(Paru à Bruxelles, en 1836, chez Louis Hauman et Cie, traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr.)
Les Belges décident qu'il sera procédé à l'élection du chef de l'Etat. - Le colonel Achille Murat. - Candidats au trône. - Les suffrages sont partages entre les ducs de Leuchtemberg et de Nemours. - Politique et intrigues du gouvernement français pour assurer l'élection du duc de Nemours. - Conduite de lord Ponsonby et de M. Bresson en cette occasion. - Lettres et notes du comte H. Sébastiani. - Le duc de Leuchtemberg, dont la candidature est accueillie favorablement par le peuple, est proposée par M. Lebeau et soixante-quinze députés. - Le marquis de la Woestine arrive à Bruxelles. - Le duc de Nemours est élu. - Une députation du congrès belge part pour Paris. - Louis-Philippe refusa la couronne offerte à son fils. - Mouvements orangistes. - Conspiration de Grégoire à Gand, déjouée par l'énergie de Van de Poel. - Acquittement de Grégoire. - Mort de Van Speyk.
(page 311) Il n'est rien peut-être dans toute l'histoire de ces temps, de plus remarquable que les circonstances qui accompagnèrent les efforts des Belges pour arriver à une solution sur la question de souveraineté. (page 312) Mais la nation était tellement convaincue de l'urgente nécessité de mettre fin aux intrigues et aux dissensions des factions, elle était si lasse de l'incertitude de sa position, et appréhendait tellement de tomber dans une anarchie complète, qu'elle applaudit unanimement à la résolution du congrès d'en venir à une prompte issue.
La diplomatie seule voyait avec peine cette détermination, et songeait à mettre des obstacles à une solution immédiate, mais par des motifs très différents, et qui faillirent interrompre cette bonne intelligence qui était le but avoué des grandes puissances. La Russie, en premier lieu, quoique à la veille de commencer cette guerre sanglante qui était destinée à river encore les chaînes de la malheureuse Pologne, n'abandonna jamais l'espoir d'une restauration hollandaise, et en conséquence ordonna à ses plénipotentiaires à Paris et à Londres d'employer tous les moyens possibles pour gagner du temps. L'Autriche et la Prusse, quoique plus sincères dans leurs intentions et plus intéressées au maintien de la paix, suivirent la même voie, jusqu’à ce qu'elles eussent reconnu que le succès était impossible, et qu'il était nécessaire de songer à des projets moins chimériques. En second lieu, l'Angleterre, quoique connaissant l'impossibilité même d'une restauration indirecte, penchait encore fortement pour la cause du prince d'Orange, et était en (page 313) conséquence opposée à une solution qui devait être fatale à son candidat favori. En troisième lieu, la situation de l'Europe était si critique, et l'espérance d'éviter la guerre si incertaine, que la France désirait un délai pour être prête à marcher au premier signal des hostilités, et se mettre en possession de ce que le parti du mouvement persistait à considérer comme ses frontières naturelles, sans s'embarrasser de négociations ou d'alliances et même de la nécessité de conquérir. Car il faut observer que, si la guerre eût éclaté avant l'élection d'un roi, et si les doctrines de la propagande, dont Lafayette, Lamarque et Mauguin étaient les apôtres, l'avait emporté sur le système pacifique adopté par Louis-Philippe, et si sagement soutenu par Casimir Périer et ses collègues ; le peuple belge se serait jeté de lui-même dans les bras de la France, et le désir d'une réunion, borné à certaines fractions isolées, serait devenu général et simultané. L'intérêt évident de la politique de la Grande-Bretagne et de la Prusse exigeait donc qu'elles accélérassent, loin de l'empêcher, l'élection du chef de l'Etat.
Cependant la difficulté ne consistait pas tant dans l'adoption de ce principe, que dans le choix de la personne destinée à monter sur le trône. Tous étaient unanimes sur le point d'exclusion, tandis qu'ils différaient sur le choix de la personne. L'élection la plus convenable pour tout (page 314) le pays, était sans aucun doute celle du prince Léopold de Saxe-Cobourg ; mais la Grande-Bretagne, par suite des motifs qui lui faisaient désirer un délai, décourageait toutes les ouvertures qui avaient rapport à ce prince, dont le nom avait déjà été suggéré à l'envoyé anglais à Bruxelles et à son gouvernement même. L'éloignement que les libéraux français éprouvaient pour l'Angleterre était également un obstacle à cette combinaison qui, dans le fait, fut sagement réservée pour une époque postérieure et plus propice.
Un pas immense avait cependant déjà été fait, pour conserver l'harmonie, par l'extension du veto d'exclusion non seulement « à tout prince des familles régnantes, dans les cinq Etats dont les représentants étaient assemblés à la conférence de Londres (Protocole (n° 14) du 1er février 1831), » mais au duc de Leuchtemberg (Auguste-Charles-Eugène Napoléon, fils d'Eugène de Beauharnais, né le 9 décembre 1810, mort prince de Portugal et époux de dona Maria, le 28 mars 1835). La parenté de ce dernier avec la famille de Napoléon était faite pour réveiller les intrigues des bonapartistes et pour remplir la Belgique des partisans d'une dynastie qui était loin d'avoir renoncé à ses prétentions au trône de France. Ainsi, les espérances de ce parti furent, à cette époque, si fortement excitées que même le colonel (page 315) Achille Murat, fils aîné du chevaleresque roi de Naples, quitta les Etats-Unis où il était retiré, pour tenter la fortune, en entrant au service belge. D'autres membres de la même famille tâchèrent aussi d'obtenir le rappel de la loi qui les bannit de la France, et manifestèrent l'intention de venir s'établir à Bruxelles. La ressemblance frappante qui existait entre le colonel Murat et l'empereur Napoléon (ressemblance qu'il cherchait à augmenter encore par la manière dont il s'habillait et par son attitude habituelle), son mérite non contesté, son courage, sa facilité extraordinaire pour parler presque toutes les langues modernes, étaient propres à produire beaucoup d'effet dans des temps de troubles. Mais la sympathie que le nom de Murat pouvait avoir éveillée dans le cœur de quelques vétérans et réfugiés italiens, ne trouvait pas d'écho dans le peuple ; et sa présence ayant excité les susceptibilités du gouvernement français, le colonel Murat se démit du titre de commandant d'une légion étrangère, qu'il avait eu pendant quelques semaines, et quitta le continent (Note de bas de page : Comme le colonel Murat n'arriva en Belgique qu'après l'élection du roi Léopold, on pourrait accuser l'auteur de commettre un anachronisme. Mais le but de l'arrivée de ce personnage n'en est pas moins réel ; le colonel Murat est depuis resté en Amérique, où il avait en dernier lieu exercé les fonctions modestes de maître de poste, dans une petite ville).
(page 316) Les remontrances ou les intrigues des différents cabinets furent cependant une barrière insuffisante contre l'impatience des Belges. En conséquence, le 19 janvier, après plusieurs jours de débats préparatoires sur la question d'urgence, le jour pour l'élection finale fut irrévocablement fixé par le congrès au 28. Dans la même séance, il fut résolu que la légation à Paris consulterait le cabinet français « sur différents points commerciaux et politiques qui avaient rapport au choix du chef de l'Etat, » tandis qu'une proposition semblable relative à la Grande-Bretagne fut rejetée assez lestement. Manque de courtoisie gratuit et impolitique envers l'Angleterre ; car, à moins de supposer les députés belges aveugles sur leur position réelle et leurs intérêts futurs, ils devaient comprendre que toute tentative, pour amener une rivalité entre le cabinet de St.-James et celui de Tuileries, devait leur être nuisible, et que l'existence et la consolidation de cette indépendance nationale, qu'ils paraissaient si jaloux d'obtenir, dépendaient du maintien d'un parfait accord entre l'Angleterre et la France. Détruire cette harmonie était le grand but de leurs adversaires. S'ils y fussent parvenus, la réunion ou la restauration étaient inévitables. Heureusement cependant, pour l'Europe et la Belgique, le pacte auquel les grandes puissances avaient concouru, pacte que M. Lebeau avait si justement nommé (page 317) « une conspiration vertueuse pour éviter la guerre, » contrebalançait puissamment les résolutions impolitiques des députés belges, qui pouvaient amener la rupture de la paix depuis qu'ils étaient décidés à ne consulter que leur propre inclination dans le choix d'un roi, en dépit des conseils de leurs amis et des avertissements de leurs ennemis.
