(Paru à Bruxelles, en 1836, chez Louis Hauman et Cie, traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr.)
Abolition du jugement par jury. - Enumération des griefs. - Amortissement du syndicat. - Taxes de la mouture et de rabattage. - Plaintes des catholiques. - Tentatives de répandre le protestantisme dans le pays. - Entraves mises à l'éducation de la jeunesse belge en dehors du royaume
(page 58) Sans énumérer une multitude de petites vexations, pour la plupart frivoles et amplement compensées par d'autres avantages, il suffira de tracer celles d'un caractère plus grave qui furent signalées comme ayant graduellement préparé l'explosion. « La différence de caractère national, (dit l'écrivain que nous venons de citer) engendra les griefs ; et ces griefs excitèrent un mécontentement universel et l'animosité nationale. La division entre les deux pays existait de facto ; au lieu d'opérer la fusion, tous les moyens qu'on avait employés pour amalgamer les deux peuples n'avait servi qu'à les désunir davantage. Le (page 59) mécontentement ne s'éveilla pas en un jour ; il datait du principe de l'union des deux Etats. » (Note de bas de page : Séparation de la Hollande et de la Belgiqne, octobre 1830. Amsterdam, par le comte Charles de Hoogendorp. Ce publiciste éclairé, l'un des membres les plus intègres et les plus honorables des chambres hollandaises, est mort prématurément il y a peu de temps).
Cette opinion de Hoogendorp, est d'une haute importance, non seulement par sa source, mais parce qu'elle est une réfutation péremptoire de la doctrine de ceux qui cherchent à prouver que les Belges n'avaient pas de griefs réels, que leur révolution fut un acte soudain et déloyal, fut le résultat fortuit des événements de juillet. Si ces événements n'avaient pas eu lieu, si les fatales ordonnances du prince de Polignac n'avaient pas vu le jour, il est probable que la révolution belge n'eût pas éclaté en 1830. Mais l'opinion générale des gens impartiaux est que les deux pays ne pouvaient continuer à marcher d'accord sans de notables réformes, sans un changement dans le mode de gouvernement et le redressement de quelques-uns des principaux griefs. « Quelques personnes ont prétendu, ajoute le comte de Hoogendorp, que l'exemple de la révolution française et les collisions sanglantes qui eurent lieu à Paris, enflammèrent l'esprit public en Belgique de même que dans toute (page 60) l'Europe ; mais ces événements ne pouvaient pas produire la matière inflammable ; et si elle n'avait pas préexisté dans le mécontentement qui résultait des griefs, la révolution française n'aurait pas atteint la Belgique. Les esprits superficiels qui ne se donnent pas le temps d'approfondir le sujet, peuvent seuls prendre ainsi l'accessoire pour le principal. Les efforts de quelques hommes influents n'ont pu servir qu'à mettre le feu à la mine, qui sans les mécontentements intérieurs, n'eût pas fait explosion. »
Avant d'entrer dans l'examen des griefs, il est nécessaire d'observer qu'avant l'avènement du prince souverain, il introduisit dans l'administration de la justice plusieurs modifications qu'il eût été plus prudent de différer ou même de ne pas établir.
Le roi de Prusse, pour éviter dans les provinces rhénanes nouvellement réunies sous sa puissance, les effets qui auraient pu résulter d'un brusque changement de système, avait maintenu le jugement par jury et l'entière publicité des débats judiciaires, établis par les Français ; moins prudent que ce monarque éclairé, le prince souverain des Pays-Bas abolit ces institutions ; encore cette abolition impolitique ne fut-elle pas ordonnée en vertu d'une loi votée dans les chambres, mais par un simple arrêté donné le 16 novembre 1814. Ainsi, dès le début, il éveilla les (page 61) craintes et les jalousies du barreau et de toute la nation ; car, quoiqu'elle fût peut-être incapable d'apprécier tous les avantages de l'inestimable institution du jury, elle en considéra la suppression comme une atteinte à ses libertés ; et ce fut en la perdant que, pour la première fois peut-être, elle commença à en sentir le prix. Cette mesure fut suivie d'autres changements dans le système judiciaire, qui tous tendaient à reproduire de plus en plus ce qui existait en Hollande, à ramener un état de choses qui bien qu'approprié aux habitudes et aux traditions de ce pays, était tout à fait en désaccord avec les anciennes coutumes et les usages modernes de la Belgique, spécialement depuis sa réunion à la France.
Ce n'était pas seulement les vices du système représentatif, le mode adopté pour le vote du budget des voies et moyens et la suppression de l'intervention du jury dans l'exercice de la justice, qui causaient les plaintes des Belges ; leurs récriminations portaient encore sur les griefs suivants :
1° L'obligation de parler la langue hollandaise imposée à tous les fonctionnaires civils et militaires ;
2° Une excessive partialité dans la distribution des places et emplois ;
3° Un système financier injuste et désavantageux pour la Belgique, qui devait contribuer au (page 62) paiement d'une dette contractée par la Hollande longtemps avant l'union, et l'établissement de plusieurs taxes iniques répugnant et aux habitudes et aux usages du peuple ;
4° L'établissement du siège de la haute cour de justice et de toutes les institutions publiques dans les provinces septentrionales ;
5° L'injustice du gouvernement envers les catholiques, et son désir manifeste de protestantiser le pays ; l'établissement d'un collège philosophique à Louvain ayant le monopole de l'éducation ; enfin la suppression des séminaires épiscopaux, des autres collèges nationaux et des écoles libres.
La première de ces mesures fut ordonnée par un arrêté du 15 sept. 1819. L'utilité d'un idiome général pour toutes les transactions faites dans le pays n'était pas en question ; mais rien ne pouvait être plus impolitique, et ouvrir un champ plus vaste à des conséquences dangereuses, que de l'imposer arbitrairement, surtout à une majorité dont les sentiments étaient déjà hostiles à la minorité. Ses effets pernicieux se manifestèrent immédiatement ; le mécontentement s'étendit dans la classe nombreuse et influente qui aspirait aux diverses branches des professions libérales et aux emplois de toute espèce ; et ce fut dans le fait un des leviers les plus énergiques du mouvement révolutionnaire.
L'affinité entre les idiomes hollandais et flamand (page 63) qui ont des racines communes, pouvait faciliter cet essai (présenté comme essai seulement) dans les Flandres et le voisinage d'Anvers. Mais imposer aux provinces wallonnes, au Brabant méridional, et aux habitants du Hainaut, comme condition sine qua non de l'exercice des professions libérales, la connaissance d'une langue si complètement différente de celle que parlent les classes moyenne et élevée, dans cette partie de la Belgique, c'était consacrer une vexation légale qui devait blesser les intérêts de toutes les familles.
