Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Histoire de la révolution belge de 1830
WHITE Charles - 1836

Charles WHITE, Histoire de la révolution belge de 1830. Livre premier

(Paru à Bruxelles, en 1836, chez Louis Hauman et Cie, traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr.)

CHAPITRE V

Situation commerciale et industrielle des Pays-Bas. - Le million de l'industrie. - Ses effets. - Orangistes de Gand et d'Anvers

(page 124) Il n'est aucun sujet qui ait donné lieu à une plus grande diversité d'opinions que la situation de l'industrie et du commerce pendant les deux dernières années qui ont précédé la révolution. D'un côté, l'on a représenté la prospérité commerciale et industrielle du pays comme marchant assez rapidement dans la voie du progrès pour exciter la jalousie de la Grande-Bretagne, avec laquelle la Belgique, pouvait, selon les partisans de cette opinion, lutter même avantageusement sur les marchés étrangers et dans les colonies ; ce qui fit que quelques personnes n'hésitèrent pas à attribuer la ligne politique adoptée par la Grande-Bretagne, relativement à la question belge, à un désir machiavélique de ruiner l'industrie du gouvernement des Pays-Bas, qui menaçait le monopole commercial de l'Angleterre.

(page 125) D'un autre côté, un grand nombre de personnes qui possèdent des connaissances en économie politique, assurent que la prospérité manufacturière n'était pas réelle, qu'elle était soutenue par des mesures artificielles, que les produits excédaient de beaucoup les demandes, et qu'une catastrophe prochaine était inévitable. On a dit encore que, par suite des encouragements donnés par le gouvernement aux spéculations industrielles, le besoin de bras se faisait si vivement sentir, que la plupart des classes du peuple destinées à l'agriculture se pressaient dans les villes, où elles venaient courir les chances des vicissitudes des affaires et aggraver encore cette lassitude, cet affaissement commercial qui se fit sentir en Europe pendant les deux ou trois années qui précédèrent 1830.

Tout en faisant la part de l'exagération évidente de ces deux opinions, nous ferons observer qu'en les supposant toutes deux également fondées, la plus plausible est évidemment celle qui reconnaît la prospérité commerciale et industrielle du royaume des Pays-Bas vers la fin de son existence politique ; car on ne peut mettre en doute que l'état des affaires ne fût prospère et progressif, mais toutefois pas assez solidement établi encore pour pouvoir se soutenir sans un appui extraordinaire de la part du gouvernement. Les houillères du Hainaut et de la Meuse inférieure (page 126) étaient en pleine activité, recevant des demandes considérables de la Hollande et de la France ; les armuriers de Liége, les drapiers de Verviers fournissaient aussi tout ce qu'ils pouvaient produire pour le Levant, l'Allemagne et l'Amérique méridionale ; les mines et les forges du Luxembourg, la coutellerie de Namur, les tapis de Tournay, les dentelles de Bruxelles, les papeteries de la Meuse supérieure, les raffineries et les tissus de cotons de Gand, les toiles de Courtray et de Saint-Nicolas, toutes ces industries étaient dans un grand état de prospérité ; chaque jour voyait s'élever de nouveaux bâtiments destinés à l'établissement de différentes manufactures, ou était marqué par la formation de nouvelles associations pour l'exploitation de sources nombreuses et variées d'industrie ; mais quoique plusieurs de ces établissements travaillassent avec leurs capitaux ou au moyen du propre crédit des entrepreneurs, en réglant leurs produits d'après les demandes, ce qui doit toujours guider tout fabricant prudent, il y en avait un grand nombre qui étaient dans l'impossibilité de commencer leurs opérations, ou de les continuer, sans l'aide du gouvernement, et qui, bien loin de gagner, ne pouvaient qu'avec peine remplir les obligations qu'ils avaient contractées envers lui (La totalité de la somme, répartie entre différents individus, sous le nom d'industriels, s'élevait à la somme de 10,459,900 fr. à 3 p. c. Le capital devait être remboursé, à différentes époques réparties, entre 1830 et 1850. De cette somme, 856,592 fr. seulement avaient été remboursés lorsque la révolution éclata. L'établissement de Seraing, auquel le roi était associé, figurait sur la liste pour 2,523,000 fr., c'est-à-dire pour un cinquième de la somme totale, et dont 12,500 fr. seulement avaient été remboursés).