A peine la question du choix du chef de l'Etat fut-elle sérieusement agitée, qu'une multitude de compétiteurs à la royauté se firent connaître du public. Les prétendants, dont les noms furent désignés à leur insu ou sans leur acquiescement, étaient presque aussi nombreux que les députés destinés à faire l'élection. La France, l'Italie, l'Allemagne et la Belgique fournissaient chacune leur contingent. Des pétitions furent présentées au congrès le 27 janvier, en faveur de La Fayette, Fabvier, Sébastiani, Chateaubriand, le prince de Carignan, l'archiduc Charles, Surlet de Choquier, Charles Rogier, LE PAPE, Félix de Mérode, le prince Othon de Bavière, le duc Jean de Saxe, le prince de Salm, les ducs de Nemours et de Leuchtemberg, et même Louis-Philippe avec une vice-royauté. Indépendamment de ceux-ci les noms du duc de Lucques, du duc de Reichstadt et du prince de Capoue, frère du roi des Deux-Siciles, furent aussi mis en avant. Le choix de ce dernier fut sérieusement désiré par le cabinet (page 318) français, et même recommandé par le prince de Talleyrand. Mais la Belgique ne montra jamais la plus légère prédilection pour lui, et quoiqu'il n'y eût pas d'objection absolue de la part des grandes puissances, il possédait peu de ces qualités essentielles requises dans le dernier paragraphe du 12e protocole. Si les Belges eussent montré une tendance décidée à élire le prince Othon de Bavière, il est probable qu'il eût été reconnu aussitôt par l'Angleterre, la Prusse et la France, et qu'il eût obtenu la main de la princesse Marie, seconde fille de Louis-Philippe. Mais la jeunesse du prince, qui n'avait pas encore accompli sa 13e année, était un motif suffisant de rejet. Rien ne pouvait être plus impolitique que de placer un pays, sortant d'un état de guerre civile, sous le gouvernement d'un roi mineur, alors que l'expérience et l'énergie de l'âge mûr étaient si impérieusement nécessaires.
En même temps, tandis que les prétentions de quelques candidats populaires, spécialement du duc de Luchtemberg, étaient chaudement défendues par la presse quotidienne, il y avait, entre autres candidats, un prince d'une maison médiatisée insignifiante, le prince de Salm (Le prince Frédéric-Ernest-Othon-Philippe de Salm Kyrbourg, de Aahaus en Westphalie), qui tâcha d'attirer l'attention publique par des écrits et des (page 319) avertissements, affichés sur toutes les murailles, dans lesquels il offrait ses services, comme prince ayant toutes les qualités pour assurer l'indépendance et la prospérité des Belges, et leur réconciliation avec les grandes puissances. Mais, par une de ces contradictions capricieuses, qui empreignent d'un si singulier caractère les événements de cette époque, tout ce corps d'éphémères compétiteurs aux gloires orageuses de la royauté fut abandonné, au moment de l'élection, excepté les deux que les grandes puissances avaient expressément exclus. Alternative singulière ; car, comme M. Nothomb l'a justement observé : « le duc de Luchtemberg était essentiellement anti-français sans être européen, tandis que le duc de Nemours était si exclusivement français, qu'il était par cela même directement anti-européen. » L'un et l'autre avaient, en conséquence, été déclarés inadmissibles par la conférence, les Belges ne pouvaient pas l'ignorer ; car, quoique les protocoles du 1er et du 7 février soient postérieurs à l'élection, ils furent avertis des intentions des grandes puissances par M. Bresson, jusqu'à l'époque où il reçut des instructions pour encourager 1e choix du duc de Nemours. Le même fait leur avait aussi été certifié par lord Ponsonby, dès le premier moment où la question fut agitée, jusqu'à l'époque où le refus de Louis-Philippe ouvrit les yeux aux plus incrédules. Le langage de lord Ponsonby, (page 320) qui fut si mal interprété par les deux partis, n'avait jamais varié ; il fut toujours positivement négatif.
Le nom de l'archiduc Charles d'Autriche fut également mis en avant ; mais outre que ce prince tombait sous l'exclusion du 14e protocole, il n'était considéré que comme un manteau pour les partisans du prince d'Orange et pour ceux qui, étant intimement convaincus que les deux autres candidats n'accepteraient pas, ou ne seraient pas reconnus, votèrent en sa faveur, afin de diminuer le chiffre de la majorité qui pouvait se prononcer pour l'un ou pour l'autre.
La combinaison en faveur du fils de l'illustre Eugène, fut en grande partie la création de M. Lebeau qui la proposa,. et fut soutenu par presque tous les libéraux modérés et ceux qu'on pouvait considérer comme les plus franchement attachés à l'indépendance du pays. Les réunionistes français, y compris le peu de républicains et une partie du parti catholique, se rallièrent autour du duc de Nemours, dont la souveraineté, si elle eût pu être compatible avec la paix, eût été l'équivalent d'une vice-royauté française, avec cette différence importante qu'au lieu d'admettre les Belges aux honneurs et aux avantages d'une incorporation avec la France, elle eût exposé la Belgique à se voir envahie par une multitude d'employés français et voir renaître ainsi un des (page 321) principaux griefs dont elle se plaignait sous le gouvernement hollandais.
A mesure que l'époque de l'élection approchait, la conduite du cabinet français, qui jusqu'alors avait été franche et honorable, donna lieu à de sévères critiques et fut, selon toute apparence, entachée d'un défaut de sincérité et d'un désir de manquer à ses promesses. Il fut accusé d'intriguer secrètement pour amener l'élection du duc de Nemours, tandis qu'il assurait solennellement aux grandes puissances et aux envoyés belges qu'il ne soutenait pas cette combinaison. Il refusa de souscrire au protocole relatif aux limites territoriales de ce pays dont il pouvait devenir possesseur par élection ou par une guerre, sous prétexte que la conférence était une médiation, et toutefois il intervint péremptoirement par son opposition à l'élection du candidat que le peuple affectionnait. Il désavouait toute vue d'agrandissement, et proclamait la plus grande sympathie pour la Belgique, tout en créant, de propos délibéré, des obstacles à la solution immédiate de la question, obstacles qui pouvaient amener l'anarchie, et jeter dans ses bras ce pays harassé et épuisé.
Quelques-unes de ces accusations étaient, sans aucun doute, fondées ; mais l'état critique de la France, à l'intérieur, doit être admis comme une excuse de sa conduite peu franche au dehors ; (page 322) on pourrait dire qu'elle vivait au jour le jour, et incertaine du lendemain. Dépendant de la force des événements, qui souvent dérangent les systèmes, et à la merci de la volonté populaire, qui le dominait presque, le gouvernement, balloté d'émeute en émeute, n'avait que des intervalles de vie, et, à moins que le trône de juillet n'eût porté l'abnégation jusqu'à l'imprudence, ou se fût résolu à suivre les destinées des doctrinaires, il était de son devoir de se préparer à ce système d'agression, qu'il aurait été infailliblement forcé de suivre, si le parti du mouvement eût pris le dessus. Il était évident que son but, en encourageant le choix du duc de Nemours, tout en donnant des assurances réitérées qu'il était opposé à cette élection, n'indiquait pas la volonté d'accepter ultérieurement, mais celle d'empêcher le succès du duc de Leuchtemberg, dont le voisinage était considéré comme dangereux pour le repos intérieur de la France et pour la consolidation de sa nouvelle dynastie. Dans la position où se trouvait le cabinet du Palais-Royal, et par suite de l'irrévocable détermination du roi de ne pas accepter la couronne pour son fils, l'élection doit être considérée comme un acte de politique adroite. Elle empêcha un mal grave et immédiat, et donna le temps de songer à une combinaison plus convenable, qui ne demandait pour réussir que d'être développée et sagement amenée.
(page 323) Par son refus d'adhérer au protocole du 27, sous le prétexte que la conférence était une médiation, et en même temps, en intervenant directement, en dénonçant l'élection du duc de Leuchtemberg comme un acte hostile envers la France, le gouvernement de ce pays tombait dans une contradiction évidente et coupable, mais fût demeuré neutre si les Belges, sourds aux avis et aux remontrances, n'eussent pas été menacés, le fils de Beauharnais eût été élu à une grande majorité. La France devait alors tirer l'épée ou subir le voisinage d'un roi, qui en ralliant autour de son trône les esprits mécontents de l'Europe, eût été un brandon perpétuel de discorde près de ses frontières, et, sans offrir la moindre garantie à l'Europe, une source de malaise et d'embarras, un instrument d'anarchie dans les mains des ennemis de l'intérieur et du dehors. Dans l'état social et moral où le pays se trouvait alors, il eût mieux valu pour Louis-Philippe abdiquer le trône ou jeter ses armées en Belgique que d'admettre le contact d'un si dangereux voisin. Les délais étaient sans doute périlleux ; l'anarchie pouvait et devait infailliblement suivre, si le temps se fût prolongé ; des projets de conquête et de partage peuvent même avoir existé. L'appât était tentant, et il était difficile d'y résister en dépit des immenses risques qu'il fallait courir. Les événements qui suivirent ont prouvé cependant que la profession (page 324) de foi du gouvernement français était sincère et honorable ; et comme, depuis, la Belgique a obtenu presque tout ce qu'elle était en droit de demander et que la France a coopéré avec zèle au maintien de la paix, il serait injuste d'inculper les motifs de son gouvernement.