La génération naissante devait, sans aucun doute, s'en trouver moins irritée ; car à force d'études elle pouvait acquérir à un certain degré l'usage de la langue hollandaise. Mais il n'est pas de philologue qui ne reconnaisse la difficulté sinon l'impossibilité qu'il y a de jamais acquérir la connaissance assez parfaite d'une langue étrangère pour pouvoir mettre deux hommes de pays différents en état de discuter avec succès des questions abstraites ; à plus forte raison, cette difficulté devient presqu'insurmontable lorsqu'il s'agit d'analyser les subtilités et les chicanes de la loi, ou de se livrer sur des spécialités à des discussions ardues dont le succès dépend souvent de la valeur des mots, et par dessus tout de l'adresse que l'on met à éviter toute expression impropre susceptible de rendre l'orateur ridicule.
Figurez-vous un avocat russe plaidant (page 64) devant un tribunal français ; accordez-lui la connaissance la plus complète de la législation de la France et de la langue française, et donnez-lui pour adversaire M. Dupin ou tout autre membre distingué du barreau de ce pays ! Croyez-vous qu'il ait beaucoup de chances de succès ?
Si cette obligation de parler la langue hollandaise a blessé profondément la jeunesse du pays, quel n'a pas dû être son effet sur les hommes d'un âge plus avancé ; qui, ayant consacré toute leur existence à cultiver la langue parlée en Belgique, furent tout d'un coup forcés d'adopter l'idiome hollandais sous peine de perdre les fruits de 20 ou 30 années de travail ? On peut citer plusieurs praticiens distingués qui perdirent ainsi leur profession, ou qui tombèrent dans une complète obscurité. Arrêtés dans leurs projets d'ambition ou de fortune, ils virent leur avenir perdu ; dès lors, le cœur plein d'amertume, ils employèrent leur plume et leur talent contre le gouvernement, et dirigèrent tous leurs efforts vers le renversement d'institutions qu'ils regardaient comme destructives de leurs intérêts et de leurs libertés. Ces attaques avaient donc un caractère de gravité ; on peut, en effet, affirmer que la révolution fut presque exclusivement l'œuvre de cette classe de citoyens.
Pour justifier cette mesure, on a invoqué la nécessité d'un idiome commun dans les affaires judiciaires et administratives et même dans les (page 65) relations des particuliers ; on a tenté de défendre cette mesure non seulement en considération de l'importance d'établir l'unité d'idiome dans les tribunaux et les administrations, mais encore dans la plupart des affaires. Personne ne niera que l'unité de langage ne tende à faciliter l'expédition des affaires, et même ne soit avantageux aux fins de la justice. Mais, en admettant cette utilité, on demandera si la majorité devait être sacrifiée à la minorité, si 4 millions rie Belges devaient adopter le dialecte de 2 millions de Hollandais, alors surtout, comme cela est de notoriété publique, que les affaires pendantes devant les tribunaux étaient six fois plus nombreuses en Belgique et par conséquent rendaient nécessaire la production d'un grand nombre de pièces en français et en flamand. Si les Hollandais n'ont jamais su, sous ce rapport, changer leurs habitudes et vaincre leurs répugnances, était-il juste, était-il politique d'attendre plus de souplesse de la population beaucoup plus nombreuse du pays qui leur était associé.
Les Romains firent, à la vérité, un essai semblable, et y donnèrent une sanction par la peine de mort dont ils menacèrent toute opposition à cette propagande du langage ; mais l'emploi forcé de leur idiome classique, quelque arbitraire qu'il fût, avait ses avantages ; c'était un moyen de répandre la civilisation, les lumières et le christianisme ; de plus Rome avait acquis par ses (page 66) conquêtes, une dictature universelle ; elle était la patrie des sciences et des arts, tandis que les autres nations de l'Europe, étaient encore barbares et n'avaient d'autre idiome que quelques patois particuliers à chaque localité. Mais qu'une petite nation comme la nation hollandaise, tentât de bannir d'un pays une langue polie et pour ainsi dire universelle, une langue adoptée par les comptoirs, les chancelleries et les théâtres ; et d'y substituer un idiome inconnu à deux pas de sa frontière, étranger à la littérature, à la jurisprudence, à la législation et à la diplomatie, c'était d'une hardiesse et d'une présomption que l'on a peine à concevoir. La Prusse même, dont la population est immense, relativement au duché de Posen, n'avait jamais montré une pareille prétention ; elle maintint au contraire la langue polonaise dans les tribunaux ; et tous les actes du gouvernement furent et sont encore publiés dans les deux langues.
La loi fondamentale n'admettait pas de semblables prétentions ; et les alliés, si on les avait consultés, auraient dû bien ignorer les sentiments les plus ordinaires de la nature humaine, pour ne pas s'opposer à une mesure impolitique et dangereuse, et de plus contraire à tous les traités qui déclaraient « qu'aucun obstacle ou exception quelconque ne pouvait être imposé à une province au bénéfice d'une autre. »
(page 67) Le deuxième grief intolérable pour tout Belge, quels que fussent son rang et sa position, c'était la partialité que montrait le gouvernement dans la distribution des emplois civils et militaires, partialité que personne n'essaiera de nier et qui chaque jour se montrait de plus en plus évidente.
On a souvent avancé que ce qui, sur ce point, justifiait en quelque sorte le gouvernement, c'était le manque de capacité des habitants des provinces méridionales qui, sous le rapport de l'éducation, de l'aptitude, des connaissances et de l'expérience, ne pouvaient être placés sur la même ligne que les Hollandais. Il est sans doute difficile d'établir, à cet égard, une échelle de comparaison entre les deux peuples. Mais on peut demander comment les Belges auraient pu, sans la pratique, acquérir l'expérience ou certaines connaissances, et comment ils auraient pu acquérir cette pratique, exclus qu'ils étaient de tous les emplois. Pour justifier cette accusation de manque d'aptitude, on s'est appuyé des résultats de la révolution, laquelle, affirme-t-on, n'a pas produit un seul homme d'un talent éminent, soit comme homme d'Etat, soit comme législateur ; l'incapacité militaire des Belges a été si notoire, a-t-on dit, qu'ils ont été obligés de recourir à des officiers étrangers pour mettre leur armée sur un pied respectable.
Que la révolution n'ait pas produit de ces esprits supérieurs, qui, dans les temps de commotions (page 68) politiques, s'élèvent, comme de brillants météores, sur l'horizon ; c'est là un fait incontestable et fort heureux peut-être pour le repos de l'Europe. Car si un homme supérieur était apparu, si un de ces génies faits pour commander avait dépassé de la tête toute cette multitude agitée, il lui eût été facile de saisir le pouvoir suprême ; et dans un moment où les principes révolutionnaires et démocratiques se répandaient dans toute l'Europe, qui peut dire quels malheurs, quels déchirements seraient résultés des entreprises suggérées par son ambition. Heureusement la sagesse et la modération d'hommes plus prudents et moins ambitieux prévint ces maux, et s'ils ne déployèrent pas une capacité transcendante, ils eurent un genre de mérite plus désirable, celui que leur donnait un jugement sain, une connaissance parfaite de ce qui convenait le mieux à leur pays et au repos général de l'Europe.