Ainsi, quoique (page 127) les manufactures en général pussent paraître à un observateur superficiel dans une condition de splendeur sans rivale, une partie se trouvait en fait, dans un état voisin de la banqueroute, et eussent été obligées de renvoyer un tiers de leurs ouvriers, et de diminuer leurs produits, si la société de commerce ne s'était pas chargée d'acheter leurs marchandises ; et cela avec la conviction de devoir se soumettre à des pertes certaines, mesure qui, quoique favorable aux individus, puisqu'elle leur procurait les moyens de continuer leurs travaux, était loin d'être avantageuse pour le pays en général.

Le grand vice du système du million de l'industrie était d'encourager un tiers des manufacturiers à pousser leurs produits beaucoup au delà des demandes ou même de la possibilité d'une consommation immédiate, et comme le gouvernement intervenait généralement et procurait l'écoulement du surplus, il en résultait que les marchés regorgeaient de produits. Avouons cependant (page 128) que si l'extrême sollicitude que montrait le gouvernement à forcer la fabrication de manière à entrer en concurrence arec celle de l'Angleterre, donnait lieu à plusieurs inconvénients, et s'il était hautement impolitique d'imposer des droits de prohibition, gênants pour le commerce, dans l'intention de fournir des subsides aux manufactures, ce système avait pourtant produit quelques heureux résultats. Un esprit d'industrie et d'émulation porté vers les spéculations, s'était emparé de tout le pays. L'élan qu'il imprimait aux opérations de toute nature avait remis en circulation une masse de capitaux auparavant improductifs, et l'achat des matières premières. La construction de manufactures, ainsi que la consommation d'une foule innombrable de produits indigènes, toutes ces dépenses avaient produit un grand mouvement d'argent. La plus grande partie de la population trouvait du travail ; les demandes de combustibles étaient augmentées, et la valeur des forêts et des houillères allait chaque jour en augmentant ; amélioration très importante pour les provinces de Liége et du Luxembourg, dont les principales richesses proviennent de la vente des bois, des produits des houillères et des mines.

Il est généralement admis par les hommes pratiques, que les provinces méridionales devaient être satisfaites des mesures adoptées par le roi, relativement à l'industrie générale du royaume ; (page 129) quelques-uns des effets avantageux de ce système continuent de se faire ressentir encore à présent ; car, quoique plusieurs établissements d'une faible importance et qui n'existaient que par des moyens artificiels aient cessé de travailler ou, comme les fabricants le déclarent eux-mêmes, soient maintenant dans un état languissant, l'impulsion donnée à l'industrie est telle, l'esprit de spéculation et d'activité est si grand que, nonobstant la réduction d'environ un tiers des produits généraux, le reste s'est relevé peu à peu au niveau où il se trouvait antérieurement, et parvient à s'y maintenir, quoique sans secours étranger, et abandonné à ses propres forces ; il ne manque, pour ramener ces établissements à un état de pleine vigueur, que quelques mois d'une paix assurée, de bons traités commerciaux, et une liberté de commerce sagement limitée. Mais ils devront alors se maintenir dans une condition proportionnée aux ressources et à la population du pays, et produire autant que possible des bénéfices intérieurs, sans réveiller la jalousie au dehors.

En général, le système adopté par le roi doit être considéré moins sous le rapport politique et commercial que sous un point de vue monarchique. Car au moyen du million de l'industrie, c'est-à-dire soit en venant au secours des spéculateurs gênés, soit en mettant les autres à même de commencer leurs opérations, et en devenant (page 130) comme elle le devint réellement copropriétaire de plusieurs établissements manufacturiers et industriels, la couronne se créait un noyau nombreux de partisans dévoués dans la classe la plus propre à contrebalancer l'influence morale du clergé catholique. C'est ainsi que Gand et Anvers demeurèrent fidèles à l'ancien gouvernement jusqu'au dernier moment, et que tous les orangistes qu'il y ait encore dans le pays semblent être concentrés dans ces deux villes.