En soutenant la cause de son candidat favori, son habile défenseur faisait observer que trois combinaisons seules étaient possibles, savoir : le prince d'Orange, le duc de Nemours et le duc de Leuchtemberg. « Le premier (disait-il), doit entraîner une guerre civile ; le second, une guerre générale et immédiate ; mais avec le troisième, la guerre est tout au plus probable. Deux causes peuvent néanmoins produire une conflagration immédiate ; l'une est certaine : c'est une union directe ou indirecte avec la France ; l'autre est problématique : ce serait une guerre entre les principes de liberté et ceux de l'absolutisme. » Faisant ainsi allusion à l'élection du duc de Leuchtemberg, en dépit des menaces faites par la France d'abandonner la cause de ce prince en la soumettant au droit d'intervention. En ce qui regardait le prince d'Orange, il n'était appuyé par aucun homme d'énergie ou de talent, tandis que toutes les forces de la révolution se ralliaient autour de ses compétiteurs, et, en ce qui avait un rapport direct ou indirect à l'union avec la France, les conclusions ci-dessus étaient essentiellement (page 325) justes. Mais on pouvait objecter que l'hypothèse de l'élection des deux derniers princes, en ce qui concerne ses rapports avec la guerre, aurait dû être inverse.
Le seul fait de l'élection du duc de Leuchtemberg eût forcé impérieusement la France d'agir selon ses déclarations, sous peine de déceler une faiblesse qui pouvait lui être fatale. Si elle n'avait pas déclaré immédiatement la guerre, elle devait au moins renoncer à toute relation amicale avec la Belgique, rappeler son plénipotentiaire de la conférence et empêcher ainsi la marche des négociations, de la solution desquelles dépendait le repos du continent. D'un autre côté, l'acceptation du duc de Nemours n'avait jamais été envisagée sérieusement. La simple élection de ce prince n'offrait aucun empêchement au maintien de la bonne harmonie entre les grandes puissances. Elle fournissait au gouvernement français une occasion favorable d'essayer ses propres forces à l'intérieur et de prouver sa modération, son désintéressement au dehors, et ainsi de se fortifier dans la bonne opinion des cabinets étrangers. On criait dans toute la Belgique contre ce qu'on nommait la faiblesse de Louis-Philippe et la duplicité de ses ministres. Mais ces hommes jugeaient à travers le prisme des passions du moment et non d'après les lois de la raison, ou les calculs des chances politiques. Les six jours de débats relatifs (page 326) à cette question produisirent à peine une seule prophétie politique qui ait été justifiée par les événements subséquents. Tous semblaient s'égarer dans de vaines théories, contraires à l'expérience du passé et aux chances de l'avenir.
Ce ne fut que peu de jours avant l'époque désignée pour la discussion finale, que le gouvernement français, paraît avoir agi en parfait accord avec les intentions générales des alliés. Ainsi, ce fut seulement le 11 janvier que M. Bresson adressa au président du comité diplomatique une note, établissant que l'élection du duc de Leuchtemberg jetterait la Belgique dans de grands embarras, que ce prince ne serait point reconnu par les grandes puissances, et qu'il ne devait espérer avoir aucune relation avec la France. « Je dois ajouter ( disait M. Bresson ) que le roi, ayant à plusieurs reprises manifesté son intention de ne consentir ni à l'union de la Belgique à la France, ni à l'élection du duc de Nemours, toute persistance dans ces questions déjà décidées, ne peut avoir d'autre résultat que d'agiter la Belgique et de menacer la paix de l'Europe, que le roi est si désireux de maintenir,. »
Un langage semblable avait toujours été la réponse aux démonstrations antérieures faites pour entraîner le cabinet français à revenir sur ses déterminations. La première de ces mesures, celle de la réunion, n'avait jamais été mise en (page 327) avant, d'une manière officielle ou collective, ou sanctionnée par le vœu national. Mais si le gouvernement français n'avait pas été retenu par son désir ardent d'éviter la guerre, il pouvait facilement profiter pour lui-même des importunités des émissaires belges, et, suivant l'exemple de Danton, à la convention, il aurait pu interpréter les désirs privés de M. Gendebien, coryphée des réunionistes, comme le vœu de toute la nation. Quoique M. Gendebien ait été encouragé, dans sa combinaison favorite, par La Fayette, Lamarque et les principaux chefs du mouvement, et quoique les partisans du duc de Leuchtemberg fussent secrètement soutenus par le duc de Bassano et autres, liés par d'anciennes sympathies avec la famille du prince Eugène, Louis-Philippe et ses ministres, ainsi que toutes les personnes appartenant à l'administration, rejetèrent sans hésiter toutes les ouvertures qui tendaient à compromettre la tranquillité de l'Europe.
Une lettre, adressée à son gouvernement, le 9 de janvier, par M. Firmin Rogier, agent diplomatique belge à Paris, place ces matières sous le plus grand jour. Elle prouve que le comte H. Sébastiani avait péremptoirement déclaré « que les objections du roi étaient irrévocables, que la France ne reconnaîtrait jamais le duc de Leuchtemberg comme roi des Belges, que Louis- Philippe ne lui donnerait jamais une de ses filles (page 328) en mariage, et qu'il n'avait pas hésité à déclarer que, de toutes les combinaisons possibles, celle du jeune duc de Leuchtemberg était la plus désagréable à la France, et la moins favorable au repos et à l'indépendance de la Belgique. » La dépêche particulière, de laquelle le passage ci-dessus est extrait, et qui contenait d'autres observations également positives, en ce qui avait rapport au duc de Nemours, n'était pas destinée à être publiée ; mais, par suite de cette soif puérile de publicité, de cette impolitique indiscrétion, de cet oubli total des usages diplomatiques qui caractérisèrent les procédés du gouvernement belge et de ses représentants à cette période, la lettre fut lue dans la chambre et fut répétée par les journaux ; l'inconvenance de la publicité donnée à ce document ayant occasionné une attaque contre le ministre français, dans la chambre des députés, son contenu fut en partie nié par le comte Sébastiani ; mais il ne resta pas le plus léger doute que M. Rogier n'ait de bonne foi répété le sens, sinon les expressions littérales du ministre des affaires étrangères de France.
Cependant, au lieu de produire l'effet désiré, ces communications furent repoussées hautement comme une violation directe du principe de non-intervention ; elles servirent à augmenter encore l'entêtement obstiné de la chambre belge et des (page 239) associations patriotiques, et à les confirmer dans leur détermination aveugle de ne suivre que leur volonté dans le choix du souverain, résolution qui fut hautement applaudie comme une preuve vigoureuse et nécessaire de nationalité et d'indépendance. En conséquence, les partisans des deux candidats principaux redoublèrent d'efforts et se divisèrent en deux camps ; chacun desquels prit conseil auprès des envoyés de la conférence. Les partisans du duc de Nemours se ralliaient autour de M. Bresson, et les amis du duc de Leuchtemberg en appelaient à lord Ponsonby. Le vent de la faveur populaire paraissait à la fin pousser ce dernier prince. Soixante-onze députés, s'étaient déjà engagés à le soutenir ; des agents officieux furent envoyés à Munich, pour le consulter. Un parti, principalement composé d'anciens serviteurs de l'empire, travaillait pour lui à Paris, et pour encourager et augmenter le nombre de ses adhérents, en Belgique, ils affirmaient hardiment, dans les journaux, qu'ils avaient reçu une lettre autographe dans laquelle le prince déclarait « qu'étant profondément touché de la preuve de confiance et d'estime qu'on lui donnait, il regarderait comme un devoir d'accepter le trône, s'il obtenait la majorité au congrès. » Cette assertion fut cependant reconnue entièrement dénuée de fondement. Quel que puisse avoir été le désir secret du jeune prince et de sa mère, (page 340) sous la direction de laquelle il était encore, il s'abstint de toute communication directe, et recommanda aux personnes chargées de cette négociation à Paris et à Bruxelles, d'éviter de le compromettre par quelqu'assurance positive, précaution d'autant plus nécessaire que le gouvernement anglais, qu'on supposait si à tort favorable à cette combinaison, avait donné des instructions à lord Erskine, son ministre à la cour de Bavière, d'exprimer son improbation d'une manière non équivoque, tandis que l'envoyé français avait l'ordre de présenter les remontrances de son gouvernement, dans des termes encore plus énergiques. Détourné par ces considérations et par d'autres puissants motifs, le prince, loin de consentir à accepter la couronne à tout hasard, adressa au duc de Bassano une lettre, dans laquelle il déclarait « que son acceptation serait subordonnée à la sanction du roi des Français, et que l'intérêt de la Belgique elle-même commandait impérativement cette réserve. »
Toutes les intrigues possibles furent néanmoins employées pour lui procurer la majorité. Le comte de Méjean, officier français depuis longtemps attaché à la famille Beauharnais, fut envoyé de Munich à Bruxelles, où il demeura trois jours, et contribua largement à fortifier les espérances des partisans du prince. Le nom de Leuchtemberg était tracé sur toutes les murailles. La presse, (page 331) spécialement le Courrier, soutenait sa cause avec enthousiasme, et déclarait que la volonté du peuple français l'emporterait sur celle de son gouvernement, et le détournerait de l'idée d'une intervention française. Son portrait était exposé dans tous les magasins, et attaché à tous les arbres de la liberté. Des chansons en son honneur étaient chantées dans tous les lieux publics. Son buste fut couronné et inauguré au théâtre, au milieu des applaudissements les plus bruyants. Les estaminets étaient pleins de ses partisans buvant à ses frais ; des processions précédées de bannières et musique en tête, paradaient dans les rues, et s'assemblaient tumultueusement dans les environs de la salle du congrès, en demandant son élection.