Mais, quoique la Belgique n'ait pas eu un Cromwel ou un Napoléon, et quoique sa révolution n'ait enfanté aucun homme extraordinaire, cela n'excuse par la partialité impolitique de la Hollande. Est-ce par des mesures telles que celles dont j'ai donné l'énumération, que l'on pouvait espérer de produire une fusion et l'attachement au gouvernement ! Le monarque auquel était réservée la révision de toutes les nominations, pouvait-il (page 69) se flatter de régner sur le cœur d'un peuple qu'il traitait en ilote ? La dynastie régnante pouvait- elle attendre, à l'heure du danger, quelque assistance des classes moyennes, quelque fidélité des soldats, qui, quoique trois fois plus nombreux que les Hollandais, étaient cependant presqu'exclusivement commandés par des officiers de cette nation ? L'armée pouvait-elle avoir quelque attachement pour un drapeau qui était pour la plupart des militaires le symbole de l'injustice ? Ceux-ci pouvaient-ils avoir quelque attachement pour des officiers étrangers qui négligeaient rarement l'occasion de montrer à leur détriment une préférence marquée pour leurs compatriotes ? Etait-ce ainsi que le roi des Pays-Bas devait remplir le noble mandat que lui avaient donné les puissances alliées, celui d'ériger une barrière morale contre la France, barrière mille fois plus efficace que les forteresses élevées à grands frais et les baïonnettes des armées néerlandaises.
Pour atténuer la gravité de ces fautes, il ne suffit pas de prouver que la situation du gouvernement était extrêmement embarrassante ; en admettant même qu'il y eût pénurie de talents, et qu'il fût nécessaire d'employer des capacités inférieures ou de commettre des actes d'une partialité apparente, en préférant les Hollandais, en admettant toutes ces hypothèses, quel devait en être le résultat ? Non seulement on privait la majorité de (page 70) tout emploi, de tout avancement, et ainsi on la blessait moralement et matériellement, mais encore on donnait à l'appui de cette conduite des motifs qui étaient une preuve de mépris, une insulte morale des plus outrageantes envers un peuple auquel on ne peut refuser des sentiments d'amour- propre et de fierté.
Dans des procédés de cette nature, les causes matérielles ne sont rien ; on doit considérer les effets en ce qu'ils ont de pernicieux : le mécontentement et le dégoût pénétrèrent dans les hôtels des nobles et dans les habitations des classes moyennes. Ces sentiments furent portés par les jeunes miliciens jusqu'au foyer de leur village ; et cette cause est une de celles qui, au moment de la révolution, portèrent les soldats à déserter leur drapeau et à fouler aux pieds la cocarde orange, heureux qu'ils étaient de pouvoir s'enrôler enfin sous l'étendard national. Nous ne prétendrons pas qu'aucun moyen de séduction n'ait été employé ; mais le mécontentement qui régnait depuis longtemps contribua surtout à amener ce résultat. Il nous manque un état exact, qui puisse faire connaître le nombre comparatif des emplois civils et militaires occupés par les Hollandais et les Belges ; mais il suffit de dire que sur 7 ministres du cabinet, 2 seulement étaient belges ; sur 45 conseillers privés, 27 étaient hollandais, 18 belges ; sur 39 diplomates envoyés (page 71) près des cours étrangères, 9 seulement étaient belges ; parmi les référendaires de première classe, on comptait 8 Hollandais sur 5 Belges ; sur 14 directeurs-généraux, un seulement était belge ; parmi les 9 directeurs de grands établissements militaires, pas un Belge ; sur 117 employés au département de l'intérieur, 11 Belges ; sur 59 à celui des finances, 5 Belges ; et enfin, dans le département de la guerre sur 102 employés, 99 Hollandais et 3 Belges.
Mais l'exemple le plus frappant, c'est celui qu'offre l'annuaire militaire du royaume des Pays-Bas pour 1830. L'immense supériorité de nombre des officiers hollandais sur les officiers belges est à peine croyable ; elle était dans la proportion de 10 ou 12 à 1 dans quelques armes, et d'un sixième sur la totalité de l'armée (Note de bas de page : Successivement : nombre de Hollandais, et nombre de Belges : Généraux 5-0 ; Lieutenants-généraux 21-2 ; Généraux-majors 50-5 ; État-major 43-8. Infanterie : Colonel 25-3 ; Lieutenants-colonels 19-5 ; Majors 78-10 ; Capitaines 400-122 ; Lieutenants 538-70 ; Seconds lieutenants 394-49 ; Totaux 1573-274. Cavalerie. Colonels 7-3 ; Lieutenants-colonels 12-3 ; Majors 17-8 ; Capitaines 81-24 ; Lieutenants 199-46 ; Totaux. 316-84. Artillerie. Colonels 6-0 ; Lieutenants-colonels 13-0 ; Majors 24-1 ; Capitaines 79-8 ; Lieutenants 238-24 : Totaux. 360-33. Génie. Colonels 5-0 ; Lieutenants-colonels 8-0 ; Majors 10-0 ; Capitaines 42-5 ; Lieutenants 63-4 ; Totaux 128-9 (Jaarboekje voor Koninklyk-leger der Nederlanden.à). Il n’est donc pas (page 72) extraordinaire que les Belges aient manqué d'officiers supérieurs spécialement dans l'état-major, dans l'artillerie et le génie, puisqu'on les écartait toujours de ces promotions. Dans l'état-major (page 73) sur 43 officiers, 8 seulement étaient belges ; dans l'artillerie, sur 42 officiers supérieurs, 1 seul était belge ; enfin, parmi les 23 officiers supérieurs du génie il n'y avait pas un Belge, et pourtant plusieurs capitaines avaient servi avec distinction et honneur dans les armées de l'Empire (Note de bas de page : Le capitaine Goblet (maintenant général), par exemple, qui se signala dans la défense de St-Sébastien, où il eut le commandement du corps de génie après que les officiers supérieurs de son arme eurent été mis hors de combat). Il n'y a donc pas lieu d'être surpris du manque de cordialité qui existait entre les soldats des deux nations, du dégoût général que les Belges éprouvaient pour un service dont la paie, quoique élevée, ne pouvait compenser l'humiliation de leur position. On a objecté que ce n'est pas la faute du gouvernement si on ne comptait pas plus de Belges dans les armes spéciales, car les règles du service exigeaient que ces officiers fussent pris à l'école militaire, et les Belges négligeaient d'y envoyer leurs enfants. Ce fait est vrai ; mais on doit faire observer que le gouverneur, les officiers, les professeurs étaient Hollandais aussi bien que l'instruction ; que cet établissement était situé en Hollande, et que sa principale tendance était anticatholique ; de plus que dans les examens les jeunes Hollandais étaient toujours évidemment préférés aux Belges.
