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Souvenirs personnels (1918-1951)
CARTON DE WIART Henri - 1981

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1918-1951)

(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)

Chapitre IV. Le cabinet Carton de Wiart (II)

Incidents diplomatiques - Les immunités ecclésiastiques - Les réparations allemandes - La révision constitutionnelle - Donation du domaine de Gaesbeek - Réception à Chantilly par l'Académie française - Le Roi Albert au Maroc - L 'Impératrice Charlotte - L'affaire du fusil brisé - Défenestration des Ministres socialistes - Reconstitution du Cabinet - Nomination des nouveaux bourgmestres - Election législative du 20 novembre 1921 - Ma démission

(page 67) Parmi les incidents dont se compliquait la tâche gouvernementale, mes souvenirs m'en évoquent plusieurs qui furent d'un caractère délicat et dont le public ne recueillit que quelques échos vagues et déformés. L'un d'eux, à la fin de décembre 1920, m'amena à intervenir entre le Roi et Woeste. Celui-ci, parlant dans une réunion politique à Grammont, s’était laissé entrainer jusqu'à dire que c'était sous l'action de la peur de sa couronne que le Roi avait confié à M. Delacroix, lors des fameux conciliatoires de Lophem, le soin de former un Cabinet tripartite. Le Roi s'était, à bon droit, ému d'un tel reproche et m'écrivit : « Il me semble que ce système n'était plus à inventer, puisqu'il avait parfaitement au Havre pendant plus de quatre ans. Je suis navré surtout qu’un (page 68) homme aussi éminent que le doyen de nos ministres d'État m'attribue la seule crainte que je n'ai jamais éprouvée de mon existence : celle de ne pas devenir Chef d'Etat ou de cesser de l'être. » Soucieux d'apaiser cette affaire. je vis aussitôt le comte Woeste et, reprenant les arguments mêmes dont s'était servi le Souverain dans sa protestation, j'obtins de lui, non sans quelque peine, qu'il reconnût avoir eu tort d'imputer à un mobile d’ordre personnel la décision que le Roi avait prise à Lophem, décision que Woeste persistait d'ailleurs à critiquer et à déplorer dans ses conséquences politiques. Le Souverain et le vieux « leader » catholique me surent gré, dirent-ils, d'avoir pu de la sorte, en les ménageant l'un et l'autre, opérer entre eux un rapprochement qui fut une sorte de réconciliation.

A l'occasion du renouvellement de l'année (1921), le Roi avait été d’avis de ne pas procéder à la cérémonie protocolaire, et à la vérité très fastidieuse. qui réunissait d'habitude au Palais de Bruxelles. le ler janvier, tous les Corps constitués de l'Etat, les délégations du Parlement, de l'armée, des académies, des universités. etc.. afin d'y présenter leurs souhaits au Souverain. Je lui écrivis cependant pour lui exprimer mes vœux personnels, et si je reproduis ici sa réponse. c'est parce que, dans sa simplicité, elle est empreinte de cette bonté foncière et de la hauteur de vues qui caractérisait ce monarque, et qu'on y trouve aussi un témoignage de la sollicitude constante et judicieuse avec laquelle il suivait, dans toutes leurs péripéties, les problèmes législatifs ou autres qui touchaient à la vie de la Nation.

« Laeken, le 1er janvier 1921.

« Mon cher Premier Ministre,

« Votre aimable lettre. les vœux que vous m 'adressez ainsi qu'aux miens m'ont vivement touché, je vous en remercie et je m'empresse de vous souhaiter, ainsi qu'à la vaillante Madame Carton de Wiart, une bonne et heureuse nouvelle année

« Puisse 1921 vous apporter toutes les joies familiales qui sont le vrai bonheur ici bas, puisse la Divine Providence répandre d'abondantes bénédictions sur notre chère Patrie qui les mérite par le courage et l'inlassable labeur de ses habitants autant que par le dévouement patriotique et éclairé de son Gouvernement.

« J'espère que la loi sur l'emploi des langues dans l'administration passera au Sénat sans perdre le caractère qui la faisait considérer par les (page 69) Flamands comme une mesure d'apaisement. Je vois dans cette question linguistique en général un des grands dangers pour le pays et même pour l'unité du Cabinet, mais j'ai confiance que votre sens expérimenté de notre politique et l'esprit de conciliation de vos collègues auront raison de ces graves difficultés..

« C’est bien sincèrement, cher Ministre. que je vous renouvelle l'assurance de mes sentiments dévoués et que je reste

« Votre très affectionné

« (s.) ALBERT. »

Ce même 1er janvier, une réception avait lieu à l'Ambassade de France, installée dans l'ancien hôtel du vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, qui avait légué à la France son habitation bruxelloise en même temps que les précieux documents littéraires qu'il s'était plu à collectionner avec une patience de bénédictin. L'ambassadeur M. de Margerie était un très galant homme, fils d'un professeur de l'Institut catholique de Lille que j'avais personnellement bien connu. Il avait épousé une sœur de Maurice Rostand, dont la grâce piquante s'alliait à une imagination très vive et un peu romanesque. Parmi les délégations reçues dans la matinée à l'ambassade, se trouvaient quelques groupes d'amitié franco-belge, dont l'un était conduit par M. Maurice Lemonnier, député et échevin de Bruxelles. Des discours avaient été échangés, et M. de Margerie. prenant la parole, avait cru pouvoir faire une allusion au problème militaire. en exprimant à mots à peine couverts, l'espoir que la Belgique ne se laisserait point aller à la tentation d'affaiblir son armée. Dès qu'il eut recueilli l'écho de ces paroles, avant même d'avoir pu s'assurer de leur texte précis, M. Henri Jaspar, ministre des Affaires Etrangères, avec son impétuosité habituelle, crut devoir adresser à M. de Margerie une protestation très sèche, lui faisant grief de s'être immiscé de la sorte dans nos affaires intérieures. Je vis aussitôt arriver chez moi M. de Margerie qui, très ému de ce coup de caveçon, se plaignait du procédé, m'affirmant que les paroles qu’on lui reprochait - simples remarques personnelles improvisées, disait-il, au cours d'une conversation à bâtons rompus avec l'un ou l'autre de ses visiteurs - avaient dû être mal comprises et déformées. Il ne pouvait être question pour moi de désavouer mon collègue des Affaires Étrangères. Je m'employai à faire comprendre à M. de Margerie, - en évitant de donner à l'incident un caractère dramatique - que l'amitié franco-belge ne pouvait (page 70) évidemment que gagner au respect des susceptibilités chatouilleuses que tout État souverain éprouve lorsqu'il s'agit du règlement de ses propres affaires. Dès que ce principe, - sur lequel il ne pouvait que me marquer son accord - était admis de part et d'autre, il ne nous restait donc plus, si nous voulions vider à froid l'incident, qu'à ouvrir une investigation en bonne et due forme, afin d'établir comment un malentendu si fâcheux avait pu se produire. Désirait-il, à ce sujet, que nous nous adressions à ses interlocuteurs, par qui ses paroles avaient été rapportées à M. Jaspar ? Une enquête de cette nature, si discrète qu'elle pouvait être de notre part, ne manquerait pas d'être ébruitée et de grossir l'incident aux proportions d’une affaire diplomatique dont les ardélions de la presse et du Parlement ne manqueraient pas de faire leur pâture chez nous et ailleurs. La perspective de ces remous inévitables calma M. de Margerie qui ne désirait certes pas quitter son poste de Bruxelles où nous avions d'ailleurs apprécié ses qualités et ses sentiments. Il fut lui-même d'avis d'éviter toute nouvelle complication, me priant seulement de faire part à M. Jaspar de sa visite et de m'employer à ramener ses rapports avec mon fougueux collègue des Affaires Étrangères sur le ton de la cordialité, ce que je fis de mon mieux.