De sorte qu'à moins que quelque vigoureux effort ne fût fait par la diplomatie française, son succès était inévitable. Cela paraissait d'autant plus probable que, par un changement soudain et capricieux de l'opinion populaire, la conduite de ce même cabinet, pour lequel le congrès avait récemment montré une sympathie si exclusive, était maintenant l'objet des soupçons des représentants . et critiqué avec aigreur par la presse. Leurs sarcasmes étaient principalement dirigés contre le comte Sébastiani, qu'ils regardaient comme le plus grand ennemi de l'indépendance belge, et sur le compte duquel ils s'exprimaient, (page 332) même en présence de M. Bresson, dans les termes de l'aversion la moins déguisée (Note de bas de page : M. Bresson se trouvait, un jour, à dîner chez le restaurateur Dubos ; une réunion de patriotes discutait bruyamment le mérite de certains diplomates et par dessus tout celui de Sébastiani, en des termes extrêmement amers. Au moment où ils étaient sur le point de quitter la salle, un d'eux, croyant peut-être qu'ils auraient été trop loin, s'approcha de M. Bresson, et lui présenta quelques excuses, exprimant le désir qu'il ne considérât pas cela comme une chose personnelle. « Je suppose qu'il n'y a rien de personnel pour moi dans ce que vous avez dit (répondit M. Bresson avec le plus grand sang-froid), car je pense que si vous aviez l'intention de m'insulter, vous auriez au moins le courage de me le dire en face. » Son interlocuteur le salua et se retira sans mot dire).
En dépit des soupçons d'orangisme, dont la légation anglaise était l'objet, l'opinion populaire lui fut pendant quelque temps favorable. M. Lebeau et plusieurs autres patriotes éclairés parurent désirer établir des rapports qui avaient été jusque-là négligés par presque tous, excepté par le parti anti-national. L'influence anglaise gagnait imperceptiblement du terrain ; celle de la France diminuait en proportion. Lord Ponsonby profita adroitement de ce retour de l'esprit public, pour assurer ses relations avec les libéraux modérés, et surtout avec M. Lebeau, chez lequel il avait tout d'abord découvert plusieurs des qualités (page 333) essentielles qui devaient le conduire à une position éminente dans le gouvernement futur de son pays. Ainsi, à l'exception de MM. Van de Weyer, Charles Le Hon, les deux de Brouckère et deux ou trois autres, M. Lebeau était presque le seul homme qui s'annonçât avec évidence comme un homme destiné à obtenir une prééminence politique et parlementaire.
En même temps, les rapports de M. Bresson, sur les progrès de la combinaison Leuchtemberg, éveillaient beaucoup d'inquiétudes à Paris et, à la fin, forcèrent le gouvernement à adopter le seul moyen par lequel il pouvait se tirer de cet embarras, sans troubler le repos de l'Europe. La plus grande adresse et la plus grande promptitude étaient requises de la part des agents français ; mais pour se garder contre toute possibilité d'indiscrétion, il était encore très nécessaire pour ce gouvernement de cacher la nature réelle de ses intentions ultérieures, procédé qui pouvait avoir les plus funestes résultats.
Des instructions furent, en conséquence, envoyées à M. Bresson, pour assurer l'élection du duc de Nemours, instructions qui furent suivies par lui avec tant de promptitude et de zèle, qu'elles firent naître l'idée qu'il avait l'assurance d'une acceptation immédiate. Cela dut être ainsi ; car, quoique dévoué aux intérêts de son pays, quoique propre à remplir la mission diplomatique (page 334) la plus difficile, avec adresse et habileté, M. Bresson avait l'esprit trop élevé et trop indépendant pour se prêter, avec connaissance de cause, à l'acte de duplicité dont il était l'instrument. Une maladie qu'il essuya, résultat de ses tourments d'esprit, prouve assez combien il a dû souffrir du caractère équivoque qu'il avait été obligé de soutenir. Quoiqu'on l'ait dénoncé d'abord comme ayant participé sciemment aux manœuvres qui trompèrent les Belges, et quoiqu'on l'ait menacé de violences sur sa personne, l'opinion publique a bientôt su distinguer l'agent de celui qui l'employait et rendre hommage à son intégrité et à son caractère honorable (Note de bas de page : Telles étaient les appréhensions pour la sûreté personnelle de M. Bresson, qu'un Français, ancien courrier de cabinet, qui avait autrefois servi sa famille, le supplia, les larmes aux veux, de quitter la ville en secret. L'animadversion des Belges ne se manifesta, que lorsque le refus de Louis-Philippe leur prouva qu'ils avaient été joués).
La froideur, qui existait déjà entre M. Bresson et lord Ponsonby, et qui avait sa source dans la politique mystérieuse et vacillante du gouvernement français, s'augmenta des événements qui accompagnèrent l'élection du duc de Nemours, pendant laquelle l'envoyé français, cédant trop fréquemment à l'ardeur impétueuse de son caractère, ne parvint pas toujours à conserver le (page 335) sang-froid et le calme si nécessaires en diplomatie. Il était, dans cette qualité essentielle, inférieur à son collègue anglais, qui, indépendamment de cette élévation de sentiments qui le rendaient si remarquable dans les occasions ordinaires, paraissait gagner de la dignité, du calme, à mesure que les difficultés s'amassaient autour de lui.
On doit cependant avoir beaucoup d'indulgence pour tous deux. D'un côté, l'envoyé anglais ne pouvait pas supposer que le cabinet français pût juger nécessaire de tromper son propre agent. Pleinement convaincu aussi, que l'élection du duc de Nemours était entièrement opposée aux vues de la conférence, dont lui et M. Bresson étaient les envoyés spéciaux, lord Ponsonby était justement surpris et indigné que son collègue prêtât tout son appui à une combinaison qu'il considérait comme dangereuse et anti-européenne. Son étonnement augmenta quand il apprit que M. Bresson avait assuré ceux qui lui demandaient conseil, que l'acceptation immédiate n'était pas douteuse, quoiqu'il fût évident que cette acceptation était de tout point incompatible avec la paix de l'Europe, et une violation directe de tous les engagements pris antérieurement. Telles étaient, en effet, les assurances données par M. Bresson jusque peu d'heures encore avant la réponse définitive de Louis-Philippe. Preuve convaincante de sa sincérité ; (page 336) car le duc de Leuchtemberg ayant été rejeté, et les maux si redoutés par le cabinet français ayant été victorieusement écartés, il n'existait plus de raison de supposer qu'il persistât dans la mystification, jusqu'à la dernière heure, s'il n'avait pas été lui-même complètement dupe. Lord Ponsonby ne pouvant cependant juger que par les effets, la froideur qui existait entre eux se changea en une rupture complète ; et comme une coopération sincère était devenue impraticable, le rappel de l'un ou de l'autre devenait indispensable. Lord Ponsonby avait obéi aux instructions de la conférence ; M. Bresson les avait violées : la justice demandait le rappel du dernier (Note de bas de page : Cette nécessité devint d'autant plus impérative, que le gouvernement belge avait appuyé le rejet de certains protocoles (20 janvier et 7 février) sur l'absence de la signature de M. Bresson. Il est évident (disait M. Van de Weyer au congrès, le 10 février) que lord Ponsonby ne peut faire « seul » une communication au congrès. Lord Ponsonby et M. Bresson sont les agents plénipotentiaires de la conférence de Londres. Ils ne peuvent agir « officiellement qu'ensemble » ; et le comité diplomatique ne peut reconnaître leurs communications comme officielles, que quand elles sont signées par tous deux).