(page 74) Relativement au système financier, nous ne sommes pas dans l'intention de discuter le mérite général de ce système mais seulement les parties qui sont liées directement à la question des griefs. Il résultait d'un rapport officiel que, nonobstant 18 années de paix et d'un commerce florissant, aucune diminution n'avait été apportée dans les impôts ni dans les charges publiques ; qu'au contraire, le montant total des budgets, qui était en 1814, de 54,000,000 florins, était en 1819 de 73,200,000 florins, que de 85,076,000 florins, somme à laquelle il s'élevait en 1829, il n'avait été réduit qu'à 80,000,000 florins en 1830 ; que le déficit, allant toujours en augmentant, exigeait une suite d'emprunts onéreux ; car quoique les besoins de l'État s'élevassent environ à 82,000,000 florins, les revenus, dans les années les plus favorables, n'excédaient pas 75,000,000 florins. Delà un déficit annuel d'à peu près 7 millions (Exposé historique des finances du royaume des Pays- Bas. Bruxelles, 1829).
Il est vrai que le gouvernement des Pays-Bas commença sa carrière sous des influences financières désavantageuses ; car d'un côté aucun pays de l'Europe n'avait plus que la Hollande souffert par suite des emprunts forcés, des contributions et du poids de ses anciennes dettes, tandis que, d'un autre côté, les autorités (page 75) françaises en Belgique avaient enlève le trésor public et laissé les finances de l'Etat dans un désordre extraordinaire. Le nouveau gouvernement ne trouva guère que 12,000 livres sterling dans les caisses de l'Etat, et le budget des dépenses de 1814 s'élevait à 54,000,000 florins, tandis que les recettes ne purent être calculées qu'à 38,000,000. La nouvelle existence financière commença donc avec un déficit de 16,000,000 florins. A peine le nouveau royaume avait-il eu le temps de se reconnaître, que le retour de Napoléon de l'île d'Elbe vint exiger de nouveaux sacrifices ; de sorte qu'en 1813 l'excédant des dépenses sur les recettes s'élevait à 40,000,000 florins, amenant ainsi dans les deux premières années un déficit inévitable de plus de quatre millions et demi de livres sterling. Le traité de Londres du 13 août 1814 ayant imposé au roi la nécessité de contribuer à la construction des forteresses, 45,000,000 florins furent affectés à cette dépense, de sorte que l'Etat fut, dès sa naissance, dans la nécessité de contracter des emprunts qui s'élevaient à la somme de 101,000,000 florins.
Le principal grief financier dont se plaignait la Belgique, était l'obligation de contribuer dans le paiement des intérêts de l'ancienne dette de la Hollande nommée dette différée et dont le capital montait à 1,200,000,000 fl., somme qui, réunie à celle de 800,000,000 fl. de dette active, formait un total (page 76) de 2,000,000,000 florins dus exclusivement par la Hollande.
Plusieurs écrivains distingués ont prétendu que la reconnaissance de la première de ces dettes, dont les deux tiers avaient été annulés par les Français, n'était pas urgente, que le mal était passé et oublié, que le royaume n'était pas en situation de pouvoir admettre une augmentation de charges, et que ces valeurs étaient passées des mains des créanciers originaires dans celles d'une foule d'agioteurs qui les avaient achetées à vil prix, et qui seuls jouissaient des avantages de cette reconnaissance, tandis que les propriétaires originaires et leurs héritiers n'en retiraient aucun bénéfice. Mais certainement un tel argument ne peut être admis un seul instant ; car quelle que puisse être la pénurie des finances, il n'est jamais trop tard pour accomplir un acte de justice, ni trop tôt pour annuler un acte de spoliation ; et si les créanciers originaires avaient disposé de leurs créances, ceux qui les possédaient en avaient fourni l'équivalent, et avaient couru tous les risques ; ils en étaient propriétaires de bonne foi, et par conséquent étaient en droit de profiter de toute éventualité favorable. On pouvait tout aussi bien argumenter de ce que dans l'hypothèse d'une banqueroute nationale, les acheteurs auraient eu le droit de réclamer des créanciers primitifs le remboursement de la somme qu'ils auraient perdue.
En outre, la reconnaissance de la dette était (page 77) non seulement éminemment politique en ce qui concernait le crédit du nouveau gouvernement qui de cette manière prouvait à l'Europe sa bonne foi et son intégrité, mais encore elle était extrêmement favorable à la nouvelle dynastie, en inspirant de la confiance dans l'équité du monarque.
Si on appliquait les arguments employés contre la reconnaissance de la dette, à d'autres transactions de même nature, il en résulterait les conséquences les plus fatales, et une foule d'actes de déloyauté et de mauvaise foi de la part du gouvernement, lesquels conduiraient au renversement du crédit public. Car il n'existe pas de différence entre le refus de payer une dette juste et le refus d'en reconnaître une qui a été mise en question non par la volonté nationale, mais par la conquête étrangère. Si le gouvernement hollandais n'eût pas agi comme il a fait, il eût sanctionné et confirmé un acte de spoliation que doit réprouver tout honnête homme et qui est assurément l'acte le plus tyrannique et le plus ruineux qui puisse atteindre une nation.
Ainsi en admettant la politique et l'équité qui présidèrent à la reconnaissance de la dette différée, on ne peut nier qu'il ne fût dur pour le peuple belge de se voir imposer une taxe, dans laquelle il n'était pour rien, soit dans le passé soit dans le présent, et dans laquelle son honneur national n'était nullement intéressé ; car les charges (page 78) insignifiantes de la dette austro-belge n'excédaient pas un capital de S2 millions de florins ; et néanmoins les Belges furent forcés de contribuer à supporter le poids d'une dette énorme contractée par un peuple auquel ils se trouvaient forcément réunis. Ainsi quand la paix de 1815 vint fixer les destinées des Pays-Bas, les Belges, au lieu de voir diminuer leur contribution, virent les principaux impôts doublés sans le plus léger espoir d'allégement ultérieur. Il est un point d'économie politique que comprend généralement le peuple, c'est celui qui a rapport aux charges publiques ; car il est obligé d'y contribuer directement et de ses propres deniers. On n'a donc pas lieu de s'étonner du mécontentement universel qu'il éprouva en s'apercevant que les impôts étaient deux fois plus élevés que les années précédentes, et que sa position sous ce nouveau gouvernement était beaucoup plus désavantageuse que lorsqu'il était uni à la France.