J'ai dit déjà toutes les difficultés qui naissaient de la remise de notre armée sur le pied de paix et du désir qu'affirmaient la fois les industriels et les ouvriers de hâter le renvoi des hommes dans leurs foyers, en invoquant la nécessité de ranimer la vie économique du pays. Au problème de la fixation du temps de service se liait la question, délicate et brûlante, des immunités ecclésiastiques. Pouvions-nous raisonnablement demander une exonération absolue de tout service militaire en faveur des jeunes clercs, soit séminaristes, soit religieux de tous les ordres et toutes les congrégations ? M. Devèze, ministre de la Défense Nationale. était pressé de voir déposer un projet de loi sur la milice imposant le service militaire à ces jeunes hommes comme aux autres jeunes gens. Mais, si la formule : « Les curés sac au dos ! » pouvait plaire à la gauche et à l'extrême-gauche, je n'entendais pas, pour ma part, consentir au dépôt d’un tel projet avant que je me fusse entendu avec les autorités religieuses. Je m'aperçus bien vite que les évêques n'étaient pas d'accord entre eux sur la façon de comprendre ce problème. Le cardinal Mercier, que j'en avais entretenu, se ralliait à un système qui avait fait d'ailleurs ses preuves pendant la guerre : constituer des centres spéciaux où ces jeunes clercs, tout en ayant la garantie de vie commune et de formation morale convenant à leur vocation, (page 71) seraient formés, sous la direction de chefs militaires et en contact avec les troupes, à leur rôle d'infirmiers ou de brancardiers. L'évêque de Liège, Mgr Rutten, et l'évêque de Namur, Mg' Heylen, tout en admettant qu'en temps de guerre, les jeunes ecclésiastiques dussent participer, comme aumôniers, infirmiers et brancardiers, à des tâches d'assistance chrétiennes et patriotiques, revendiquaient pour le clergé un privilège d'exemption militaire. Ils demeuraient nettement opposés à toute espèce d'encasernement ou de service en temps de paix. Les conversations se poursuivaient laborieusement par l'intermédiaire de Mgr de Trannoy, l'aumônier de la Cour, qui me tenait au courant de ses démarches. Ne parvenant pas à obtenir l'assentiment de Liège et de Namur, et redoutant que ce débat ne se transportât au parlement, je pris sur moi, en recourant à l'amicale intervention de Mgr Nicotra, le nonce apostolique, d'écrire personnellement au Cardinal Gasparri, le secrétaire d'Etat, qui m'avait, à plusieurs reprises, fait le meilleur accueil à Rome, Les jeunes clercs appelés au service seraient groupés dans des Centres d'instruction pour brancardiers et infirmiers (C.I.B.I.) et pourraient, en marge de cette formation spéciale, continuer leur vie religieuse. Le Cardinal me répondit sans retard que ma formule lui paraissait « parfaitement acceptable. » Fort de cette réponse, que je m'empressai de communiquer aux évêques de Liège et de Namur, je pus aller de l'avant. Le projet fut voté sans opposition sérieuse, et, du même coup, se trouva enfin résolue cette question des immunités ecclésiastiques en matière militaire qui, pendant tant d'années, avait été un sujet de querelles passionnées.


Une partie de notre armée occupait toujours les provinces rhénanes où j’allai discrètement la voir à l'œuvre, m' arrêtant d'abord à Malmedy chez le Baltia, puis à Coblence, où Edouard Rolin-Jacquemyns nous représentait auprès des missions alliées. Je voulais aussi m'assurer sur place de la situation exacte, créée par les mouvements séparatistes ou autonomistes dont l'initiative avait été prise naguère tant par M. Adenauer, bourgmestre (page 72) de Cologne, que par le groupe Dorten qui avait trouvé des appuis en France. En Belgique même, le « Comité de politique nationale », fondé et présidé par mon ancien stagiaire et ami Pierre Nothomb, se remuait beaucoup au sujet de ces mouvements rhénans et reprochait au gouvernement d'y demeurer indifférent. A la vérité, nous ne sous-estimions pas du tout l'intérêt que pourrait offrir pour nous la constitution d’une république rhénane qui eût été une sorte de matelas de sécurité à notre frontière de l’Est et qui eût corrigé, en quelque mesure, l’erreur commise par le traité de Versailles en resserrant étroitement l'unité allemande. L'Allemagne ne s'était pas fait faute, pendant les quatre années de l'occupation de notre territoire, d'y exciter et d'y favoriser par tous les moyens la séparation entre Flamands et Wallons. Mais une telle politique, même à titre de revanche, n'était point indiquée. L'honneur nous l'eût-elle permise que ses chances de succès se révélaient à l'examen comme illusoires. En effet, l'Angleterre s'y opposait nettement, dans son souci de contrarier tout ce qui pouvait contribuer à une hégémonie de la France sur le continent et en ajoutant que cette politique rhénane, dont la France aurait la maîtrise, pourrait aboutit à l'encerclement de la Belgique. Au surplus, les informations que je recueillis à Coblence m 'amenèrent à cette conclusion que si ce mouvement séparatiste avait pu, dans le cours de 1919 et au début de 1920, répondre aux vœu d'une petite minorité, en certains milieux et en certaines localités de la Rhénanie, il n'en était déjà plus ainsi en 1921. Des observateurs dignes de foi le considéraient à ce moment comme très superficiel, sinon même artificiel.