D'un autre côté, la malveillance et le zèle excessif des parties adverses contribuaient à augmenter la mésintelligence et à stimuler la jalousie de (page 337) M. Bresson envers la légation anglaise, en dépit des efforts prudents et conciliatoires de M. Abercrombie, secrétaire de la légation anglaise, agissant comme médiateur. Parmi d'autres circonstances propres à exciter M. Bresson, il fut rapporté que lord Ponsonby avait non seulement soutenu le duc de Leuchtemberg, mais qu'il avait parlé avec confiance de sa reconnaissance par la Grande-Bretagne, et qu'il avait déclaré « que ses instructions étaient de quitter Bruxelles, dans les vingt-quatre heures, si le duc de Nemours était élu. » En conséquence, il s'ensuivit une explication dans laquelle lord Ponsonby nia formellement de s'être servi des expressions qui lui étaient attribuées, et déclara qu'il n'avait d'autres instructions que de combattre l'élection des deux candidats, dont aucun ne pouvait être accepté. »
Tel était le langage tenu par l'envoyé anglais et M. Bresson à tous ceux qui le consultaient. Ainsi, comme la Grande-Bretagne était encore dans l'erreur sur les forces des orangistes, elle continua à soutenir la cause du prince héréditaire, dont les partisans agissaient activement, en préparant un mouvement dans les Flandres. C'était dans l'espérance stérile du succès du prince d'Orange, que l'Angleterre s'opposait à toute autre combinaison, et faisait même des objections à l'élection du prince Léopold. Mais, en supposant que (page 338) la volonté nationale n'eût pas été une barrière insurmontable contre une telle prétention, le cabinet français ne cacha pas plus longtemps ses sentiments hostiles ; ils furent publiquement annoncés, par le comte Sébastiani, à la chambre des députés, le 23 février. Après avoir reconnu, qu'avant l'exclusion des Nassau, il ne considérait pas le choix du prince d'Orange comme impossible, le ministre français terminait ainsi : « Dès ce moment, le cabinet français, ayant égard à la décision par laquelle les Belges ont si péremptoirement manifesté leur volonté, a jugé à propos de ne rien faire en faveur de la maison d'Orange. » Non seulement il n'y a point participé, mais il a interposé contre elle l'influence de ses conseils ; cette combinaison, qui rencontre des obstacles insurmontables, n'est propre qu'à allumer immédiatement la guerre civile (Moniteur universel du 24 février 1831. Discours du ministre des affaires étrangères).
Nullement découragés par les difficultés qui les environnaient, lord Ponsonby et M. Bresson poursuivirent fermement leur route : l'un avec un degré de zèle et d'énergie qui donnait à cette affaire l'apparence d'une question de laquelle l'honneur de son pays dépendait ; l'autre, avec cette froide pénétration d'un homme qui est assuré que, si le grand but de son gouvernement (page 339) n'est pas atteint, l'insuccès amènera une autre combinaison capable d'offrir toutes les garanties demandées par la conférence, et propre à concilier les vues de la nation belge.
Craignant que les efforts de M. Bresson ne fussent insuffisants, le cabinet français jugea prudent de lui adjoindre un autre diplomate ; la personne choisie pour cette mission fut le marquis de la Woëstine, ancien officier des armées de l'empire, qui avait passé les seize années de la restauration en exil à Bruxelles, où, à cause de ses rapports avec plusieurs familles de l'aristocratie, on lui supposait une grande influence. Sans donner des promesses officielles d'acceptation, M. de la Woëstine exprimait, dans des conversations particulières, sa conviction que l'élection, une fois faite, la France ne voudrait pas entendre parler d'un refus, et de cette manière il ramena plusieurs personnes, qui auparavant étaient indécises dans leur choix. En même temps, l'envoyé belge à Paris, le comte de Celles, contribuait beaucoup, par ses conservations particulières, au succès de l'intrigue. Néanmoins les forces des deux partis se balançaient si complètement, que M. Bresson jugea nécessaire de demander quelques démonstrations plus positives de la part de son gouvernement, et se rendit à Paris, pour expliquer la nature critique de la lutte qui allait s'engager. Pendant sa courte absence, la lettre suivante, en réponse (page 340) à une dépêche adressée par lui, peu de temps auparavant, à M. Sébastiani, fut communiquée au gouvernement provisoire et à la chambre, par M. de la Woëstine, qui était demeuré comme chargé d'affaires.
« Paris, 27 janvier 1831.
« Monsieur,
« Je m'empresse de répondre à votre lettre du 24. Le conseil du roi, dans sa réunion de ce matin, a été unanime sur la nécessité de déclarer au gouvernement provisoire, que le cabinet français considérerait le choix du duc de Leuchtemberg pour le trône des Belges comme un acte d'hostilité envers la France. Dans le cas où le congrès, malgré cette déclaration. ferait cette élection, vous quitterez Bruxelles aussitôt.
« Signé, H. SÉBASTIANI. »
Cette déclaration péremptoire, que le comte Sébastiani, par un sophisme extraordinaire, déclara après être un acte de non-reconnaissance et non d'intervention, était trop positive pour ne pas produire l'effet désiré. En conséquence, des 71 députés qui avaient signé la proposition en faveur (page 341) du duc de Leuchtemberg, 4 revinrent sur leur proposition, tandis que ceux qui avaient réservé leur vote, ou qui avaient l'intention de se prononcer pour lui, passèrent du côté de son compétiteur. La discussion, qui commença le 28 janvier, continua jusqu'au 3 février inclusivement, jour où M. Bresson, qui n'avait passé que 24 heures à Paris, communiqua cette fameuse note du comte Sébastiani à laquelle on a si souvent fait allusion, et qui, adroitement produite au moment des débats, servit à rallier plus d'un suffrage indécis, et à convaincre chacun que la France était résolue de s'abstenir de toute intervention ultérieure.
« Paris, 1er février 1831.
« Monsieur,
« Si, comme je l'espère, vous n'avez pas communiqué au gouvernement le protocole du 27 janvier, vous vous opposerez à cette communication, parce que le gouvernement du roi n'a pas adhéré à ses dispositions. En ce qui a rapport à la dette, de même qu'en ce qui a rapport à la fixation des limites entre les territoires belge et hollandais, nous regardons toujours comme nécessaire le libre concours des deux Etats.
« La conférence de Londres est une médiation, (page 342) et l'intention du gouvernement du roi est qu'elle ne perde jamais ce caractère.
« Signé, H. SÉBASTIANI.
« A monsieur Bresson. »
La communication de cette lettre donna lieu aux plus vives démonstrations de satisfaction dans l'assemblée. Elle était en effet admirablement calculée pour rétablir l'influence française et pour faire croire que la France, ne partageant pas les vues et les principes de la conférence, était disposée à coopérer avec la Belgique à repousser tout empiétement de la part des grandes puissances. Elle fut par dessus tout très utile pour masquer la soif cachée de partage qu'on apercevait dans toutes les démarches du cabinet français. M. Lebeau, néanmoins, s'empara de son contenu pour tâcher de rallier les esprits de ses amis politiques ; il déclara « que la France, ayant ainsi reconnu le principe de non-intervention, ne pouvait pas refuser de reconnaître le duc de Leuchtemberg, sans être prise en flagrant délit de contradiction, et détruire ainsi toute confiance dans sa sincérité. » Mais cela n'entrait nullement dans l'attente du comte Sébastiani ; son but n'était pas d'annuler le veto contre le duc de Leuchtemberg, mais d'inspirer de la confiance à ceux qui soutenaient le duc de Nemours. La note du comte (page 343) Sébastiani, en ce qui regarde la crise d'alors, pouvait être considérée comme une pièce remarquable de ruse diplomatique ; mais, lorsqu'on la compare avec les événements subséquents, elle demeure sans parallèle par son incohérence et son manque de sincérité.
A mesure que la discussion approchait de son terme, l'impatience et l'anxiété des députés, celles du public qui encombrait les tribunes et les rues adjacentes, étaient montées au plus haut degré ; la fluctuation et l'indécision de plusieurs membres étaient cependant si grandes, même encore au dernier moment, qu'il était difficile de prévoir le résultat, quoique M. Bresson, qui surveillait les événements avec la plus grande anxiété, parût croire au succès. Le moment critique étant enfin arrivé, les secrétaires tirèrent les noms de l'urne et les lurent à haute voix, au milieu d'un silence inquiet. Aucun des candidats n'ayant obtenu la majorité absolue au premier tour de scrutin, il fut nécessaire de procéder à un second. Alors 8 membres, qui avaient auparavant soutenu le duc de Leuchtemberg ou l'Archiduc, ayant reporté leurs votes sur le prince français, ce dernier fut élu à la majorité d'une voix (Premier scrutin : nombre des votants 191 ; majorité absolue 96 ; pour le duc de Nemours, 89 ; pour le duc de Leuchtemberg, 67 ; pour l'Archiduc, 35 ; absents. 9 ; total, 200. Second scrutin : nombre des votants, 192 ; majorité absolue, 97 ; pour le duc de Nemours, 97 ; pour le duc de Leuchtemberg, 74 ; pour l'Archiduc, 21 ; absents, 8 ; total, 200.)