Il est un autre motif politique qui se rattache à ce système et qui mérite notre attention (Dix jours de campagne par Charles Durand. Amsterdam, 1832). « Assujetti par ses traditions, ses coutumes et par son peu de développement intellectuel, à la double influence des nobles et des prêtres, le Belge conserve non seulement cette obéissance passive au clergé inhérente à ses habitudes morales, mais encore un profond respect pour l'aristocratie, qui fait que les paysans considèrent la noblesse et les grands propriétaires comme leurs supérieurs ; obéissant par habitude à ses seigneurs et aux prêtres, en dépit de tout ce qu'ont pu faire les lois et la civilisation pour les en détacher. Le Belge ne pouvait être arraché à ce double esclavage, que par deux moyens capables de l'élever au niveau des (page 131) classes qui l'oppriment : en répandant l'instruction, il était possible d'enlever les masses à la servitude cléricale ; au moyen du commerce et de l'industrie, il était également possible d'élever les fortunes plébéiennes au niveau de celles de l'aristocratie ; ce fut en conséquence sur l'éducation publique et l'industrie que Guillaume fonda les espérances d'émancipation matérielle et morale de son peuple, qui néanmoins ne put comprendre ses intentions bienveillantes. »

Si ses observations sont exactes, personne ne tentera de nier que ce projet, amené à bonne fin, ne fût de nature à produire les plus grands avantages. Mais malheureusement pour le gouvernement du roi, les Belges, quoique appréciant le bien-être matériel qui résulterait pour leur pays, du développement du commerce et de l'industrie, comprirent trop clairement les vues du ministère relativement à l'instruction publique. La noblesse et le clergé ne pouvaient pas se dissimuler que l'intention du gouvernement ne fût non seulement de détourner l'esprit de la jeunesse du pays des idées religieuses de leurs pères, mais encore de la soustraire au contrôle de ceux qui avaient le droit de se considérer comme les gardiens naturels de la génération naissante. De là les réclamations incessantes des chambres, de la presse et du peuple contre les entraves apportées à la liberté d'instruction qu'ils considéraient (page 132) comme des actes outrageants d'oppression tyrannique bien opposés aux intentions bienveillantes que le passage cité plus haut attribue au gouvernement. On doit cependant remarquer que les clameurs élevées contre le million de l'industrie ne portaient pas tant sur son usage, que sur l'abus que le gouvernement fit des sommes votées à ce titre, d'autant plus que pas une fraction de sommes remboursées ou des intérêts ne figurait au crédit public, et qu'ainsi ce million pouvait être considéré comme une addition à la liste civile, ou aux fonds secrets.

Quant à ce qui est du haut commerce en Belgique, il ne peut y avoir qu'une seule opinion. La liberté de l'Escaut avait amené Anvers à un degré de splendeur qui rappelait les jours de Charles-Quint, et ce n'était pas sans raison que les négociants hollandais en éprouvaient une profonde jalousie ; car il est prouvé qu'Anvers faisait plus d'affaires dans les produits coloniaux, excepté le tabac, qu'Amsterdam et Rotterdam réunis. Aussi sur ce point ne s'éleva-t-il pas l'ombre d'une plainte dans les provinces méridionales ; car les droits de prohibition et les restrictions à la liberté du commerce, si chaudement réclamées par la Belgique, et auxquelles des Hollandais s'opposaient avec énergie, sont des griefs qui retombent entièrement sur les Belges, depuis que le temps a modifié les idées sur la liberté commerciale, (page 133) admise en principe par les peuples les plus éclairés de l'Europe en économie politique et qui s'établit même en Belgique.