A la Commission des Réparations. qui siégeait à Paris. nous avions désigné Léon Delacroix pour remplacer Georges Theunis. Ces fonctions, grassement rémunérées, faisaient naturellement bien des jaloux. Elles comportaient d'ailleurs de continuelles négociations avec la République de Weimar qui organisait, au même moment, par des dépenses publiques inconsidérées et par une dévaluation graduelle du mark, la faillite systématique du Reich. Dès le début, j'avais eu et exprimé le sentiment que, dans notre intérêt autant que pour la consolidation de la paix, il était désirable de fixer à un chiffre forfaitaire et raisonnable la dette allemande des réparations. Lorsque le Reich, au commencement d'avril. adressa au Gouvernement américain des propositions fermes, en le priant de les transmettre aux Alliés, je crus que nous approchions du but. D'après ccs propositions, la dette allemande devait être établie à 50 milliards de marks-or. s'ajoutant aux 20 milliards que l'Allemagne prétendait avoir déjà (page 73) payés. Pour s'acquitter en partie d' une telle dette, l'Allemagne prendrait en charge la reconstruction des régions dévastées selon les méthodes qui conviendraient aux Alliés et elle ferait, en outre, des réparations en nature. Cette liaison entre le problème des dettes et celui des réparations était une formule intéressante et qui ne me paraissait pas devoir être écartée. Bien au contraire ! Mais elle souleva, - dès qu'elle fut ébruitée - de vives protestations de la part des industriels français et aussi de la part des industriels belges. Un député français, M. Loucheur, gros industriel lui-même, - au demeurant personnage assez sympathique avec sa face de dogue de bonne humeur, - vint me voir pour me dire que le Gouvernement français, présidé par M. Briand, ne voulait pas en entendre parler, et dès le Gouvernement des Etats-Unis, qui avait fait des sondages officieux à sujet, se fut convaincu que les propositions du Reich n'avaient pas de d'être accueillies, il se refusa purement et simplement à les transmettre. A partir de ce moment, il ne resta à la Commission des Réparations qu'à fixer elle-même le montant des dommages. Elle le fixa à 132 milliards de marks-or, en excluant les réparations en nature, et une Conférence, qui se tint à Londres à partir du 30 avril, décida qu'à défaut d'exécuter le plan de paiements laborieusement rédigé par les experts, les Alliés étendraient dans la Ruhr les mesures de coercition militaire et économique.

Puis, comme l'Allemagne, après avoir obtenu déjà divers atermoiements, faisait mine d'esquiver l'échéance fixée au 11 mai, le Gouvernement belge fit savoir, d'accord avec les Alliés, qu’en cas d'inexécution de son engagement, nos troupes participeraient à une occupation de Ruhrort, de Duisbourg et de Dusseldorf. M. Vandervelde s'étant élevé au Conseil avec ses amis contre cette menace, - qui eut heureusement l'effet que nous en attendions, c'est-à-dire le payement à l'échéance. - je me contentai de lui répondre que si les socialistes voulaient me fausser compagnie à cette occasion, je ne ferais rien pour les retenir au Gouvernement. Il en parut très surpris. Plus tard, je me trouvai à nouveau en délicatesse avec lui, à propos d'une nouvelle loi d'impôts dont la nécessité était pourtant évidente. L’extrême-gauche ayant combattu le projet, les ministres socialistes émirent la prétention de pouvoir tout au moins s'abstenir au vote. A quoi je répondis que je tiendrais cette abstention pour une démission de leurs fonctions. Ils réfléchirent et votèrent le projet.


(page 74) Une à une, la plupart des grosses questions que j'avais décidé de régler, trouvaient leur solution. Le 25 juillet. nous avions signé, avec le Grand-Duché de Luxembourg, une convention d'Union économique qui s’était heurtée d'abord l'opposition des métallurgistes belges et des cultivateurs grand-ducaux. Cette convention élargissait un peu l'aire de notre exportation et pouvait servir de pierre d'angle à une union douanière avec d’autres pays voisins.


Après d'innombrables péripéties, nous avions mis debout un nouveau statut pour la formation du Sénat, comportant, avec l'adoption de catégorie d'éligibles, destinées à tamiser le recrutement de nos pères conscrits, un système nouveau de cooptation permettant d'introduire au Sénat des personnalités de premier ordre, qui seraient prises hors des rangs de la politique ordinaire. Mais en dépit de mes efforts, tous les groupes parlementaires, y compris les Catholiques, succombèrent à la tentative d'élargir démesurément les conditions de l'éligibilité. Quant au recrutement par la cooptation, s'il était excellent dans son principe, il devait souvent, dans la pratique, - et par la faute du Sénat lui-même, - aboutir à des choix de qualité très discutable, De même, la disposition constitutionnelle relative au remboursement des frais causés aux Sénateurs par leurs fonctions devait recevoir une interprétation singulièrement large, et s’écartant de celle que la Constituante avait voulue.

Pour l'électorat communal, le suffrage des femmes, dont j'étais un partisan déterminé, fut heureusement admis. Les socialistes, au cours des dernières négociations qui eurent lieu pour arrêter définitivement le mode de recrutement du Sénat et la question de l'indemnité sénatoriale, nous déclarèrent solennellement et par écrit qu'ils se rallieraient aussi au suffrage féminin pour les élections provinciales, engagement qu'ils devaient, dans la suite, violer avec une mauvaise foi insigne, qui devait demeurer une tare de la carrière politique de Vandervelde. Je fis porter le mandat législatif à 4 ans, avec suppression du renouvellement biennal et le mandat communal à 6 ans, de façon à éviter le retour trop fréquent de la fièvre des meetings.

Dans l'ordre social, la suppression de l'article 310 du Code Pénal, qui se justifiait par plus d'un motif, eut l'heureuse contrepartie que je souhaitais, c'est-à-dire une disposition nouvelle réprimant toute atteinte qui serait portée à la liberté de s'associer ou de ne pas s'associer. Nous eûmes aussi la joie de régler, à peu près sans débat, le problème de la personnification (page 75) civile des associations sans but lucratif. Cette loi devait rendre d'immenses services à tous les organismes que font naître et croitre en notre pays le goût et le besoin de s'associer pour la vie religieuse, pour les études, pour les arts ou même pour le sport et le plaisir.