(page 344) Quoiqu'un grand nombre des partisans du duc de Leuchtemberg fût affligé de l'insuccès de leur candidat favori, le peuple, toujours si versatile, accueillit le résultat du vote avec les plus vives acclamations ; et lorsque les salves d'artillerie et le son des cloches annoncèrent l'élection d'un roi, il s'empressa d'applaudir au choix de Louis-Charles-Philippe d'Orléans, comme il aurait célébré celui du fils d'Eugène. Les marchands et les ouvriers de Bruxelles, qui avaient tant souffert de la stagnation des affaires, voyaient avec joie un événement qui présageait un retour vers la prospérité. Tout ce qu'ils désiraient, était la tranquillité et la présence d'une cour, sans s'inquiéter du prince qui monterait sur le trône. La joie du triomphe (page 345) brillait dans les yeux de M. Bresson et de son adroit collègue, qui se rendit en toute hâte à Paris, pour y porter la nouvelle de l'heureuse issue d'un des artifices diplomatiques les plus extraordinaires qui aient jamais servi à tromper une nation ; cet artifice était peut-être blâmable en lui-même, toutefois il a eu le mérite incontestable d'avoir maintenu la paix de l'Europe. Ainsi, sous ce point de vue général, on peut l'excuser.
Dès que le congrès eut terminé la grande œuvre de cette élection, il résolut le départ pour Paris d'une députation de dix de ses membres, chargée de faire connaître ce choix à Louis-Philippe, et de solliciter son acceptation ; elle n'était pas douteuse dans l'esprit des députés qui partirent joyeusement pour remplir leur mission, dès la matinée du 5. Ils arrivèrent le lendemain dans la capitale de la France, où ils furent reçus avec la plus grande distinction et eurent pour résidence le palais même du roi.
Il serait superflu de suivre les négociations qui eurent lieu à Paris, pendant cette période. Qu'il suffise de dire que la députation ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'elle s'était bercée d'une fausse espérance, et que ni les intrigues du comte de Celles, ni les remontrances du parti du mouvement, ni un stimulant d'ordinaire si puissant, l'ambition, ne détermineraient Louis-Philippe à dévier (page 346) de sa politique pacifique. Cette conduite honorable du roi des Français fut pleinement confirmée par son adhésion aux protocoles des 1er et 7 février (n°14 et 15), (le premier avait été signé par le prince de Talleyrand, ad referendum). Par une coïncidence remarquable et inattendue, la presse parisienne, qui, à cette époque, soutenait avec zèle le trône de juillet (car alors, le républicanisme montrait à peine la tête), fut presque unanime pour approuver la résolution du roi. Après plusieurs entrevues particulières dans lesquelles le roi et ses ministres cherchèrent à adoucir un refus par l'expression de la plus vive sympathie pour le peuple belge, la députation fut reçue, le 17, en audience solennelle. Assis sur son trône, entouré de toute son intéressante famille, de ses ministres et des officiers de sa maison, Louis-Philippe écouta avec émotion le discours du baron Surlet de Choquier, et ensuite prononça l'irrévocable fiat de refus, dans des termes bien propres à émouvoir son auditoire ; il prouva ainsi qu'il savait sacrifier au bien-être général de la France et de l'Europe, ses desseins d'agrandissement et de gloire pour sa famille. Noble contraste avec les principes d'égoïsme qui paraissent avoir guidé le chef de la dynastie des Nassau !
« Messieurs (dit le roi des Français), si je (page 347) n'écoutais que le penchant de mon cœur, et ma disposition bien sincère à déférer au vœu d'un peuple dont la paix et la prospérité sont également chères et importantes à la France, je m'y rendrais avec empressement. Mais quels que soient mes regrets, quelle que soit l'amertume que j'éprouve à vous refuser mon fils, la rigidité des devoirs que j'ai à remplir m'en impose la pénible obligation, et je dois déclarer que je n'accepte pas pour lui la couronne que vous êtes chargés de lui offrir.
« Mon premier devoir est de consulter avant tout les intérêts de la France, et, par conséquent, de ne point compromettre cette paix que j'espère conserver pour son bonheur, pour celui de la Belgique et pour celui de tous les Etats de l'Europe, auxquels elle est si précieuse et si nécessaire. Exempt moi-même de toute ambition, mes vœux personnels s'accordent avec mes devoirs. Ce ne sera jamais la soif des conquêtes ou l'honneur de voir une couronne placée sur la tête de mon fils, qui m'entraîneront à exposer mon pays au renouvellement des maux que la guerre amène à sa suite, et les avantages que nous pourrions en retirer ne sauraient compenser, quelque grands qu'ils fussent d'ailleurs. Les exemples de Louis XIV et de Napoléon suffiraient pour me préserver de la funeste tentation d'ériger des trônes pour mes fils, et pour me faire préférer le (page 348) bonheur d'avoir maintenu la paix à tout l'éclat des victoires, que, dans la guerre, la valeur française ne manquerait pas d'assurer de nouveau à nos glorieux drapeaux » (Paroles de Louis-Philippe à la députation du congrès national de la Belgique, le 17 février 1831. Moniteur universel).
Terminant ce discours par des assurances d'amitié et de protection, Louis-Philippe descendit du trône, et, prenant la main de Surlet de Choquier, il s'écria : « Monsieur, c'est à la nation belge que je donne aujourd'hui la main. Informez vos concitoyens, à votre retour, qu'ils peuvent se confier en moi, et que je les supplie surtout de rester unis entre eux. » Conseil prudent et paternel, trop peu suivi par la nation à laquelle il était adressé. La députation prit congé alors, et retourna, le cœur plein de douleur, à Bruxelles où, l'issue de leur mission étant déjà connue, une proposition avait été faite de nommer un lieutenant-général.
Ainsi se termina ce remarquable épisode, dans lequel les partisans du duc de Nemours contribuèrent à leur insu au bonheur général ; les Belges étant ainsi placés dans une dangereuse alternative, qui menaçait l'Europe des conséquences les plus désastreuses, l'élection de leur (page 349) candidat doit certainement être considérée comme le moindre des deux maux. Telle n'était pas l'opinion avouée de la diplomatie anglaise dans ce moment, car elle fit tous ses efforts, elle employa tous les arguments en sa puissance, pour faire échouer cette combinaison. Mais telle était pourtant son intime conviction. La moindre divulgation de cette opinion eût été très impolitique : c'eût été faire naître de fausses espérances chez les Belges, encourager le gouvernement français à penser plus sérieusement à l'acceptation, et fortifier ainsi l'hésitation qu'il montrait à donner son adhésion au dernier protocole, objection qui déjà créait de grands embarras et menaçait de conséquences désastreuses. Ce n'était donc pas tant l'élection à une insignifiante majorité, que l'acceptation par le duc de Nemours qui était à craindre. Les plus sûrs moyens de l'empêcher étaient de réduire la majorité aux plus petites proportions possibles, et de convaincre l'esprit public que, quoique l'élection de l'un des deux candidats fût chose dangereuse, celle du duc de Leuchtemberg présentait le moins de dangers immédiats.
La vraie position de la question a été admirablement tracée par M. Nothomb. « Chacun (dit-il) sait quel a été le résultat du choix du duc de Nemours. Les personnes impartiales pourront demander quelles eussent été les conséquences de (page 350) l'élection de son compétiteur. S'il eût accepté ou refusé, les conséquences eussent été également désastreuses. Par son refus, le duc de Leuchtemberg nous eût laissés dans le statu quo. Nous pouvions ainsi demeurer dans un état de paix ; mais la nouvelle dynastie française eût eu un grief contre nous. Cet acte d'hostilité eût été flagrant. personnel, et peut-être les projets de partage eussent-ils rencontré moins de répugnance !
« En acceptant, en dépit de la France et de la conférence, le duc de Leuchtemberg se fût placé lui-même au ban de l'Europe, et fût devenu le représentant couronné du système belligérant. Sa mission eût été noble et honorable ; car il se fût trouvé à la tête d'un mouvement, qui peut-être eût changé le monde. Vaincu, il fût tombé avec la Belgique, laissant un nom impérissable ; victorieux, le trône de la Belgique eût été pour lui un degré vers un autre trône. Dans l'une et l'autre hypothèse notre indépendance eût succombé ».
Une grande leçon résulta de cet épisode, et ne fut perdue ni pour la Belgique, ni pour la France. Louis-Philippe, en proclamant à la face du monde l'impossibilité où il était, comme roi et comme père, d'accepter la couronne de Belgique pour son fils, fit connaître à la France qu'aucun peuple n'était assez puissant pour se placer au dessus des lois générales de l'Europe. Si ce résultat eût été le seul obtenu par l'élection (page 351) du duc de Nemours, il pouvait suffire pour la rendre à jamais utile.