Possédant le sol le plus fertile, d'immenses forêts et des mines abondantes, la Belgique avait tourné tous ses efforts vers l'agriculture et les manufactures, depuis que le traité de Munster avait anéanti son commerce. Ainsi, durant le règne de Marie-Thérèse, et depuis lors en dépit du système continental de Napoléon, elle jouissait d'une grande prospérité, et n'ayant pas de commerce maritime, elle considérait le système prohibitif comme la source de toutes ses richesses.

D'un autre côté, la Hollande possédant de vastes colonies, un littoral étendu, une population plus adonnée au commerce qu'à l'industrie, tirait ses principales richesses de la navigation et du commerce intérieur. De là le conflit qui s'établit entre les intérêts et les vues des provinces du nord et de celles du sud. Les unes désiraient un commerce libre, les autres des droits prohibitifs : l'une tournant les yeux vers l'Océan où ses nombreux vaisseaux naviguaient sur la même ligne que ceux des nations maritimes les plus favorisées, l'autre considérant le sol d'où elle tirait ses productions comme pouvant être assimilé au sol de la France ; le conflit qui s'éleva dans les états-généraux entre les députés du nord et ceux du sud sur chacun des sujets qui avaient trait aux taxes sur le commerce, (page 134) prouve suffisamment la différence d'intérêts qui existait entre les deux parties du royaume ; et comme les droits prohibitifs furent maintenus an détriment de la Hollande, on ne peut, au moins dans ce cas, accuser le gouvernement de partialité ; aussi on murmura beaucoup en Hollande contre un système si manifestement nuisible à son commerce, et on peut affirmer qu'en supposant même que le désir d'une séparation n'eût pas été exprimé par les Belges, les Hollandais eussent à la longue été forcés de la demander eux-mêmes pour sauver Amsterdam et Rotterdam de la ruine qui menaçait ces ports.

L'expérience de quinze années a prouvé que le congrès de Vienne ne songea qu'à unir ces deux peuples, sans s'inquiéter s'ils sympathisaient, si une fusion était possible entre eux, et sans tenir compte des enseignements de l'histoire. Si ces diplomates eussent moins méprisé ces utiles enseignements, s'ils eussent un peu mieux considéré les différences de caractère, d'intérêts, d'habitudes, de langage, de sentiments, de religion, qui existaient entre ces deux peuples, ils eussent vu sans aucun doute que cette fusion était impraticable et leur rupture imminente. L'historien doit avoir égard à ces circonstances et conclure que la tâche imposée au roi des Pays-Bas était presque au dessus des forces de la puissance humaine, et que quelque impolitiques que fussent les (page 135) mesures adoptées par son gouvernement, elles ne purent qu'aggraver les vices inhérents à l'union, qui sans cela devaient toujours en amener la dissolution au bout de quelques années.

On peut facilement répondre à l'accusation élevée contre la Grande-Bretagne, car il est incontestable que la prospérité manufacturière des Pays-Bas causait bien peu d'inquiétudes à Birmingham, à Manchester ou à Glasgow. Le commerce britannique savait bien que, grâce à l'immense développement de ses capitaux et de ses machines, à la rapidité de ses communications, à l'abondance du combustible, à la bonne qualité des matières premières, et à d'autres causes réunies en Angleterre, il n'avait rien à redouter de la concurrence des Pays-Bas, excepté dans quelques articles de qualité inférieure, pourvu que les Belges fussent soutenus par leur gouvernement ; car le manufacturier anglais pouvait livrer certains produits, les cotons, par exemple, à 20 pour cent au dessous du prix des fabricants de Gand ; en conséquence, pour que ces manufacturiers pussent rivaliser avec les Anglais, le gouvernement ou la société de commerce était obligé de compenser la différence au moyen de primes, procédé ruineux, qui prouve suffisamment que Manchester n'avait rien à redouter de la rivalité de Gand.