Afin de maintenir entre tous les membres de mon Cabinet cet « esprit d'équipe » qui est si nécessaire à l'action gouvernementale, je les conviais fréquemment à partager ensemble quelque repas où, inter pocula, nous ms consultions et nous encouragions mutuellement. A la fin du mois de juillet - ce mois avait été d'une température torride et les devoirs et difficultés de tout genre auxquels j'avais dû faire face pendant cette période estivale m'avaient véritablement surmené, - j'invitai mes collègues à tenir Conseil au château de Bodegem-Saint-Martin que j'avais loué pour cette saison, - mon habitation de campagne d'Hastière-par-delà, incendiée par les Allemands en août 1914, étant, à ce moment, en voie de reconstruction. Le déjeuner, présidé par ma femme et auquel assistaient tous mes enfants, fut des plus agréables, puis nous fûmes délibérer sous les ombrages du jardin où je me souviens qu'entre autres questions, nous mîmes au point l'organisation de l'éducation physique à inscrire au programme obligatoire des écoles. Très féru de sport, le Roi m'avait poussé à introduire cette réforme et j'ai retrouvé, dans une des lettres qu'il m'adressait à ce moment, cette réflexion piquante qui était bien dans sa manière. « Il faut, à notre époque surtout, un équilibre entre les muscles et les nerfs. La nervosité et l'irritabilité du Parlement me paraît procéder du manque de cet équilibre. » J’étais aussi tout à fait d'accord avec le Roi pour m’opposer à un projet de loi que Vandervelde voulait déposer à ce moment en sa qualité de ministre de la Justice, et qui comportait l'abolition de la peine de mort. Il me paraissait plus sage de conserver la peine capitale dans l'arsenal des sanctions pénales, sauf à ne l'appliquer que dans des cas d'absolue nécessité, ainsi que je l'avais fait pendant la guerre.

Quand notre ordre du jour fut épuisé, nous partîmes tous ensemble afin d'aller prendre possession à quelques kilomètres de là, du beau domaine de Gaesbeek, dont l'acte de donation fut officiellement signé le 30 août suivant. J'avais été personnellement mêlé, depuis longtemps, aux intentions et aux tergiversations de la donatrice, la marquise Arconati Visconti. Celle-ci, née Marie Peyrat, était française de naissance et fille d'un ancien sénateur des Bouches-du-Rhône, qui était demeuré célèbre pour avoir lancé (page 76) le premier le fameux slogan : -Le Cléricalisme. voilà l'ennemi ! » repris après lui par Gambetta. Elle avait épousé, très jeune encore, le dernier des Arconati-Visconti, d'un âge mûr, et qui n'avait survécu que peu d'années à ce mariage tout fait « inégal. » Restée veuve, sans enfants, à la tête d'une immense fortune, habitant un somptueux hôtel à Paris, la marquise affichait, en toutes circonstances, des opinions radicales et anticléricales très avancées. Elle n'avait point manqué de se lancer, à corps perdu, dans la campagne dreyfusiste. Elle se montrait d'ailleurs très généreuse, non seulement en faveur des mouvements politiques d'avant-garde, mais aussi pour accroître, pas ses libéralités, le patrimoine de plusieurs musées français. Qu'allait-elle faire de Gaesbeek, dont l'histoire avait été souvent mêlée à celle du Brabant et qui était échu, au XVIIIe siècle, à la maison milanaise des Arconati par une alliance avec la dernière héritière du juriste et homme d'Etat belge Louis-Alexandre Schockaert, comte de Thirimon ! Son intention première avait été de léguer ce château à la Ville de Bruxelles. Mais le bourgmestre de la capitale M. Emile De Mot. pressenti à ce sujet, n'avait marqué aucun enthousiasme à la pensée de recueillir pour la Ville cet « éléphant » dont l'entretien ne manquerait pas d'être onéreux. Informé de cet « accrochage », un de nos plus savants compatriotes. M. Franz Cumont, qui était parmi les amis de la marquise, et avec lequel j'entretenais moi-même des relations très cordiales, vint me trouver en 1912, au ministère de la Justice, me demandant si je croyais qu'en principe le Gouvernement belge serait disposé à accepter pour l'Etat, et sous réserve d'en laisser l'usufruit à la propriétaire, le château de Gaesbeek et le parc qui l'entoure. Je lui dis tout l'intérêt et la gratitude qu'éveillerait en nous une telle perspective. Mais M. Franz Cumont ne me cacha pas que la marquise éprouvait une vive répugnance à gratifier de ses largesses un gouvernement aussi clérical que le nôtre et qu’'il n'avait qu'un très faible espoir de l’y amener. Il fut entendu, toutefois, que je me rendrais un prochain jour à Gaesbeek, où la marquise résidait en ce moment et où elle nous invitait à déjeuner. Nous fûmes introduits, M. Cumont et moi, dans la salle des gardes, une grande pièce circulaire à l'étage d’une grosse tour, dite tour de Lennick, assez mal éclairée par des fenêtres étroites, elles-mêmes obscurcies de vitraux. Nous y trouvâmes un personnage de petite taille, vêtu costume de velours à culottes courtes, et dont les cheveux, coupés « aux enfants d'Edouard », contrastaient, par leur couleur blonde, avec les traits d'un visage qui ressemblait à celui d'un vieillard. M. Franz Curmont me présenta à ce page sur le retour : la marquise, laquelle me remit vite à l’aise (page 77) par la volubilité d'une conversation qui était bien plutôt un monologue. Sa voix était grêle et son esprit tout pétillant d'audacieux paradoxes. Après le déjeuner, elle me fit, - toujours en travesti, - les honneurs de sa propriété, secondé par un Parisien, grand amateur d'art, M. Duseigneur, un de ses familiers et confidents. Le vieux château d'allure féodale, malencontreusement restauré par l'architecte Charles-Albert dans un style approximatif de renaissance flamande, contenait quelques très belles tapisseries et des œuvres d'art à côté de meubles copiés et d'objets hétéroclites d'une valeur contestable, Dans la salle des archives, parmi de curieux documents anciens, je remarquai un modeste petit médaillon avec cette inscription : « Léon à Marie. » Souvenir donné jadis à la marquise par Gambetta, qui lui avait fait, disait-on, un doigt de cour. Dans le parc, les allées portaient les noms du colonel Dreyfus, du colonel Picquart, d'Emile Zola, d'Anatole France et d'autres amis de la maîtresse de céans. Je pus à peine surprendre dans les propos de la marquise quelques allusions fugitives à ses intentions au sujet de son domaine. La discrétion m'empêchait de m'en informer auprès d'elle et tout demeura longtemps en suspens. Mais. au cours de la guerre de 1914-1918, j'eus l'occasion de la rencontrer à Paris et elle me fit part, alors, de son dessein de doter la Belgique et de son château avec ses collections et de son parc. Le Cabinet « clérical » avait ouvert ses rangs aux partis de gauche et d'extrême-gauche, et ce beau geste, - sans compter la guerre, - avait achevé de dissiper ses préventions. En 1921, les pourparlers avaient pris une forme précise et aboutirent à un accord en bonne et due forme, qui réglait certaines conditions relatives à la transformation du château en une sorte de musée historique, la marquise ajoutant même à sa donation post-mortem le legs d'un certain capital pour aider à l'entretien du domaine. J'aurais souhaité à ce moment qu'elle englobât dans cette donation un intéressant édifice du XVIème siècle, qui avait été, sous l'ancien régime. la Cour du Bailliage de la baronnie de Gaesbeek et qui, abandonné au milieu de grasses prairies qui s'étendent au pied du grand château, tombait peu à peu en ruines, servant de grange ou de remise aux fermes voisines. La marquise, très arrêtée - et, comme on dit. - un peu « particulière » dans ses idées, estimait que ce bâtiment était étranger au domaine, tel qu'elle voulait l'offrir à l'État. Elle consentit toutefois, en 1923, quelques jours avant sa mort, à me le vendre personnellement, et je pus, au prix de cette acquisition et d'une restauration prudente, sauver cet aimable castel qui jette sa note archaïque dans un paysage à la Breughel.