Les partisans du prince d'Orange n'étaient pas oisifs. Une correspondance active était entretenue entre le prince, encore à Londres à cette époque, et ses agents en Belgique et dans les provinces rhénanes. Des émissaires étaient employés, du côté de Maestricht, à Anvers et dans les Flandres, pour tâcher d'établir des relations avec les troupes et leurs officiers supérieurs, dont quelques-uns n'étaient pas à l'abri des séductions, et, quoiqu'ils se soient excusés d'avoir pris une part active à ces menées, ils avaient promis solennellement le silence et la neutralité d'abord, et une assistance active à une période plus avancée. Des tentatives furent faites également pour séduire divers fonctionnaires civils par les offres les plus avantageuses. Des pamphlets et des avertissements anonymes furent distribués pendant la nuit. Les journaux orangistes affirmaient qu'il était impossible que les princes français et bavarois acceptassent, que l'anarchie était imminente, et proposaient hardiment leur candidat. L'aristocratie orangiste redoublait ses intrigues, dans lesquelles elle était soutenue par le baron de Krudner, qui était arrivé avec une mission secrète de la cour de Russie. Enfin, aucun effort ne fut épargné pour donner de la force et de la consistance à leurs complots.
(page 352) Indépendamment des efforts contraires de toute la puissance des associations patriotiques, et de l'immense défaveur dans laquelle le nom d'Orange était tombé dans le peuple, des obstacles sérieux empêchaient le succès. L'un était le manque d'un chef de marque possédant une influence, une énergie et un mérite qui le rendissent propre à se charger d'une tâche aussi dangereuse et aussi difficile ; l'autre était le manque de fonds. Le premier embarras ne fut jamais surmonté ; le second ne le fut pas assez pour les exigences de ce moment de crise ; car les riches orangistes étaient aussi peu disposés à sacrifier leur fortune que leur personne. Des efforts furent faits pour amener le gouvernement britannique à avancer des subsides sur les fonds secrets ; mais il résista fermement. Quoique le ministère anglais ne se fit pas scrupule d'avouer sa prédilection, et quoique la grande masse du peuple anglais fît des vœux sincères pour le succès de la cause d'Orange, chaque tentative, pour amener le cabinet à dévier du principe de non-intervention, resta infructueuse. Dans cette occasion comme dans toutes les autres, le nom de la diplomatie anglaise fut impudemment cité et injurié. Ses sentiments et ses expressions furent mal interprétés ; ses vœux passifs furent convertis en des assurances d'assistance active. Son avis fut demandé, mais jamais suivi ; ses avertissements furent méprisés ; elle fut (page 353) accusée d'abuser les partisans du prince, quand, dans le fait, dès le premier moment jusqu'au dernier, elle fut elle-même grossièrement trompée par des rapports exagérés sur leurs forces, leur influence et leur unité. Tous les efforts possibles furent faits pour l'amener à se compromettre par une démonstration ouverte ; mais heureusement elle vit le danger de s'engager ainsi irrévocablement dans une entreprise impraticable.
Cependant des fonds furent fournis et employés à gagner les classes inférieures, et à corrompre les classes élevées. Mais le dévouement des premières finissait avec l'orgie dans laquelle on les entraînait, et le courage des autres, quoique largement payé, ne se montrait jamais à l'heure du danger. Quoique le caractère distinctif de la faction des orangistes fût le manque d'union, de courage, de talent, de tout ce qui est essentiel enfin pour entreprendre une tâche aussi hasardée que celle de faire réussir la cause qu'elle soutenait, un homme se rencontra qui réunit à un rare degré tout ce qu'exige le rôle de chef de parti.
Cet homme, nommé Grégoire, né Français, depuis longtemps domicilié en Belgique, était sans fortune, d'un caractère versatile, mais énergique, entreprenant et d'un courage indompté. Il avait fait de bonnes études en médecine, et s'était livré successivement à la médecine, au barreau, (page 354) au commerce et à la littérature. Mais il avait échoué plus par sa conduite imprudente et irrégulière que par défaut de talent. La révolution, qui le trouva dans un extrême besoin pécuniaire, excita au plus haut point ses espérances et son ambition ; l'anarchie lui ouvrit la voie de la fortune. Il fut un de ceux qui, à l'approche du prince Frédéric, s'opposèrent le plus fortement à la soumission. Pendant l'attaque, il combattit avec le courage d'un lion, et fut récompensé par les épaulettes de lieutenant-colonel, mais ni son ambition, ni ses besoins ne furent satisfaits. Il aspirait aux plus grands honneurs et aux places les plus lucratives. Ses demandes furent rejetées, et son mécontentement, éveillé par ce refus, se manifestait hautement. Les chefs du parti orangiste en eurent connaissance et le considérèrent bientôt comme l'instrument qui leur convenait pour arriver à leur but. Des ouvertures lui furent faites et acceptées par lui. Ses goûts dispendieux furent en partie satisfaits par des avances immédiates de fonds, son ambition fut stimulée par des promesses de récompenses, et sa vanité flattée par une correspondance directe avec le prince d'Orange, car ce dernier, empressé d'assurer tous les auxiliaires possibles à sa cause, avait cru devoir entrer en rapport direct avec plus d'un individu qui, dans d'autres circonstances, n'eût pu aspirer à l'honneur de telles relations.
La lettre suivante fut trouvée sur la personne de Grégoire, lorsqu'il fut arrêté à Eccloo, petite ville de la Flandre, à mi-chemin entre Bruges et Gand ; l'original, écrit de la main du prince d'Orange, est conservé dans les archives de cette petite ville.
« Londres, 14 janvier 1831.
« COLONEL !
« J'ai reçu ce matin votre lettre par M… Je pense que je ne puis mieux y répondre qu'en vous remerciant des sentiments que vous m'exprimez, et du zèle que vous paraissez disposé à déployer pour ma cause. La pièce ci-incluse contient ma profession de foi politique (Le document dont il est ici question, est une copie du manifeste du prince, du 11 janvier) ; communiquez-la à mes partisans, et prenez sur vous de tranquilliser les Belges, qui pourraient se considérer comme trop fortement compromis, et qui pourraient craindre des réactions. Un entier oubli du passé est garanti par l'espèce de manifeste que je vous transmets ici. Vous savez que je n'ai jamais violé mes promesses.
« Signé, GUILLAUME, prince d'Orange. »
(page 356) Le moment de l'élection, ou plutôt celui de la confusion que devait faire naître le refus présumé de Louis-Philippe, fut considéré comme favorable pour une levée de boucliers en faveur du prince. Le commandement séparé dont Grégoire était investi, dans les Flandres, pour tâcher de s'emparer du territoire occupé par les Hollandais sur la rive gauche de l'Escaut, ou protéger la frontière, lui donnait des facilités pour tenter une démonstration à Gand, où était le grand foyer de l'orangisme.
Hardi, infatigable, intelligent, Grégoire établissait aussi des relations avec un grand nombre de personnes influentes dans cette ville ; il s'était en peu de temps assuré que des mouvements simultanés auraient lieu à l'armée de la Meuse, dans la garnison d'Anvers, commandée par Van der Smissen, et parmi les partisans du gouvernement hollandais à Bruxelles. Il n'existe donc aucun doute que ce complot n'eût de grandes ramifications et qu'un grand nombre de personnes élevées dans les emplois civils et militaires ne fût initié dans le secret. Si tous les conspirateurs s'étaient conduits avec autant de bravoure que Grégoire en montra, le mouvement eût partiellement réussi, et le pays eût été plongé dans les horreurs de la guerre civile.
Ce partisan entreprenant ayant fait les préparatifs, et communiqué ses plans à quelques-uns des (page 357) officiers de son corps, qui s'employèrent à gagner les soldats et les sous-officiers, quitta Bruges, dans la soirée du 1er février, à la tête de 400 hommes. Avançant rapidement sur Gand, il arriva le lendemain avant midi dans cette ville, et y pénétra, sans la plus légère opposition de la part des généraux Duvivier et Wauthier, quoiqu'ils fussent informés de ses intentions, et eussent à leur disposition une garnison de près de 4,000 hommes. Ayant forcé la porte de Bruges, Grégoire divisa ses troupes en deux colonnes ; en garda une sous ses ordres, et avança au pas de charge, en poussant des cris de Vive Orange'» vers la maison du baron de Lamberts, gouverneur civil, tandis que l'autre, commandée par le capitaine de Bast, se porta vers la caserne des pompiers (Note de bas de page : Les pompiers, dont il existe une compagnie dans toutes les principales villes de la Belgique, sont armés, organisés et payés par les municipalités. Indépendamment de leur service dans les incendies, ils sont employés, dans les cas extraordinaires, à faire un service de police et de sûreté, et à prêter assistance aux autorités civiles), s'arrêtant de temps en temps pour distribuer de l'argent à la populace, en l'engageant à faire cause commune avec eux.