Pour combler le déficit périodique qui accompagnait chaque présentation du budget annal, il fut nécessaire non seulement d'augmenter les droits sur la consommation et les accises et d'entrer dans un système en tous points opposé aux principes ordinaires d'économie politique, mais encore d'avoir recours à des taxes extraordinaires qui amenèrent les odieux impôts de la mouture et de rabattage.
(page 79) Le premier de ces droits se payait sur le grain et la farine introduits dans les villes. Le produit annuel de cet impôt, un des plus pénibles qu'on puisse infliger au peuple, puisqu'il porte sur un objet de première nécessité, le pain, s'élevait à environ 5,500,000 fl. ; cet impôt était d'autant plus impolitique qu'il atteignait principalement les classes inférieures, lesquelles, à cause de cette augmentation dans le prix du pain, étaient obligées de s'imposer les plus dures et les plus amères privations. En Hollande, où la consommation du pain est infiniment moindre, où les pommes de terre et d'autres végétaux sont les principaux objets qui servent à la subsistance du peuple, cet impôt était plus tolérable ; mais il répugnait au plus haut point aux habitants des provinces méridionales, dont il blessait les habitudes ; et il en résulta un sentiment général de désaffection qui s'étendit à toutes les classes du peuple.
La seconde de ces taxes, produisant environ 2,500,000 fl., se prélevait sur le poids général des viandes de boucherie, et après que les droits d'octroi sur l'animal vivant avaient déjà été acquittés à son entrée dans la ville. Cette charge, qui retombait moins directement sur les classes pauvres, aurait probablement pu être maintenue, si elle n'eût été imposée au pays en même temps que la mouture, dont elle partagea l'impopularité.
Ces impôts vexatoires furent admis par les (page 80) chambres, le 21 juillet 1821. On peut se former une idée de leur impopularité en Belgique, en donnant le résultat des votes qui eurent lieu à cette occasion : la majorité fut de 55 ; la minorité de 51. Deux Belges seulement votèrent pour le premier, et pas un Hollandais ne vota contre. Ainsi, sur 53 Belges on n'en trouva que deux disposés à voter contre les intérêts de leurs commettants ; deux autres, qui se trouvaient par hasard absents, exprimèrent ouvertement leur désapprobation. Il est impossible d'avoir une preuve plus palpable des sentiments de la nation et de la conduite impolitique du gouvernement, qui persista dans une mesure de cette espèce, en dépit de l'opinion et de la voix de tout un peuple ; mais malheureusement les ministres, satisfaits d'avoir une majorité quelconque, ne tinrent aucun compte des conséquences désastreuses qu'une opposition si puissante pouvait amener pour eux-mêmes et pour le pays. Fatal aveuglement politique, qu'on ne peut expliquer que par la confiance trop exclusive qu'ils avaient dans leurs forces, et par la conviction où ils étaient de connaître les sentiments du peuple belge, mieux que ses propres représentants. Car ce serait une accusation trop grave que d'assurer qu'ils n'eurent aucun égard à l'opinion publique, et qu'ils étaient résolus de sacrifier les intérêts des provinces méridionales à ceux des provinces septentrionales.
(page 81) Nonobstant les plaintes et les remontrances les plus énergiques, ce ne fut qu'en 1829 que ces impôts furent abolis ; mais, quoique leur abolition amenât une réaction momentanée, le mal était trop profondément enraciné pour que le gouvernement pût le faire disparaître par une concession forcée, après avoir été obligé deux fois de retirer le projet de budget décennal de 1830 à 1840.
La suppression de cette taxe ayant causé un déficit de plus de 8 millions dans le revenu, sans réduction correspondante dans la dépense, il était nécessaire d'y pourvoir par la création d'autres impôts. Le premier fut en conséquence remplacé par un droit sur les chevaux, les bêtes à cornes et les moutons ; le second par une augmentation dans les accises, savoir : de 50 p. c. sur les vins et les spiritueux étrangers, et de 30 p. c. sur les vins et les spiritueux nationaux ; de 25 p. c. sur le sel, la bière, le vinaigre, et de 10 fl. par 100 kil. de sucre. Ainsi, quoique les taxes impopulaires fussent abolies, les charges du pays ne furent pas pour cela allégées ; de sorte que quand le premier élan de joie fut passé, le mécontentement public se réveilla. En outre, en transférant par ce changement du consommateur au producteur la charge de l'impôt, on diminua la production de la matière première ; l'augmentation de la taxe sur les vins et les spiritueux étrangers, nuisit à la consommation, ce qui n'aboutit qu'à encourager (page 82) la fraude et à diminuer les revenus publics, maux qui viennent généralement à la suite du système prohibitif, base de la politique commerciale du gouvernement hollandais pendant l'union des deux pays.
Les embarras dans lesquels le gouvernement se trouva engagé étaient tels, que dès 1822 il fut nécessaire de recourir à un emprunt de 50,000,000 fl. Mais cette ressource fut bientôt épuisée ; chaque budget subséquent était grevé d'un déficit, jusqu'à ce qu'enfin la détresse des finances devînt telle qu'après plusieurs essais on forma le projet d'une institution depuis célèbre ; nous voulons parler du syndicat d'amortissement ; après une vive discussion, la loi portant création de cette institution passa le 30 décembre 1822.
Les opérations du syndicat étaient si obscures et tellement inexplicables qu'elles étaient incompréhensibles pour ceux qui n'étaient pas initiés aux secrets de son organisation intérieure. Tel était le mystère qui couvrait ses opérations, que quoique la commission du syndicat fût composée de 7 membres, qui tous avaient juré d'observer la plus inviolable discrétion, ses transactions privées n'étaient cependant connues que du président et de son secrétaire.
L'acte établissant cette société et approuvant ses statuts, fut admis par une grande majorité ; mais très peu en comprirent les détails, et personne (page 83) ne put obtenir d'éclaircissements sur cette machine compliquée qui fut chaudement attaquée dans les chambres et au dehors. On soutint qu'elle avait pour principal objet d'éluder la vigilance des députés, de soustraire une certaine partie des dépenses publiques au contrôle et au vote des états-généraux, pour les placer sous la direction d'une commission secrète, sur laquelle ils ne pouvaient exercer aucune autorité, commission qui n'avait aucune responsabilité, et dont les comptes, selon l'art. 49 des statuts, ne devaient être livrés à la publicité que tous les 10 ans, et pour la première fois en 1829, 7 ans après la création du syndicat. On objectait aussi qu'elle augmentait le poids de la dette sans diminuer les taxes anciennes ou le déficit, tandis que la vente des domaines nationaux dont elle avait l'inspection, et sur laquelle elle faisait d'énormes profits, pouvait être comparée à la conduite d'un prodigue vivant sur son capital, sans égard à la diminution qui devait en résulter pour son revenu. Elle fut enfin déclarée en opposition avec l'art. 101 de la loi fondamentale, puisqu'elle allait jusqu'à entreprendre l'exécution d'ouvrages publics, malgré la volonté contraire des chambres (Note de bas de page : Ceux, par exemple, qui avaient pour but la réunion au continent de l'île de Marken, dans le Zuyderzée).
