rendait chaque jour plus dangereuse et plus embarrassante pour le gouvernement. Soutenue par la presse et la masse des pétitionnaires, l'opposition se démasqua tout à fait et déclara hautement la détermination qu'elle avait prise de renverser le ministère, de forcer le gouvernement à accorder les concessions demandées par le peuple, sous peine du refus des subsides. C'est ainsi que le budget de 1830 fut rejeté par deux fois et ne put enfin passer qu'à la majorité d'une voix, due à ce que l'on dit, aux manœuvres du gouvernement.
La session de 1829 à 1830 se tenant à La Haye, les députés belges adoptèrent la tactique parlementaire en usage en Angleterre : ils réunirent leurs forces, se choisirent des chefs et assignèrent (page 167) à chaque membre sa place particulière, selon la nature de son talent et les intérêts spéciaux qu'il était appelé à défendre. Une correspondance suivie fut aussi établie avec Bruxelles et d'autres parties de la Belgique par quelques députés, laquelle, concurremment avec les journaux, les tenait au courant de la marche de l'opinion publique et les mettait à même de soulever les discussions les plus capables de produire de l'effet et de réveiller les sympathies de la nation.
Quoique l'esprit d'hostilité et l'ardeur de l'opposition augmentassent chaque jour pendant la session du printemps de 1830, cette opposition était encore exclusivement anti-ministérielle, et non pas anti-dynastique. Ce n'était qu'accidentellement que certains membres, par des motifs d'animosité personnelle, ou par fanatisme religieux, témoignaient une malveillance directe contre le roi. Mais néanmoins, en toute occasion ce n'était qu'avec la plus grande réserve qu'on parlait de la couronne, quoique l'on reconnût certains objets en discussion, tels, par exemple, que le message du 11 décembre, comme des émanations directes de la volonté royale. Il fut cependant question, parmi les chefs unionistes de la chambre et au dehors, d'un mouvement populaire qui devait avoir lieu à Bruxelles dans le mois d'octobre. Mais ce bruit fut répandu par les Belges plutôt en vue d'intimider les députés hollandais (page 168) qui seraient alors assemblés en session ordinaire, et les amener ainsi à s'unir à eux pour voter le redressement de certains griefs, que dans des vues hostiles à la dynastie.
Tel était l'état des esprits, lorsque les députés belges quittèrent La Haye au mois de juin, non sans avoir vu leurs efforts et ceux des pétitionnaires jusqu'à un certain point couronnés de succès ; car un arrêté daté du 4 juin rétablissait entièrement la liberté du langage ; et un autre du 27 mai réformait quelques-unes des restrictions apportées à l'éducation publique. Mais ces concessions furent considérées comme un symptôme de faiblesse plutôt que comme des preuves de générosité. Et le bien qui en résulta ne pouvait suffire pour contrebalancer les mauvais effets qu'elles avaient produits sur l'esprit public pendant le cours d'une longue série d'années. « Singulière contradiction ! (dit un écrivain du Courrier des Pays-Bas en publiant ces arrêtés) le gouvernement, en déclarant nos griefs non fondés et notre opposition factieuse, reconnaît pourtant leur réalité en les redressant, et confirme ainsi la justice de la cause de ceux qu'il flétrit du nom de factieux, en cédant à leurs plaintes légitimes. Il se donne donc un démenti à lui-même, en réparant aujourd'hui les erreurs dont il refusait de reconnaître hier l'existence. C'est ainsi que le rappel de l'impôt sur la mouture et de la taxe sur le (page 169) café annonce un système moins défavorable aux intérêts de l'agriculture dans les provinces méridionales, et qu'un arrêté a porté le premier coup au monopole de l'éducation qu'il déclarait hier encore être une prérogative ou un des droits régaliens de la couronne. »
Les bons effets qui devaient résulter de ces concessions, furent complètement paralysés par la fréquence et l'activité des persécutions contre la presse ; de Potter, Tielemans, Bartels et de Nève, furent condamnés à huit années de bannissement, et quelque juste que fût leur sentence, leur condamnation excita une sympathie universelle et fut pour l'Union un moyeu d'excitation ultérieure. Au lieu de considérer de Potter comme un démocrate factieux, dont le but secret était sans aucun doute de renverser le trône et le gouvernement pour s'élever lui-même au pouvoir suprême, au lieu de juger la conduite de Tielemans avec cette juste sévérité, que méritait son ingratitude envers son bienfaiteur, au lieu de condamner Bartels et de Nève, comme des enthousiastes exagérés, dont la mission était de prêcher la subversion et la haine de tout gouvernement autre que la république, ils furent considérés comme des martyrs saints et désintéressés de la liberté de leur pays ; des souscriptions, dont le produit s'éleva à plusieurs milliers de francs, s'ouvrirent dans les différentes provinces, et plusieurs familles déclarèrent (page 170) leur intention de contribuer par des sommes annuelles à soutenir l'existence des exilés. Ainsi s'accumulaient chaque jour de nouvelles matières combustibles qui se joignaient à cette mine dangereuse, dont l'explosion devait bientôt séparer les deux nations, et produire une des révolutions sociales et politiques, les plus complètes qu'on puisse trouver dans les pages de l'histoire.