Il tombe donc sous les sens qu'une industrie (page 136) nationale, qui ne pouvait exister sans de larges subsides du gouvernement, était un fardeau ruineux et ne devait pas être une source immédiate de bénéfices pour le royaume ; aussi les Hollandais, peuple commerçant et non manufacturier, avaient-ils raison de se plaindre d'un système qui ne semblait établi qu'à l'avantage de la Belgique. Quel qu'ait pu être à cet égard l'amour-propre des habitants des Pays-Bas, tout Anglais éclairé ne supposera jamais qu'une nation comme la nation britannique, avec ses immenses richesses, ses prodigieux capitaux, ses entreprises gigantesques, ses nombreuses colonies, puisse craindre la concurrence d'un pays dont le territoire est aussi resserré que celui des Pays-Bas, dans lequel existaient déjà des germes profonds de désunion ; un pays dont les colonies étaient comme un grain de sable auprès de celles de l'Angleterre, dont les marchandises ont à supporter des droits plus élevés d'assurances et de fret, dont les produits étaient soumis à des droits égaux en France, en Allemagne, dans la Baltique, à ceux de Manchester et de Glasgow, et qui était obligé de recevoir ses soies, ses laines, ses cotons, l'indigo et autres matières premières, des sources d'où l'Angleterre tire les siennes ; d'un pays où par des raisons particulières, par sa nature géologique, il est nécessaire d'employer le bois dans tous les travaux des mines (le combustible à la (page 137) houillère même étant d'un prix beaucoup plus élevé et souvent d'une qualité moindre qu'en Angleterre) ; d'un pays enfin dont les produits étaient grands sans doute, mais les débouchés limités, et où par suite des charges fiscales et autres causes locales, les marchandises ne pouvaient être apportées dans les marchés au même prix que celles de l'Angleterre.

Mais quand on admettrait la durée de l'union et la possibilité d'une rivalité heureuse, dans une période à venir, qu'est-ce que cela prouve ? que les Pays-Bas étaient entrés dans la voie du progrès, mais non que le gouvernement britannique ait agi par les motifs d'égoïsme machiavélique que lui attribuent quelques partisans exaltés de la maison de Nassau. La conduite de l'Angleterre fut basée sur des principes d'une politique plus élevée, d'une politique appropriée à l'état menaçant et précaire de l'Europe, et à sa propre position financière et morale ; car, quoique loin d'être préparé à la révolution belge, et moins encore à la conduite impolitique de ses hommes d'Etat, au manque d'énergie et de tactique militaire de ses généraux, à l'indécision de l'héritier du trône et surtout à l'opposition que le roi mit à l'élévation de son fils, néanmoins le ministère britannique, dont le chef était alors le duc de Wellington, sympathisait chaudement avec ce gouvernement, et il déplora l'issue des événements, avec d'autant plus d'amertume (page 138) que c'était en grande partie à lut qu'était due la pensée de l'union des deux pays. Heureusement pour la Grande-Bretagne et la paix de l'Europe, le duc de Wellington comprit la gravité des affaires et le danger qu'il y aurait eu de résister par la force au torrent révolutionnaire qui alors menaçait toute l'Europe. Il voulut éviter les horreurs de la guerre, à l'Angleterre et aux autres pays, et il vit que selon toutes les probabilités, il pourrait, en gagnant du temps et par d'habiles négociations, amener ce résultat désirable que n'aurait jamais obtenu la résistance. Profondément versé dans l'histoire de son pays, il resta convaincu que la politique fatale des administrations précédentes, qui sans égards pour les malheurs et la misère qu'elles préparaient à la postérité, avaient inconsidérément entraîné la Grande-Bretagne dans d'inutiles querelles, que cette politique, dis-je, avait élevé ses impôts au total effrayant où ils sont maintenant, et avaient fait tant de mal à son industrie. S'il en eût été autrement, si Sa Grâce eût oublié ces faits, la dette nationale, comme un effrayant memento mori, était là pour lui faire éviter le danger d'entraîner son pays dans une nouvelle guerre d'intervention.