(page 78) La visite collective, en ce jour d'été, par tous les membres du Gouvernement au beau domaine dont l'Etat allait prendre possession marquait la fin de longs pourparlers dont le Roi avait été un des seuls à avoir complète connaissance. Nous décidâmes sur place qu'une pierre commémorative serait enchâssée dans le mur, à l'entrée de la cour d'honneur pour rendre hommage à la généreuse donatrice et rappeler les intentions que l'avaient inspirée.


A plusieurs reprises. il m'arriva de devoir me rendre en France, pendant que j'exerçais la charge de Premier ministre. Je m'y rendis en mai, à titre d'académicien, lorsque l'Académie française fit à notre jeune Académie de Langue et de Littérature françaises l'honneur de l'inviter à Chantilly. Les quarante étaient arrivés de Paris de grand matin en autobus, ce qui, à raison de l'état des routes et de l'état de la santé des Immortels qui n'étaient plus tous de grande résistance, avait eu pour résultat de les amener au rendez-vous assez fatigués et courbaturés. La visite du château fut guidée par Frédéric Masson, secrétaire perpétuel, perpétuellement bougonnant et ronchonnant. Il courait derrière ses confrères et ses invités en reprochant aigrement à l'un ou l'autre d'avoir par distraction quelque peu piétiné les plates-bandes. A cela près, réunion charmante, dans le commerce de maints beaux et grands esprits, tels que la France en compte toujours une brillante réserve. Les maréchaux étaient là, tout comme les ducs et les écrivains. Le maréchal Foch est le type du Français à raison claire. Malgré la gloire dont il est illuminé, il demeure simple et sans aucun orgueil. Le Traité de Versailles ne lui plaît pas. Il le trouve trop doux pour ce qu'il a de dur. Néanmoins, il obéit et exécute en soldat. Il est féru de logique... et ne recule pas devant les vérités premières. « Monsieur de la Palice, dit-il, est mon meilleur amis. » Comme nous parlions de l'avenir, il eut cette réflexion : « Des pacifiques, j'en suis ! Mais des pacifistes, ah ! fichtre non ! » Il était, ce jour-là, de très plaisante humeur et comme on nous apportait, après le dîner, de grands verres-ballons destinés à la dégustation de quelque fine-champagne de derrière les fagots, il me dit, avec émerveillement. en faisant tourner ce récipient de cristal entre ses doigts : « Dans ma jeunesse, ces bocaux servaient pour les poissons rouges. »


(page 78) Le Roi avait projeté, pour ses vacances, d'aller en Algérie avec la Reine, mais éprouvait quelque scrupule à quitter le pays à un moment où tous les nuages n'avaient pas disparu de notre horizon. Comme il avait bien voulu me demander mon sentiment à ce sujet, je l'engageai à prendre ce bien mérité, ce qu'il fit, non sans demeurer en contact avec moi par la poste et le télégraphe. Le 30 septembre, m'écrivant d'Alger, il se réjouissait d'ajouter le Maroc à son programme..

« Notre voyage s'est très agréablement passé jusqu'ici. Nous avons été 'au Sahara et nous sommes revenus par le Mzab, la région lu plus curieuse de l'Algérie. Demain nous serons à Tlemcen et de là nous revenons par Fez er Rabat. Le maréchal Lyautey est revenu exprès de France pour nous rencontrer et nous a demandé de prolonger de deux, trois jours notre séjour ; mon retour serait donc retardé de quelques jours. Visiter le Maroc avec celui qui en a été le génial organisateur, c'est une chance unique. Je serai, je pense, à Bruxelles vers le 15 octobre. Les autorités ont partout témoigné une amabilité qui prouve combien la Belgique est appréciée en France, j'ai vu ici M, Steeg qui m'a rappelé les fréquentes relations qu'il avait eues avec vous.

« Je vous adresse, cher Ministre, des vœux bien chaleureux pour le succès de vos efforts, je considère que vous avez lieu d'être très satisfait de ce que vous avez pu accomplir comme chef du Gouvernement en des temps aussi difficiles. En vous réitérant l'assurance de toute ma confiance.

« Je reste

« Votre très dévoué. »

Pendant que nos Souverains étaient ainsi éloignés, le baron Auguste Goffinet téléphona un soir pour m'informer que l'Impératrice Charlotte, dont il était le tuteur (ayant succédé, dans cette mission, au prince Louis de Ligne depuis 1918), venait d'être prise d'une crise aggravée par de violentes suffocations et qu'au dire des médecins, on pouvait craindre qu'elle ne passât pas la nuit. Le baron Goffinet alarmé à la perspective d'une issue fatale souhaitait que le chef du gouvernement décidât, s'il le fallait, les mesures imposées par les événements qu'il redoutait. Je m'en fus aussitôt à Bouchout, où je fus introduit auprès de la malade. Son médecin et les dames qui l'assistaient avaient grand peine à la retenir sur sa chaise-longue. Elle se leva brusquement, et je l’entendis dire, - parmi d'autres paroles décousues, ces mots qu'elle répéta plusieurs fois : « Elle mourir debout ! Elle veut mourir debout ! » Tout comme Léopold Il, (page 80) l'Impératrice avait l'habitude, - c'était, parait-il, un vieil usage en dans plusieurs Cours allemandes et que leur gouvernante leur avait enseigné dans leur enfance - de parler d'elle-même à la troisième personne. Comment se défendre d'une profonde émotion en voyant cette femme, que la fortune avait d'abord comblée de tous ses dons, et qui, en acceptant avec Maximilien la couronne du Mexique, s'était engagée dans une extraordinaire aventure qui devait tourner en la plus sombre tragédie. Frappée de démence depuis plus d'un demi-siècle, elle avait encore de temps à autre des intervalles de lucidité et il lui arrivait de faire allusion à Maximilien et au drame de Queretaro. Une de ses dames me dit l’avoir entendue jouer au piano l'hymne national mexicain.