Cette institution était donc regardée comme un mystérieux imperium in imperio, ayant dans (page 84) ses attributions l'administration des mines, des domaines, le monopole des communications par terre et par mer, et d'autres sources de revenus incompatibles avec les attributions d'une compagnie privée ; on lui reprochait d'avoir des principes diamétralement opposés à ceux de cette publicité franche et sans détour qui doit être la règle de tout gouvernement constitutionnel.
Quels qu'aient pu être le mérite ou les défauts de cette institution, il est certain qu'elle fut constamment très utile au gouvernement ; car pendant les sept premières années de son existence, de 1823 à 1829 inclusivement, elle fournit une somme de 58,885,543 fl., qui servit à couvrir le déficit annuel.
Un autre grief financier, qui excita des plaintes amères, fut le million porté au budget extraordinaire, sous le titre de besoins imprévus, et communément nommé million de l'industrie. Cette somme était votée globalement, et la dépense n'en était soumise à aucun contrôle, contrairement à l'esprit du vote de la législature, qui en voulait faire un fonds destiné à être distribué en prêt aux fabricants dont les opérations étaient arrêtées par manque de capitaux, et en avances aux spéculateurs qui se proposaient d'exploiter des mines, de créer des manufactures ou de se livrer à d'autres entreprises commerciale.
(page 85) Mais la répartition de cette somme restait un secret pour les chambres, et les intérêts annuels qu'elle rapportait, ne figuraient pas plus que le capital dans les comptes du trésor public. On conclut de cette absence de tout contrôle législatif, que le gouvernement prélevait sur cette allocation de fortes sommes destinées à favoriser des vues purement politiques et à rémunérer des services secrets ; c'est ainsi que l'on vit figurer une somme de 100,000 fl. au profit du trop célèbre et fatal éditeur du National, Libry-Bagnano.
Que ces accusations soient ou non fondées en fait, c'est une chose difficile à établir ; quoi qu'il en soit, il est certain que l'industrie retira les plus grands avantages de l'existence d'un fonds spécial destiné à l'encourager. Il facilita les spéculations qui, d'abord insignifiantes, s'élevèrent peu à peu à une haute importance relative ; il donna l'impulsion à l'emploi des petits capitaux et des entreprises utiles ; il mit les nouveaux fabricants à même de surmonter les difficultés d'un premier établissement, et couvrit les embarras des anciennes maisons de commerce qui éprouvaient des sinistres inattendus. Dans le fait, il établit les fondements de cette prospérité qui existait en apparence en Belgique, au moment de la révolution.
On a traité d'erreur en économie politique, l'intervention directe du gouvernement dans les (page 86) intérêts manufacturiers, qui, même dans les moments de la plus grande détresse, doivent être abandonnés, dit-on, à leurs propres ressources et n'avoir de régulateurs dans les entreprises que les besoins du marché. Cela peut être d'une haute politique dans les anciens Etats comme l'Angleterre, où il existe un immense capital flottant, et où la banqueroute d'un seul individu ne sert qu'à stimuler les efforts des autres spéculateurs, et à les amener à de plus grands sacrifices. Mais dans un Etat naissant comme les Pays-Bas, où les capitaux étaient limités, où l'esprit de spéculation était à créer, et où une longue exclusion des bénéfices généraux du commerce avait rendu le peuple apathique et timide, les encouragements fournis par le gouvernement étaient très avantageux. Sans cette assistance, sans la protection efficace de la couronne, il est probable que la maison de M. Cockerill, établie à Seraing près de Liége, et plusieurs autres maisons moins importantes de Garni, Tournay, Mons et Bruxelles ne seraient jamais arrivées à ce degré de splendeur qui a rendu la première surtout un objet d'admiration même pour les Anglais (Note de bas de page : En vertu d'un contrat, passé avec le gouvernement belge, M. Cockerill est devenu seul propriétaire de l'établissement de Seraing, dont la moitié appartenait auparavant à l'ex-gouvernement).
(page 87) Quelque grandes que puissent avoir été les plaintes des Belges contre le système financier du gouvernement hollandais, sa plus grande erreur ne fut pas d'avoir établi les droits impolitiques de mouture et d'abattage, d'avoir détourné de son but le million de l'industrie, d'avoir créé le syndicat, ou refusé de mettre des droits élevés sur le café, le thé, le tabac, dans la crainte de nuire au commerce hollandais, tandis qu'il frappait les distilleries et les autres branches d'industrie belge de taxes qui leur étaient fatales ; mais son tort principal fut d'avoir maintenu avec opiniâtreté, année par année, la supériorité du chiffre total du budget des dépenses sur celui du budget des voies et moyens, et d'avoir ainsi oublié entièrement que « quand les ressources d'un Etat ne peuvent être mises au niveau de ses dépenses, il est indispensable de réduire celles-ci au niveau des recettes. » C'est parce que l'on méconnut ces principes si simples, que le déficit alla chaque année en augmentant ; et en dépit des secours occultes du syndicat, la dette publique s'accrut jusqu'à la somme de 272,000,000 fl., et exigea comme conséquence rigoureuse, un accroissement proportionnel dans le produit des impositions ; faits d'autant plus extraordinaires, que la nation avait joui d'une paix profonde pendant 16 ans et que le commerce, l'industrie et l'agriculture étaient, au dire du gouvernement, dans une situation non (page 88) pas seulement apparente, mais réelle de prospérité.
Nous arrivons maintenant au quatrième grief, et peut-être à celui qui causa le mécontentement le plus vif, nous voulons parler de l'établissement à la Haye d'une cour suprême de justice (la haute cour). L'arrêté du 21 juin 1830, qui consacra cette fatale mesure, excita une clameur universelle. En effet, elle menaçait d'une ruine complète les barreaux de Bruxelles et de Liége ; les effets généraux qui en pouvaient être la conséquence, la firent regarder comme la plus vexatoire de celles contre lesquelles la Belgique élevait de justes plaintes. En effet, l'établissement de la cour suprême de Hollande allait imposer aux plaideurs, c'est-à-dire à un grand nombre de citoyens, un surcroît de dépenses, en les forçant à abandonner leurs affaires, pour aller en appel, dans un pays éloigné, dont les habitants parlaient un idiome différent du leur, et où tous les objets de première nécessité étaient infiniment plus chers ; cette mesure forçait les avocats belges à transporter leur domicile en Hollande ou à abandonner la plus grande partie de leur clientèle ; et comme ils répugnaient pour la plupart à cette translation, il en résultait un monopole en faveur des jurisconsultes hollandais.