Le duc de Wellington s'aperçut que les temps étaient passés où un ministère pouvait s'aventurer à se présenter devant la chambre des communes et lui demander les ressources du pays pour fomenter (page 139) des guerres continentales, étrangères à l'honneur et aux intérêts de la Grande-Bretagne, pour soutenir les monarchies ébranlées, qui par les fautes politiques des souverains voyaient traîner dans la boue leurs bannières avilies ; monarques qui, pendant qu'ils étaient assis sur leur trône, n'avaient pas su s'y maintenir, qui, ayant tenu, n'avaient pu conserver, et qui, malgré la sympathie qu'ils inspiraient comme individus, n'avaient aucun droit de disposer de l'or des Anglais, puisqu'ils étaient chefs de peuples étrangers. Le temps était passé où un ministère anglais, au premier symptôme de commotion civile ou de guerre continentale, pouvait se permettre de verser le sang et les trésors du pays pour s'entremettre entre les souverains et leurs peuples, et cela sans la plus légère chance d'utilité pour l'avenir de la Grande-Bretagne.

La grandeur future des nations peut dépendre du triomphe de leurs armes ; mais le fondement réel de toute splendeur nationale est essentiellement basé sur le maintien de la paix. Le duc de Wellington peut être immortel comme conquérant ; mais ses plus beaux titres de gloire seront d'abord ses concessions en faveur des catholiques, concessions que le roi des Pays-Bas eût bien fait d'imiter ; en deuxième lieu, cette politique sage et adroite qui le porta à reconnaître la France de juillet, et par là épargna à l'Europe une guerre (page 140) de l'espèce la plus longue et la plus subversive qu'on puisse imaginer, c'est-à-dire la guerre des opinions. Le système de non-intervention, ou plutôt la substitution des conférences diplomatiques aux droits de l'épée, donna à la politique anglaise un caractère nouveau, dont les résultats heureux ont été immenses, et quand les passions des partis se seront assoupies, que les historiens pourront avec calme et impartialité, écrire l'histoire de ces temps, le duc de Wellington méritera plus encore l'admiration et la reconnaissance de la postérité pour avoir été le fondateur, ou au moins le premier soutien de ce système pacifique, que pour ses hauts faits sur les champs de bataille. La reconnaissance de Louis-Philippe, et le refus d'intervenir par les armes dans la question belge, refus que fit péremptoirement lord Aberdeen dès les premiers moments de la révolution, ne doivent pas être pris tant comme une reconnaissance de ce qu'on appelle les droits sacrés du peuple à l'insurrection, que comme l'aveu que l'Angleterre n'a pas le droit d'intervenir dans les dissensions intestines des nations du continent européen, et que, en supposant même qu'elle y soit autorisée comme en septembre 1830, par un appel du gouvernement légitime, la politique et les intérêts du peuple anglais l'empêcheraient d'employer d'autres armes que la plume de ses diplomates. « Choisissez la forme de gouvernement (page 141) qui vous convient (disait le duc de Wellington à la députation belge envoyée en Angleterre par le gouvernement provisoire), et le chef le plus propre à vous faire arriver au but que vous ambitionnez ; pourvu que vous ne vous mettiez pas en guerre avec l'Europe, nous n'interviendrons pas. » Tel fut le système suivi par le duc de Wellington et ses collègues, en juillet et septembre 1830, envers la France et envers la Belgique ; et c'est ce système qui, suivi plus tard par lord Grey, forma constamment la base de sa politique.

Ce fut la conservation de la paix européenne, et non pas la destruction de l'industrie néerlandaise qui donna lieu à la politique de l'Angleterre, et traça le cercle dans lequel les efforts du gouvernement et de ses agents diplomatiques se renfermèrent invariablement.

L'issue a pleinement prouvé la sagesse de leur conduite et le succès de leurs efforts ; car quoiqu'ils fussent assaillis par les intérêts les plus contraires et de nombreux éléments de conflagration, et quoique près d'un demi-million d'hommes en armes fussent en présence, mèche allumée, bannières déployées, et appelant la guerre de tous leurs vœux, la paix fut maintenue, les passions révolutionnaires calmées, l'épée rentra dans le fourreau sans avoir versé le sang, et si quelques changements eurent lieu, ce fut dans les représentants des monarchies et non dans le système monarchique.