Toutefois elle surmonta encore cette crise de 1921 et ne s'éteignit plusieurs années plus tard.

Le Roi était à peine rentré à Bruxelles, que surgit, dans notre politique intérieure, un incident ou pour mieux dire une crise dont les conséquences devaient d'ailleurs, à tout prendre, ramener un meilleur équilibre dans la vie gouvernementale.

Je m'étais rendu à Paris un dimanche d'automne pour y rencontrer M. Aristide Briand, président du Conseil, au sujet du problème toujours brûlant des réparations allemandes. J'étais depuis longtemps tout à fait d'accord avec lui pour déplorer que les plénipotentiaires de Versailles n'eussent pas inscrit dans le Traité de paix un chiffre forfaitaire et raisonnable, plutôt que d'ouvrir la porte, par des prétentions à la fois indéterminées et démesurées, à des récriminations et à des déceptions toujours renaissantes. C'était d'ailleurs sur les insistances que la délégation belge avait multipliées au printemps à la Conférence de Londres, que l'état des payements à charge du Reich avait enfin été arrêté à un chiffre fixe de 132 milliards de marks-or payables par annuités. Mais déjà le règlement des premières annuités apparaissait bien problématique, d'autant que la France, obéissant à sa politique protectionniste traditionnelle, se refusait à accepter le règlement partiel de ces annuités sous la forme de certaines prestations en natures, auxquelles, pour ma part, j'étais d'avis de consentir, Nous nous entretenions de ce problème et de ses à-côtés et j'écoutais M. Briand, dans tout l'abandon d'une de ces conversations familières où se déployait la séduction de son esprit. Personnellement, il comprenait et approuvait mes arguments en faveur des réparations en nature, mais il ajoutait que ni ses collègues du gouvernement ni les Chambres françaises n’admettraient jamais d'entrer dans cette voie. Pour le surplus, son optimisme était beaucoup plus solide (page 81) que le mien, et je ne me déclarai pas du tout convaincu lorsqu'il me disait : « La paix évolue vers une plus grande stabilité. » A ce moment, - c'était à la fin de l'après-midi, - on me remit une dépêche urgente de M. Devèze, le ministre de la Défense Nationale me signalant que le matin M. Anseele, ministre des Travaux Publics, avait présidé, à La Louvière, une assemblée de jeunes gardes socialistes auxquels il avait distribué des drapeaux rouges portant, en guise d'emblèmes, l'image d'un soldat belge casqué brisant en deux son fusil. Devèze protestait à bon droit contre un tel acte d'inconscience gouvernementale et m'annonçait que, dans ces conditions, il se voyait obligé de démissionner. Je lui fis aussitôt téléphoner d'attendre mon retour et je rentrai en auto dans la nuit. Dès le lendemain matin, après avoir vu le Roi, je convoquai mes collègues en Conseil et demandai au Ministre des Travaux Publics de s'expliquer. M. Anseele reconnut le fait, mais ajouta que cet emblème du fusil brisé n'était qu'un symbole du désarmement et n'avait rien qui pût offusquer notre conception de la défense. Je lui répondis que je ne pouvais me rallier à son avis et qu'en un moment où nos troupes étaient en Rhénanie exposées chaque jour à des incidents avec la population, et où le sophisme des « objecteurs de conscience » prenait chez nous un caractère contagieux, je ne pouvais admettre qu'on encourageât chez nos jeunes miliciens une tendance à l’indiscipline dont nous n'avions déjà que trop sujet de nous plaindre. C'est pourquoi, ajoutai-je, je me vois obligé de vous réclamer votre portefeuille. Il parut très décontenancé par cette mise en demeure. Vandervelde intervint aussitôt, d'un ton pathétique et péremptoire, me déclarant que si Anseele devait démissionner, ses amis politiques en feraient autant. Je lui répondis avec beaucoup de calme que s’ils en jugeaient tous ainsi, il ne me restait qu’à leur rendre leur liberté et à les remercier du concours qu'ils m'avaient apporté depuis un an. Vandervelde et Anseele quittèrent la salle du Conseil, assez penauds, et la séance continua sans eux. Par hasard, Wauters et Destrée se trouvaient à ce moment absents, éloignés de Bruxelles. et j’appris dans la suiten par eux-mêmes, combien ils avaient trouvé intempestif que « le Patron » eût disposé de leurs portefeuilles sans leur demander leur avis. L'attitude que j'avais prise était assurément insolite et je ne crois pas que cette sorte de révocation ait connu un précédent dans la vie politique. Dans le cas de la démission du baron d' Anethan en 1871. et de celle Woeste et Jacobs en 1884, le Roi s'était découvert personnellement en retirant sa confiance aux Ministres. Cette fois. le sentiment personnel du Roi Albert ne fut en rien invoqué par moi. Je me trouvai très à l'aise pour (page 82) justifier devant les Chambres ce que la presse appela la « défenestration » des ministres socialistes. Puisque j'avais la responsabilité et l'autorité qui s'attachent à la fonction de chef du Gouvernement, j'en avais usé pour condamner et arrêter un mouvement dangereux pour le pays. Quel mouvement ? Le retour la propagande antimilitariste que nous avions vue à l'œuvre jusqu'à la veille de l'invasion allemande et qui, sous couleur d'humanitarisme et de solidarité internationale, mais aussi, pour flatter l'instinct que tout homme éprouve de ne rien sacrifier de son temps, de ses intérêts personnels, de ses facilités, énerve ou ridiculise les exigences du devoir militaire et de la discipline. Pour tout aspirant à la popularité, - et tous les ardélions de la politique socialiste nous en avaient avant août 1914. donné le spectacle, - c'était un moyen certain de se mettre en évidence que de signer dans La Caserne, ou dans quelques autres pamphlets, de perfides conseils aux miliciens, depuis le refus du service militaire pour « objections de conscience », jusqu'à la recommandation de tirer sur leurs officiers en cas de répression d’émeute. A peine sortis - et à quel prix, - de la tragique expérience de la guerre, et sans être garantis contre la nécessité de devoir encore recourir aux armes, allions-nous permettre - que dis-je ! - prêcher aux jeunes conscrits de briser leurs fusils ! Une très grosse majorité m'approuva. Les gens d'ordre, que les prétentions de l'extrême-gauche avaient trop souvent irrités ou inquiétés, étaient enchantés de voir le gouvernement débarrassé d'un compagnonnage qui s'était révélé utile pendant la guerre et même dans les premiers temps de la restauration du pays et que la révision avait rendu nécessaire, mais qui n'était plus dominé par un véritable esprit d'union sacrée. Mieux valait revenir à la franche application du système parlementaire, et à la confrontation des doctrines, avec l'existence d'une majorité et d'une opposition régulière, celle-ci contrôlant celle-là.