Ce monopole était surtout odieux dans les procès suscités à la presse par les poursuites du gouvernement ; car quelles que fussent la probité et l'équité (page 89) des jurisconsultes hollandais, il leur eût été difficile de contrebalancer l'influence de la cour et du gouvernement, agissant sur l'esprit de juges qui pouvaient être démissionnés par la seule volonté de la couronne, et qui d'ailleurs étaient fortement prévenus contre les Belges. Les intérêts du barreau belge et du public n'auraient donc pas été représentés, excepté peut-être par quelques jeunes avocats que la nécessité aurait forcés à s'établir à La Haye. Ce grief s'accroissait encore de l'absence de l'institution du jury. La rigueur de cette mesure, indépendamment de toutes ses conséquences politiques et morales, peut être comparée à ce qui résulterait d'une loi qui forcerait les plaideurs d'Irlande et d'Ecosse à poursuivre leurs procès en appel devant la cour de Londres, et qui obligerait les avocats, les solliciteurs, les clients et les témoins, à se rendre dans cette ville, et à y séjourner pendant toute la durée du procès. Les inconvénients d'une pareille mesure dans les Pays- Bas, avaient une portée plus grave encore par le fait de l'amovibilité des juges contrairement à la loi fondamentale.
Il me reste à parler des griefs des catholiques, que nous indiquerons aussi succinctement que possible.
Depuis la révolution du seizième siècle, la Hollande avait toujours été exclusivement protestante, et la Belgique exclusivement catholique. Quand le (page 90) congrès de Vienne décréta l'union des deux pays, leur physionomie religieuse n'avait subi que peu de modifications ; car, quoique la république française et l'empire eussent exercé quelqu'influence sur l'esprit général, les deux pays n'en étaient pas moins restés attachés à leurs préjugés et à leurs traditions. Ainsi, quand le roi des Pays-Bas monta sur le trône, il se trouva en présence d'une grande majorité catholique formant les deux tiers de la population de son royaume, et placé entre deux partis dont ni l'un ni l'autre ne montraient la plus légère disposition à abandonner leurs lois et leurs usages, et s'observaient avec cette inquiétude jalouse de deux armées ennemies séparées par une trêve momentanée. Dès le début, la position du gouvernement parut présenter les plus grands embarras ; mais comme les catholiques assuraient qu'ils demandaient la liberté pour eux-mêmes, et non pas pour exercer une domination sur les autres, il était très facile d'y porter remède. Tout ce que le roi avait à faire, c'était de renfermer son administration dans le cercle des choses civiles, et d'abandonner les différentes croyances à elles- mêmes. L'esprit de l'époque semblait dicter cette politique prudente ; car la liberté de conscience, la tolérance religieuse, le respect pour les croyances des autres, sont devenus le symbole de la civilisation européenne et la base de l'ordre social.
(page 91) Les habitants protestants des provinces-unies, depuis longtemps habitués à se soumettre aux volontés des stathouders, auraient tout accordé au Roi, eux, qui libres et sans inquiétudes pour leurs doctrines religieuses, étaient presque indifférents en cette matière. Mais il n'en était pas de même en Belgique, où, en dépit des conquêtes et des mutations politiques successives, les catholiques avaient réussi à conserver leurs droits et immunités religieuses, et n'avaient renoncé en rien à l'individualité de leur doctrine. Chaque nouvelle agression ne servait qu'à les rendre plus fermes, plus unis et plus animés contre tout empiétement. Mais, par une tactique adroite, le clergé avait aussi évité de séparer les questions religieuses des questions nationales ; et, dans les moments de nécessité, les deux partis se portèrent secours l'un à l'autre. La courte révolution qui eut lieu sous le règne de Joseph II, en fournit une preuve frappante. Le roi eût bien fait d'imiter vis-à-vis de l'église, l'exemple des souverains en Angleterre, qui, quoique chefs constitutionnels, et défenseurs naturels de l'église nationale, s'abstiennent de toute intervention directe dans les matières ecclésiastiques, les abandonnant sagement à la juridiction des évêques. Sans être investi des mêmes pouvoirs de jure, le roi Guillaume se les arrogeait de facto ; mais par là il irritait profondément les susceptibilités catholiques, et se plaçait en hostilité (page 92) ouverte avec les principes fondamentaux de l'église romaine.
L'opposition se manifesta sous ce rapport, dès l'origine de l'union mal assortie des deux nations. Dès l'instant où les clauses du projet de constitution furent soumises à l'acceptation des notables, les évêques élevèrent la voix pour les combattre et stigmatisèrent les unes comme dangereuses, les autres comme directement opposées à la foi catholique. Ils déclarèrent à l'unanimité que, si la loi fondamentale passait sans modification, jamais les catholiques ne pourraient prêter le serment d'y obéir, sans violer la loi de leur conscience et sacrifier les intérêts de leur religion. Malgré ces remontrances, et le rejet absolu par une grande majorité de notables belges de la loi fondamentale, celle-ci fut promulguée. Dès lors l'opposition apparut aux Belges comme un devoir de conscience aussi sacré qu'elle a semblé l'être aux catholiques irlandais, dont les droits ont été reconnus par l'acte d'émancipation.
Les articles de la loi fondamentale que l'on regardait comme particulièrement dangereux, étaient ceux qui avaient rapport à la liberté de la presse, à la liberté religieuse, et aux restrictions apportées à l'exercice du culte catholique. Les clauses contraires à la croyance romaine étaient la soumission de l'instruction publique et privée au contrôle direct du gouvernement, établie par la législation (page 93) française et provisoirement maintenue par le gouvernement hollandais, enfin l'obligation de prêter serment à la constitution (Note de bas de page : La partie du serment à laquelle on s'opposait était : « Je jure d'observer et de maintenir la foi fondamentale du royaume, et qu'en aucune occasion et sous aucun prétexte quelconque, je ne m'en écarterai, ni consentirai qu'on s'en écarte. »).
La répugnance des catholiques pour quelques-uns de ces articles était, sans aucun doute, facile à justifier ; mais leur opposition aux dispositions qui assuraient une protection égale à toutes les croyances décelait une jalousie, un manque de tolérance contrastant fortement avec leurs protestations de libéralisme (Note de bas de page : Voici les articles de la loi fondamentale, concernant la religion : Art. 190. La liberté des opinions religieuses est garantie à tous. - Art. 191. Protection égale est accordée à toutes les communions religieuses qui existent dans le royaume. - Art. 192. Tous les sujets du roi, sans distinction de croyance religieuse, jouissent des mêmes droits civils et politiques, et sont habiles à toutes dignités et emplois quelconques. - Art. 193. L'exercice public d'aucun culte ne peut être empêché, si ce n'est dans les cas où il pourrait troubler l'ordre et la tranquillité publique.) Un coup d'œil sur la note démontrera que les articles en question avaient été rédigés dans un (page 94) esprit d'égalité et de tolérance parfaite, et, s'ils avaient été suivis rigoureusement, ils devaient satisfaire tous les partis. Ces dispositions pouvaient être très dangereuses et opposées à une croyance qui n'admet pas de composition avec ses doctrines, et qui regarde les ministres de tous les autres cultes comme les organes mercenaires d'une hérésie damnable.