(page 142) Sans aucun doute le plus grand désir des carlistes et des orangistes était que la Grande-Bretagne se portât le champion de la légitimité en Hollande et en France. Peu leur importait d'ailleurs que la dette publique et les charges de l'Angleterre s'augmentassent, pourvu que le peuple anglais consentît à fournir des subsides en hommes, en armes, en argent, et concourût ainsi à accroître encore les désastres qu'auraient entraînés pour l'industrie générale et l'agriculture les guerres dans d'autres royaumes. Mais en supposant même que le ministère anglais eût consenti à être leur instrument, ou que le peuple eût été assez aveuglé sur ses propres intérêts pour consentir à s'imposer de nouvelles privations en faveur de telle dynastie particulière du continent, ou des doctrines politiques, la moindre réflexion leur aurait démontré que rien ne pouvait s'effectuer sans le concours des autres grandes puissances et le renouvellement de la Sainte-Alliance.

Mais quel était alors l'état de l'Angleterre et de l'Europe ? la Grande-Bretagne était tourmentée par la réforme, et moins que jamais disposée à former avec les puissances étrangères, une croisade contre les institutions libérales ; aussi n'était-ce pas une tâche légère pour le gouvernement d'arrêter le flot de radicalisme et d'insubordination qui se manifestait dans tout le pays et causait le malaise de l'Irlande ; l'Autriche était occupée en Italie, la Russie ne (page 143) pouvait pas distraire un seul homme de la Pologne ; la Prusse pouvait à peine contenir ses provinces rhénanes, la Silésie et le duché de Posen. Le Hanovre était troublé par des dissensions intestines, qui réclamaient toute l'énergie du gouvernement et la popularité sans bornes de son prudent vice-roi. Les provinces rhénanes voisines de la France étaient dans un état de fermentation et d'insubordination qui exigeaient l'augmentation des garnisons, et les mesures de police les plus sévères. Dans cette condition morale de l'Europe, l'Angleterre pouvait fournir de l'argent ; mais il est douteux qu'un seul Etat européen eût osé se hasarder à marcher en armes au-delà de ses frontières, sans s'exposer à des commotions intestines, ou attirer sur elle toute la furie de la France alors agitée, et appelant le mouvement avec une ardeur non moins grande que dans les jours les plus brillants de la république.

En suivant avec fermeté la ligne d'une politique prudente et pacifique, la Grande-Bretagne a incontestablement arrêté la fougue de la démocratie, et aidé à l'affermissement des monarchies constitutionnelles. Mais elle n'a pu atteindre ce but sans s'attirer la haine des ultra-légitimistes et des ultra-libéraux. Les premiers, en demandant une intervention armée, espéraient que la guerre amènerait la restauration, non pas tant dans l'intérêt de la dynastie qu'à cause des subsides qu'ils (page 144) recevaient des rois ; car les organes de l'orangisme se renferment, on peut le dire, dans une certaine classe de marchands et de quelques nobles dont, chose étrange, la plupart étaient connus par leur opposition au roi, et qui, à cette heure, regardent encore les jours de l'Empire comme ceux de la plus grande prospérité de la Belgique. Il est vrai que leurs femmes étaient dames d'honneur de l'impératrice, et qu'eux-mêmes jouissaient de la faveur d'approcher du soleil des Tuileries. Les derniers, c'est-à-dire les ultra-libéraux, appelaient des mesures rigoureuses et de nouveaux troubles, parce qu'ils n'avaient rien gagné dans la nouvelle révolution ; pour la plus grande partie de ces hommes, le pays, la dignité nationale, la liberté et le patriotisme sont des mots vides de sens, dont ils se servent pour tromper le peuple, le peuple ! cette masse de prolétaires égarés, qui, dans ces occasions, sert d'instrument à leur ambition, et qui n'a à gagner dans une révolution qu'un changement de maître.