Afin de pourvoir à la direction du département du Travail, qui se trouvait sans maître, je fis appel à un professeur de l'Université de Liège, M. Eug. Mahaim, libéral progressiste, dont l'autorité en matière économique et sociologique était reconnue. Pour les trois autres départements, je me bornai à prier l'un ou l'autre de mes collègues d'en prendre l'intérim. D'ailleurs. un autre incident venait de surgir et qui risquait, cette fois, de mettre en cause la participation libérale au gouvernement. Les élections communales, qui s'étaient déroulées sans trop d'agitation. avaient - en maints endroits (page 83) - déplacé la majorité. Dans toutes nos communes, au nombre de 2,600, elles imposaient au ministre de l'Intérieur le délicat problème du choix des bourgmestres, tâche rendue plus ardue encore par des compétitions de partis et de personnes et par les reproches plus ou moins fondés qu'avaient pu encourir, pour leur attitude pendant la guerre, tels ou tels des candidats en lice. Après un examen personnel de tous les cas difficiles, je fis sortir les nominations, et notamment celle de M. Van Cauwelaert, en qualité de bourgmestre d'Anvers. Comme je devais m'y attendre, ce choix déchaîna, dans des milieux très divers, de violentes critiques que je m'efforçai de combattre, étant convaincu des sentiments patriotiques de M. Van Cauwelaert non moins que de sa valeur intellectuelle et de ses mérites administratifs. La majorité du Conseil Communal appuyait sa candidature et je ne découvrais, dans son sein, en dehors de M. Ryckmans, dont l'âge était déjà avancé et dont la santé était très chancelante, aucune personnalité autorisée qui fût en mesure à ce moment de mettre en ordre les affaires de notre métropole commerciale et maritime. Ecarter M. Van Cauwelaert en raison du rôle important qu'il jouait dans le mouvement flamand eût été considéré, dans l'état des esprits déjà si échauffés, comme une sorte d'ostracisme infligé par l'autorité centrale aux défenseurs de la culture flamande. Nous risquions de rejeter ceux-ci dans les rangs des activistes ou des séparatistes. Toutefois au sein de la Droite, MM. Woeste, Segers et Renkin avaient multiplié auprès de moi objurgations et menaces pour me faire écarter M. Van Cauwelaert. Je tins bon malgré de furieux assauts et je parvins, non sans peine, à rallier le Roi à mon sentiment. En réalité, les libéraux voyaient avec dépit leur échapper cette haute magistrature anversoise qu'ils considéraient comme un lot traditionnel de leur parti. Aussi, le ministre des Colonies, M, Louis Franck, qui était député libéral d'Anvers, me déclara qu’il démissionnerait si M. Van Cauwelaert était nommé. M. Van Cauwelaert fut nommé et M. Louis Franck ne démissionna pas.

La date des élections législatives approchait. Elles devaient avoir lieu le 20 novembre, et dès la fin d'octobre, j'ouvrais moi-même la campagne dans une magnifique assemblée tenue à Patria et où je pris comme thème : « Ce que nous avons fait. Ce que nous devons faire. » Je m'y prononçai contre le tripartisme et, après avoir souligné toutes les espérances que nous donnait déjà le relèvement économique du pays, ainsi que nos de paix et de sécurité, je conviai les électeurs à renforcer la droite : « Les principes que ce parti représente ont fait leurs preuves : respect des institutions nationales et des libertés constitutionnelles, harmonie de tous (page 84) les intérêts et collaboration de toutes les classes, défense de la famille, protection de la propriété privée. La démocratie dont nous nous réclamons ne consiste pas dans la négation des droits individuels. Elle n'a rien de commun avec l'étatisme qui tue l'initiative et l'émulation. Elle tend à assurer à chaque homme le respect intégral de son droit à la vie, la vie de l'âme et la vie du corps, en lui permettant de donner son maximum d’effort et de rendement. » Faisant appel à toutes les forces saines du pays, à tous les citoyens soucieux de défendre en commun notre patrimoine d’indépendance, de labeur, d'honneur contre la démagogie révolutionnaire et la fermentation séparatiste, j'appelais de tous mes vœux la formation d'un Bloc National, accueillant à tous les Belges, croyants ou non, disposés à mettre en commun l'amour identique qu'ils portent à la Patrie.

Au cours même de cette campagne électorale, le Roi me fit la très flatteuse surprise de me conférer motu proprio le titre héréditaire de comte, manifestant ainsi publiquement toute l'approbation qu'il donnait à mon activité gouvernementale au moment où celle-ci allait être soumise à l'appréciation du corps électoral.

Le résultat des élections générales ne fut pas pour me déplaire. Les catholiques rentrèrent à la Chambre avec 82 sièges au lieu de 72. lb réunissaient dans le pays 40,05 pour cent des voix. Les libéraux obtenaient 33 sièges au lieu de 34 avec 17,93 p.c. des voix. Les socialistes, qui étaient au nombre de 70, perdaient 2 sièges, ne réunissant dans l'ensemble du électoral que 26 % des voix. Les frontistes perdaient un de leurs 5 sièges et ne ralliaient plus que 3,04 p.c. des suffrages émis. Le revirement vers la droite était manifeste et constituait, lui aussi, une récompense de mes efforts.

Le jour même des élections, j'envoyai ma démission au Roi dans les termes suivants :

« Sire,

« Avec la Révision Constitutionnelle et la dissolution des Chambres Législatives, s'est terminée l'exécution du programme que s'était assigné le Cabinet dont Votre Majesté a daigné me confier la formation.

« D'autre part. les élections générales de ce jour marqueront le début d'une période nouvelle où la Nation, ayant réglé les problèmes les plus pressants qui avaient surgi au lendemain de la guerre, et ayant repris le fonctionnement régulier de ses institutions, pourra, sans qu'il faille envisager une nouvelle consultation nationale avant quatre années, (page 85) poursuivre dans l'ordre et le travail, la grande œuvre de son relèvement.