Mais les catholiques avaient-ils le droit de réclamer pour eux-mêmes une liberté illimitée qu'ils refusaient aux autres cultes ? Les catholiques répondaient que leurs plaintes étaient fondées sur la partialité du gouvernement pour les protestants ; le gouvernement, pour calmer leurs alarmes, assurait que les dispositions dont ils se plaignaient devaient être considérées sous un point de vue civil, et comme mesures d'ordre public, que la religion catholique n'était par conséquent menacée d'aucun péril ; mais ces assurances ne produisirent aucun effet ; les catholiques assuraient qu'ils avaient étudié l'histoire du gouvernement hollandais ; que celui-ci s'était, dans tous les temps, montré en hostilité ouverte contre leur foi, et que les stathouders et les familles privilégiées, arrivées au pouvoir par le protestantisme, devaient nécessairement tâcher de s'y maintenir par son ascendant.
Ici encore nous trouvons qu'une partie des soupçons et de la jalousie des catholiques résultait d'anciens préjugés, plutôt que d'un désir de tolérance ; toutefois leurs appréhensions (page 95) paraissent avoir été trop souvent réalisées, car plusieurs journaux sous l'influence du gouvernement, parlaient de leur croyance dans les termes les plus injurieux, et traitaient de la manière la plus indigne le clergé, qui avait encore à souffrir une persécution de la part des ministres, lorsqu'il lui arrivait de faire entendre ses plaintes. C'est ainsi que sous les plus frivoles prétextes, plusieurs prêtres furent cités devant des tribunaux qui n'offraient aucune garantie d'équité ; car les juges étaient révocables par la seule volonté du roi ; et leur sentence n'était point basée sur le verdict d'un jury ; on pouvait donc comparer ces tribunaux à des cours prévôtales, ou à la chambre étoilée. Il en résulta, par exemple, qu'un prêtre fut jugé et condamné à l'emprisonnement, comme auteur d'un pamphlet, par un tribunal extraordinaire (Note de bas de page : L'abbé de Foere directeur, d'une communauté religieuse» à Brugeq et membre de la chambre des représentants, l'un des hommes les plus éclairés de la Belgique et au nombre de ceux qui ont écrit avec le plus de talent sur la théologie et la métaphysique) ; institution qui perpétuait les traditions du despotisme impérial, et que le gouvernement maintenait malgré le texte formel de la constitution.
A ces actes de sévérité, le gouvernement en ajoutait de non moins impolitiques, dans le choix des personnes qu'il persécutait, puisque (page 96) les accusés se trouvèrent, pour la plupart, être des hommes d'un caractère recommandable et en possession d'une grande popularité. Ainsi, quand le prince évêque de Gand tomba sous la férule des tribunaux, sa sentence fut à peine prononcée qu'elle fut annulée par l'opinion publique, aux acclamations de tout le pays. Non content de cela, le gouvernement intervint dans les relations des évêques avec le clergé inférieur ; le prince de Broglie, et ses vicaires-généraux, par exemple, furent déclarés privés de toute juridiction spirituelle ; quelques curés furent révoqués ; à d'autres on refusa l'installation, et les cures restèrent ainsi vacantes pendant plusieurs mois. Indépendamment de ces vexations, le gouvernement adopta d'autres mesures faites pour réaliser les appréhensions des catholiques : l'instruction religieuse fut entravée et en quelque sorte prohibée dans les écoles (Note de bas de page : Des 68 inspecteurs des écoles publiques en Hollande, où un tiers de la population était catholique, pas un n'était de cette religion).
Des livres de philosophie qui pouvaient être considérés comme ayant une tendance au déisme furent spécialement recommandés, et dans quelques cas il en fut même introduit qui contenaient des épigrammes contre la discipline de l'église, et qui mettaient en doute l'autorité du pape. Pendant un certain temps on plaça à la tête de l'instruction publique un fonctionnaire protestant ; les écoles catholiques, les petits séminaires furent supprimés ; on refusait, autant que possible, au clergé catholique l'accès des écoles placées sous le contrôle du gouvernement ; les fêtes religieuses et les processions furent entravées, sous prétexte de maintenir l'ordre public (Note de bas de page : Le grand objet du gouvernement en supprimant quelques-unes des fêtes, n'était pas de nuire à la religion catholique, mais d'être utile au peuple en diminuant le nombre des jours qu'il consacrait ordinairement à la paresse et à l'ivrognerie), et les maisons d'école furent bâties d'après un plan calqué sur celui qu'on emploie communément pour la construction des temples des réformés (Note de bas de page : Ceci peut paraître une cause d'alarme ridicule, mais telles étaient les craintes et les jalousies des catholiques qu'elle ajoutait pourtant à leurs griefs). Enfin les étudiants du pays furent obligés par décret de faire leur éducation dans le royaume, sous peine d'être déclarés inadmissibles à toute fonction publique, ce qui était un attentat aux droits civils.
Mais ce qui mit le sceau à l'exaspération générale et confirma le clergé dans l'opinion que l'intention du gouvernement était de protestantiser le pays, ce fut l'établissement d'un collège philosophique à Louvain, dont la fréquentation fut d'abord déclarée obligatoire, mais qu'on fut (page 98) contraint dans la suite de rendre facultative, pour faire cesser la clameur publique. Là, comme l'indique la qualification donnée à cet établissement, le système d'éducation était essentiellement philosophique et sous la surveillance immédiate de supérieurs et de professeurs protestants, et quoique les cours embrassassent l'histoire ecclésiastique, y compris le droit canon, on refusa aux évêques et vicaires, la juridiction ou le pouvoir d'interprétation ; c'était là faire naître un énorme grief ; car l'histoire ecclésiastique n'étant autre chose que celle du dogme, et le droit canon étant seulement la forme sous laquelle le dogme était publiquement professé, on en concluait que le gouvernement se rendait maître de la forme, et s'arrogeait ainsi le pouvoir sur le dogme. Ces faits et d'autres subtilités théologiques, furent discutés avec beaucoup d'habileté par le clergé ; tout le système du gouvernement fut déclaré être un perpétuel envahissement des droits des catholiques, et une violation directe de la constitution, justifiant pleinement toutes leurs appréhensions passées et leur opposition à venir.