Tout était tumulte et confusion dans la ville, les tambours battaient la générale, le tocsin sonnait, et toutefois les officiers commandant les (page 358) troupes ne firent pas un pas pour arrêter la marche de cette poignée d'aventuriers, qui avaient réussi à pénétrer, les uns jusqu'en présence du gouverneur, les autres jusqu'aux portes de la caserne des pompiers. Mais Van de Poël, homme d'une grande énergie, qui commandait ces derniers, parvint à rassembler une centaine de ces hommes, saisit les chevaux de quelques chariots qui passaient, les attela à deux pièces d'artillerie appartenant à son corps, les chargea à mitraille, ferma les portes de la caserne, distribua des cartouches et fit tous les préparatifs nécessaires pour repousser une attaque.
Trouvant les conspirateurs chancelant dans leurs intentions, Van de Poël forma ses hommes en colonne, et sortit avec ses canons. Après avoir brièvement parlementé avec Grégoire et de Bast, qui lui assuraient que la résistance était inutile, que Duvivier, de Lamberts, les troupes et la régence s'étaient déclarés contre le gouvernement, et que 6,000 hommes marchaient sur Gand pour proclamer le prince d'Orange, Van de Poël rejeta toutes les ouvertures et ordonna le feu ; un combat sanglant mais court s'ensuivit. En dépit des efforts des chefs, les troupes de Grégoire se rompirent. Se trouvant attaquée en front par les pompiers, secondés par un feu de mitraille et de mousqueterie ; exposée à être attaquée sur les derrières par la garnison, et voyant le peuple tout (page 359) à fait passif, la plus grande partie abandonna le champ de bataille et prit la fuite, laissant environ 80 tués ou blessés aux mains des vainqueurs. Parmi ces derniers était de Bast, qui s'était battu vaillamment. Grégoire, trouvant toute résistance ultérieure inutile et se voyant abandonné par ses soldats, s'élança sur son cheval et se dirigea vers Eccloo, dans l'intention de fuir en France. Mais ayant été reconnu par le peuple, il fut saisi, lié et reconduit à Gand, exposé aux injures et à l'exécration de la multitude. Dans la suite, il fut, ainsi que plusieurs autres, jugé et acquitté, non faute de preuves suffisantes de culpabilité (car, comme il avait été pris les armes à la main, les lois des nations auraient justifié son exécution immédiate) ; mais à cause de l'éloignement que les autorités éprouvaient à verser le sang.
Ce mouvement n'a échoué que par l'énergique résistance de Van de Poël et de ses pompiers, par la fermeté de de Lamberts, tous deux patriotes ardents, et exaltés catholiques. Car pas un homme de la garnison ne se mit en mouvement, que quand le combat fut terminé ; et quoiqu'une grande quantité d'argent eût été distribuée, la population demeura neutre. Aussitôt que le gouvernement fut informé de cette affaire, il envoya MM. Van de Weyer et J. Van der Linden, pour faire une enquête ; on découvrit bientôt que le nombre des personnes plus ou moins (page 360) compromises était si grand qu'on jugea plus sage de tirer un voile sur toute l'affaire, et de feindre d'ignorer certains faits qui, s'ils fussent devenus publics, auraient pu créer des embarras considérables au gouvernement, et montrer à l'Europe la confusion et ce manque fatal d'unité, qui s'étaient emparés de toutes les branches du service militaire et civil.
La régence fut cependant suspendue, et un comité de sûreté publique fut nommé à sa place. Les officiers commandant reçurent l'injonction d'être plus vigilants à l'avenir ; les troupes reçurent des éloges pour leur patriotisme et pour être restées fidèles à la cause nationale. Van de Poël et ses officiers furent récompensés par des brevets, qui leur donnaient les mêmes droits que les officiers de l'armée active. Grégoire, de Bast et leurs compagnons d'infortune, qui avaient été retenus en prison, furent mis en liberté, et purent quitter le pays. Ainsi se termina la seule démonstration ouverte que les partisans du prince d'Orange eurent le courage de tenter pendant toute la révolution (Grégoire se retira en Hollande, où il lui fut permis de prendre rang dans l'armée ; et il fut employé à former un corps de partisans) ; car, quoique la conspiration du mois de mars suivant fût plus étendue, et quoique les noms de Van der Smissen et autres d'un rang égal, (page 361) fussent compromis, elle manqua totalement d'unité de dévouement, de combinaison de discrétion, échoua avant d'être parvenue à maturité, se termina par l'arrestation ou la fuite des chefs, et sans qu'il ait été versé une goutte de sang.
Tandis que ces choses se passaient à Bruxelles et à Gand, un événement qui eut lieu à Anvers était bien propre à exciter l'ardeur et le patriotisme des Hollandais, et à ajouter un exemple de plus de dévouement sublime à ceux qu'offre si souvent l'histoire de leur brave marine. La flottille de canonnières, qui avait été obligée de se mettre à l'abri des glaçons, en se réfugiant dans le port, ayant repris sa station en face de la ville, un de ces bâtiments, commandé par le lieutenant Van Speyk, perdit ses ancres, par suite d'un violent coup de vent, dans la matinée du 5 février, et fut poussé sous les batteries du fort St.-Laurent, situé au nord des bassins. Les efforts infructueux de l'équipage, pour éviter de se jeter à la côte, ayant été aperçus par le peuple qui se trouvait sur le quai, et qui devina le sort qui attendait ce bâtiment, il se fit sur ce point un immense rassemblement, parmi lequel était une compagnie de volontaires belges, qui, au moment où le navire toucha le rivage, se porta en avant, les uns pour en prendre possession, les autres pour protéger l'équipage contre toute insulte.
L'officier commandant les volontaires, ayant (page 362) adressé quelques mots au lieutenant hollandais, celui-ci les prit à tort pour l'ordre d'amener son pavillon, et il forma à l'instant la résolution désespérée de se sacrifier avec ses marins et son bâtiment, plutôt que de se rendre, résolution extravagante et que rien ne justifiait. Sans communiquer ses intentions à personne, si ce n'est à un matelot qui l'avait suivi sous le pont, il entra dans la cabine, sous prétexte de sauver ses papiers, ouvrit la soute aux poudres, plaça un cigare allumé sur un des sacs, se mit à genoux comme pour prier, et attendit ainsi sa destinée. Son compagnon, atterré, avait à peine eu le temps de remonter sur le pont et de se jeter dans la rivière, qu'une commotion terrible ébranla toute la ville, et, en un instant, il ne restait d'autre vestige du bâtiment que quelques fragments épars, qui avaient été lancés à une grande distance sur le rivage ou qu'on voyait flotter sur la rivière. De 31 hommes qui se trouvaient sur le bâtiment, 3 seulement échappèrent ; les corps mutilés des autres furent entraînés par le courant, ou rejetés sur le rivage au dessous de la ville.
Justement fiers du dévouement, sans doute héroïque, mais inutile de leur jeune compatriote, les Hollandais élevèrent un monument à sa mémoire, et, pour perpétuer dans la marine le souvenir de sa mort glorieuse, le roi ordonna qu'un vaisseau de guerre porterait son nom.
(page 363) Nonobstant la gravité des questions qui avaient occupé l'attention du congrès belge pendant le dernier mois, il n'avait pas négligé un autre sujet d'une importance vitale pour la nation. Après plusieurs séances d'une discussion fatigante, il termina la révision de la constitution, et proclama son adoption définitive et unanime, le 7 février. Cette charte, divisée en 8 chapitres, consistant en 189 articles, consacre les principes les plus larges de la liberté civile et religieuse. Elle garantit la liberté de la presse et des cultes, le jugement par le jury, l'abolition de la mort civile, l'inviolabilité du domicile, le droit d'association politique, celui de s'assembler sans armes ; elle détermine la nature de la représentation nationale et définit les attributions de la couronne, laquelle, en ce qui regarde le droit de succession, est soumise à la loi salique ; elle proclame l'inviolabilité du roi, la responsabilité des ministres, l'inamovibilité des juges, et contient un grand nombre de dispositions assez libérales pour satisfaire aux prétentions les plus exagérées.
Au premier coup d'œil, cette constitution paraît conforme à tous les principes d'équité, d'accord avec les besoins du pays, les progrès de la raison et des lumières à l'époque actuelle. Elle garantit même largement toute espèce de liberté, et consacre pleinement tous les principes de droit public et privé ; mais, par un examen attentif, on (page 364) peut trouver qu'elle est plus faite pour une république que pour une monarchie, et qu'elle a été rédigée sous l'influence d'un sentiment de défiance et de jalousie contre les prérogatives de la couronne, de manière à rendre une extension de la puissance royale et diverses autres modifications presqu'inévitables. L'expérience, ce grand régulateur de toutes les conceptions humaines, a déjà fait paraître quelques-uns de ses vices ; le temps et la consolidation de la nationalité pourront seuls apporter les améliorations désirées.