« C'est pourquoi j'ai l'honneur de prier Votre Majesté d'accepter la démission de mes fonctions de Premier ministre et de ministre de l'Intérieur.

« La confiance de Votre Majesté restera pour mes collègues et pour moi un impérissable souvenir auquel s'ajoutera la fierté d'avoir pu servir la Nation dans des circonstances difficiles, sous les ordres du Souverain qui lui donne chaque jour, dans la paix comme dans la guerre, les plus admirables exemples.

« J'ai l'honneur de me dire, Sire, de Votre Majesté, le très respectueux fidèle serviteur.

« (s.) H. Carton de Wiart. »

Tous mes collègues contresignent ma lettre en ces termes :

« Nous avons l'honneur de joindre notre démission à celle de M. le Premier ministre. »

Bien que j'eusse annoncé mon intention, dès mon entrée en charge, de ne pas conserver la direction des affaires lorsque je serais parvenu à les remettre en ordre, je fus en butte aux instances les plus flatteuses de la part du Roi et de mes amis politiques pour demeurer à la barre. Après un très long entretien où je m'efforçai de le convaincre qu'il valait mieux qu'il me rendît ma liberté, le Roi me demanda de réfléchir encore pendant 24 heures, espérant ardemment, me dit-il, que je reviendrais sur ma décision. J’éprouvais une telle confusion de tant de bonté que j'avais peine à lui cacher mon émotion. Néanmoins, ayant encore mûrement réfléchi, je lui fis tenir le lendemain la lettre que voici :

« Bruxelles, le 4 décembre 1921.

« Profondément touché de la confiance que le Roi veut bien me témoigner, j'ai pesé encore toutes les considérations que j'ai eu l'honneur d'exposer hier à Votre Majesté.

(page 86) « Parmi mes objections, il en est qui sont d'ordre personnel et auxquelles je m'excuse de m'arrêter. Elles s'inspirent de raisons familiales et de la nécessité de m'occuper d'intérêts que le service public m'a obligé de négliger depuis longtemps.

« Mais il est d'autres raisons d'un caractère général et qui sont décisives.

« La période gouvernementale où nous allons entrer réclame, à mon avis. un nouveau pilote. Rien ne marquera mieux que ce changement de personne l'inauguration d'un nouveau système qui sera plutôt d'administration que d'action politique. Pour les ouvertures qu'il conviendrait de faire aux socialistes, pour l'accord qui sera nécessaire avec le parti libéral, je crois que les dernières secousses de ma vie ministérielle m 'ont déforcé jusqu’à nouvel ordre. D'autre part, il me serait plus difficile qu'il ne le sera pour un nouveau chef de cabinet de remplacer éventuellement tel ou tel de mes collaborateurs actuels.

« C'est pourquoi je prie très respectueusement le Roi de s'adresser à celui de mes amis politiques qu'il jugera le plus qualifié pour cette tâche. Quel qu'il soit, je l'aiderai de tout mon pouvoir à asseoir une combinaison ministérielle viable.

« Si contre toute attente, il n 'y réussissait pas et si Votre Majesté estimait encore à ce moment que je puisse réussir conformément à Ses vues, je ne me refuserais certes pas à mettre mon obéissance au Roi au-dessus de mes objections et de mes répugnances. Mais rien ne permet de croire qu’une telle éventualité puisse se produire et contrarier mon ferme désir de rentrer « dans le rang » et d'y servir plus modestement l'Etat, avec un souci de bien faire que doublera encore ma reconnaissance pour toutes les bontés du Roi.

« J'ai l'honneur de me dire,

« Sire,

« de Votre Majesté,

« le très respectueux et très fidèle serviteur. »

A cette lettre, je reçus la réponse que voici, dont la bienveillance et la délicatesse m 'émurent profondément :

(page 87) « Bruxelles, le 4 décembre 1921.

« Cher Premier Ministre,

« Votre lettre qui vient de me parvenir. me cause un très vif regret en m'apprenant le caractère irrévocable de votre démission. C'est la première fois que nous ne sommes pas parvenus à nous mettre d'accord, mais je m'incline devant les raisons personnelles et générales que vous donnez.

« Je saisis cette occasion pour vous exprimer encore combien j'ai estimé le talent, l'activité, le patriotisme que vous avez déployés à des heures particulièrement difficiles et qui vous ont permis de terminer l'œuvre révisionniste dans des conditions satisfaisantes pour l'avenir du pays. Vous ne permettrez en même temps de vous dire ma gratitude pour les égards et le dévouement que vous n'avez cessé de témoigner à la monarchie et le souvenir profond que je garde de nos relations personnelles et politiques.

« J'espère que je pourrai toujours compter sur votre concours éclairé et c'est de tour cœur, cher Premier Ministre. que je vous renouvelle l'assurance de mes sentiments d 'amitié sincère et dévouée.

« (s.) ALBERT. »

Dans l'intervalle de ces deux lettres, le Roi, faisant taire le sentiment de rancune qu'il aurait pu garder à l'endroit du comte Woeste, à la suite de l'incident que j'ai narré plus haut, fit venir le vieux Ministre d'Etat et lui demanda d'insister de son côté auprès de moi pour que je consentisse à demeurer en charge. Le comte était venu me trouver à cet effet. Mais, tout sensible que je fusse à ces instances de l'illustre vétéran dont j'avais naguère combattu si souvent la politique et en dépit d'une lettre très pressante du Cardinal Mercier, je demeurai ferme dans ma résolution. A la vérité, je me sentais accablé d'une réelle lassitude après l'exceptionnelle dépense d'énergie que j'avais fournie. Mais le motif déterminant n'était pas celui-là : L'intérêt public devait mieux s'accommoder, à mon sens, de la présence à la tête du Gouvernement d'un homme nouveau, moins mêlé que je ne l'étais aux luttes des partis et qui entreprendrait, - en faisant passer au second plan les questions de politique proprement dite, - une action pour le redressement économique et financier qui commençait à (page 88) se dessiner. Au cours de ma dernière audience avec le Roi, je lui avais suggéré déjà pour me remplacer le nom de mon collègue des Finances, M. Georges Theunis. Il s'arrêta à ce choix qui devait s'avérer excellent. En effet, les affaires continuèrent à s'améliorer graduellement, et, non sans avoir été démissionnaire à deux reprises, d'abord en juin 1923, à l'occasion des controverses sur l'Université de Gand, puis en février 1924, à la suite de l'échec de l'accord économique franco-belge, le ministère Theunis parvint à durer jusqu'aux élections du 5 avril 1925, qui, hélas, devaient nous valoir une combinaison Vandervelde-Poullet dont il ne devait sortir rien de bon.